vendredi 31 août 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1932 (1).


1932


Piikin poursuivait son rapport. 
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D’une voix monocorde, il expliquait à Johann van der Zelden que Stephen et Michaël, accumulant les imprudences, du moins surtout de la part du professeur, avaient été dans l’obligation de se planquer afin de réchapper à la police du Comité de Sûreté générale. Cependant, un des espions avait pu prendre en filature l’Américain. La police politique disposait donc désormais de son portrait ainsi que de son adresse. Le chercheur était surnommé non sans ironie l’espion de Pitt. 
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Toujours apparemment aussi peu concerné par la chose, Piikin enchaînait.
- Une descente ne saurait tarder chez le ci-devant marquis Palamède de Florimont, royaliste nostalgique notoire. En fait, c’était moi l’espion du Comité puisque je travaille pour Amar et Vadier.
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La guillotine aura bientôt quatre nouvelles têtes à trancher. 
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- Mais c’est parfait Piikin, se réjouit Johann. Votre mission ici s’achève donc par un succès. J’avais tout à fait raison de tabler sur vous.
- Merci pour ce compliment, maître.
- Lorsque vous en aurez tout à fait terminé, vous rejoindrez l’année 1932. Puis, vous ferez un saut au château…
- Oui, maître, mais… pourquoi ?
- Ma grand-mère Johanna a visité votre grenier.
- Euh… j’avais pourtant branché les sécurités. Un mini champ de force entre autres.
- Piikin, vous faites preuve de stupidité. Moi, j’ai jugé bon qu’il fallait neutraliser ces défenses. Par conséquent, mon aïeule a hâte de vous revoir. Cela fait tantôt un an que, tous les soirs, elle monte au grenier durant une heure, dans l’espoir que vous soyez de retour. Mais elle commence à se lasser, la pauvre. Alors, soyez prompt à exécuter cet ordre. Ne la décevez pas.
- Que me veut-elle ?
- Dorénavant, elle sait que vous venez du futur. Elle va vous demander la santé. Donnez-lui satisfaction. C’est un ordre. 
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- Oui, maître, répondit l’homme synthétique en baissant les yeux.
La communication coupée, Johann esquissa un sourire indéfinissable.
- Je pense que le sort de Piikin est définitivement réglé. Malgré sa constitution ô combien fragile, ma grand-mère était une femme de tête. Elle attend mon serviteur avec un joli bijou de technologie, un objet que j’ai subtilisé au XXXe siècle, un petit désintégrateur laser plaqué or que j’ai volontairement laissé dans le grenier lorsque je l’ai, à mon tour, visité, pas plus tard qu’hier au soir. Est-ce qu’un homme robot meurt ? Après tout, est-il réellement vivant ? A mes yeux, ce n’est qu’une machine…
Ricanant cruellement, van der Zelden rajusta soigneusement son nœud papillon. En effet, il s’apprêtait à se rendre à un cocktail.

*****

Janvier 1932.
Le sept de ce même mois, le jeune Nikita Sinoïevsky effectuait un séjour à Berlin afin de parfaire ses connaissances en physique. Il profita de l’occasion pour présenter à Otto von Möll dont la réputation grandissait dans les milieux scientifiques un jeune musicien polonais promis à un grand avenir, Wladimir Belkovsky.
- Mon ami que voici est un musicien fort prometteur.
- Euh… Je sais jouer du hautbois et du violoncelle. Mais mon instrument de prédilection reste l’orgue, fit Wladimir en allemand avec un léger accent slave.
- C’est magnifique. Il manquait un musicien accompli parmi mes connaissances, s’exclama avec bonheur le baron.
- Wladimir ne s’intéresse pas seulement à la musique, compléta le Russe. Il œuvre depuis longtemps en faveur de la paix dans le monde.
- Oui, c’est exact, renseigna le Polonais. J’ai déjà effectué deux fois le tour de l’Europe afin de promouvoir mes idées pacifistes.
- Enchanté de l’apprendre.
- Ainsi, reprit le musicien, j’ai pu constater qu’en France aussi bin qu’en Allemagne ou encore en Angleterre, que les hommes étaient semblables, appartenaient à une même famille. La guerre doit être prohibée, ne plus jamais survenir… Plus jamais les Nations ne devront s’entretuer.
- Vous me faites plaisir en parlant ainsi. Je sens que nous allons devenir des amis sincères.
- Je l’espère de tout cœur.
En cet après-midi de janvier, alors que quelques flocons tentaient de blanchir les trottoirs, une longue amitié venait de débuter. Par-delà les années, à travers maintes péripéties, troubles politiques, économiques et sociaux, guerres, en dépit des idéologies opposées qui allaient plonger une fois encore le monde dans un conflit sanglant, ces deux hommes allaient restés unis. Or, l’un serait obligé de s’expatrier aux Etats-Unis afin de réchapper à la peste brune, et le deuxième enfermé derrière un mur de fer s’abattant sur son propre pays. Puis, Wladimir ferait connaissance avec les prisons staliniennes. Par miracle, il parviendrait à s’évader.

*****

A partir du mois de mars 1932, la santé de Johanna se mit à décliner sérieusement. Le nouveau médecin de la famille des van der Zelden ne cacha pas à David que son épouse ne faisait que survivre. Quelque chose la maintenait encore en vie, mais c’était tout juste.
- Monsieur, je suis profondément navré, mais je dois reconnaître que la médecine actuelle est impuissante devant le mal dont souffre madame van der Zelden. Je ne sais plus que faire…
- Hum… mais qu’a-t-elle au juste ? Questionna David, les sourcils froncés, tout en servant une tasse de café au docteur.
L’entrevue se passait dans le salon mauve, à l’abri des oreilles de Johanna et des domestiques. 
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- Je l’ignore, monsieur. Il ne s’agit pas d’une simple tuberculose, d’une phtisie ordinaire… c’est… autre chose. Son ressort vital m’apparaît… comment dire ? Brisé. Oui, c’est cela… Pourtant, votre épouse ne paraît pas en avoir conscience… bien au contraire, elle semble vouloir vivre encore, s’accrocher à l’existence…
- Combien de temps lui reste-t-il ? S’enquit David.
- En étant optimiste, si vous la ménagez beaucoup, deux ans… peut-être trois…
- Je vois.
- Il vous faudra lui épargner la moindre petite contrariété.
- Je saisis.
- Ce qu’il lui faudrait, c’est le soleil de la Côte d’Azur…
- Certes… J’envisage justement un séjour à Nice le mois prochain. Mais… sera-t-elle en état d’effectuer ce voyage ? La fatigue ne sera-t-elle pas trop grande pour elle ?
- Au contraire, je pense que cet imprévu lui fera un immense plaisir…
- Très bien. Dans ce cas, je vais faire en sorte qu’elle m’accompagne… Je confierai Richard aux mains de sa nurse…
Désormais trop faible pour marcher, Johanna ne se déplaçait plus qu’en chaise roulante. La tuberculose chronique dont elle souffrait depuis plusieurs années avait atteint ses os et la malheureuse jeune femme souffrait du mal de Pott ainsi que de lésions rénales. Sa maigreur effrayante suscitait la pitié, soulevait le cœur et faisait pleurer les esprits non avertis de sa perversité plus vivace que jamais. 
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En effet, son caractère n’avait pas été amélioré par sa maladie. Elle passait son temps à rudoyer plus que jamais ses bonnes, ses domestiques, ne leur épargnant pas sa mauvaise humeur, comme si elle les rendait responsables de son mal. Par moment, lorsqu’elle feuilletait de vieux albums de photographies, elle était prise de crises de sensiblerie. Alors, elle versait d’abondantes larmes sur les clichés en carton ou en papier et murmurait :
- Comme j’étais belle alors…
Une idée fixe la soutenait : le retour de Wilfried son ancien régisseur.
David était navré, certes, de la terrible déchéance de son épouse. Il l’avait aimée sincèrement, il ne fallait pas en douter. Mais, aujourd’hui, l’essentiel était assuré. Il avait un fils, un héritier qui prendrait sa relève et accomplirait des merveilles…
La nature de jouisseur de van der Zelden avait repris le dessus. Il passait davantage de temps à fréquenter les maisons closes de Berlin ou d’ailleurs qu’au château, où, chaque fois qu’il était de retour, il constatait la dégradation constante de l’état de santé de sa femme. 
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Or, ce fut à Berlin justement que notre marchand d’armes reçut la visite d’un jeune SA
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 déjà entraperçu auparavant. Gustav Zimmermann venait quêter des fonds pour financer la campagne électorale qui se préparait. Son Führer bien aimé Adolf Hitler était candidat aux élections présidentielles. Il se présentait contre le vieux maréchal von Hindenburg.
Plein de duplicité, méfiant, David signa un chèque des plus généreux en faveur du parti nazi. A noter qu’il fit de même pour soutenir la campagne du Président en exercice. Ainsi, l’homme d’affaires escomptait préserver ses arrières en cas de victoire de Hitler ou de Hindenburg.
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 Comme nous le savons depuis de longues années, monsieur van der Zelden n’avait aucune conviction politique.
Poliment, Zimmermann s’enquit de Madame van der Zelden. Il apprit que la jeune femme était fort malade et que sa santé déclinait. Il la plaignit sans arrière-pensée.
- Elle a été si bonne pour moi, fit-il à David. C’est une patriote, un soutien pour notre cause, pour la cause de notre Führer…
- Je n’en doute pas…
A la fin de cette année 1932, mû par une sorte de prémonition, Zimmermann allait demander sa mutation dans le corps de la SS. Celle-ci serait acceptée sans problème.

*****

1682. Château de Versailles. 
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Le roi Soleil venait de s’installer dans ce qui serait désormais la demeure de la Cour jusqu’à la fatidique année 1789. Non pas que le palais fût terminé, loin de là ! Les courtisans durent suivre le souverain sans marquer la moindre hésitation ou le plus petit ressentiment pour vivre au beau milieu d’un chantier qui sentait le plâtre, les odeurs alcalines des dorures, parmi les pierres, les gravats, la poussière, les poutres encore apparentes, le bruit des travaux, le martèlement des outils, croisant les ouvrier, les jardiniers, les maçons, les maitres d’œuvre, dans l’inconfort le plus total.
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Or, parmi la foule des laquais transbahutant les lourdes malles de monseigneur le duc de Saint Aignan, habilement grimé, se trouvait le sieur Kintu Guptao Yi- Ka. Ainsi, l’homme synthétique voyageait d’époque en époque, obéissant en fait aux ordres de son seul maître véritable, Johann van der Zelden. Il avait pour mission d’ériger des obstacles à l’encontre de Stephen Möll et de Michaël Xidrù, et ce, quel que fût le siècle. Le Commandeur Suprême avait mis en garde Johann quant à l’éventualité de multiples déplacements temporels de la part de l’Agent MX.
Que craignait donc l’Entité originaire du quarante-et-unième millénaire ? Elle pressentait que l’agent temporel éprouverait un jour ou l’autre la nécessité de s’allier à ses confrères afin de contrecarrer la destruction des cubes identificateurs relais de l’Histoire de l’humanité. Lesdits cubes avaient pour fonction première de permettre aux Douze Sages et aux Agents temporels de disposer de repères parfaits, de systèmes électroniques de renseignements adéquats et de communications performantes par-delà le temps et l’espace.
Furent donc envoyés, sur tous les continents, à différentes dates de l’humanité, six hommes robots, avec le devoir de contrôler la présence effective desdits cubes identificateurs mais aussi, si besoin s’en faisait sentir, d’anticiper la destruction desdits repères afin d’affaiblir les divers Michaël et les rendre plus vulnérables encore aux attaques du Commandeur Suprême et de son séide, Johann.
De plus, il fallait rajouter aux alliés de l’Entité artificielle trois Maîtres du Temps qui n’avaient eu aucun scrupule à trahir les Douze Sages. Les Ganelon avaient pour atout de diriger des troupes fidèles originaires de toutes les époques, des autochtones qui pouvaient se fondre dans la foule, des correspondants anonymes insoupçonnables, recrutés selon de durs critères de sélection. Ces initiés étaient persuadés d’agir pour le bien de leurs semblables, de sauvegarder la civilisation humaine. Bien sûr, ils avaient subi un lavage de cerveau et leur obéissance était totale. Michaël et ses sosies les connaissaient sous l’appellation d’Initiés de Worms.
Mais qu’est-ce qui poussait le Commandeur Suprême à agir, lui ? Rebellé contre les Douze Sages, détruisant sciemment des périodes entières de l’Histoire ou encore de la Préhistoire, il avait soif d’explication. Il voulait comprendre les raisons de son existence, oui, évidemment, mais également, il recherchait avec une opiniâtreté rageuse et sublime à la fois les origines de l’Homme, de la Vie, se conduisant en fait comme le catalyseur de l’Evolution, du moins sur la planète Terre.
Des questions le taraudaient.
Qui l’avait en fait créé ? Etaient-ce bien les Douze Sages ?
Qui était-il ? Qu’est-ce qu’il était ?
Qui participait à la Création en son entier ? Le Hasard n’y avait-il pas sa place ? Le Dessein intelligent ne pouvait pas être le moteur de l’Evolution… Non… il n’y avait pas de Dieu…
Bref, le Commandeur Suprême était en quête de soi-même.
En attendant, les six hommes artificiels choisis par Johann, accomplissant une mission dont les tenants et les aboutissements leur échappaient se nommaient :
- Taamir, surveillant et contrôlant la Mésopotamie et l’Egypte antique ;
- Nitour Y Kayane, ayant en charge l’Afrique noire ; 
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- Xaxercos, devant se déplacer de la Grèce antique jusqu’aux années 1980 ;
- Zemour Diem Boukir, natif de l’Amérique latine, qui avait dans son collimateur toute l’Amérique précolombienne ; 
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- Itachi Baya Narduk, surveillerait le monde indien, le Japon, la Chine mais aussi les civilisations Inuit et tout le reste de l’Asie ;
- Tarmakadoon. Il paraissait être le mieux loti. Or, c’était une erreur car sa tâche était immense. En effet, il devait retrouver les traces de la mythique civilisation mère, issue du Continent Mû… 
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Le Commandeur Suprême, n’ayant pas en mémoire les données de ce continent, Tarmakdoon devrait donc se déplacer en aveugle dans les eaux du temps afin de localiser Mû la légendaire.
Quant au sieur Johann, en accord avec son Maître, il aurait tout le loisir de faire quelques petites expéditions temporelles à la recherche, lui, de l’Atlantide…

*****

30 Mai 1794 ou 11 Prairial An II.
Piikin s’était montré un brillant agent du Comité de Sûreté générale. En bon Républicain, il avait dénoncé les infâmes ci-devant comploteurs stipendiés par l’Angleterre afin d’éliminer les membres du susdit Comité de Sûreté générale. Les envoyés de Pitt avaient trouvé refuge chez le non moins odieux antirépublicain, Palamède de Florimont, un traître comme on n’en faisait plus.
Ce fut donc pourquoi, en ce matin du 11 Prairial, Piikin avait été introduit chez Vadier. Il lui présentait les preuves montées de toutes pièces à l’encontre des pseudo-citoyens Stephen et Michaël. L’éminent membre du Comité donna l’ordre immédiat à la Garde nationale attachée à son service de se saisir des individus en question. Cet ordre fut contresigné par Voulland,
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 Amar, David et Le Bas.
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 De plus, il était spécifié sur l’arrêté qu’il fallait fouiller minutieusement la cachette des contrevenants, de mener une perquisition digne de ce nom afin d’obtenir encore plus de preuves de leur trahison.
Ainsi, une douzaine de Sans-Culottes, tous d’enthousiastes patriotes, mal rasés, plutôt débraillés, sentant la sueur et le mauvais vin à une lieue, s’achemina par les ruelles encore obscures et étroites de la capitale en direction de l’adresse de Florimont.
Puis, parvenus devant le modeste immeuble, la police du Comité l’encercla tandis que le chef de la petite troupe, accompagné de quatre de ses hommes, grimpa jusqu’au quatrième et cognant contre la vieille porte de bois de l’entrée du logis des ci-devant, hurla :
- Au nom de la République, ouvrez ! Police !
Aussitôt, les hommes de main du Comité de Sûreté générale entendirent un remue-ménage bruyant dans l’appartement de Palamède. Ensuite, une voix à l’accent rocailleux s’éleva, répondant à l’ordre de la police.
- Il n’est pas question que nous nous fassions prendre par ces salauds ! Résistons.
Tout ceci en bon américain du XXe siècle. Naturellement, les gardes n’avaient pas compris un mot de ces paroles mais ils en avaient deviné le sens. Le sergent commanda alors à ses hommes d’enfoncer la porte à coups de piques. Mais cela fut inutile puisque quelqu’un ouvrit l’huis en souriant. Il s’agissait d’un grand type aux cheveux châtains et aux yeux rieurs, autrement dit Michaël. Flegmatiquement, il accueillit les sbires de la république tandis que le professeur Möll n’en revenait pas. Il resta stupéfait et immobile durant une seconde puis finit par réagir.
- Quoi ? Articula-t-il. Que signifie ?
De bonne grâce, l’agent temporel lui expliqua télépathiquement les raisons de son geste incompréhensible.
- Stephen, ce n’est pas vraiment judicieux de résister aux forces de l’ordre. Si vous le faisiez, vous mettriez en danger de nombreuses vies… Sachez que le dénommé Piikin, qui était sur nos traces depuis plusieurs semaines déjà, nous a dénoncés au Comité de Sûreté générale. Oui, Johann van der Zelden, votre cousin, a expédié un de ses hommes robots ici, en 1794 afin d’en finir avec nous. C’est bien là la preuve qu’il a toujours au moins cinq cartes d’avance dans son jeu. Alors… faisons-lui croire qu’il a gagné… du moins pour l’instant…
- Mais… mais, balbutia Stephen nullement convaincu par le raisonnement de l’homme du futur. Ce que vous dites ne tient pas la corde. Depuis quand savez-vous que nous étions espionnés ?
- En fait, depuis le début de notre séjour ici.
Cet échange mental ne dura pas plus d’une seconde. Comprenant que Michaël n’en faisait qu’à sa tête, hors de lui, le chercheur sortit de sa stupeur et hurla de plus belle alors que les hommes du Comité de Sûreté générale pénétraient dans l’appartement mal éclairé.
- Fumier ! Bâtard ! Espèce d’enfoiré de mes deux ! Bougre d’andouille ! Tu crois que je vais me rendre comme ça, sans me défendre ? Taré ! Traître ! Tu vas voir de quel bois je me chauffe…
Ces cris avaient été jetés en français cette fois et le sergent rétorqua aussitôt à l’encontre des prévenus :
- Rendez-vous, vous tous ! Inutile de résister. Vous n’êtes pas armés. J’ai reçu l’ordre de vous ramener vivants. Mais, si vous résistez, eh bien, j’ameute tous les bons citoyens du quartier. Alors, vos têtes finiront au bout d’une pique au lieu de panier de la Veuve !
- Never ! Jamais nous n’obéirons à la racaille du Comité ! Reprit l’Américain toujours aussi furieux. Si nous nous rendons, notre mort est assurée. Je ne suis pas aussi con…
Les yeux au ciel, Palamède lança :
- Mon Dieu, quel langage !
Lucinde, quant à elle, encore en chemise de nuit, se boucha les oreilles afin de ne pas en entendre davantage.
 Cependant, Michaël jeta un regard de feu sur Stephen et celui-ci s’immobilisa comme pétrifié, dompté. Satisfait, l’agent temporel se retourna vers le sergent et lui fit, avec un ton amène et un sourire amical :
- Citoyen, nous nous rendons tous, le sang ne sera pas versé aujourd’hui. Aucun d’entre nous n’est de taille à vous résister.
Toujours avec la meilleure volonté, il tendit ses poignets, supposant qu’on allait les lui attacher.
Mais Stephen, sorti de sa paralysie, réagit avec violence, n’acceptant toujours pas l’inévitable. Les patriotes l’avaient perdu de vue deux secondes. Ce laps de temps lui suffit pour qu’il s’empare d’un chandelier et qu’il le projetât à la tête du sous-officier. Toutefois, le sergent vit la manœuvre du coin de l’œil et évita d’un cheveu le projectile. Aussitôt, ses hommes réagirent et s’en prirent au stupide qui osait narguer les forces de l’ordre républicain. Après une poignée de secondes, le chercheur américain se retrouva hors de combat, K.O.
Madame de Florimont, navrée, laissa échapper cette réflexion tandis que les patriotes la poussaient sur le palier :
- De la violence… Encore et toujours…
- J’ai horreur du désordre, rétorqua son mari. Ah ! Quel triste siècle que le nôtre ! Messieurs, je suis votre prisonnier consentant. J’espère que vous noterez bien dans votre rapport que moi, je n’ai pas résisté. Ainsi que mon épouse… Bientôt, je quitterai cette terre. Avec honneur et dignité…
- Mon ami ! Se récria Lucinde.
- Ma chérie, soyez courageuse, acceptez le sort fatal qu’on nous réserve. Je sais que l’exécution qui nous attend est une ignominie. Mais pensez que nous allons subir la même mort que celles de notre malheureux roi et de notre sainte reine. Séchez vos larmes. N’est-ce pas là le couronnement dû à notre dévouement au principe monarchique ? Voyez Michaël… il irradie la sérénité. Ne dirait-on pas un ange ?
- J’envie votre courage, votre calme et votre résignation, conclut la marquise.
Ainsi, grâce à l’horrible Piikin, Stephen Möll, Michaël Xidrù, Palamède et Lucinde de Florimont furent conduits à la célèbre prison du Luxembourg. Après les formalités d’usage, formalités vite expédiées, ils se retrouvèrent, rare privilège, dans un cachot au lieu de la sordide pièce centrale commune. 
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Toutefois, ce n’était pas le Ritz, loin de là. En effet, l’étroite cellule, faite pour contenir deux personnes à l’origine, était bondée. Une dizaine de prisonniers s’entassaient les uns sur les autres et l’air lourd et vicié manquait quelque peu. Quant aux murs, ils suintaient d’humidité tandis que le sol était recouvert de paille et de sanies. Deux seaux servaient à contenir les excréments. Ils dégageaient de fortes odeurs alcalines. Les paillasses crevées répandaient leur contenu sur la terre battue nauséabonde. Dans cette infection, avec indifférence et dans un mutisme relatif, les occupants du cachot observèrent les nouveaux venus.
- Ah ! Comme je regrette de ne point avoir sur moi un mouchoir parfumé aux essences de violette ! S’exclama Palamède alors qu’il tentait de trouver une place pour s’installer le plus confortablement possible.
- Ainsi, voilà où nous en sommes réduits, soupira Stephen. Tout ça par votre faute… ce sera notre dernière demeure… Chapeau !
- Stephen, vous avez grand-tort de désespérer… j’ai un plan… au fait, j’escompte bien que cette petite expérience vous sera profitable. Ainsi, vous comprendrez mieux ce qu’était l’An II de la Grande Révolution française…
- Bref, vous m’administrez une nouvelle leçon…
- En quelque sorte…
Pendant ce temps, Piikin avait appris avec une certaine colère le lieu de détention de ses adversaires. Le Luxembourg et non pas la Conciergerie. Or, ce détail, minime en apparence, avait son importance. Il signifiait que nos Tempsnautes ne seraient pas immédiatement traduits devant le Tribunal révolutionnaire. Un sursis leur était donc accordé…
Mais la montre visio-temporelle de Piikin émettait un bip plutôt insistant. Johann van der Zelden, plus impatient que jamais, exigeait un rapport.
Contraint de satisfaire les attentes de son Maître, l’homme synthétique obéit. Ainsi, il apprit à l’Ennemi que ses cibles ne seraient pas exécutées tout de suite.
- Quel contretemps fâcheux en vérité ! Rugit Johann. Piikin, je me vois dans l’obligation de vous priver de la récompense de votre mission.
- C’est-à-dire ? Fit piteusement le séide.
- Vous n’assisterez pas à l’exécution de l’ami Michaël et de ses compagnons. Plus que jamais votre présence est nécessaire à Ravensburg…
- Mais, Maître… Le voyage dans le temps permet de transgresser les règles…
- Que non pas ! Vous devez absolument être présent au château à la date du 23 mai 1932. C’est impératif et non discutable. Prolonger davantage votre séjour sous la Terreur serait dangereux.
- Je ne comprends pas…
- Je dispose d’autres agents à cette époque, Piikin, et je vous ai fait dénoncer à mon tour comme un individu dangereux jouant un double-jeu… Votre arrestation n’est plus qu’une question d’heures…
- Vous aurais-je déçu, Maître pour que vous agissiez avec moi de la sorte ?
- Pas du tout… C’est simplement là le moyen que j’ai trouvé pour accélérer les choses.
- Oui, Maître… je n’ai donc pas le choix.
- Bien évidemment…
Piikin avait préparé sa fuite prochaine et l’avait anticipée dans ses moindres détails. Muni d’un faux passeport, il prit la malle-poste pour Villers-Cotterêts. A l’étape, il descendit dans une auberge relativement accueillante, mais, faisant le tour du bâtiment comme s’il était à la recherche des écuries, il s’esquiva et emprunta alors à pieds un chemin rural qui menait à la forêt proche. Puis, récupérant sa bulle translucide et transtemporelle, il programma la date et le lieu de son atterrissage. L’animal fidèle le conduisit à sa destination finale sans accroc.
  
*****