mardi 24 novembre 2009

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 26


Chapitre 26

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Le Boeing venait de se poser dans le rugissement de ses moteurs sur la piste B d’Orly. Il était 18h 01. La rampe mise en place, les passagers commencèrent à descendre. Otto s’essoufflait. Il n’aimait pas être ainsi bousculé et peinait à récupérer sa sacoche placée un peu trop haut.
- Nous allons être bon derniers, remarqua Fermat philosophe. J’espère que votre ami Franz saura se montrer patient.
- Oh! Je suis prêt, ça y est!
Les deux hommes s’engagèrent sur la passerelle métallique et jetèrent un coup d’œil indifférent autour d’eux. Otto distinguait mal le duc von Hauerstadt, au loin. André, qui avait meilleure vue, dit:
- Tiens, un chien qui déboule comme un fou sur la piste! Je crois bien qu’il s’agit d’un fox terrier! Il aboie en direction de cet homme vêtu d’un costume gris impeccable.
- Ah! Attendez! Fit Otto qui plissa les yeux. Il s’agit de Franz. Mais pourquoi se retourne-t-il?
Fermat, qui poursuivait son observation, reprit:
- Il a glissé sa main droite dans la poche de son pardessus comme s’il se saisissait d’une arme. Que se passe-t-il donc?
Otto comprit immédiatement et réagit aussitôt.
- Vite, rentrons à l’intérieur et couchons-nous sous les sièges! 

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Dissimulé derrière le chariot à bagages, Kintu Guptao Yi Ka était persuadé être bien caché. Prestement, il assemblait son fusil longue portée. Puis, cette tâche préparatoire achevée, il ajusta minutieusement sa cible, car, malgré tout, il se trouvait à un bon demi kilomètre de la rampe d’accès du Boeing! Tandis qu’il anticipait son tir, il eut la surprise de voir surgir au milieu de la piste, vers les familles qui attendaient, un fox terrier qui remuait la queue.
Le chien stoppa net devant un individu de grande taille, au pardessus et au costume gris trois pièces assortis provenant d’un grand tailleur de Saville Row. L’inconnu se pencha et retira du collier de l’animal ce qui ressemblait bien à une feuille de papier. Haussant les épaules, Kintu retourna à sa cible. Pour lui, ce détail anodin ne le concernait pas. Comme prévu, Otto Möll n’était pas seul. Sur le haut de la passerelle, un grand escogriffe, aux joues creuses, à la cinquantaine marquée, l’accompagnait. Malgré ses vêtements civils, il avait l’allure d’un militaire.
- J’ai intérêt à être d’une précision exacte… pensait Kintu, professionnel. Je veux atteindre Otto et nul autre! Le maître serait mécontent si je ratais cet homme!
Enfin satisfait, son index s’infléchissait insensiblement sur la gâchette lorsque…
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Tout joyeux, Bing, reconnaissant Franz se jeta dans ses jambes, frétillant et jappant. Apparemment, il réclamait une gourmandise ou une caresse.
- D’où sors-tu, toi? Demanda le duc. Que me veux-tu? Tu me fais des fêtes pourtant je ne t’ai jamais vu! Tu sembles me connaître? Comment cela est-il possible? Ah! Mais il y a quelque chose de coincé entre ton cou et ton collier… Tu es un bon chien, mon gros, oui… Mais, laisse-moi voir!
Rapidement, von Hauerstadt se saisit du petit rouleau de papier et le déplia. Il le lut sans difficulté et réagit à son contenu immédiatement. Sa main s’abaissa automatiquement dans la poche droite de son manteau et se referma sur son pistolet. Puis, à grandes enjambées, faisant demi tour, il se mit à courir vers la bagagerie. Alors qu’il se rapprochait des malles et des valises, il se sentit bizarre. Il avait l’impression d’être dédoublé, fragmenté, et son malaise ne faisait que s’accentuer.
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A l’intérieur de la carlingue, Otto et Fermat s’étaient couchés sur le ventre. Le vieux chercheur marmonnait.
- Dire que ces fichus Américains interdisent le port d’arme sur leurs lignes! Nous ne pouvons nous défendre!
- Maintenant que je vous ai imité, expliquez-moi, bon sang!
- Il y a sans doute à l’extérieur, quelque part, un tireur embusqué qui veut ma peau! Et Franz a été prévenu que quelque chose se tramait!
Tout en rampant maladroitement vers un hublot pour voir ce qui se passait réellement, Otto Möll, à son tour, se sentit pris d’un étrange malaise. Il jeta une remarque absurde.
- Mais je suis bien sot de m’habiller aussi léger en cette saison!
Effectivement, ses bras nus n’étaient guère protégés par un manteau cape, coupé à la romaine, simplement retenu par une fibule.
- Je suis imprud…K’Tou bank kint kangt!
Ses yeux roulant dans les orbites, Otto dévisagea son compagnon, allongé à ses côtés sur un traîneau au bois mal dégrossi, recouvert de peaux de mammouths laineux, comme s’il peinait à le reconnaître! Il avait près de lui un K’Tou massif, au poil grisonnant, les yeux enfoncés sous des orbites saillantes.
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- A’ Nou ban’k khi? ( qu’est-ce que je fais ici?) demanda le plus âgé.
- A NiekNou Nou K’Tou! ( je ne sais pas!), répliqua son compagnon.
A l’instant où Fermat allait poursuivre sa phrase, un sifflement intense résonna à ses oreilles sensibles, puis un tracé luminescent rouge suivi d’un léger tintement vinrent troubler davantage les deux amis. Une balle se logea alors à cinq centimètres à peine de la tête d’Otto, se nichant dans un siège rembourré du Boeing soudainement réapparu! 1963 était de retour.
Comme on le voit, Kintu Guptao Yi Ka avait raté sa cible.
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L’index droit de Kintu s’infléchissait inexorablement sur la gâchette. Les millisecondes s’enchaînaient aux millisecondes. Puis, soudain, Kintu ne sut plus qu’il s’appelait Kintu! Un sentiment de vacuité envahit notre homme robot. Il avait le sentiment d’être et de ne pas être à la fois. Crée, non crée, homme robot assemblé ou en pièces détachées, un automate obsolète fonctionnant à la vapeur, hydraulique, tel que les sciences gréco-romaines pouvaient l’imaginer. Un instant, il fut moins que cela encore, une vague idée de silhouette esquissée sur le granit d’un rocher. Il ne pouvait penser, il en était désormais tout à fait incapable.
Mais tout revint! Kintu tira donc et rata sa cible, à cause de la présence subite de Franz à ses côtés et qui le menaçait de son automatique! L’homme robot sursauta. Il avait reconnu le duc et était parfaitement au fait de son adresse et de sa rapidité au tir. Pour sauver sa vie, il n’eut d’autre choix que de changer de forme. Alors, il sembla se dissoudre dans l’air, se confondre avec les bagages qui l’entouraient.
Mais revenons une minute en arrière. Tandis qu’il courait, Franz percevait l’écho de pas précipités à ses côtés. Il n’était pas un mais triple! Trois hommes vêtus différemment poursuivaient un objectif identique: arrêter le tueur qui menaçait la vie d’Otto ou plutôt de Caius Ottonus ou encore de O Nia Mi’O (le sage qui regarde naître la Lune). A gauche de notre Franz, un patricien post romain, chaussé de sandales, la chlamyde pourpre claquant au vent, les cheveux blonds coupés courts et, à sa droite,un mi K’Tou mi Niek’ Tou, protégé du froid ambiant par une tenue d’Inuit, la parka peinte de motifs blancs et ocre désignant un roi, le collier à huit rangs de dents d’ours et de coquillages rares, les longs cheveux blonds retenus sur la nuque en catogan par une lanière de cuir. Von Hauerstadt tourna la tête à gauche puis à droite, ne comprenant pas le phénomène qui se produisait.
Mais bien évidemment, il n’y avait pas que lui qui était affecté par ces perturbations temporelles. Ses talons claquaient avec régularité sur la parfaite chaussée romaine, sur un sentier en terre, mais aussi sur l’asphalte de l’aéroport. La bagagerie se métamorphosait en petit temple rond polychrome dédié à Vénus ou encore un simple autel de pierre surmonté d’un crâne d’ours. A peine von Hauerstadt eut-il le temps de s’étonner que ses doppelgangers disparurent. La bagagerie reprit sa forme initiale.
Franz se dressa sur la gauche de Kintu qui, nullement démonté par cette intrusion soudaine, du moins en apparence, se confondit bientôt avec les valises plus ou moins bien alignées qui attendaient le prochain fret sur un chariot métallique.
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A bord de la navette Einstein, Daniel et les enfants avaient perçu eux aussi les chamboulements du temps, mais le vaisseau, légèrement déphasé par rapport à l’heure locale et protégé par des boucliers anentropiques en action, demeura intact dans son intégrité.
- Oncle Daniel, s’exclama Violetta inquiète, nous allons les perdre! Les harmoniques temporelles sont en train de se chevaucher!
- Le chrono vision va réagir comme un translateur! Je te rappelle que nous sommes munis d’un bouclier contre ce genre d’incident. Mais je vais toutefois étendre son champ d’action. Sur un rayon de cinq kilomètres. Ce sera suffisant pour annihiler les interférences. Voilà! Plus rien à craindre. Un 1963 plus conforme est rétabli.
- Il n’empêche! Un Empire romain mélangé à une ère paléolithique qui se prolonge! Pas banal! Encore un coup de Pamela?
- Oui et non. En fait, je pense que nous nous trouvons à la croisée des temps. Ton père est un peu responsable de ce phénomène. La trame du continuum subit quelques accrocs pas tous souhaités apparemment.
- Papa! S’écria Mathieu. Regarde l’écran du chrono vision! On dirait que l’appareil devient fou! Il ne parvient plus à stabiliser une seule image! Cela ressemble à la salle de simulation lorsque le système tombe en panne. Tu vois, il y a maintenant plusieurs
paysages, comme une sorte de mosaïque.
Effectivement, comme le disait Mathieu, l’écran en relief voyait défiler plusieurs scènes diverses mais simultanément, et ce, sur un rythme de plus en plus saccadé. Il s’agissait d’actions multiples apparemment sans aucun lien entre elles, et, pourtant, elles se mélangeaient, instaurant un sentiment de malaise, résultant de ce tableau véritablement cubiste.
En 286, Benjamin avait franchi le pas et s’apprêtait à faire basculer le cours de l’Histoire. Tout simplement parce qu’il avait été introduit dans le réseau d’évasion des Bagaudes. Il n’allait pas tarder à rejoindre le camp d’Elien qui, grâce à lui, deviendrait un jour Empereur à la place de Constance Chlore.
- Tiens! Mais c’est mon capitaine Sitruk, s’exclama Daniel qui eut tout juste le temps de reconnaître le personnage avant que la scène se modifie une nouvelle fois pour céder la place à une boucherie généralisée.
S’affrontaient quelque part en Eurasie K’Tous contre Niek’Tous. Avec un peu d’attention, on pouvait identifier un fleuve dans la future plaine germano-polonaise. Mais K’Tous et Asturkruks alliés combattaient aussi les Niek’Tous en Ibérie, en Palestine, en France et ainsi de suite… Sans oublier Hommes de Solo et Asturkruks contre Niek’Tous en Asie du Sud-Est et en Indonésie et encore Asturkruks contre Homo Sapiens en Afrique. C’était un génocide à échelle planétaire orchestré par les calmaroïdes.
Cependant, la plupart des assauts étaient conduits par une Amazone noire, bardée de cuir et de plastacier, son corps de Vénus se mouvant avec une fluidité et une grâce mortelles. Pamela Johnson, tout en tuant, le sourire aux lèvres, se réjouissait de l’éradication massive des futurs Cro Magnons à laquelle elle prenait une part active. La déesse de la mort avait judicieusement choisi la période où les Niek’Tous subissaient un goulet d’étranglement démographique. Ainsi, elle était certaine de parvenir plus aisément à leur disparition.
- Bien évidemment! Reprit le commandant Wu. Winka ne pouvait que participer à ce carnage et même l’ordonner!
- Que vas-tu faire? Questionna Violetta avec une moue dubitative.
- Intervenir, ma grande! Non seulement dans ces manipulations-ci mais aussi récupérer ton père le plus rapidement. Cependant, il me faut tout d’abord débusquer ce tueur embusqué. Puisque Fermat est vivant, je vais tirer partie de cela. Le commandant va m’aider! Qu’il le veuille ou non! Violetta, je sors. Je te confie le vaisseau.
- Merci pour cette marque de confiance! Mais méfie-toi de cet homme qui a pris pour cible Otto Möll!
- Rassure-toi, je ne suis pas né de la dernière pluie!
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Tandis que les autorités, le personnel navigant et la sécurité de l’aéroport d’Orly se demandaient pourquoi deux passagers avaient brusquement regagné la carlingue du Boeing 707 et qu’une hôtesse de l’air s’apprêtait à s’informer de cette conduite incongrue, Franz, à peine perturbé par la soudaine disparition de Kintu Guptao Yi Ka, se mettait à jeter à terre les valises et les sacs du chariot d’acier sur lequel ils avaient été précédemment posés. Or, un homme aux cheveux châtain roux foncé se matérialisa sans le moindre avertissement devant lui. Il était la parfaite réplique d’un Arsène Lupin distingué, vêtu de son incontournable jaquette, d’une cravate en soie, nouée avec art autour de son cou. Max Linder lui-même n’aurait pas été aussi chic! Il manquait cependant au personnage la moustache caractéristique de la Belle Époque.
Le duc n’avait jamais vu cet individu qui lui lança:
- Franz, ne perdez donc pas votre temps à jeter ces valises à terre! Votre métamorphe est là!
L’inconnu s’était exprimé en français sans le moindre soupçon d’accent étranger. Avec un rien de nonchalance, il s’empara de la poignée du bagage ainsi désigné qui, instantanément, redevint, sans aucune transition, Kintu Guptao Yi Ka!
- Lâchez-moi! Fit l’homme robot furieux. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire!
Alors, la créature artificielle émit une stridulation puissante qui ne provenait pas de sa bouche. Surgie brusquement du néant, une bulle translucide flotta à quelques centimètres du sol devant Daniel Lin et Franz. Le commandant faillit perdre son sang-froid. Il n’avait rien vu venir.
- Mais, balbutia le prodige de la Galaxie, je ne rêve pas! Il s’agit bien d’un organisme vivant transdimensionnel appartenant à une autre réalité!
Daniel ne lâcha pas le bras de son prisonnier, de cela il en fut certain. Néanmoins, sans qu’il comprît comment, la bulle vira au rouge pourpre et l’homme robot se retrouva bel et bien assis paisiblement à l’intérieur de celle-ci!
- Je ne saisis pas! Souffla notre daryl androïde. Je ne l’ai pas lâché, et pourtant, il s’enfuit, libre! Je n’ai pas senti la transition! Il n’y a pas eu de discontinuité! Or je suis protégé d’un tel phénomène par ma ceinture spéciale et par ma nature même!
Le commandant cessa là ses révélations dangereuses. La bulle disparut sous les yeux des deux hommes pour un ailleurs inconnu.
- Ne vous tracassez pas, mon vieux, fit von Hauerstadt familièrement. Cela fait toujours cet effet la première fois! Je suppose que c’est à vous que je dois cet avertissement, poursuivit-il en montrant un petit papier à son interlocuteur.
- Oui, mais…
- Évidemment, vous n’appartenez pas non plus à ce segment du temps. Sans doute, venez-vous du futur, vous aussi! Malgré tout, vous ne pouvez expliquer ce qu’est précisément cette chose! Il s’agit d’une race extra galactique qui s’est développée dans l’espace interstellaire et qui a, ensuite, été domestiquée par le sieur van der Zelden et ses séides. Mais vous, qui êtes-vous? Certainement pas un Homo Spiritus!
- Euh… Commandant Daniel Lin Wu pour vous servir. Mais ne restons pas ici. Nous allons finir par attirer l’attention. Je vous fournirai plus tard toutes les explications nécessaires. Je récupère Bing que voici! Derrière, les pandores accourent!
Vivement, Daniel s’empara de la main de Franz en même temps qu’il saisissait le chien par son collier. Sans doute donna-t-il un ordre mental à l’IA de l’Einstein puisqu’un rayon téléporteur matérialisa les deux hommes ainsi que le fox-terrier à l’intérieur du Boeing 707 à la seconde précise où l’hôtesse de l’air allait aborder Otto Möll. Le daryl androïde réagit instinctivement. Il endormit la jeune femme à la manière helladienne. Otto, quant à lui, quelque peu étourdi, se releva lentement et arrangea tant bien que mal son costume quelque peu froissé . Puis il sourit à Franz qui se retrouvait il ne savait comment face à lui en compagnie d’un inconnu, la trentaine apparemment, au visage ouvert et amical. Cependant, il s’inquiéta d’abord du sort de l’hôtesse de l’air.
- Que lui est-il arrivé?
- Oh! Elle dort, tout simplement, le rassura Daniel avec désinvolture, toujours son sourire désarmant aux lèvres. A son réveil, elle ne se souviendra de rien!
- Merci. Et vous, Franz comment avez-vous pu accomplir pareil tour? Dit le vieil homme tout en réajustant ses lunettes.
Ce fut alors qu’André Fermat prit la parole et jeta d’un ton glacial:
- Ne cherchez pas, monsieur Möll! Je reconnais bien là la façon d’agir de Daniel Wu, le Prodige de la Galaxie!
- Commandant, répliqua l’interpellé nullement démonté, vous pourriez m’accueillir plus chaleureusement!
- Le dernier souvenir que j’ai de vous, capitaine, rétorqua André, c’est votre fuite chez Bertrand Rollin et votre capture inévitable par Quinant et ses subordonnés!
- Je vois, commandant! Hélas! Et vous avez été soustrait à l’espace temps auquel vous apparteniez au moment où vous tentiez de me délivrer, avec l’aide d’Antor, je ne me trompe pas, non?
- Mm… Effectivement…
Fermat se tut, ferma une seconde les yeux, les rouvrit, puis observa plus attentivement son ancien capitaine.
- Daniel, vous semblez, comment dire, subtilement différent. Plus calme, plus mature… Plus équilibré, aussi. Aurais-je réussi à vous tirer de votre prison hôpital?
- Naturellement, commandant! Je pense que les relevés de la navette Teilhard montraient quelques perturbations. Si vous êtes prêt à entendre ce qui est arrivé précisément… je me jette à l’eau… hé bien, voilà, vous avez été… dupliqué!
- Mais…
- Mais vous ne pouvez en avoir aucune conscience car vous êtes identique au Fermat original, du moins de votre segment de temps! Avec Antor, votre double a poursuivi comme si de rien n’était son existence. Avec mon ami, vous m’avez tiré de la base secrète en Lozère, du moins je le suppose…
- Ah! J’en suis bien aise! Mais… Attendez…
- Vous commencez à comprendre… je sais cela par la bande, grâce à ma mémoire double!
- Non! Vous aussi vous…
- En fait, commandant, nous n’appartenons pas au même cours de l’Histoire! Mais nous en discuterons ailleurs! Les policiers commencent à investir la passerelle et, franchement, je ne souhaite pas me battre contre eux!
Daniel ferma les yeux une milliseconde pas plus et tous se retrouvèrent à bord de la navette Einstein.
- Je suis pourtant habitué à vivre de sacrées et folles aventures, murmura Franz, ébahi, mais là…
- Pardonnez-moi de vous forcer ainsi la main, Franz, fit le daryl androïde, et vous aussi commandant, mais je n’avais pas le choix. Vous allez comprendre combien la situation est compliquée. Passons dans la cabine centrale. Je vais tout vous expliquer devant une tasse de thé ou de café.
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La navette Einstein était en orbite indécelable autour de la Terre. Une heure avait passé. Le pilotage automatique était branché et, dans le salon chambre à coucher, le commandant Wu faisait un résumé de la situation. Fermat assimilait les informations, les analysant, sans montrer aucune émotion. Les preuves qu’il avait sous les yeux le convainquaient de la véracité des propos de son ancien subordonné. En effet, il avait reconnu en cette adolescente pleine de vie, la petite fille Violetta, l’enfant du docteur di Fabbrini. Et le chat Ufo était venu ronronner contre ses jambes. Ce détail ne trompait pas!
Assis sur une chaise en plastacier, André caressait machinalement la bête familière de Daniel. L’animal se laissait faire, béat, soupirant d’aise. Le Français avait à ses côtés une petite Chinoise rousse qui, indéniablement, était la fille de Daniel Wu et de la géologue Irina Maïakovska. Quant à Mathieu, il ressemblait à Georges Wu même s’il ne présentait pas des yeux bridés.
- Bon, récapitulons, fit Fermat, prenant instinctivement la direction des débats lorsque Daniel eut achevé ses explications, Vous venez de l’an 2517. L’Empire est en guerre contre les Asturkruks! Jusque là, rien de plus logique. L’amiral Prentiss vous avait confié une mission d’exploration avec le vaisseau scientifique « Langevin ». Au moment de la réception donnée en l’honneur de l’ambassadeur Antor, vous avez fait connaissance avec les nouveaux officiers qui allaient servir sous vos ordres, et, parmi eux, se trouvait l’agent double Asturkruk Pamela Johnson. Celle-ci, après avoir introduit à bord une race dangereuse, les Alphaego, originaire d’Aruspus, sentant que vous la traquiez, a pris votre fils Mathieu en otage, puis s’est rendue sur Terre, dans le passé, dans le but évident d’empêcher les humains d’accéder un jour au voyage spatial et, incidemment d’éviter votre création! Or, vous avez choisi de la rejoindre, non seulement pour récupérer Mathieu, mais aussi pour protéger la Terre des manipulations temporelles de Johnson!
Les dernières nouvelles que vous avez reçues du Langevin étaient alarmantes. Antor, aux commandes de votre vaisseau, était parvenu à échapper à une attaque de l’Archontat, mais pour cela, il avait dû faire atterrir brutalement le navire sur la planète mère des Alphaego! Pendant ce temps, votre équipage avait été pratiquement entièrement assimilé, mais le docteur du Fabbrini et le xéno biologiste Schlffpt avaient trouvé l’antidote capable de combattre l’épidémie Alphaego! Depuis, plus aucun contact.
Violetta, de sa voix pointue, se permit d’interrompre le commandant.
- Oncle André, dans ce résumé, vous avez oublié mon père!
- Ah oui! C’est juste! Le capitaine Sitruk s’est amusé à intervenir dans l’histoire romaine. Cela ne m’étonne pas de la part de Benjamin. Dire, Daniel, que vous l’aviez recommandé pour le grade de capitaine!
- Oncle André, s’offusqua l’adolescente, mon père est fort capable!
- Bon sang! Qui fera taire cette gamine? De quel droit se mêle-t-elle à la conversation?
- Commandant, objecta alors Daniel nous ne sommes pas tout à fait ceux que vous avez connus. L’Alliance des 1045 planètes n’a pas une finalité hégémonique, si elle s’est militarisée récemment, c’est dans le but de se défendre. La discipline y est moins stricte même si la démocratie laisse toujours autant à désirer!
- Oh! Je saisis! A cause de ce relâchement, les Asturkruks sont en train d’avaler l’Alliance! Effectivement, vous avez besoin de moi!
- Sur ce point, nous sommes d’accord, André, je n’en disconviens pas, reprit Daniel Wu. Euh… permettez que je vous appelle par votre prénom… Après tout, nous avons le même grade et nous nous connaissons depuis tant d’années…
- Entendu! Soupira Fermat qui ne voulait pas se montrer trop sec.
- Puisque vous êtes réconciliés, du moins je le pense, puis-je vous demander poliment quelque chose? Articula Franz sarcastiquement. Mon ami Otto est fatigué. Il n’est plus très jeune, ce long voyage et les péripéties qui ont suivi l’ont épuisé. Quant à ma famille, elle doit s’inquiéter. A cause de l’heure…
- Veuillez m’excuser pour mon oubli, Franz, souffla Daniel gêné. Bien sûr, nous nous rendons immédiatement à Malicourt!
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Un quart d’heure plus tard, des retrouvailles mouvementées avaient donc lieu dans le grand parc de la propriété maternelle de Franz.
- Papa, s’enquit Marie, ces fillettes là, ce sont bien les jumelles Liliane et Sylviane? Je ne comprends plus rien! Elles sont à peine plus âgées que moi!
- Chut, Marie, je t’explique discrètement et rapidement: nous avons effectué un saut dans le passé de six ans!
Après les incontournables présentations, Elisabeth, toujours parfaite maîtresse de maison que rien apparemment ne venait troubler, ne se démonta pas de voir débarquer des invités inattendus, vêtus étrangement. Elle demanda simplement à ses domestiques de dresser la table pour cinq convives supplémentaires.
Ufo, quant à lui, se comportait en hôte familier des lieux. Flairant les pièces une à une, il reconnaissait manifestement les aîtres. Avisant enfin la cuisine, il s’y précipita comme une flèche! Malgré les cris de colère de Marthe, la cuisinière, il sauta d’un bond sur la desserte et vola promptement une cuisse de poulet! Puis, satisfait de son chapardage, il s’enfuit et trouva refuge dans un coin, derrière l’horloge du corridor. Là, à l’abri de l’ire du personnel de maison, il engloutit la cuisse avec délice!
Daniel ne se préoccupait pas de l’attitude de son chat car il avait fort à faire à tenter de calmer Violetta et ses propres enfants tout excités par cette nouvelle aventure.
Après un repas très classique, macédoine de légumes, cailles aux raisins, salade verte et plateau de fromages, sans oublier un bavarois au citron, Elisabeth constata que l’homme qui s’était présenté comme un vieil ami d’André Fermat n’avait montré que fort peu d’appétit.
- Décidément, ma cuisine ne lui plaît pas, sans doute! Pensait la jeune femme. C’est bien la première fois que les plats de Marthe déçoivent à ce point! Et ce camembert coulant, moulé à la louche! Divin! Or, ce Daniel n’y a pas touché!
Bien évidemment, le daryl androïde capta les inquiétudes de la maîtresse de maison. Poliment, il s’expliqua.
- Madame, ne soyez point déçue par mon attitude. N’y voyez aucune insulte de ma part. Vous comprendrez tout lorsque je vous aurai dit que je suis végétarien. Je n’oblige pas mes enfants à m’imiter. De plus, mes origines font que manger du fromage me paraît une aberration. Disons qu’en me forçant, j’accepte le fromage blanc et le yaourt… Mais ce soir, je n’ai pas envie de me faire violence.
- Je ne pouvais prévoir… Vous paraissez si occidentalisé!
- Évidemment, chère madame, rétorqua André. Mais j’avais cru, à tort, qu’avec le temps, mon ancien capitaine se serait montré un convive moins difficile!
- Certes, lorsque les circonstances l’exigent, en représentation diplomatique par exemple, je puis avaler tout ce qui m’est présenté, mais… ce soir…
Daniel Lin cessa là car il comprenait qu’en insistant, il se montrerait grossier.
Après cette mise au point, Franz invita les adultes à poursuivre la conversation dans le salon. Elisabeth choisit alors de se retirer discrètement n’étant pas celle qui, dans le foyer, prenait les décisions d’affaires. N’ayant pas fait d’études, elle avait toute confiance en son mari et ne participait aux discussions que lorsqu’il s’agissait de mener le combat ou la traque contre d’anciens nazis.
Tandis que le duc servait un cognac à Fermat et à Otto, Daniel se demandait s’il pouvait encore impliquer le chercheur dans son problème. En fait, maintenant, il n’avait pas besoin de celui-ci, mais de sa demeure, d’un pied-à-terre, pour la simple raison que le vaisseau scout Einstein n’était pas conçu pour accueillir en permanence des enfants pleins de vie! Après tout, Mathieu, Marie et Violetta devaient s’aérer, prendre du mouvement, se dépenser physiquement, comme tous les enfants, même s’ils étaient merveilleusement calmes et disciplinés pour leur âge!
De plus impliquer davantage le Franz de cette chrono ligne-ci serait entraîner Michaël et Stephen dans des actions qui ne le concernaient pas, au risque quasi certain de déclencher l’ire du Commandeur Suprême et du mystérieux Johann van der Zelden, chose qu’à tout prix, lui Daniel Lin voulait éviter! Cette guerre transtemporelle de l’Alliance contre les Asturkruks, seuls Fermat et lui-même y participeraient désormais car, à chaque engagement d’un Franz des années 60 de plus en plus déviées, une nouvelle piste alternative se déroulait, compliquant encore plus le retour à l’histoire d’origine, malmenant le Pan multivers! Cela signifiait aussi et surtout flirter avec les risques d’une façon trop téméraire.
Fermat, de son côté, ne semblait guère tourmenté par ce genre de réflexions. Tout entier à la dégustation de son cognac, il n’était pas pressé d’entrer dans le vif du sujet. Plutôt étonnant de sa part, non? Peut-être percevait-il cette halte dans le passé comme une parenthèse bienvenue lui permettant de souffler avant de reprendre le harnais?A vrai dire, se sachant la duplication du Fermat original, il se sentait moins impliqué, tout simplement! Il n’avait plus un Univers à rétablir, un monde,- le sien-, à recréer. Désormais, il avait conscience que les possibilités étaient infinies et après tout, son alter ego ainsi que Lorenza di Fabbrini, Antor et l’incontournable prodige de la Galaxie avaient donc, ailleurs, réussi cette entreprise apparemment folle de reforger un temps dans lequel les Haäns n’avaient pas manipulé le Pan Multivers.
- Monsieur von Hauerstadt, reprit André après un long silence, si nous restons plusieurs jours ici, je vous conseille de laisser parfois les fourneaux à Daniel Wu. Vous serez surpris dans le bon sens. Pour mes cinquante-cinq ans, il avait cuisiné une merveille dont je me souviens encore avec gourmandise. Imaginez une volaille farcie, enfermée dans une autre volaille farcie qui, elle-même est contenue dans une troisième volaille encore plus grosse, le tout avec un mélange de poivre, d’oignons, d’épices, de coriandre, de cardamome, de carottes et de champignons noirs… Succulent! Je ne vous dis que ça! Ah! Mais il n’en a pas mangé une once! Par contre, lorsqu’il voulut me faire apprécier le durian, ce fut un échec!
- Ce fruit particulier présente une odeur puissante et agressive, proféra le commandant Wu en souriant légèrement. Pourtant, quel bienfait pour l’organisme!
- Je ne le sais que trop! Enchaîna Otto. J’en ai goûté une fois. Une senteur tout à fait nauséabonde qu’on ne peut oublier, comme provenant d’excréments! Archibald, mon fils cadet, m’avait conduit dans un restaurant chinois sur la Cinquième Avenue! Avec la vie aventureuse qu’il mène, il parvient, sans ciller, à avaler des sauterelles grillées!
Daniel s’impatientait. Discrètement, il sonda Fermat.
- André, fit-il abruptement, vous ne comptez pas réellement repartir avec moi à la fin de cette décennie?
- Je n’en vois pas l’utilité, mon cher! Nous pouvons parfaitement agir à partir de ce point-ci du temps, ne vous en déplaise! Quelle est précisément votre priorité? Récupérer tout d’abord Benjamin Sitruk ou empêcher Pamela Johnson de faire un carnage chez les ancêtres des Cro-Magnon?
Daniel Lin répondit du tac au tac.
- D’après ce que vous m’avez dit en chemin et ce que j’ai vu sur l’écran du chrono vision, il est évident qu’il est plus urgent d’agir au Paléolithique. Désormais, les perturbations engendrées par les actions de Johnson et des Asturkruks sont telles que tout prouve que le monde K’Tou est en train de se solidifier et d’envahir notre dimension. Il n’est plus simplement une virtualité dans un ailleurs assez improbable mais bien une réalité qui, peu à peu, interfère avec la nôtre, se substituant lentement à elle! Vous vous êtes senti dans la peau d’un K’Tou durant une minute au moins!
- Certes, mais de l’autre côté, nous avons un monde post-Empire romain qui perdure apparemment jusqu’au XXVI e siècle!
- Oui, c’est cela, acquiesça Franz puisque, lorsque je courais en direction de l’homme robot, j’étais suivi par mes fantômes néandertalien et patricien romain.
- Le choix le plus facile consisterait d’abord à récupérer Benjamin, fit Daniel pensif. Mais… ce monde-ci n’existerait jamais si l’Univers K’Tou triomphait! Du moins, à notre niveau de matérialité, rajouta le prodige après avoir marqué une pause…
- Alors, Daniel, pourquoi dans ce cas me demander quand agir puisque vous détenez la réponse! Racontez-nous plutôt comment vous avez fait pour vous en sortir avec ce temps alternatif dans lequel les Alphaego avaient colonisé la Terre!
- Pour l’instant, je n’ai pas encore agi! Proféra le commandant Wu avec aplomb. Mais je compte isoler ledit univers dans une bulle au sein du Multivers! Ainsi, toute interpénétration, toute interconnexion seront alors tout à fait impossibles!
- Daniel Lin, ne me dites pas que le translateur peut accomplir pareil exploit seul! Est-il capable de revenir au tout début de la Création? A l’instant fatidique? A 10 puissance moins 43 secondes après le Big bang et même avant? Je ne connais qu’un être capable de réussir cela!
- Pardonnez-moi, Franz, souffla alors Otto, bégayant presque, mais j’ai tout dévoilé à André…
- Au point où nous en sommes, ce n’est pas grave!
- Alors que je devais vous délivrer, Daniel, compléta Fermat, avec le vaisseau Sakharov, celui qui s’opposait à notre entreprise, nous avait expédié des torpilles à bosons. Pour nous sauver, l’IA n’a eu d’autre recours que de nous projeter dans l’instant donné incroyable de 10 puissance moins quarante quatre secondes après le Big Bang, au-delà donc du mur de Planck!
- Commandant, je sais cela; je possède une double mémoire. Je puis rajouter que tous les êtres vivants à bord étaient morts après pareil saut. Heureusement, l’IA, conçue par mon père, avait la faculté de vous ressusciter. Je dois vous avouer une chose. Parfois, j’ai la désagréable impression d’être démultiplié, je me sens dans la peau d’un Alphaego, ou crois être un Homunculus, ou encore un K’Tou, que sais-je encore! Je sais que je suis issu des recherches interdites de Danikine et de Sun Wu fils! Mais tout de même!
- Ah! Et comment expliquez-vous que, dans mes pires cauchemars, je crois, moi aussi être une sorte de têtard vampire, un fœtus contre nature, ajouta le duc sérieusement.
- Je pense détenir l’explication, souffla Daniel Lin, mais je ne puis vous la révéler. Si vous étiez le Franz de 1969, peut-être, et encore!
- Une idée me vient, dit Fermat, réorientant la conversation d’une certaine façon, je suis d’accord pour me rendre sous les K’Tous. Mais, pourquoi, auparavant ne pas retourner en 1968, avant que Pamela n’enlève Benjamin et ne l’expédie sous l’Empire romain?
- Tout à l’heure, vous étiez contre! Ah! Vous me testez! Non, André, depuis, j’ai réfléchi. Le paradoxe ferait que je ne serais plus le bon Daniel. Ma mémoire s’en trouverait altérée. Jamais je n’ai été confronté à un de mes doubles. Si cela advenait, cela enclencherait une autre harmonique… André, j’avoue que vous êtes un meilleur homme d’action que Sitruk ou moi-même, vous pensez plus juste également, et…
- Bien sûr! Merci pour le compliment! J’ai plus d’expérience. Sitruk n’est, à mes yeux, que le parfait subordonné!
- Mais pas sous l’Empire romain, lança le daryl androïde pince-sans-rire, il en a pris la tête! Commandant Fermat, vous avez toujours pris les bonnes décisions, et plus rapidement que moi. L’intuition, qui me fait souvent défaut, ajoutée à la pratique du commandement…
- Précisément! Puisque nous sommes d’accord, Daniel Wu, nous repartirons dans quarante-huit heures! Ce délai vous sera-t-il suffisant pour les ultimes mises au point?
- Amplement, André! Conclut le commandant Wu avec un sourire fugace.
***************
La même nuit, Daniel Wu connaissait un sommeil agité. Il ressentait comme un malaise, avait le sentiment absurde d’une présence hostile dans la chambre. Il percevait une respiration sifflante, saccadée, haletante, qui se mêlait à son rêve désordonné, le parasitant. Dans ce scénario onirique, Daniel avait un alter ego hideux, un double blafard aux dimensions disproportionnées, à la tête énorme comportant une ébauche de bouche au sourire cruel figé sur une face blême. Le cœur de l’être battait avec une régularité obsédante. Indubitablement, la chose vivait! Ses quatre cordons ombilicaux tournoyaient menaçants dans les airs…
Un Daniel Wu Alphaego, un daryl assimilé par ces monstruosités à moins qu’il ne résultât de leur création! Ainsi, dans son cauchemar, les Aruspussiens avaient pu accéder aux recherches interdites! Et si les homunculi ratés de Danikine, aussi ceux de di Fabbrini, de Sun Wu fils, avortés au XIX e siècle et dans la Chine maoïste des années 1960 avaient ressuscités dans cette autre dimension, sur une autre planète, fondant, donnant naissance à l’espèce maudite? Quelle insoutenable hypothèse! Les « ancêtres » des Alphaego, « âmes » transmigrées par l’interdimensionnalité dans des fœtus à gros cerveaux morts dans les laboratoires occultes d’une science dévoyée! Puis, retour à l’envoyeur!
Mais quelle pouvait être la véritable origine des Asturkruks eux-mêmes? Pourquoi étaient ils mi-humanoïdes, mi-céphalopodes?
Daniel finit par se souvenir… dans la seconde histoire… les premières expériences ratées du matérialisateur temporel… 1966... Le commandant Fermat. Pas celui-ci, mais l’autre, celui qui avait poursuivi son existence après l’histoire des manipulations Haäns mort en 2516... La clé, la solution… A sa portée… Daniel en était quasi certain. Mais la vérité ne fit que l’effleurer, chassée par de nouvelles images, de nouvelles suggestions.
1966, encore, mais cette fois-ci, le Musée de l’Homme.
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Le capitaine, oui, à l’époque, il n’avait que ce grade sans espoir de progresser, se tenait debout face aux vitrines consacrées aux momies. Dans l’une d’entre elles, l’Égyptien et le prince péruvien côte à côte, ce dernier prostré, aux cheveux noirs et gras, au grain de la peau encore apparent, dont les striures rappelaient les croûtes ridées des grandes meules de fromage, venaient heurter sa sensibilité face à la mort et à ses dépouilles pitoyables.
Dans l’autre vitrine, en face, des momies putrides, difformes d’enfants ou de bébés, entourées de cordes, toutes d’origine précolombienne,
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sauf une, française, au rictus hideux, allongée dans un cercueil miniature,- il s’agissait de la dépouille découverte à Martres-d’Artières, près de Riom en 1756-, étaient présentées au public depuis des décennies.
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Or, soudain, un vieux gardien, surgi du néant, éleva la voix. Ventru, il arborait une moustache débonnaire.
- Moi, m’sieur, faisait-il avec son accent parisien, j’étais déjà là à l’époque du musée ethnographique du Trocadéro! C’était d’un folklore!!! Ah! Vous êtes intrigué par la momie inca en position fœtale… Elle n’a pas de visage, du moins, elle n’en a plus. Ses mains cachent ce qui a disparu! Maintenant, vous regardez en face, la momie jaune cuivrée d’un bébé de six mois, originaire du Chili, et puis, également, celle « célèbre », de l’enfant inconnu de Martres-d’Artières. A ce qu’on dit, il s’agirait d’un Gaulois. M’sieur, tout ça n’est pas très ragoûtant, je le sais. Quarante ans que je suis gardien là-dedans, dans cette téra… tologie, comme écrivent les savants. Moi, j’ai pas honte de l’avouer, elles me donnent toutes le frisson et j’en fais des cauchemars la nuit, de tous ces cadavres puants!
Daniel haussa mentalement les épaules, s’éloigna, laissant le gardien à son soliloque. Bientôt, il atteignit les collections préhistoriques. Lorsqu’il passa à proximité des vitrines consacrées aux têtes réduites jivaro, il entendit un visiteur s’exclamer:
- De plus en plus surprenant!
Les crânes avaient changé. Plus aucun Cro-Magnon dans cette collection! Uniquement des Pithécanthropes et des Néandertaliens! Comme si l’évolution humaine s’était arrêtée sur cette « voie de garage »! Les crânes se modifièrent encore, mais cette fois-ci sous les yeux de notre dormeur. Ils se remodelaient touche par touche pour ressembler insensiblement à ceux des orang-outans, des yétis, des Gigantopithèques et à ceux des civapithèques. Après tout, le grand Linné lui-même, au XVIII e siècle, n’avait-il pas classé le grand singe roux dans le genre Homo?
Mais le gardien revint avec son pas traînant, épuisé par ses longues années de déambulation. Cependant, son apparence avait changé elle aussi. Maintenant, on aurait dit un vieil orang-outangau poil roux et grisâtre à la fois, aux bajoues flasques et à la crête sagittale défraîchie. Il se dandinait péniblement tout en avançant. Daniel eut à peine le temps de s’étonner que son rêve bascula, le transportant instantanément dans un autre lieu.
La voûte étoilée révélait ce qui, autrefois, il y avait longtemps, avait été une forêt. Ce soir, ce n’était plus qu’une clairière désolée, à la tristesse poignante, où il ne restait plus que des souches d’arbres, des troncs torturés et calcinés, où plus aucun souffle de vie n’était perceptible, où seul le vent lugubre hurlait.
D’après la position des étoiles dans le ciel, notre dormeur sut qu’il avait atterri au cœur de l’île de Bornéo. Un Eden détruit par l’homme! Ravagé par de gigantesques incendies!
Au milieu de cette désolation, une ombre s’interposa. Le daryl androïde intrigué, se retourna.
- Mon enfant, ne sois pas triste, murmura la voix grêle du vieillard.
- Grand-père, sommes nous donc tous coupables de ce génocide et de cette destruction?
- Certes, l’humanité en général, mais pas toi! Tu n’as pas voulu cela. Tu n’as pu l’empêcher, tout simplement.
- Oh! Grand-père, aucun singe n’a pu s’enfuir! Aucun n’a survécu!
- Hélas! Je comprends ta peine et la partage! Les singes ont préféré mourir dans les flammes. Longtemps, au milieu des grondements du feu, la forêt a retenti de leurs cris désespérés, des cris qui ressemblaient à d’étranges pleurs d’enfants si humains!
- Cet univers mort m’est insupportable! Mon XXVI e siècle a recréé la forêt, oui, mais voilà, les singes ne l’habitent plus!
- Recréation inutile, mon enfant! A quoi bon une forêt vide, à quoi bon un monde stérile! Retiens la leçon! Souviens-toi de ce proverbe, aussi vieux que la pensée, que ta pensée: « Là où il n’y a plus de forêt, il n’y a plus de singe! ».
Daniel sortit alors de son cauchemar, tout en sueur, encore sous l’impression pesante des chimères générées par son esprit. Au fond de lui-même, il était presque persuadé que Pamela Johnson n’avait pas aussi tort qu’il paraissait. Une autre idée lui vint. Si Fermat était de retour, c’était grâce à l’action de l’espionne Asturkruk! Et cela satisfaisait Daniel Lin bien plus qu’il n’osait se l’avouer!
***************
Après s’être introduits dans le réseau des Bagaudes, Benjamin et son compagnon avaient quitté le souterrain de la maison sous laquelle ils avaient trouvé refuge pour être transportés de nuit, en chariot bâché, jusqu’au repaire principal d’Elien, c’est-à-dire, une série de cavernes à flanc de parois, sur un des contreforts des Alpes.
Naturellement, le capitaine Sitruk fut présenté audit Elien, qui ne refusait aucun renfort dans son combat contre Rome. Après avoir examiné attentivement la recrue, le chef des Bagaudes ordonna d’une voix sèche:
- Laissez-nous seuls!
Ses hommes obtempérèrent sans discuter.
Le rebelle était un individu massif, à l’aspect trapu, à la barbe hirsute, aux cheveux en désordre, au regard d’acier, au visage marqué par de fines rides qui le faisaient paraître plus âgé que la trentaine, son âge réel. Sa tenue était celle attendue: celle d’un Barbare fier de l’être. Son torse était moulé dans une cuirasse romaine tandis que, sur ses épaules, était roulée une peau de loup lui servant de manteau. Quant à l’épée qui lui battait les flancs, elle avait été forgée dans un atelier gaulois.
Elien était assis sur un siège curule en bois, entouré d’une série de récipients de la plus belle céramique sigillée d’un rouge brique caractéristique. Des braseros réchauffaient l’atmosphère humide. Benjamin savait que tous ces objets provenaient de razzias effectuées contre les paisibles marchands gallo-romains.
Nullement intimidé par l’examen dont il était l’objet, celui qui, déjà depuis quelques années, avait accepté de prendre le nom de Maximien, regardait droit dans les yeux Elien.
- Tu n’es pas un paysan, toi! S’exclama le Gaulois. Encore moins un ouvrier! Tes mains sont dépourvues de cals. Apparemment, tu ignores ce qu’est le travail manuel, le corps brisé par la fatigue quotidienne. Quant à tes hardes et à ton visage noirci, maquillage que tout cela! Et ta taille, tes cheveux roux! De plus, tu es bien trop nourri! On sent que ton corps est entraîné par la gymnastique, l’équitation et le maniement des armes. Alors, réponds-moi franchement: qui es-tu?
- Tu n’es point sot, Elien. Pourquoi me demandes-tu mon identité alors que tu l’as devinée? Y a-t-il dans tout l’Empire un homme qui égale ma stature?
- Alors, puisque tu le reconnais implicitement, j’ose te nommer! Tu es le co-empereur César Maximianus et Dioclès t’envoie à moi. Mais, maintenant, tu te retrouves mon prisonnier. Ta témérité t’a fait commettre une erreur.
- Ah! Pardon, moi je dirais que Dioclès reconnaît enfin ta valeur!
- Il suffit! Jeta Elien furieux.
Appelant ses gardes, il cria:
- Attachez-moi cet homme solidement! Je vais pouvoir réclamer une rançon royale. Mais, auparavant, tu seras marqué au fer rouge comme n’importe quel prisonnier. Pas de traitement de faveur pour toi!
- Que tu crois! Répondit Benjamin de la même façon, c’est-à-dire en hurlant.
Sans effort, il se débarrassa des deux gardes qui l’enserraient déjà. Puis, apparemment indifférent à la douleur, il se saisit d’un brasero et le projeta avec violence contre des renforts qui accouraient dans la caverne. Ensuite, toujours pas essoufflé, il s’empara du glaive d’un des rebelles et fit tournoyer son arme, menaçant l’assistance.
- Alors? Qui aura le courage de m’affronter? Rugit-il. Qui osera? Pas toi Elien, le couard!
Elien répliqua à cette insulte par le rire.
- Maintenant, je comprends pourquoi on te surnomme Maximien Hercule! J’accepte un combat à la loyale, à mains nues, rien que pour te prouver que je ne suis pas le lâche que tu crois! Compagnons, formez le cercle!
- Et si je gagne, quel sera mon sort?
- Oh! Je ne suis pas assez naïf pour te laisser partir libre sain et sauf! Cependant, je reconnais que ton courage me plaît. Je veux voir ce que tu as exactement dans le ventre.
- Moi de même. Rome a besoin d’hommes de ta trempe et non de femmelettes paradant dans les ors des palais parées comme des créatures de mauvaise vie!
Ayant dit cela, Benjamin jeta son glaive au sol, loin de lui. Un cercle approximatif fut tracé avec du charbon de bois à même la terre. Autour de celui-ci, les Bagaudes s’agglutinèrent. Ils hurlaient et trépignaient d’impatience. De vive voix, ils encourageaient ainsi leur chef. Des torches nombreuses éclairaient l’arène improvisée du combat.
Elien s’était mis torse nu, dévoilant sa puissante musculature. Il n’avait pas une once de graisse. Benjamin avait fait de même. On voyait à ses pectoraux et à ses muscles abdominaux qu’il avait l’habitude de s’exercer. A vrai dire, il s’était entraîné des années durant avec Daniel Wu, non seulement au judo et aux arts martiaux asiatiques, mais aussi à d’autres formes de combat bien plus exotiques , notamment le terrible Kaa-Bing-Aar, le célèbre corps à corps des Kronkos, qui se soldait chaque fois par une mort, du moins lorsque deux Troodons s’affrontaient. Benjamin pouvait s’enorgueillir d‘avoir atteint le niveau « terre », c’est-à-dire celui d’un enfant de sept ans, ce qui n’était pas mal pour un simple humain! Néanmoins, l’Alliance des 1045 planètes avait rigoureusement réglementé la tenue de ces combats, depuis que les Troodons avaient prêté allégeance à l’Empire quatre-vingts ans auparavant. Cela n’empêchait pas que, dans des tripots clandestins, la race guerrière de Kiku-U-Tu s’adonnait à son sport favori. Seule la soif du sang avait l’heur de calmer la colère latente des Kronkos.
Donc, pour les lecteurs qui n’auraient pas compris de quoi il retournait, Benjamin, l’exilé temporel pratiquait un mélange de lutte gréco-romaine, d’arts martiaux, de catch et de Kaa-Bing-Aar.
Après quelques secondes d’observation, le corps à corps commença véritablement. Le premier qui roula dans la poussière fut Elien, mais il se releva promptement, usant de ses épaules pour se redresser. Grâce à ses muscles puissants, il réussit à emprisonner les deux jambes de son adversaire. Poussant un cri de rage, ce dernier effectua une sorte de saut périlleux grâce à un tour de reins magnifique, parvenant ainsi à se débarrasser de la prise du Bagaude!
Maintenant, dressé les jambes écartées, le capitaine Sitruk attendait la prochaine attaque. Son sourire mauvais dévoilait des dents carnassières. C’était à peine s’il était essoufflé. Hurlant d’une colère non feinte, Elien fonça la tête la première contre le César. D’un simple crochet de jambe, Maximien fit alors trébucher le présomptueux Bagaude, puis, saisissant la main gauche de celui-ci, il lui fit une clé qui l’immobilisa, crispé, sur le sol de terre. Soufflant comme une forge, les yeux étrécis par la souffrance, le visage luisant de sueur, Elien articula d’une voix rauque:
- Par les dieux, où donc as-tu appris à te battre ainsi? Chez les Hyperboréens?
- Presque mon vieux, presque! Rétorqua sarcastiquement Benjamin. Alors, cries-tu grâce?
- Que nenni! Je ne puis perdre la face devant les miens!
- Comme tu veux, siffla Benjamin Maximien, haussant les épaules. Mais je te préviens, je puis combattre cinq hommes à la fois. Je ne connais qu’une personne qui puisse me faire poser le genou à terre, et elle vit fort loin d’ici!
- Tu te vantes, prince! Si je suis vaincu, je suis un homme mort, souffla le Gaulois à l’oreille du Romain. Le comprends-tu?
- Parfaitement!
Le combat reprit donc. Mais on sentait que, pour Elien, le cœur n’y était plus. Cependant, Benjamin, diplomate, commit alors volontairement une faute grossière, ce qui permit au Bagaude de plaquer au sol le géant qui se laissa faire sans résister! Absolument pas dupe de ce tour, mais jouant le jeu, Elien se pencha sur son adversaire pour mieux entendre la reddition du César qui clama bien haut :
- Arrêtons là! J’avoue ma défaite: Elien a gagné à la loyale!
L’assistance explosa de joie et ses cris se répercutèrent longuement dans toutes les salles de l’immense caverne.
***************
Sur la planète Aruspus, Antor et Schlffpt avaient pu entrer en contact télépathique avec la seconde espèce intelligente de l’astre, celle qui représentait un danger pour les Alphaego. Il s’agissait d’une race bio cristalline Elle ne croissait que sous un froid intense, dans une atmosphère excessivement ténue.
Pour l’heure, une gangue épaisse emprisonnait donc la coque du Langevin et les bio cristaux n’avaient pas réussi à assimiler la matière composite du vaisseau. Match nul! La pensée diffuse de la colonie de corail n’avait pas eu d’autre choix que de parlementer avec l’ambassadeur et le médusoïde.
- Il faut comprendre nos difficultés, faisait-elle. Nous ne pouvons que diminuer légèrement la pression sur votre maison protection! Pour nous, toute coque représente un ennemi potentiel. Les larves blanchâtres ne sont pas nées ici, contrairement à ce que vous pensez. Elles ont été apportées par les vents stellaires, il y a des éons. A l’origine, il y avait sur cet astre deux espèces rivales: nous, les bio cristaux coralliens et nos ennemis naturels, les bivalves géants de nacre et de calcaire, qui, par la multiplication incessante et la construction de leurs coquilles, nous disputaient le terrain. Ils dévoraient nos nouveaux-nés protopolypes en les filtrant, leur coque béante! Pour nous défendre, nous avons dû apprendre à les parasiter, édifier sur eux nos madrépores, les entourant ainsi de notre gangue afin de les étouffer et de les écraser. Mais lorsque les bivalves ont disparu, les larves sont alors arrivées.
- Nous ne constituons pas un danger pour vous, au contraire! Objecta vivement Antor. Nous sommes en train de mourir; vous nous tuez!
Schlffpt renchérit.
- Voyez dans mon esprit: nous sommes frères. Comparez ma structure à la vôtre. Je suis un être biologique. Vous alliez le cristal à la chair. Chez mon espèce, nos enfants sont des larves polypes comme chez vous. Nous avons dû, nous aussi, combattre des bivalves géants, cependant dépourvus d’intelligence. Les Alphaego cherchent à nous détruire tous deux. Faisons alliance!
Antor rajouta.
- Ils assimilent les vertébrés ou le crustaçoïdes et éliminent ceux qui n’ont ni coquille ni squelette. Ils se nourrissent ainsi et absorbent l’esprit et les souffrances de leurs victimes.
- Vous dites vrai; nous l’avons constaté. Ce qui vous entoure, cette maison abri n’est pas naturelle.
- Bien sûr, fit Schlffpt, sans elle, nous ne pourrions vivre ici, sur votre astre. Notre planète est située fort loin…
- Je vois dans votre esprit à quoi vous ressemblez précisément, pensa un corail individuellement. Vous êtes des formes abouties de ces larves mais cependant, vous ne dégagez pas la même odeur, ce suc de cruauté et de malveillance.
- Nous allons vous aider, conclurent en chœur les bio cristaux.
- Amis, frères, ne perturbez point la tempête puisque celle-ci a pour résultat d’éloigner les Alphaego, conseilla l’ambassadeur. Servez-nous donc de sentinelles, plutôt, nous préviendrons ainsi leur attaque. Il nous faut le temps de réalimenter nos moteurs en synthétisant les cristaux de charpakium.
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Tous les trente jours, la guilde tenait conseil. La séance avait lieu dans une espèce de hangar aménagé avec un luxe barbare. L’hyper technologie alternait avec les peaux de bête, les soies sauvages et les pierres précieuses. Tous les membres de la guilde étaient armés de sabres laser, de la double épée, de couteaux et de fuseurs de poing. Le baron Opalaanka siégeait à la droite de Maximien, le vrai, rappelons-le! Vêtu de chaudes fourrures, il ressemblait à un Hun de l’Antiquité tardive, mais il était roux et ses poils envahissaient sa figure.
A gauche du Romain, Saktar qui paraissait être totalement déplacé dans un tel lieu au milieu de ces brutes. Grand, mince, ayant passé une tunique de soie bleue, le visage en lame de couteau, les yeux perçants et fort mobiles, il consultait avec une froideur nonchalante un carnet de notes électronique.
Dans la salle, régnait un brouhaha que rien, apparemment ne pourrait calmer. Mais lorsque Maximien tapa de la crosse de son sabre laser la grande table circulaire en marbre authentique, le silence se fit brusquement;
- Je déclare ouverte la quinzième séance de la guilde, déclara le Romain. Trésorier, à toi la parole!
- Nous avons une augmentation du chiffre d’affaires de 34% par rapport au précédent bilan, dit Saktar. Les bénéfices ont été redistribués équitablement entre tous nos soldats marchands. Une prime a été dévolue à notre général, le baron Opalaanka. Nous avons capturé et pillé vingt-huit vaisseaux ovinoïdes, trois vaisseaux scouts Haäns, neuf navettes de l’Alliance, un transport de marchandises naorien, deux raptors Castorii un vaisseau espion odaraien, ainsi que quelques yachts privés désarmés mais richement pourvus en produits de luxe: bijoux liquides vivants, bière frelatée Castorii, fourrures de chenilles géantes de Mingo, tissus intelligents de Sartoris, et or en quantité.
- Tout cela est prometteur, se réjouit Maximien en se frottant les mains. Mais j’ai été informé d’un accrochage avec un vaisseau de reconnaissance de l’Empire des 1045 planètes.
- Effectivement! S’écria le Haän. Or, ce vaisseau a pu s’enfuir et il y avait à son bord l’amiral éléphantoïde Harduin, le commandant suprême de l’Alliance!
Le baron jeta un regard noir à l’Hellados que, visiblement, il accusait de cette faute. Saktar lisait sans difficulté les pensées d’Opalaanka mais préféra ne pas relever l’attitude du Haän. Ce dernier était pourtant fermement décidé à ne pas en rester là! En effet, avec sa répugnance à user de violence pour agrandir les bénéfices de la guilde, Saktar représentait un sérieux obstacle que le baron voulait éliminer.
- Maximien, reprit Opalaanka, si l’Hellados est un bon trésorier, ce que je reconnais volontiers, je doute de son efficacité dans les combats de nos raptors contre les vaisseaux de l’Alliance. Si Harduin s’est échappé, c’est parce que Saktar pilotait mon raptor!
- Ah! Pardon! Pas du tout! Maximien, ne l’écoute pas! Opalaanka arrange la scène en sa faveur! L’amiral éléphantoïde a appliqué la tactique rétiaire, voilà! Je n’avais d’autre choix que de reculer pour ne pas être enfermé!
Le Haän tapa du poing sur la table et éructa.
- Ce freluquet, ce minus qui ose me contredire et qui est dépourvu du courage de combattre au corps à corps! Les Helladoï sont semblables à de fragiles et jolies fleurs qui ont besoin d’un terreau nourricier pour s’épanouir! Mais un vrai guerrier n’a que faire des fleurs! Il les arrache ou les noie dans le sang de ses adversaires en guise d’arrosage!
- Du calme, vous deux, commanda Maximien d’une voix sans réplique. Opalaanka, tu dois être conscient que j’ai besoin, vraiment, des capacités et des talents de Saktar. Et toi, Saktar, sache que je ne puis me passer de la fureur guerrière d’Opalaanka! Il appartient à la Première Caste, celle des compagnons de Tsanu V, le souverain qui chassa les Odaraïens de la planète mère Haän, Haäsucq.
- Oui, c’est tout à fait exact, et je suis fier de cette ascendance! Mon sang mauve est plus sombre que la terre que tu foules aujourd’hui, lavette!
Dans un mouvement très humain, Saktar haussa les épaules.
- Il faut de tout pour faire un monde, dit un proverbe terrien, soupira l’Hellados. Mais nous perdons du temps en disputes vaines. Penchons-nous plutôt sur le plan de notre prochaine attaque.
Faisant comme si rien ne s’était passé, Maximien acquiesça. Opalaanka ruminait silencieusement sa colère. Une vague idée meurtrière germait dans les méandres de son cerveau.
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samedi 14 novembre 2009

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 25

Chapitre 25


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Sous la tente de commandement du camp romain établi à huit milliae de Vienna, le César Benjamin avait réuni son état-major afin de décider d’une nouvelle tactique plus efficace contre les Bagaudes qui n’avaient cessé de harceler et d’entraver la marche et la progression des légions romaines.

- Plusieurs choix s’offrent à nous, énuméra le co-empereur. Soit la bataille rangée, -que les brigands refusent-, soit l’infiltration des Bagaudes, soit la capture d’Élien, soit encore la retraite. Nous pourrions également traiter avec eux. Mais qu’est-ce que cela donnerait?

Le légat Burrus objecta.

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- César, nos hommes sont épuisés; ils se battent depuis trop longtemps. La colère monte. Pour vaincre les Bagaudes, opte pour la ruse!

- La ruse, oui, j’y songeais, opina Benjamin. Mais il me faut Elien vivant. Ah! Si cet homme était au service de l’Empereur! Il ferait un stratège et un conseiller militaire hors pair! Nous devons retourner Elien, même s’il nous faut pour cela vider tous les coffres de Rome! Les plus grands ennemis de l’Empire, ce sont les usurpateurs déclarés, ceux qui, tel Carausius en Bretagne, veulent la pourpre! Elien n’aspire pas à l’Empire, lui! Mais je puis lui faire miroiter cette promesse en l’adoptant. Le rêve de tout Gaulois est de voir l’un de sa race assis sur le siège curule.



http://www.monnaiesdantan.com/medias/gallien-antoninien-257-258-z26445.jpg,

-César, souviens-toi de la sécession de Postumus contre Gallien!

- Je connais mon histoire; il nous faut avant tout trouver le repaire des Bagaudes et, ainsi infiltrer la « cour » d’Elien. Si nécessaire, je suis prêt à payer de ma personne!

- César, tu joues avec le feu! Tu es irremplaçable. Quel avenir pour Rome si tu disparais?

- Jupiter tonnant lui-même risque de lever sa main protectrice de dessus ta personne! N’attire pas l’ Ira deorum!

- Mes compagnons, je ne suis point superstitieux! Qui ne tente rien n’a rien! Ma devise est: « j’ose »! Que l’on me procure sans retard des hardes de berger! Je partirai en reconnaissance dès que l’aurore blanchira le ciel. J’ai dit!

- A tes ordres, César!

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Dans la navette Einstein, tout le monde réfléchissait quant à la meilleure manière de prévenir la nouvelle mort de Fermat. Presque immédiatement, Daniel avait écarté la solution qui l’obligeait à intervenir en chair et en os, sauf, bien entendu, nécessité extrême.

Violetta demanda la raison de cette décision incompréhensible à ses yeux.

- Réfléchis un peu, ma nièce. Ce Fermat-ci est plus jeune manifestement que celui qui est mort victime d’une souricière tendue par les Asturkruks! Il a bien l’air de correspondre au Fermat des années 2505-2506. Or, dans le cours de l’histoire que nous avons vécu, le commandant ne s’est jamais rendu dans le passé de la Terre. Dans la seconde chrono ligne si!

- Ainsi, ce que tu sous-entends, c’est que ce Fermat vient du 2505 bis et s’est donc baladé en 1990, 1995, en 1966...

- Oh! Soupira Mathieu, tout cela ne résout pas notre problème!

- Il n’empêche, oncle Daniel! Tu n’as pas franchement répondu à ma question. Ne m’objecte pas que tu crains un nouvel accroc au continuum spatio-temporel! Ça ne tient pas debout justement à cause de la complexité du Multivers!

-Hé bien, fit Mathieu, tous ces voyages ne t’ont pas coupé la langue, cousine!

- Mathieu, je te prie de laisser ton ironie au vestiaire!

- En fait, murmura Daniel, je me sens quelque peu gêné face à ce Fermat-là!

- Oh! Et tu recules l’affrontement, le repoussant le plus tard possible!

- En quelque sorte. Voyez-vous, il faudra que je prépare mentalement mon ancien commandant à me percevoir différemment. Or, mon don télépathique n’est, hélas, pas aussi puissant et développé que celui d’Antor. Il ne franchit pas les barrières temporelles facilement…

- Dans ce cas, suggéra Marie, pourquoi ne pas nous rendre dans le passé, en 1963?

- Nous resterions en orbite autour de la Terre, compléta son frère.

- Qui vous dit que je n’allais pas le faire? Seulement, je ne veux pas me montrer trop tôt physiquement.

- J’en conclus que tu n’envisages pas un message télépathique, proféra Violetta.

- Non! Fermat était plutôt rétif à ce procédé.

- Envoyons Ufo! S’écria Marie.

- Génial! S’enthousiasma Mathieu. Assurément, il connaît ton chat!

- Certes! Mais il suffit d’une bonne odeur particulièrement alléchante pour le détourner de son objectif!

- Quelle idée aussi d’avoir créé un ventre à pattes, jeta la fillette. Dans ce cas, envoyons Bing!

- Mon chien? Siffla Violetta avec réprobation. Je m’y oppose formellement! Et puis, tu sembles oublier qu’il ne connaît pas Fermat!

- Mais non, cousine, reprit la plus jeune, tu fais erreur sur la personne! Bing connaît Franz et le duc aime les chiens! L’animal le reconnaîtra tout de suite. Tu sais, ton fox-terrier est un sacré cabot! Hautain, curieux, il flaire aussi sans cesse dans tous les coins, à la recherche d’une femelle… Et puis, il n’oublie jamais une odeur ou la main qui le caresse.

- Où as-tu pris, Marie, cette idée de te servir du chat ou du chien?

- Ben, papa… Tout simplement dans les romans de l’époque! Ainsi que dans le manuel d’anglais des jumelles… Dans le passé, il était courant que les chiens domestiques soient utilisés comme messagers ou encore comme espions. Dans « Le Club des Cinq », Dagobert accomplissait ce genre d’exploit tout le temps!

- De plus, compléta Mathieu, vers les années 1980, dans les gares londoniennes, il y avait des terriers dressés exprès pour porter des messages aux voyageurs fraîchement débarqués et désemparés. Dans le bouquin de Liliane et Sylviane, Marie m’a raconté que la chienne Airedale-terrier Polly, une sorte de fox géant, âgée de huit ans…

- Soit, les enfants, cessez. Je capitule!

- D’accord! Mais tu te charges du dressage de Bing, naturellement, lança Violetta amusée.

- Naturellement, ma chère nièce! Quelle corvée cela va être!

***************

Surface d’Aruspus, vaisseau Langevin. L’équipage avait gagné plus de trois heures de répit, ce qui laissait Antor profondément perplexe. Lorsque Chtuh lui signala que les conditions atmosphériques sur la planète se dégradaient très rapidement, l’ambassadeur comprit.

- Excellence, voyez les données des senseurs en fonction. Une tempête d’une violence extrême se prépare. A l’extérieur, la température chute à une vitesse vertigineuse. Elle va sans doute atteindre cent cinquante degrés Kelvin.

- La coque peut-elle résister à une température aussi basse?

- Monsieur, ce sera limite! Le revêtement métamorphe qui nous protège n’a jamais dû subir, y compris en laboratoire, au stade des essais, un froid aussi intense. Mais il y a plus inquiétant encore… La force des vents.

- Nous ferons face au fur et à mesure que les problèmes se poseront. Chtuh, vous avez le centre de commandement. Je vais aller voir le docteur di Fabbrini. Je veux connaître l’état de l’équipage et savoir précisément où en est la réanimation.

A l’infirmerie principale, Lorenza et Schlffpt s’activaient. Peu à peu, ils sortaient de stase les techniciens et les officiers supérieurs du vaisseau: Warchifi, Chérifi, les félinoïdes, cinq Castorii, deux Helladoï, et ainsi de suite. Parfois, le traitement à base de protéines de K’Tou ratait quelque peu et les patients traités régressaient, notamment un félinoïde qui retourna au stade du tigre à dents de sabre, très agressif, qui feulait, levait ses pattes aux griffes monstrueuses, et qui menaçait de sauter sur l’équipe de réanimation à tout instant. Fort dangereux, il fallut donc se résoudre à l’abattre.

Un Castorii vieillit en quelques minutes de cent cinquante ans. Il apparut comme un vieillard chenu et cassé, à peine capable de marcher seul. Quant au médecin en second, Denis O’Rourke, il eut la chance de recouvrer son aspect normal. Quelque peu vaseux, il aida néanmoins le reste de l’équipe médicale dans sa pénible tâche.

Antor entra juste à l’instant délicat où O’Rourke s’apprêtait à tirer de son sommeil artificiel le capitaine Maïakovska qui avait régressé jusqu’à prendre l’aspect d’un effrayant fœtus surdimensionné de deux mètres de hauteur et âgé de six mois!

Quelque peu inquiète, Lorenza s’exclama.

- Allez-y doucement avec le traitement, Denis! Daniel ne nous pardonnerait pas une erreur concernant sa douce Irina. Avez-vous mesuré précisément la dose nécessaire?

- Plutôt deux fois qu’une et au millionième de centimètre cube!

- Voyez, il ne faudrait pas qu’Irina ressemblât à une Lucy Australopithèque!

- Ou encore à la vieille sorcière Baba Yaga! Rajouta O’Rourke avec son humour froid.

- Ah! Antor! Fit le docteur di Fabbrini en se retournant. Toujours pas d’attaque de la part de nos ennemis?

- Pas pour l’instant, docteur. Mais la tempête de glace commence à secouer dangereusement notre vaisseau déjà fort malmené par cet atterrissage en catastrophe.

- Il est vrai que, depuis quelques minutes, nous entendons d’affreux grincements, émit Schlffpt, comme si toutes les superstructures du Langevin étaient mises à mal. A combien donc souffle le vent dehors?

- A quelques trois cents kilomètres à l’heure, répondit le diplomate, et cela empire à chaque minute. De plus, ce vent charrie des cristaux de glace qui bombardent la coque.

Or, à cette seconde, la voix de Chtuh retentit dans l’intercom.

- Alerte pourpre! Je répète: alerte pourpre! Cristallisation de la surface externe du vaisseau. Rayons répulsifs efficaces partiellement, à moins de 48%.

Antor, toujours aussi calme, répondit aussitôt.

- Une sorte de corail de glace est donc en train de coloniser la coque du Langevin. Est-ce bien cela Chtuh?

- Affirmatif, Excellence!

- De quelles réserves d’énergie disposons-nous? Demanda Antor.

- De 37%, monsieur, répliqua le lieutenant dinosauroïde. Mais en transférant toute la puissance disponible dans les rayons répulsifs, et en ne maintenant que le strict minimum d’énergie pour la survie, il est possible que nous parvenions à stopper la colonisation.

- Dans ce cas, Chtuh, exécution!

- Oui, Excellence! J’entame le processus de transfert maintenant.

- Antor, nous allons souffrir du froid, constata Lorenza.

- La teneur en oxygène de notre atmosphère sera à peine suffisante, se permit de rajouter O’Rourke.

- Nous devons survivre, docteur! Nous n’avons pas le choix! De plus, j’ai le sentiment dérangeant qu’on nous observe. Ce ne sont pas les Alphaego. Il y a manifestement une autre intelligence sur Aruspus! Sentez-vous aussi sa présence, Schlffpt?

- Vous avez raison ambassadeur, opina le médusoïde, après un temps d’arrêt. J’ignore cependant si ces inconnus sont hostiles. Les Alphaego les craignent, c’est tout ce que je puis affirmer.

Lorenza, éperdue, à bout de nerfs, et à qui cet échange mental échappait, s’écria:

- Enfin tous les deux, expliquez-vous! Assez de messes basses!

- Je crois que la tempête de glace a été provoquée, émit Schlffpt.

- Oui, c’est cela, compléta Antor de vive voix. Or, c’est dans ces conditions extrêmes que les adversaires natifs des Alphaego fabriquent leurs défenses.

- Pouvons-nous espérer communiquer avec eux? S’informa Denis pragmatique.

- Je perçois que leurs schémas de pensées sont très éloignés des nôtres. Reprit l’ambassadeur. Il faudrait que nous fusionnons télépathiquement Schlffpt, moi-même et les autres membres dotés de pouvoirs psy…

- Tâche très difficile et pénible car le froid qui commence à régner ici me pousse à hiberner, fit le médusoïde.

- Essayez de persuader Uruhu de vous aider, suggéra Lorenza. Lui-même est bâti pour affronter des températures plus que basses, de l’ordre de moins cinquante degrés Celsius. Nous avons déjà dans l’infirmerie cinq degrés!

***************

Dans un penthouse, au sommet d’un des plus hauts gratte-ciel de New York, un homme de corpulence massive, les cheveux bruns, les tempes dégagées, pianotait sur son ordinateur portable. L’écran de l’appareil s’éclaira et le visage glabre accompagné d’un crâne entièrement chauve d’un individu à la peau très pâle apparut.

- Maître, j’attends vous ordres, dit en anglais l’inconnu.

- Ah! Kintu! Toujours aussi dévoué et empressé à me servir! Fit l’homme, son accent américain légèrement teinté de retombées européennes. Tu aimes les voyages, je le sais. Alors, je t’ai choisi pour ce qui suit. Tu vas te rendre en France, à Orly plus précisément.

- Oui, maître, bien certainement. Mais quand?

- Un peu avant le 28 janvier 1963. Il faudra que tu sois à Orly exactement le jour que je viens de te dire, lors de l’atterrissage du vol 74 en provenance de New York. Naturellement, afin de passer inaperçu, tu te grimeras.

- Qui dois-je tuer, maître?

- Otto von Möll. Il sera dans l’avion avec un type qui n’a rien à faire ici, dans cette dimension! Un Français.

- Dois-je aussi l’exécuter, maître?

- Pas précisément. Mais s’il reçoit une balle, je n’en serai pas affecté outre mesure… Tu as toute liberté pour agir comme tu l’entends, selon les circonstances, mon fidèle Kintu.

- Maître, et l’Homo Spiritus?

- Ah oui! Je l’oubliais celui-là! Ne t’inquiète pas de lui. Il nous laissera tranquille une semaine durant au moins. Il est fort occupé à détourner les missiles des Soviétiques sur l’ère secondaire!

- Puis-je espérer une récompense, maître?

- Sacré Kintu! Si tu réussis cette mission, tu pourras te rendre à Rio pour le carnaval.

- J’exécute vos ordres avec enthousiasme, maître!

Kintu Guptao Yi Ka sourit naïvement tandis que celui qui s’était baptisé pompeusement l’Ennemi se connectait avec l’Entité du Commandeur Suprême.

***************

Depuis près de cinq heures André Fermat et le général Patterson s’affrontaient en présence d’Otto Möll qui se demandait ce qu’il faisait dans ce bureau.

- Mais, enfin général, vous devez absolument me croire, éclata enfin Fermat, excédé, la patience n’étant pas son fort. Tous les renseignements que je vous ai donnés sur von Hauerstadt, je n’ai pu les tirer d’un livre, avouez-le!

- Peut-être, fit le général dubitatif.

- Mais, objecta Otto, jamais Franz ne m’a parlé de vous! Pourtant la description que vous avez fournie de la propriété des Malicourt, la demeure des grands-parents maternels de mon ami, est exacte! Vous avez été jusqu’à énumérer la marque de son poste de télévision, les hobbies d’Elisabeth, décrire le tissu du divan du salon bleu, et tout cela sans jamais avoir vu ou mis les pieds dans ce château! Ça ne tient pas debout!

- A quel jeu jouez-vous? Reprit Patterson. Je vous ai fait rencontrer monsieur Möll, et, maintenant, vous exigez d’être mis en présence d’Hauerstadt lui-même! A supposer que je cède, ce qui ne sera pas le cas, cet homme ne se trouve pas actuellement aux States!

- Effectivement, renseigna Otto. A cette époque de l’année, il skie dans une station de sports d’hiver de Bavière. Mais on dit qu’en Europe, une terrible tempête de neige s’est abattue du nord de la France jusqu’au sud de l’Allemagne ainsi qu’au centre de la Suisse. On parle même de records de froid.

- Oh! Je sais, fit Fermat. Il fera jusqu’à moins 35,7°C dans le Jura! Ce sera presque l’hiver le plus froid du siècle.

Si ces phrases n’attirèrent pas l’attention du général, au contraire, elles firent sursauter Otto.

- Général, demanda le sexagénaire, pouvez-vous me laisser seul avec ce français quelques minutes? Sans micro, sans oreilles collées sur les battants des portes?

- Monsieur Möll, ce que vous me demandez là est dangereux!

- Écoutez! Je crois avoir déjà assez donné de preuves de mon patriotisme!

- Votre sécurité est en jeu et non votre attachement pour votre patrie d’adoption! Nous ignorons toujours ce que cet homme fait ici, et comment il s’est introduit dans cette base.

- Justement, poursuivit obstiné, le germano-américain. Je crois pouvoir résoudre cette énigme en le questionnant personnellement. Manifestement, monsieur Fermat ne peut s’échapper de ce bureau. Il y a tout un bataillon de gardes à proximité. De plus, vous lui avez ôté son étrange protection.

- Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas tenter de sortir de ce lieu! Je ne possède plus sur moi ni armes offensives ni armes défensives!

- Certes, mais vous êtes plus grand et plus fort que monsieur Möll et…

- Lorsque je fais une promesse, je la tiens!

Le ton sur lequel André prononça ces mots persuada Patterson. Fermat affichait une telle dignité et une telle résolution qu’on avait envie de lui faire confiance. Ainsi, il ressemblait à ces preux chevaliers blanchis sous le harnais. Son regard croisa celui du général. La franchise se reflétait dans ses yeux.

- Soit, je vous accorde dix minutes, pas plus! Je risque mes galons si quelque chose de fâcheux survient.

Furieux, le général Patterson quitta son bureau en claquant la porte. Puis, il donna l’ordre à ses hommes de reculer d’une dizaine de mètres, le fusil mitrailleur prêt à tirer. Cependant, dans la pièce, l’échange espéré par André avait lieu.

- Merci pour cette marque de confiance, monsieur Möll.

Otto lui répondit dans un français laborieux.

- J’ai simplement compris que vous veniez du futur. Êtes-vous en contact avec mon petit-fils Stephen Möll ou peut-être même avec celui qui se fait appeler Michaël?

-Je ne les ai jamais rencontrés… même si, parfois, je me demande ….

Après avoir marqué une pause, André reprit.

- Mais ce serait trop long à vous expliquer.

- Dans ce cas, vous venez certainement d’avant la Troisième Guerre mondiale, avant les années 1990!

- Il est vrai que je viens du futur, mais pas du vôtre. Il y a plusieurs pistes temporelles. Ainsi, je n’ai jamais vu Franz von Hauerstadt, du moins en chair et en os. Toutefois, je le connais assez bien par les disques laissés par Sarton. Celui-ci est un extraterrestre qui vécut du XXIIe au XXVe siècles. Dans le cours de mon histoire, il mit au point un chrono vision qui lui permit ainsi d’étudier les différentes possibilités offertes par le cours du temps. Son but était d’empêcher une autre race extraterrestre, belliqueuse et brutale, de conquérir la Galaxie. Ainsi, il se retrouva à protéger la Terre. Mais il y eut une piste où il échoua. De mon côté, pour échapper à mon effacement concomitant de celui de mon monde, dans un Univers manipulé par les Haäns, j’ai dû me réfugier dans le passé, à une époque qui n’intéressait pas les conquérants. Voyez, ma civilisation a été détruite. Naturellement, je veux restaurer mon futur. Or, je sais que votre ami et vous-même avez construit un translateur.

- Ainsi, vous savez mon secret que la CIA et que l’armée ignorent pourtant! Par contre, les Russes convoitent ma machine.

- Ils vous ont volé un appareil en 1959, mais ils ne parviennent pas à le faire fonctionner. Ils abandonneront leurs tentatives en 1970. Je pense que vous avez entendu parler d’un certain Diubinov. Je puis vous révéler que dans votre histoire, il atteindra le plus haut poste de l’URSS.

- Oh! Je suis tout prêt à croire vos propos, mais qu’est-ce qui pourrait finalement me persuader?

- Franz von Hauerstadt est le seul homme de ce temps-ci à exister dans d’autres harmoniques. Pour cette raison, il est réceptif. Michaël le lui a dit. Mais vous pourrez lui demander confirmation même si, présentement vous êtes en froid tous deux à propos d’une expédition remontant à 1959 et qui a échoué. Il s’agissait d’enlever Johanna van der Zelden, votre cousine. C’était là, pour résumer, l’essentiel de la teneur des informations livrées par Sarton.

- Vous m’avez convaincu. Je n’ai jamais révélé à quiconque les raisons de ma brouille avec Franz. Mes fils eux-mêmes n’en savent rien. Ce Sarton est-il allé jusqu’à violer notre intimité?

- La retenue et la morale helladiennes l’en auront dissuadé.

- Bien, vous m’en voyez rassuré! Il me reste à rappeler Patterson.

***************

Le général Patterson dut en convenir. Le sieur Otto Möll avait plus de pouvoir et d’autorité que sa propre personne! Ainsi, le germano-américain obtint assez facilement la libération de Fermat qui fut mis toutefois sous surveillance plus ou moins discrète. La CIA conduisit une enquête sur cet inconnu et conclut que ledit André Fermat était réellement un homme surgi de nulle part, apparu subitement dans un centre militaire secret américain! Il n’était pas passé par le service d’immigration. Il n’était pas non plus entré clandestinement aux States, y compris sous une fausse identité; il était totalement inconnu des services d’Interpol ainsi que des services secrets alliés. Il était fort probable que le KGB n’en sût pas davantage sur ce mystérieux individu d’après les agents infiltrés à l’Est!

On creusa la piste française. Il y avait environ un millier de familles répondant à ce patronyme, mais aucun André correspondant à l’intrus! Son homonyme, qui ne lui ressemblait pas du tout, était un viticulteur réputé de Bourgogne!

Cependant, logé chez Otto, le commandant Fermat prenait son mal en patience. Il lui tardait fort de rencontrer Franz von Hauerstadt afin, grâce à son aide, de regagner l’année 1995. Il n’aimait pas se retrouver coincé dans ce passé et cette piste différente. Il ne supportait pas non plus la surveillance dont il était l’objet. Il espérait, grâce au duc, entrer en contact d’une manière ou d’une autre avec la doctoresse di Fabbrini. Surtout, ce qui le rongeait, c’était son inquiétude concernant le sort du capitaine Wu. Bien évidemment, il ignorait que celui-ci avait été finalement libéré et que lui, Fermat, n’était qu’un duplicata d’André, un double engendré par une déchirure au sein du Pan Multivers!

En attendant, chaque soir, il demandait pourquoi Otto et lui-même ne pouvaient encore se rendre en France. Il jugeait tout à fait dérisoire, sans raison la surveillance agaçante dont il était l’objet. Incroyablement, il avait obtenu un passeport provisoire! Après tout, les autorités américaines n’étaient peut-être pas aussi paranoïaques qu’elles le paraissaient! Ou encore, on voulait se débarrasser de cette énigme vivante!

Comme on le voit, l’esprit d’André tournait en rond et Möll peinait à le rasséréner.

- Le temps ne s’améliore pas en Europe. Franz se trouve toujours coincé dans sa station de sports d’hiver. Son fils aîné m’a confirmé que ce ne serait pas avant dimanche, pour le moins, qu’il serait de retour dans la propriété maternelle avec Elisabeth et les jumelles. Des tempêtes de neige comme celle que subit le vieux continent, on n’en voit que tous les dix ou vingt ans là-bas!

- Oui, vous ne savez pas encore réguler le climat, ou du moins empêcher de telles tempêtes!

- Vous connaissez ma passion pour la science, la physique, la mécanique… Cependant, j’ignore tout de la génétique et…

- N’espérez pas trop de miracles de la génétique! Certes, elle a, du moins à mon époque, permis d’éviter certaines maladies ou encore des malformations comme la myopathie ou la trisomie 21... Mais elle peut également représenter le pire danger qui soit! Le clonage, l’eugénisme, les mutations serviles… Elle est loin d’être la panacée, et, surtout pas, la délivrance attendue par l’humanité!

- Oh! J’ai bien peur que vous me preniez pour un naïf! Je me rends compte que vous vous montrez particulièrement amer. Mais, si vous êtes capable de voyager dans l’espace, de parcourir librement la Galaxie, vous avez donc pu éviter les errements dénoncés par la littérature de science-fiction!

- Hélas, pas partout, pas dans tous les domaines! En 1995, voyez-vous, je n’étais pas le seul exilé du temps! Mes compagnons d’infortune… Lorenza di Fabbrini, le médecin chef de mon vaisseau, le Sakharov. A première vue, pour quelqu’un de non averti, il s’agissait d’une petite Italienne tout à fait ordinaire, pimpante et avenante. Imaginez-la : brune, aux yeux marron, un peu ronde. Mais, en quelques secondes à peine, elle pouvait modifier ses traits et son apparence tout à loisir! Elle n’était en fait qu’à demi humaine! Au XXVIe siècle, les progrès de la génétique ont en effet permis de croiser des espèces différentes, n’appartenant pas aux mêmes planètes, donc aux mêmes schémas d’évolution. Ah! Maintenant, examinons mon premier officier, le capitaine Daniel Lin Wu. De nationalité chinoise, comme son nom l’indique, mais d’aspect européen, pour un œil non exercé. Un mètre quatre-vingt-deux, les yeux bleu gris clairs, les cheveux châtain roux foncés, le teint rosé et non cuivré. Seules ses pommettes un peu hautes dénoncent ses ancêtres asiatiques.

- A vous entendre, on croirait avoir affaire au parfait humain!

Fermat ricana et enchaîna sur un ton impossible à rendre.

- Oh! Oui! Le summum! L’aboutissement des rêves les plus fous de certains chercheurs!

- Que voulez-vous dire?

- Daniel a été conçu par génie génétique. Mi électronique, mi biologique, bionique plus exactement. Or, mon second vit cela comme un tourment, une malédiction. Il ne sait quel état choisir: androïde ou humain. Beaucoup l’envient car il peut calculer les trajectoires de millions de corps célestes, cela sur des millions et des millions d’années, en une milliseconde à peine tout en jouant une fugue de Bach sur son clavecin!

- Dieu! Un ordinateur humain supérieur!

- Ne le traitez jamais de machine! J’ai commis cette erreur! Et j’ai disparu justement à l’instant où je tentais de le délivrer. A cause de moi, de mon comportement, Daniel, dans un état dépressif, suicidaire, s’était jeté dans des mains hostiles.

- Vous vous sentez coupable…

- Je l’admets. Mais pas devant lui… Jamais je ne lui ai montré l’affection sincère que je ressentais. Parmi tous les membres de mon équipage, il est celui que je considère comme le fils que je n’ai pas eu. Je pense qu’il l’ignore. Du moins ses agissements ces derniers mois me le laissent supposer.

- Je comprends votre trouble.

- Non, vous ne le pouvez pas… mais merci pour votre intention. Cela fait plus de huit années que Daniel sert sous mes ordres. Les débuts n’ont pas été faciles, mais, enfin, peu à peu, nous nous sommes appréciés…

- Aviez-vous d’autres amis avec vous?

- Antor… il m’accompagnait lors de cette maudite expédition. Revêtu de la même armure Asturkruk afin d’affronter plus efficacement tous les geôliers du capitaine Wu.

- Armure Asturkruk?

- La combinaison qui a tant effrayé Patterson et ses hommes. La protection individuelle absolue! Elle s’aligne sur les ondes mentales de son hôte et, ainsi, devient strictement personnelle. Heureusement d’ailleurs! Si les Américains ou les Soviétiques de votre époque parvenaient à l’activer, elle pourrait alors détruire une ville entière!

- La destruction! Toujours! Encore! La guerre… je croyais que vous aviez dépassé ce stade! Décidément, malgré les siècles, l’homme ne change pas!

- Ne pensez pas cela.

- Inutile de vouloir me rassurer. Antor, reprit Otto en réorientant la conversation, quel nom étrange, hors du commun!

- Antor se qualifierait de survivant. Il est un des mutants de la seconde histoire, celle où les Haäns ont triomphalement occupé la Terre. Il a été créé génétiquement par les envahisseurs afin de servir de main-d’œuvre aux occupants, et ce, dans un environnement extrême. Par exemple, une atmosphère raréfiée, très pauvre en oxygène, une faible ou une forte pression, un froid intense, ou encore un travail au cœur même de la lave en fusion. Mais les Haäns se sont quelque peu fourvoyés et l’expérience a mal tourné. Jugez plutôt. Antor est photosensible et ne supporte donc pas le plein soleil d’été. De plus, il se nourrit de sang, humain de préférence!

- Mein Gott! Un vampire!

- Oh! Il n’a pas un fond cruel. Ah! J’oubliais! Il est aussi doté de prodigieuses facultés télépathiques. Pourtant, depuis plusieurs jours, j’essaie en vain d’entrer en contact avec lui.

- Cela signifie que vous seul avez été transporté en 1963. Mais comment? Pourquoi?

- Ah! Ça! Aucune idée! Tous deux, alors que nous tentions de délivrer Daniel, nous avons été victimes de distorsions, comme une sorte de tempête temporelle. Les derniers relevés de mon armure notaient la présence inopportune de tachyons. Le phénomène était hallucinant et terrifiant à la fois. Nous ressentions simultanément tous les états de la matière et tous les aspects du vivant. Et ce, de toute la Voie Lactée! Nous étions tout à la fois. Lorsque j’ai, enfin, recouvré mes esprits, je me suis retrouvé dans cette base, mais sans Antor à mes côtés.

- Je saisis ce que vous avez tenté de me décrire. Mon petit-fils Stephen, celui qui vit adulte à la fin de ce siècle, m’a raconté une expérience similaire qu’il a connue alors qu’il effectuait un voyage en 1917 avec le translateur qu’il avait mis au point.

- L’appareil avait été saboté, non?

- Exactement! Par l’Ennemi, Johann van der Zelden, ou par son bras droit, le Commandeur Suprême. Stephen s’est retrouvé à la fois simple cellule, chaîne d’ADN, fossile, nourrisson, vieillard chenu. Bref, vous connaissez…

- Il s’agissait d’un sabotage relativement simple, fit Fermat, du moins je le crois. On avait dû ôter le bouclier du translateur. L’appareil a donc affronté toutes les tempêtes anentropiques qu’il créait au fur et à mesure de ses déplacements dans le continuum spatio-temporel, cassant la courbure, ou plutôt la pliure du Multivers, générant son propre hyper espace, sa propre réalité quantique, dans un tourbillon sans cesse remodelé.

- Expliquez-moi…

- Rapidement. Le translateur a pratiqué des sauts quantiques simultanés par rapport à des Terres virtuelles, recomposant à l’infini des fractales de super cordes

- Ne soyez pas trop hermétique dans les termes techniques. Je ne suis qu’un avionneur, un concepteur d’avions! Seul Franz pourrait vous suivre entièrement dans ce dédale de physique supérieure.

- Pardonnez-moi. Je viens d’enfreindre la première règle de l’Alliance. Je vous ai révélé un savoir non encore acquis en 1963.

- Certes, mais j’ai déjà oublié vos propos. Votre siècle a vu des merveilles quoi que vous en disiez. Pourtant… Si vous avez besoin du translateur de mon ami, c’est que vous ne pouvez encore voyager par vous-même dans l’espace-temps!

- Le problème est encore plus délicat encore, Otto. Il s’agit, ici, d’un transfert d’un Univers à un autre. Théoriquement, nous appréhendons la transdimensionnalité. Et certains de nos vaisseaux sont capables, mais accidentellement, et, à condition d’avoir un génie à bord, de voyager dans les inter dimensions… Les équations induites par ce type de déplacement sont d’une complexité inouïe.

- Ainsi, il y a, si j’ai saisi, une transtemporalité artificielle, comme il existe une radioactivité artificielle.

- Vous aviez dit que vous aviez oublié, releva André.

- Excusez-moi!

- Bref, le Sakharov a pu effectuer tous ces sauts dans l’espace-temps grâce à Daniel Wu, au cerveau en partie positronique. Un autre navire ne s’y serait pas risqué, soyez-en persuadé! Les Asturkruks font de même, mais ils viennent d’un siècle postérieur au mien. De plus, ce sont des Cyborgs.

- Les Homo Spiritus ne craignent pas ce genre de déplacement. Tous ces propos sont fort intéressants, André, mais nous ne verrons Franz qu’à la fin de la semaine, si tout va bien.

***************

Le marché de Vienna.

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Bergers et montagnards venaient y vendre leurs produits de l’élevage, lait, laine, fromages… Benjamin, remarquablement déguisé bien qu’il ait eu du mal à dissimuler sa très haute stature,- un mètre quatre-vingt-dix-huit,- le parcourait depuis un long moment déjà. Sa tunique de laine rêche et courte était en partie recouverte par une peau de chamois mal tannée dégageant une senteur forte. Ses jambes étaient enfermées dans des braies retenues par des cordelettes, et ses pieds protégés dans des bandes de tissu d’une propreté plus que douteuse où s’amalgamaient de la terre, du gazon et du crottin. Sa chevelure en bataille et sa barbe rousse aussi étaient sales. Ne parlons pas de son visage maculé de boue. Un bonnet de laine écrue recouvrait à la fois sa tête et ses épaules. Sa main droite se refermait sur un lourd bâton noueux tandis qu’à son flanc gauche pendait une besace contenant, sans doute, quelques provisions tels un morceau de fromage, du pain, quelques herbes, des oignons et un peu de viande séchée.

Lentement, Benjamin s’approcha d’un étal où s’alignaient plusieurs types de fromages à l’odeur puissante. Des taons et des mouches bourdonnaient autour de la marchandise alors que le berger vantait ses produits. Un peu plus loin, des effluves de viande faisandée agressaient les narines.

- De l’aurochs, abattu la semaine dernière à peine! S’époumonait le boucher.

Plus loin encore, un verdurier proposait à la clientèle des lentilles fraîches, des fèves nouvelles, ainsi que tout un assortiment de choux tandis qu’à ses côtés, des amphores regorgeaient d’huile et d’olives. Terminant le marché, des tonneaux de cervoise et de vin, des chevaux piaffant derrière leur enclos, des veaux sous la mère et de la volaille qui ajoutait au désordre ambiant et bon enfant.

A l’opposé, des porcs à la peau foncée, au poil long et noir, grognaient et couinaient au milieu de leurs excréments. Des braconniers présentaient d’énormes lapins et lièvres à la pratique alléchée tandis qu’une mégère s’en prenait à un berger, lui reprochant la mauvaise santé de l’agnelet qu’elle lui avait acheté précédemment.

Les ventes furent troublées par un bonhomme en haillons, courant dans tous les sens, crasseux, hirsute, poursuivi par une bande de régisseurs qui criaient.

- Sus à l’esclave échappé! Caius Antoninus son propriétaire offre une bonne récompense à celui qui l’attrapera!

Devant cette scène ordinaire, Benjamin comprit ce qu’il en était.

« Les Bagaudes, pensa-t-il, ne sont autres que des colons et des esclaves paysans en maraude, en rupture de ban, qui ont fui les domaines où ils étaient asservis. Il me faut aider cet homme! Peut-être me mènera-t-il à celui que je cherche! ».

Notre capitaine s’avança alors sur la place, et, comme il l’escomptait, il fut heurté par l’esclave à bout de souffle. Celui-ci s’écria:

- Pitié! Seigneur, pitié!

- Cache-toi derrière mon manteau et laisse-moi agir, rétorqua Sitruk.

Moins de deux minutes plus tard, le colosse fut entouré par les régisseurs et les serviteurs de Caius Antoninus. Celui qui paraissait le chef prit un ton autoritaire en interpellant Benjamin.

- Holà, maraud! Laisse-nous récupérer cet homme! Il ne s’agit que d’un esclave en fuite. Ne t’oppose pas à la loi du seigneur Antoninus, édile et curateur de Vienna!

- Si cet esclave s’est enfui, c’est parce qu’il est maltraité, lança l’exilé du temps avec justesse. Ne connais-tu point les ordres de notre dernier Empereur, Dioclès?

- Attention à toi, vagabond! N’exacerbe pas notre colère sinon tu feras la connaissance de nos prisons!

Benjamin dévisagea froidement le contremaître, puis, saisit son lourd bâton. Il commença à le faire tournoyer dans les airs avec dextérité. Les gardes reculèrent mais deux d’entre eux parvinrent à sortir leur arme. Le capitaine Sitruk savait pertinemment qu’un bâton n’avait jamais eu le dessus sur une épée, sauf dans les holoromans dont sa fille était si friande! Pourtant, il refusait de sortir son glaive, arme précieuse et ouvragée, car on pouvait le soupçonner de l’avoir volée à un centurion ou à un général. Ce fut pourquoi il hurla à l’adresse de l’esclave:

- Sauve-toi!

Prenant les jambes à son cou, il fit de même, suivant le fugitif.

Les deux hommes s’engouffrèrent dans des ruelles sordides et nauséabondes. Soudain, au recoin d’une masure de torchis, un mendiant borgne à l’œil abîmé recouvert d’un bandeau, à la barbe pouilleuse repoussante et aux chicots noirs, fit un signe aux deux fuyards.

- Pst! Cachez-vous dans les caves de cette maison! Elles sont à double entrée et conduisent à une autre construction à cinquante coudées d’ici!

Benjamin ne se fit pas répéter deux fois l’invitation. Il obéit sans hésiter à l’injonction et poussa alors brutalement l’esclave dans la sombre entrée. Comme il l’avait espéré, il allait entrer en contact avec un réseau de Bagaudes.

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27 janvier 1963. Franz von Hauerstadt était enfin de retour dans la demeure maternelle des Malicourt en Seine-et-Marne. Dans le salon du rez-de-chaussée, les jumelles, âgées de sept ans, jouaient à la poupée, tandis que leur sœur aînée Cécile, achevait de peindre des œillets et des roses près de la porte-fenêtre. L’adolescente était vêtue d’un jean informe et d’une large chemise à carreaux, ses cheveux retenus en bandeau par un foulard. Elle portait aux pieds de confortables chaussettes de laine et des ballerines.

Frédéric, près de la cheminée, faisait fonctionner un train électrique. La locomotive miniature passait sur un pont puis arrivait dans une vallée, s’engouffrait ensuite dans un tunnel qui traversait une fausse montagne, en ressortait et s’arrêtait enfin dans une gare. Le garçon qui avait construit seul cette maquette, en était fier à juste titre.

Le fils aîné, François affalé sur un divan, surlignait au crayon un ouvrage de philosophie, « Critique de la raison pure », de Kant. Franz émit une remarque.

- Tu devrais lire l’ouvrage dans la langue originale, une fois que tu auras terminé ton étude pour ton professeur de philo!

- J’sais pas si j’ai le temps, répondit le jeune homme d’une voix traînante. En attendant, je dois en avoir achevé la lecture pour mardi soir! Je suis un peu à la bourre! A propos, pendant que tu étais absent, il y a eu un coup de fil d’Amérique. C’était oncle Otto. Il a dit qu’il rappellerait.

Elisabeth, qui entrait dans le salon, vêtue d’une exquise robe de soie noire, s’exclama :

- Ah! Notre bon ami semble oublier enfin sa fâcherie! Tant mieux! Mais c’est plutôt étrange, non?

- Oui, tu as raison. Si Otto veut me rappeler, c’est qu’il s’est passé quelque chose de grave! Quelle heure est-il à Detroit? Mm. Il doit être en train de déjeuner.

- Penses-tu que ce coup de fil ait un rapport avec l’affaire de 60? Interrogea la jeune femme.

- Je n’en sais rien. Heureusement que la ligne n’est pas sur écoutes. Je m’en suis assuré. Tu connais Otto ; il ne prendrait pas le risque de me téléphoner, ici, en France. Pour lui, désormais, un cent est un cent.

Soudain, une sonnerie aigrelette retentit dans le corridor. Un domestique fort stylé s’empara de l’écouteur puis vint informer son maître.

- Monsieur le duc, c’est pour vous, un appel de Detroit.

- Merci, Thomas.

Calmement, Franz se rendit dans le hall et prit la communication. La voix d’Otto était claire malgré la distance. Après les salutations d’usage, le plus âgé entra dans le vif du sujet et fournit de brèves explications. La conversation téléphonique se conclut ainsi:

- Mon avion atterrit à Orly demain à 17 h 48. Fermat sera à mes côtés. Je compte sur votre présence, mais si vous ne pouvez vous libérer…

- J’y serai, Otto, et, sans doute également quelques hommes de la CIA et de la DST à proximité!

- Mais nous en avons vu d’autres, mon ami!

Franz soupira et répondit.

- J’espérais en avoir fini avec cela! Nous avons connu trop d’aventures et de déboires qui ont mis notre famille, nos amis et nous-mêmes en danger! Enfin! Il n’est pas dans ma nature de me dérober, Otto, vous pouvez en être certain. Promis!

- Merci de tout cœur, Franz.

- Après vous avoir récupérés tous deux, nous nous rendrons au château. J’attends davantage de détails sur cette histoire.

- Pensez-vous pouvoir reconstruire le translateur?

- Oh, j’ai conservé les équations et les plans. Quant au matériel, je sais où me le procurer. Et si monsieur Fermat est bien ce qu’il dit être, un ingénieur et un commandant de vaisseau stellaire, nous pourrons nous passer de l’aide de Michaël et de votre petit-fils!

- N’ayez aucune crainte, fit André à l’autre bout du fil. Je vous éclairerai de mes connaissances, monsieur von Hauerstadt

- Nous verrons. Tant que Johann van der Zelden nous laisse tranquilles… A propos, Otto, vous n’avez rien remarqué d’inhabituel?

- Non, rassurez-vous sur ce point, mon ami. A demain, donc. Mes amitiés à Elisabeth et à votre famille.

- Merci, Otto. Pardonnez-moi si je ne vous ai pas demandé comment allaient vos deux fils.

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Dans un hôtel de troisième ordre, rue Montmartre, Kintu Guptao Yi Ka consultait avec avidité les horaires d’arrivée des grands courriers internationaux.

- Si le Maître n’a pas commis d’erreur, et cela lui est impossible, Otto sera dans l’avion qui atterrira à 17h 48. Il s’agit d’un Boeing 707. La météo annonce un temps relativement dégagé. Donc, ma victime sera à l’heure. Tant mieux! Je n’aime pas attendre. Quant à l’arme que j’ai choisie, vérifions-là encore.

Kintu sortit alors de son étui un fusil ultra perfectionné, muni d’une lunette, d’un rayon laser qui permettait de ne pas rater la cible, avec mémoire incorporée, ne s’activant que par l’empreinte génétique de son propriétaire légitime! L’arme avait été conçue dans les années 2030.

- Avec ça, Otto est mort! Conclut l’homme robot manifestant sa satisfaction par un rictus, pâle imitation d’un sourire humain.

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A bord de la navette Einstein, Daniel entraînait Bing pour son importante mission. Le commandant soupirait d’agacement.

- Alors, Bing, tu me le trouves, ce mouchoir? Ton flair est-il donc en panne? Arrête de frétiller sottement de la queue! Tu ne recevras pas de sucre tant que tu ne me rapporteras pas ce bout de tissu! Me comprends-tu? Ah! J’aurais dû confier cette mission à Ufo! Il est moins stupide que toi!

- Sans doute, papa, répliqua Marie. Mais Ufo est plus attiré par la nourriture que par le reste! Il courrait tout droit jusqu’au marchand de sandwichs! Et, en plus, il descendrait encore la jatte de mousse au chocolat!

- Je ne le sais que trop bien, ma puce! Pourquoi ai-je créé un tel goinfre?

Néanmoins, après maintes répétitions, le chien fut au point. Le commandant Wu, soulagé, s’empressa d’attacher au collier de l’animal un message explicite rédigé assez laconiquement.

« Attention! Un tireur embusqué près de la bagagerie va mettre en joue votre ami Otto Möll dès l’atterrissage du vol en provenance de New York, dont l’arrivée est prévue à 17h 48. En fait, le Boeing se posera avec treize minutes de retard. Agissez pour le mieux. »

- Allez, Bing! En route pour Orly! Dépêche-toi de monter sur la plate-forme que je puisse te téléporter!

La navette modifiée s’était matérialisée sans signe visible au-dessus de l’aéroport, à la date et à l’heure prévues. Elle fut dissimulée, légèrement déphasée par rapport à la lumière, sur un terrain abandonné. Peu après, la porte arrière du véhicule spatial s’ouvrit discrètement et Bing déboula à toute allure sur le terrain vague à la pelouse gelée. Il savait où se diriger et qui chercher!

Marie constata.

- Tu es nerveux, papa.

- Il y a de quoi. Si j’échoue, nous perdons André Fermat à jamais. Et, si je réussis, comment le commandant va-t-il accepter le paradoxe? Il aura une douzaine d'années de moins, je ne serai pas celui qu’il croit et il n’a jamais eu un caractère facile. De plus, cet André-là est bien plus strict et intransigeant que celui que j’ai côtoyé durant ma carrière!

- Peut-être aurais-tu dû, dans ce cas, y aller en personne?

- Si les choses tournent mal, je me dévoilerai.

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Cours de l’Elbe, quelques cinquante mille ans avant notre ère. Nous étions au mois d’octobre. Un vent aigre commençait à souffler, venu du Nord. Dans le campement K’Tou, les femmes s’affairaient. A l’abri sous une tente, éclairées par de minuscules lampes à graisse, elles cousaient avec habileté des peaux afin d’en faire des manteaux ou des couvertures. D’autres mâchouillaient des tendons et les cassaient avec leurs dents puissantes pour les transformer en fils. Leur chevelure brune ou blonde en désordre dissimulait leur front saillant et leurs maxillaires développés. Des plus jeunes, environ cinq à six ans, aux plus âgées, cinquante ans au maximum, toutes s’adonnaient à leur tâche tout en babillant.

Un ululement prévint le campement de l’arrivée d’un groupe étranger. Des K’Tous et des Niek’Tous allant ensemble! Cela ne s’était jamais vu! Impossible! Le sorcier rameuta les chasseurs disponibles. Ainsi, un groupe de trente adultes attendit de pied ferme les intrus. Parmi eux, un peu en retrait, Uruhu.

Sortant de la clairière, les étrangers s’avançaient lentement, un individu à l’avant, levant les mains dépourvues de toute arme en signe de paix.

- K’Tous ndolong ark taarg! (ceux qui marchent debout vous saluent), s’écria le nouveau venu.

Le sorcier approuva et répondit à son tour.

- K’Tous ndolong ark taarg! Pi’Ou akab bab’tou! ( que les mânes de Pi’Ou vous protègent).

Le chef de la nouvelle horde montra à son tour. Il était reconnaissable à sa parure. Sur sa large poitrine s’étalaient cinq grands colliers d’os et de dents tandis que sa peau était recouverte d’ocre. Âgé d’une trentaine d’années, il irradiait la puissance et l’autorité. Derrière lui, le sorcier et ses hommes remarquèrent d’autres K’Tous mais leurs yeux furent surtout attirés par une femme étrange, très grande, à la peau sombre, manifestement une Niek’Tou, ainsi que d’autres êtres encore plus déformés, disgraciés, plus noirs que la terre, mi-poisson, mi-K’Tous!

Les K’Tous du nouveau groupe étaient armés d’objets bizarres, de bâtons fins, de haches et hachereaux, de javelots à la pointe excessivement mince et aiguisée. Sur leurs tuniques de peau étaient attachées d’autres armes encore: des haches et des bifaces pratiquement solutréens!

Le sorcier, intrigué, demanda:

- Ak’Tou pak’tou? ( d’où vient votre tribu?).

- K’Tous maïermamaou muulk väa aga. ( Nous sommes les K’Tous maïermamaou par-delà la rivière Muulk).

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Quelques heures plus tard, le nouveau groupe avait été accepté et fraternisait avec la tribu de la rive gauche de l’Elbe. Le gibier avait été partagé selon les lois de l’hospitalité. Les voyageurs n’étaient pas venus les mains vides. Ils transportaient, dans des sortes de traîneaux constitués de ronds de bois équarris deux demi cerfs, mais aussi des quartiers d’ours et de mammouths!

Le sorcier K’Tou n’avait jamais vu une telle abondance de viande fraîche! Lors de la mauvaise saison, il n’était pas rare que sa tribu jeûnât près d’une semaine, et, le plus souvent, elle devait se contenter de quelques renards, de mulots et autres petits rongeurs. Si le sorcier répondait au nom d’Ababuh, le chef des Maïermamaous s’appelait Ani-Yha. Il expliqua avec force grands gestes et cliquètements de dents d’où provenaient sa puissance et sa prospérité.

- Gurun turuk Aki ya K’Tou! Vooorh Niek’Tou Aalk…

Automatiquement, Pamela traduisait ce langage.

- Les dieux de la Terre sont les amis des K’Tous! De la profonde nuit, là où la mémoire des K’Tous se perd, a surgi un K’Tou Niek’Tou. Il se nommait Maïermamaou et s’il était peu efficace à la chasse, il se montrait habile à fabriquer des armes sans pareilles. Il améliora les pierres tranchantes, les bâtons qui sifflent plus vite que le vent, et permit aux K’Tous de ne plus jamais connaître la faim, même lorsque le sol est aussi dur que la pierre, même lorsque l’eau devient blanche et solide comme le roc!

Mais, depuis des lunes et des lunes, reprit le chef après un arrêt, des fronts hauts, à la peau sombre, aussi fragiles d’aspect que les roseaux, ont surgi du lieu où le Soleil, le cercle d’or est le plus chaud. Et depuis, nous les K’Tous Maïermamaous, nous devons nous montrer forts et rusés pour conserver nos terrains de chasse! Après de nombreux sacrifices, Pi’Ou a béni notre tribu, les dieux ont entendu nos plaintes. De leur liquide pourpre ont alors surgi ces Niek’Tous, plus foncés que la terre la plus sombre, et plus blancs que la glace. Ils sont venus nous apprendre la guerre et nous allons chasser ces fronts hauts! Ak’Tou brobang Niek’Tous! ( Que les k’Tous tuent les Niek’Tous!).

Le chef Maïermamaou brandit alors son propulseur et répéta, déchaîné, le sorcier K’Tou reprenant en chœur:

- Ak’ Tou brobang Niek’Tous!

Surexcités, les Néandertaliens sautèrent sur place et se trémoussèrent tandis que les femmes entamaient un chant d’allégresse.

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