mardi 20 décembre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1900



1900

10 mai 1993.

Ce jour-là fut à marquer d’une pierre noire pour le Japon. En effet, la ville de Nagasaki fut détruite par un tremblement de terre d’une extrême violence. Les morts et les blessés se comptèrent par centaines de mille.
Parallèlement, l’URSS souffrait également mais d’un autre mal tout aussi meurtrier. Le pays, victime d’une crise économique sans précédent, n’était plus capable d’assurer le ravitaillement de ses villes. Les dirigeants rejetèrent la faute de cet état de fait sur l’Occident. Ils se mirent à prêcher ouvertement la guerre contre les impérialistes et les capitalistes du bloc de l’Ouest.
Bien que la population soviétique ne fût pas dupe de ce mensonge, elle ne se souleva pas. Avait-elle le choix ?

*****

Février 1900, Ravensburg, le château familial des von Möll.

Magda s’en revenait de chez le médecin. Ce n’était pas seulement le froid assez mordant qui lui rosissait le teint. La joie avait une grande part dans ce phénomène naturel. Après être descendue de la voiture – hippomobile bien sûr- oubliant sa bonne éducation, la jeune femme entra en coup de vent dans le grand salon là où son beau-père lisait son journal dans une quiète atmosphère et où son époux étudiait de près un manuel de stratégie, attablé devant une tasse de café.
- Oh ! Père que je suis heureuse, commença la jeune femme. Le docteur confirme que je suis enceinte…
Brusquement, Wilhelm se redressa, faisant tomber à la fois son livre et sa tasse.
- Enfin, s’écria-t-il. J’espère que ce sera un garçon.
- Quelle magnifique nouvelle ! Se réjouit Rodolphe.
- Magda, reprit le capitaine, tu prendras toutes les précautions possibles. Tu comprends ?
- Oui, je suivrai toutes les recommandations du médecin.
- Les miennes aussi, insista l’époux. Tu resteras allongée une partie de la journée à tricoter, à lire des ouvrages de gynécologie, tu mangeras léger et, surtout, oui, surtout, tu m’ôteras ce foutu corset !

*****

Le 14 avril de l’année 1900 fut une date mémorable pour les Français de la Belle Epoque. En effet, ce jour-là s’ouvrit l’Exposition universelle  dans la capitale. Cet événement avait demandé huit ans de préparation et devait durer deux-cent-dix jours. 
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Comme tout homme aisé de l’époque se disant citoyen européen, le baron von Möll, qui, décidément, avaient un faible pour les expositions universelles, avait prévu de se rendre à Paris une nouvelle fois, en compagnie de son épouse mais sans le reste de la famille.
Ainsi, nous retrouvâmes le vieux couple en ce 3 mai 1900 devant le pavillon – plus exactement le Palais – du Reich, déjà célèbre par son aspect rustique et ses clochers de bois verts et jaunes. Il ne fallait surtout pas se fier à cet aspect extérieur qui fleurait bon les traditions rurales.
En fait, l’intérieur était fort bien ordonné et élevait un hymne à la technologie teutonne. Des bateaux et des paquebots y étaient exposés, suscitant l’admiration ou la jalousie de nombreux visiteurs, mais pas seulement. Il fallait aussi compter avec les autres produits manufacturiers, les étoffes de toute sorte, les uniformes, rutilants, cela allait de soi, un phare et des chevaux de belles races. De plus, un pavillon spécial était consacré à la manufacture de porcelaines de Berlin.
Le Kaiser en personne s’était préoccupé de cette exposition, et, en signe d’entente avec la France, y avait fait exposé quelques-uns de ses tableaux préférés : Embarquement pour Cythère, l’Enseigne de Gersaint et les Comédiens de Watteau. 
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Devant cette profusion technique, cette richesse commerciale insolemment montrées, tous les Français qui visitèrent le pavillon allemand pensèrent « notre exposition est un Sedan commercial ».
Mais Rodolphe ne se contenta pas d’admirer le Palais du Reich. L’esprit éclectique, il visita également le Palais du Trocadéro, le pavillon ottoman ainsi que celui de l’Italie, sans oublier les locaux attribués aux Japonais. 
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Le soir, Gerta et son époux prirent plaisir à voguer sur la Seine en vieux amoureux et virent la nuit s’illuminer de mille feux grâce à la fée électricité.
En longeant ainsi le fleuve, les von Möll ils eurent l’impression de passer en quelques minutes seulement d’un continent à l’autre et de faire le tour du monde. Ce voyage d’un goût exquis selon l’avis de madame la baronne, aurait été jugé des plus kitchs par Stephen ou Michaël.
Hélas, cette parenthèse joyeuse allait être troublée par plusieurs tentatives d’assassinat contre Rodolphe.
Racontons les incidents les plus notables.
Le 5 mai, vers 10 heures du matin, alors que le baron parcourait les rues de la capitale française au volant de son vis-à-vis de Dion Bouton 1899, engin motorisé qu’il avait fait venir à grands frais d’Allemagne, une bombe anarchiste explosa juste devant le véhicule. Hasard ? Fatalité ? 
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Rodolphe réchappa de justesse à cet attentat mais ce ne fut pas le cas de quelques passants bien moins chanceux. La police dénombra quatre morts et cinq blessés aux abords de l’automobile qui fut bonne pour la ferraille.
L’enquête ne donna absolument rien. Fort secoué et ému, le baron von Möll décida de ne plus conduire de voiture et se contenta de déambuler à pieds dans les rues proches de son hôtel ou encore d’emprunter les transports en commun et, notamment, le tout nouveau métropolitain.
Le dimanche suivant, alors que Gerta et lui-même sortaient de l’église de la Madeleine après la Grand’messe de onze heures, un mendiant demandait la charité au couple. Il tendait sa sébile d’une main tremblante. Alors que Rodolphe fouillait dans un porte-monnaie afin de donner quelques piécettes au pauvre hère, le pseudo-mendiant, bien plus rapide, soudain armé d’un Colt, voulut vider son chargeur sur sa victime. Mais, tandis que Gerta, effrayée, reculait en criant, l’arme, enrayée, ne tira aucun projectile !
Constatant son échec, l’assassin s’empressa de courir. Mais il fut rapidement entouré par une foule hostile. Traîné au poste de police le plus proche, le terroriste ne put donner des explications sensées à l’inspecteur chargé de l’interroger.
Détails des plus insolites : l’étrange anarchiste avait un type maghrébin fort prononcé et était en possession de papiers d’identité anachroniques, datant de la fatidique année 1956 et plus précisément établis au mois d’octobre alors que le Président du Conseil Guy Mollet venait d’enlever quatre membres dirigeants du FLN. Justement, un journal de ce jour-là, plié dans une des poches du pardessus du triste individu, relatait lesdits faits sur un ton triomphal.
Vite, le commissaire Berthelot fut averti de ces incongruités. Rendus furieux par les dénégations de l’Algérien, les flics le passèrent à tabac sans le moindre scrupule. « Un Krouïa », pensez donc ! Pourquoi s’embarrasser de principes humanitaires ?
Enfin, le terroriste parla et dégoisa une histoire digne des romans feuilletons de l’époque, avec une touche de fantastique en sus.
Bilal avait été en contact avec un dénommé Pierre Duval à Hussein-Dey, à proximité d’Alger. Ledit Pierre Duval occupait, selon les dires de l’anarchiste, un haut poste au sein des services secrets français. 
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Mais ce n’était pas tout. L’officier avait réussi à convaincre Bilal de travailler pour lui mais aussi pour un certain Johann, à la nationalité inconnue. Bilal certifiait n’avoir jamais vu Johann dont le patronyme lui restait inconnu. Grâce à ce qu’il pensait être une montre un peu particulière, remise par Pierre à l’Algérien, lui, Bilal Gasmi, avait pu se rendre en 1900 avec la mission d’assassiner Rodolphe von Möll, citoyen allemand. Le baron était accusé par les commanditaires du naïf terroriste d’être à la source, par ses écrits qui seraient célèbres dans quarante à cinquante ans, de l’attitude raciste coloniale des dignitaires français de la Quatrième République ! C’était pour cela que le gouvernement de Paris ne voulait pas entendre parler de l’indépendance de l’Algérie alors qu’il l’avait accordée à la Tunisie et au Maroc. Dans les textes du baron, il était explicitement écrit que les Algériens n’étaient pas encore capables de s’administrer eux-mêmes…
Bien évidemment, le commissaire Berthelot et ses subordonnés ne crurent pas un mot de ce délire. Le prévenu, tout contusionné, fut enfermé dans un cachot enténébré. Lorsque Bilal revint à lui, il avait perdu connaissance sous les coups, il mit à profit sa solitude pour avaler une capsule de cyanure comme le faisaient les nazis dans les années 1940.
Le corps sans vie du terroriste ne serait découvert que le lendemain matin.
Or, une fois le décès constaté, tous les occupants du commissariat se retrouvèrent immobilisés par une puissance extérieure occulte. Lorsque les policiers recouvrèrent leur liberté de mouvement, ayant perdu le souvenir des dernières heures, le corps de Bilal n’était plus dans la cellule. Il s’était volatilisé, comme effacé de la réalité.
Pour les fonctionnaires, la journée précédente aura été semblable à toutes les autres…
Mais le baron von Möll n’en était pas quitte pour autant.
Alors que le couple von Möll admirait la perspective du Champ de Mars vue du troisième étage de la Tour Eiffel, un fanatique Hindou, un nationaliste sans nul doute, tenta de faire basculer le baron dans le vide. L’Asiatique était comme sorti de nulle part. Mais ce fut l’assassin qui tomba et chuta jusqu’au sol après avoir crié sa terreur durant près de trois cents mètres.
Comment un tel prodige avait-il pu avoir lieu ?
Tandis que Rodolphe s’épongeait le front sous le coup de l’émotion et que Gerta, très pâle, était réconfortée par un touriste britannique, un individu de haute taille, les yeux gris, se matérialisa soudainement près d’un des ascenseurs. Il s’agissait de l’agent temporel, vêtu de manière grotesque aux yeux des contemporains des von Möll. En effet, le jeune homme avait passé une espèce de combinaison jaune paille taillée dans un tissu synthétique.
Rodolphe s’avisa le premier de la présence de l’Homo Spiritus. Il lui dit :
- C’était vous. Je vous dois la vie…
- Ma foi, je le reconnais.
- L’autre jour, alors que je conduisais mon automobile aussi.
- Oui, sourit Michaël.
L’agent temporel taisait aussi le fait de l’évaporation de Bilal dans une des cellules du commissariat.
Gerta, après avoir remercié l’Anglais pour sa prévenance, dévisagea Michaël et fit la moue devant sa tenue anachronique.
- Quel manque de goût dans votre vêture ! S’exclama-t-elle
- Il ne s’agit là que d’un détail sans importance, compléta Rodolphe en haussant les épaules.
- Que non pas, insista la baronne von Möll. Ce vêtement attire l’attention sur vous. Il faut vous changer au plus vite. Vous allez venir avec nous à l’hôtel. Mon mari vous prêtera un de ses costumes.
Rodolphe et Michaël avaient à peu près la même taille mais pas la même corpulence. Désormais le baron, qui avait forci, arborait un ventre de bon propriétaire.
Michaël eut beau objecter, rien n’y fit. Il dut suivre le couple von Möll et emprunta un antique fiacre qui conduisit le trio jusqu’à un hôtel cossu rue de Rivoli.
Tandis que Rodolphe, contre l’avis de Gerta, se plaçait près d’une des fenêtres de la chambre afin de voir s’il n’y avait personne de suspects dans les environs, l’homme du futur enfilait rapidement un pantalon, une chemise et une veste, le tout appartenant au baron. Il omit sciemment le faux-col et la cravate qui allaient avec le costume. Il en alla de même pour les bottines, l’agent temporel se contentant de conserver ses mocassins.
- Ce n’est pas du meilleur effet, constata Gerta lorsque le jeune homme eut terminé.
La baronne n’eut pas le temps de poursuivre ses réflexions car un cliquetis de verre brisé l’interrompit. Une flèche terminée par une pointe d’acier venait de casser une des vitres de la fenêtre de la chambre. L'arme vint se planter avec force dans l’armoire massive contre un des murs de la pièce en ayant frôlé la tête de Michaël.
Sans marquer le moindre trouble, le jeune homme arracha la flèche du meuble, sans effort, dégagea le petit billet noué autour de la tige et déchiffra le message suivant :
« Pendant qu’il en est encore temps, retournez d’où vous venez. J’ai horreur des intrus. Johann ».
L’agent temporel ne haussa pas les sourcils à cette lecture.
Rodolphe, qui s’était rapproché, demanda :
- Que dit ce texte ? Me menace-t-il une nouvelle fois ?
- Non. En fait, ce message m’est adressé. Il émane de Johann. Vous vous souvenez ? C’est le triste sire qui avait troublé les noces de votre fils aîné. Tenez. Lisez donc. Son contenu n’est pas un secret.
Rodolphe s’empara du petit papier et l’examina attentivement. Malgré ses efforts, il ne parvint pas à en lire le contenu.
- Himmelgott ! Je ne comprends rien à ce qui est écrit ? Quelle est donc cette langue ?
- Pardon. J’avais oublié… ce billet est rédigé dans une langue qui succédera à l’anglais. Une sorte d’espéranto de l’an 3000. Ah ! Johann s’amuse. Pour le moment, il se sait intouchable et abuse de cet avantage.
- Intouchable ? Comment cela ? Questionna Gerta.
- Le sieur van der Zelden est fort bien protégé… par quelqu’un de plus puissant que moi. Désormais, ce n’est plus à vous, monsieur le baron qu’il s’en prendra mais… à moi. Je pense qu’il veut m’éloigner… en restant à vos côtés, je mets votre vie en danger…
- Vous allez partir ? Alors que vous venez de me sauver la vie ? Mais si les attentats reprenaient ? Insista le baron.
- Non, Johann vient de changer de cible… je crois comprendre. Votre belle-fille Magda n’est-elle pas enceinte ?
- Mais oui, proféra Gerta. Comment le savez-vous ?
- Voyons, madame von Möll ! Je connais parfaitement votre arbre généalogique depuis un petit séjour dans les archives de la bibliothèque de LA… entre autres… Magda accouchera d’une petite fille. A la grande déception de Wilhelm. L’enfant sera baptisée Johanna…
- Johanna ? S’étonna Rodolphe.
- Oui, c’est cela. Tenez… la voici jeune épousée, auprès de David… c’est toute sa mère. Notez la ressemblance… avec vingt kilos de moins cependant.
- Hem… on dirait qu’elle a quelque chose de buté dans le regard…, remarqua Gerta.
- Bien observé, sourit Michaël. Cette photographie a été prise dans les années 1920, quelques années après le mariage de David van der Zelden et de votre petite-fille. Or, sachez-le, ce David sera le grand-père de Johann, celui que Stephen et moi-même nommons l’Ennemi.
Horrifié, Rodolphe interrompit l’agent temporel.
- Michaël, qu’essayez-vous de nous faire comprendre à Gerta et à moi-même ? Seriez-vous prêt à provoquer un avortement ? Pour éviter l’existence dudit Johann ?
- Oh non, monsieur le baron ! Je ne suis pas un monstre… ce qui est, est. Ce qui a été est… je ne change le cours des événements que lorsque j’en ai reçu l’aval de mes supérieurs.
Gerta afficha alors son soulagement.
- Johann en doute, émit-elle toutefois.
- Peut-être… Johanna peut donc fort bien vivre son existence telle qu’elle doit se dérouler. Elle ne constitue pas un danger immédiat. A moi de prendre garde et de protéger la Terre des agissements de son descendant. Pour l’heure, il me faut découvrir les origines de la puissance de Johann. Je dois également démasquer ses alliés, tous ses alliés. Ceux-ci ne sont pas simplement basés au XXe siècle. Ils doivent se trouver postés à des dates clés de l’histoire du Monde. L’équation que je dois résoudre est celle-ci : vous protéger en premier lieu, sans me montrer, évidemment, protéger Stephen et… me protéger…
- Ce n’est pas par pur sentiment humanitaire que vous vous attachez à Stephen, jeta Gerta. Non, ne le niez pas… vous vous êtes mis non seulement à le respecter, à l’apprécier mais aussi à l’aimer… malgré tous ses défauts…
- Madame la baronne, que dire ? Fit Michaël. Normalement je n’ai pas de ces élans de cœur… tout simplement, tous deux sommes parents, mais à un degré très lointain. Stephen est en quelque sorte mon arrière-arrière-grand-père… s’il meurt, s’il s’efface de la réalité, de cette chronoligne, soit je disparais, soit je suis… différent… autre… en effet, il suffit qu’un ancêtre dans votre lignée ne voie pas le jour pour que l’un de ces scénarios advienne.
Après ces paroles surprenantes, Michaël quitta brusquement les von Möll comme s’il avait reçu un message le rappelant à la fin du XXe siècle ou… ailleurs…
Quelques jours plus tard, le baron et madame la baronne s’en retournaient à Ravensburg sans qu’aucun incident ne vînt troubler encore le couple.

*****
  

Le 8 mai 1918, alors que la Première Guerre mondiale durait depuis presque quatre ans, dans la région bavaroise, dans un château construit à l’orée du XVIIIe siècle, copie miniature de Vaux-le Vicomte et par là même de Versailles, propriété appartenant au duc en titre des von Hauerstadt, une jeune femme d’origine française répondant au prénom désuet et charmant d’Amélie, mettait au monde non son premier-né mais son fils aîné.
Or son mari se trouvait sur le front, ses parents coincés en France et son beau-père décédé depuis deux ans déjà. Pour la secourir et la consoler, elle n’avait auprès d’elle que des domestiques.
Après huit heures de travail, la délivrance advint enfin. Le premier cri du nouveau-né retentit dans les aîtres du château. L’enfant, parfaitement constitué, avait du souffle et de la voix. Il serait baptisé dès le lendemain matin…
Le médecin demanda à la parturiente :
- Comment voulez-vous appeler ce petit gars, madame la duchesse ?
- Franz… oui, Franz… cela sonne bien…

*****

Simultanément, vers le milieu des années 2200, quelque part dans ce qui avait été le sous-continent indien, Michaël ou un de ses confrères enquêtait sur l’origine des hommes bioniques.
Un chercheur d’origine iranienne, un certain Shamir avait réussi à mettre au point le premier homme robot capable de s’autogouverner. Un androïde ? Oui, en quelque sorte. 
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Mais il s’agissait encore d’un être synthétique bien primitif et d’une durée de vie fort brève, n’excédant pas une année. L’agent temporel savait que ce « premier homme » qui avait été appelé prosaïquement A-OOO1 serait le premier maillon d’une chaîne qui conduirait à Klatoo et à Yaktam.

*****

Mais que se passait-il à Ravensburg en cette année 1900 ?
Alors que toute la famille von Möll se préoccupait de la grossesse difficile de Magda, le banquier Joseph Rosenberg avait son premier enfant. Une petite-fille Hanna-Bertha qui serait amie avec Johanna dans quelques années…
Nous étions le 19 juillet lorsque la fillette naquit.
Quelques semaines plus tard, Joseph ramenait d’un voyage un nourrisson orphelin qu’il adopterait Georgios Athanocrassos. L’enfant d’origine grecque allait se retrouver une fois adulte à la tête de l’empire financier des Rosenberg.
Pour mémoire, les parents naturels de Georgios étaient morts dans des circonstances obscures et l’orphelin n’avait plus aucun parent proche ou lointain pour s’occuper de lui. Le garçonnet, s’il n’avait pas été remarqué et adopté par Joseph, aurait eu sans nul doute un destin autrement plus tragique… il serait décédé de la diphtérie ou d’une autre maladie tout aussi redoutable.
Apprenant la nouvelle, Rodolphe sollicita l’avis de son fidèle valet Peter, toujours aussi stylé.
- Peter, que pensez-vous de cette adoption ?
- Monsieur Rosenberg a agi avec cœur.
- Il a donc eu raison ?
- Tout à fait, monsieur le baron. J’aurais fait de même si j’avais été à sa place.
Enfin, le 17 septembre de cette année 1900, Wilhelm von Möll devint père. A Huit heures et quart du matin, dans la chambre rose, après plusieurs heures de lutte et d’angoisse, Magda mettait au monde un bébé malingre, d’apparence fragile, pesant à peine plus de quatre livres. Le capitaine, qui avait assisté à l’accouchement, ce qui était jugé comme excentrique à cette époque, marqua sa colère au lieu de sa joie à la vue du nourrisson. Une fille. Voilà tout ce que son épouse lui donnait ! Une humiliation de plus.
Cependant, Magda, les larmes aux yeux, murmura :
- J’ai fait mon possible, Wilhelm. Au lieu d’appeler le nouveau-né Johann, nous le prénommerons Johanna. C’est tout…
- Comment, c’est tout ? Eclata l’officier.
- Monsieur ! s’écria alors le médecin. Ce n’est vraiment pas le moment pour avoir une crise de nerfs. Je vous prie de me suivre au rez-de-chaussée. Nous devons avoir une conversation.
Le visage empourpré par la colère, Wilhelm von Möll n’en suivit pas moins le docteur. Ce dernier, dans le salon jaune, en fait une espèce de salle d’attente pour visiteurs inconnus, le visage triste et avec des regrets dans la voix, informa le fils aîné des von Möll de la situation.
- Monsieur, vous devriez ménager votre épouse. Ne point marquer votre désappointement. Madame von Möll ne pourra plus avoir d’autre enfant. La grossesse et l’accouchement ont été difficiles. Très difficiles. J’ai dû faire un choix.
- Quel choix ? S’enquit Wilhelm d’une voix sèche.
- Ce choix consistait à empêcher ma patiente de vivre une autre grossesse qu’elle n’aurait pas menée à terme et qui lui aurait coûté la vie.
- En êtes-vous absolument certain ? Insista le militaire.
- Bien sûr. Jamais le nouvel enfant n’aurait été viable.
Atterré, Wilhelm rétorqua d’une voix moins dure dans laquelle on sentait sa détresse.
- Quoi ! Cela signifie que je n’aurai donc pas de descendant mâle… à qui donc ira le château si Johanna se marie un jour ? Que vont dire mes connaissances, mes amis ? Mon frère ?
- Voyons, monsieur, ressaisissez-vous ! Il est malséant, indécent même de penser à de telles choses à cette heure ! Je ne sais si votre fille vivra. Elle me paraît bien faible. Il faudra prendre mille précautions. A commencer par l’allaitement.
- Expliquez-vous, docteur.
- Il n’est pas question que madame von Möll nourrisse elle-même sa fille. Je vais vous envoyer deux personnes de confiance, des nourrices agréées. Heureusement, j’avais anticipé le problème.
- Ces deux femmes seront-elles à la hauteur.
- Oui, évidemment. Deux paysannes originaires d’un village à trois lieues d’ici. Maintenant, nous n’avons plus à espérer qu’en la Providence.
Pantois par ce qu’il venait d’apprendre, Wilhelm laissa là le médecin et s’en alla s’enfermer dans ses appartements. Il n’en redescendra qu’après quelques heures de méditation. Résigné, il acceptera cette fille dont il ne voulait pas dans un premier temps. Mieux ! Dès que Johanna sera en âge de parler et de marcher, il s’attachera à elle et deviendra un papa gâteau pour cette enfant unique.

*****

Près d’un siècle plus tard. Le 12 mai 1993, Moscou.

Nicolaï Diubinov avait convoqué le Soviet Suprême qui siégeait en session extraordinaire. En effet, la question économique devenait de plus en plus préoccupante, prenant des dimensions cruciales. Les vieux caciques avaient le devoir de trouver une solution coûte que coûte. 
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Tandis que le Japon comptabilisait les victimes du tremblement de terre qui avait touché Nagasaki, mais aussi qu’au Chili les communications étaient coupées, le pays sombrant dans la guerre civile, le Premier Secrétaire du Parti communiste déclarait aux 3700 délégués :
- Camarades, frères, comme vous conclurez après les différents rapports portés à votre connaissance, rapports effectués par nos mandants des Républiques soviétiques et des Territoires autonomes, que nous n’avons plus le choix. Puisque l’Occident nous abandonne en nous refusant les vivres que nous étions prêts à lui acheter, nous humiliant comme jamais, que les capitalistes nous acculent à la famine, nous irons donc nous nourrir chez ces mêmes chiens d’impérialistes, ces porcs satisfaits de leur sort, se vautrant dans la bauge. Notre armée est prête. Elle n’attend plus que notre appel. Toute notre jeunesse a hâte de prendre les armes. Elle a soif de justice et ne demande qu’à faire rendre gorge à ces égoïstes, repus à en crever, de cet Occident décadent.
- Oui, bravo ! Acclamèrent à l’unisson les 3700 délégués. C’est cela qu’il faut faire. Partir en guerre…
- Camarades, vous oubliez un petit détail qu’il nous faut régler. Il ne nous appartient pas de déclencher cette guerre. C’est l’adversaire qui doit apparaître comme l’agresseur face aux Nations Unies…
- Les Nations Unies sont des eunuques, jetèrent quelques fanatiques venus d’Asie centrale.
- Certes, je partage ce point de vue, mais nous devons nous montrer prudents… ne serait-ce que pour la postérité, rajouta Nicolaï. Si nous sommes vainqueurs…
- Nous le serons, crièrent ensemble tous les délégués.
- Oui, nous le serons, vous avez raison. Nous pourrons alors délivrer les pays du Tiers Monde du joug de l’Occident, ces Etats qui sont comme nous affamés par une économie capitaliste immorale, s’appuyant sur le dollar. Nous désirons vivre en étant des hommes… des hommes libres dans un Monde plus jamais assujetti aux banques et aux banquiers.
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A la même seconde, alors que le Premier secrétaire achevait son discours, un bras se tendit vers une télécommande qui desservait un poste de télévision à écran plat, un de ces modèles qui ne serait en service que vers les années 2020… l’appareil fut éteint avec une certaine nonchalance.
Grâce à une technologie provenant de l’an 3000, Johann avait pu être le témoin privilégié de cette séance secrète du Soviet Suprême.
Satisfait, il murmura :
- Il est inutile que je parie. Désormais, j’ai la certitude qu’avant la fin de cette année 1993 notre bonne vieille planète vivra un conflit comme elle n’en a encore jamais connu. Il est temps pour moi de faire mon rapport au Commandeur Suprême. Il sera content, du moins je le pense, à sa manière évidemment. Peut-être arrivera-t-il à faire de cette Troisième Guerre mondiale la dernière de toutes les guerres, utilisation de l’arme nucléaire oblige. La Grande Catastrophe avec plus de cinquante ans d’avance… comme c’est réjouissant !
L’Ennemi se mit à ricaner longuement. Ce rire sinistre se prolongea jusqu’à atteindre le Commandeur Suprême quelque part dans un futur lointain…

*******
 Fin de la première partie.

mercredi 14 décembre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1898.



1898

Paris, 13 janvier 1898.

Dans les rues de la capitale, de jeunes crieurs de journaux parcouraient les grandes artères, faisant la réclame suivante:
- L’Aurore! Demandez L’Aurore! Emile Zola accuse. Lettre ouverte au Président de la République. Du nouveau dans l’Affaire Dreyfus! 
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Un gros homme, âgé d’une quarantaine d’années, au ventre particulièrement proéminent, apostropha l’un des vendeurs ambulants.
- Hep! Petit! Par ici. Un numéro de l’Aurore, s’il te plaît.
- Bien, m’sieur! C’est cinq centimes.
- Tiens, prends. Et garde la monnaie.
- Oh! Merci, m’sieur.
L’individu, pas avare, venait de laisser dix sous à l’enfant.
Puis, ajustant ses lunettes, il se mit à lire le quotidien sur le trottoir, fortement intéressé alors que le crieur de journaux s’éloignait à la recherche d’un autre chaland.
Quelques minutes, plus tard, l’inconnu interrompit là sa tâche et consulta sa montre de gousset. Il murmura entre ses dents:
- 13 janvier 1898. Il n’y a pas qu’en France que les choses bougent. Lepaïola vient d’arriver à Ravensburg. Oui, c’est cela. Un bip sonne dans un de mes témoins. Le signal d’appel. Johann vient au rapport.
Alors, l’étrange individu sortit de la poche intérieure de son paletot un minuscule boîtier doré et, se rendant dans une impasse déserte, encombrée par des poubelles et par des chats errants, passa un pouce sur la surface de son appareil. Immédiatement, un hologramme de van der Zelden apparut.
- Au rapport, Commandeur.
- Chut! Pas de grade ici. Je suis à Paris incognito. 
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- Entendu. La seconde phase de notre plan a été enclenchée.
- Je le sais déjà. La phase Johanna… oui. Désormais, il nous faudra prendre garde plus que jamais. Les adversaires auxquels nous allons nous heurter seront plus déterminés et plus dangereux que ce ridicule Stephen Möll et que ce Michaël. Ecoutez bien mes dernières instructions…
Deux minutes plus tard, l’hologramme fut désactivé. Le gros homme esquissa un sourire de contentement. Ensuite, il s’éloigna d’un pas chaloupé, gêné par son poids. Son obésité le rendait quasiment impotent. Essoufflé, les mains moites malgré la température, il rejoignit l’avenue et hélant un fiacre, y monta. Ce dernier le déposa dans une rue étroite. Descendant avec difficulté, l’inconnu fit au cocher:
- Aucune preuve de ma présence à Paris en 1898 ne doit demeurer, donc aucun témoin non plus. Je suis désolé pour toi, l’ami, mais je suis obligé de t’effacer.  Adieu donc, pauvre humain ordinaire! Tu n’auras jamais existé.
D’un seul de ses regards, il dématérialisa à la fois et l’attelage et le cocher. Oui, le tout venait d’être effacé de la réalité. Le crieur de journaux subit le même sort à quelques kilomètres de là. Puis, l’étrange bonhomme s’évapora, entouré par un halo violet.
Mais de qui pouvait-il donc bien s’agir? Johann l’avait nommé Commandeur… de quoi?

*****

Deux décès endeuillaient Ravensburg en ce début d’année. Isaac Rosenberg rendait le dernier soupir le 28 janvier. Il était victime d’une crise cardiaque. Son fils Joseph prit la direction de la banque. Marié depuis peu, il escomptait bien faire fructifier son héritage déjà important.
Le 16 février, le docteur des von Möll était victime d’un attentat. Le cheval de sa voiturette s’emballa soudainement, et le véhicule léger finit sa course contre le mur du cimetière municipal. L’animal avait été drogué par un ancien domestique du médecin qui venait d’être renvoyé pour vol quelques jours auparavant. Un nouveau docteur le remplaça bientôt. Il était originaire de Hambourg.
Cette même année 1898, riche en événements de toute sorte, Waldemar s’unissait à Wilhelmine Bayer. Le mariage ne fut pas aussi grandiose que celui du fils aîné. Cette fois-ci, Stephen et ses étudiants ne furent pas invités à la noce. Aucun incident ne fut à déplorer.
Toutefois, Wilhelm, fort mécontent, fulminait dans son coin, se montrant peu aimable avec tout le monde. Il était persuadé que Waldemar serait père avant lui.
Parallèlement, les von Möll suivaient avec le plus grand intérêt les rebondissements de l’affaire Dreyfus. Naturellement, l’officier affichait ouvertement ses vues antisémites.
Une algarade vit une fois encore un affrontement verbal entre les deux frères. Elle eut lieu dans le salon bleu.
- En France, la plus grande partie de la population est devenue pro sémite, grommelait Wilhelm en mordillant violemment son cigare.
- N’exagère pas tout de même, répliquait Waldemar d’un ton neutre.
- Si, j’ai raison. Tous les Français devraient être passés par les armes. Ceci dit, la trahison de ce Juif nous arrange, convenez-en.
- Tu ne profères que des sottises, asséna Rodolphe avec force.
- Que non pas ! Vous ne l’admettrez jamais que j’ai raison. Il est fort malheureux pour nous d’en être réduits à demander l’aide de types de cette engeance.
- Tu es dépourvu de conscience morale, reprit le baron. C’est désolant.
- Père pèse ses mots, renchérit Waldemar. Je me demande où tu prends toutes ces idées. Dommage que tu sois un homme mûr.
- Pourquoi donc ?
- Parce que je te corrigerais, enchaîna le maître des lieux. Quant à Dreyfus, je le crois innocent.
- Peuh ! Inconcevable ! Moi, je suis un bon Allemand. Ma patrie passe avant tout. Je ne crois pas que ce soit votre cas à tous deux, conclut Wilhelm avec acrimonie.

*****
  
    Le 1er février de cette même année 1898, une nouvelle directrice prenait en mains la grande école moyenne pour jeunes filles de bonne famille.
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 Elle se nommait madame veuve Zimmermann. Sous ce pseudonyme se dissimulait Lepaïola qui, ainsi, effectuait la première partie de sa mission aux buts encore inconnus. Le robot biologique installa dans son bureau privé tout un appareillage sophistiqué camouflé comme il se devait. Il y avait là des ordinateurs avec leurs unités centrales, des téléviseurs extra plats servant sans doute à retransmettre des images filmées par des micro caméras temporelles (technologie issue de la civilisation post-atomique numéro 1), des circuits électroniques divers, des systèmes d’autodéfense insoupçonnables, mais également une télématique originaire de 1993, sans oublier les sources d’énergie nécessaires pour faire fonctionner le tout. Tous ces appareils étaient enfermés à l’intérieur de meubles habilement truqués ou derrière les rayons escamotables de l’encombrante bibliothèque trônant dans le bureau de la nouvelle directrice. Lepaïola était en fait devenue la correspondante permanente dans le passé de Johann van der Zelden.
Mais les mois s’écoulèrent plus ou moins paisibles dans la pittoresque petite ville de Ravensburg sans qu’apparemment la femme synthétique fût préoccupée par quelque événement majeur.
Toutefois, par une belle matinée d’août, Wilhelmine annonça avec la plus touchante émotion qu’elle attendait un heureux événement. Waldemar en fut grandement heureux. Si tout se passait comme prévu, le futur enfant viendrait au monde au mois d’avril 1899.
On le comprend, lorsque Wilhelm apprit à son tour la nouvelle, sa fureur fut à son comble. Il redoubla de cruauté envers Magda, ce qui ne surprit guère le reste de la famille.
Rodolphe dut s’entremettre de plus belle dans les scènes de ménage continuelles. Mais il ne parvenait pas toujours à réparer les pots cassés. A la décharge de Wilhelm, son épouse passait la majeure partie de son temps à tricoter pour le futur bébé de Wilhelmine, à papoter de choses et d’autres avec sa belle-sœur, ou encore à s’empiffrer de gâteaux riches en calories.
Un soir d’octobre, le fils aîné des von Möll surprit Magda et Wilhelmine en train de savourer une collation dans le boudoir. Sur une table reposait un plateau d’argent sur lequel étaient servis thé, sucre, crème, lait, biscuits et gâteaux à la crème. 
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A la vue de ces agapes, le sang de Wilhelm ne fit qu’un tour. Plus rouge que jamais, il s’élança sur la desserte et renversa le tout, théière, tasses, sucrier, assiettes et petites cuillers. Les robes brodées des deux  jeunes femmes pâtirent de ce coup de colère, abondamment éclaboussées.
- Magda ! C’en est assez ! Eructa l’officier. Je vous interdis d’adresser encore une fois la parole à madame. De vous donner le beau rôle de confidente. En aucun cas, vous ne devez être son amie. Je ne veux plus vous voir en sa compagnie. M’entendez-vous ?
- Wilhelm ? Quelle mouche vous a piqué ? Êtes-vous donc devenu fou subitement ? Ma robe est perdue maintenant. Vous devriez vous excuser pour votre attitude incompréhensible, fit Magda fort pâle sous l’affront.
- Au contraire ! Mon attitude est très claire.
- Que non pas ! Pourquoi m’interdire de converser avec Wilhelmine ?
- Monsieur Wilhelm, rajouta l’épouse du frère cadet, vous faites preuve de rustrerie.
- Vous, taisez-vous ! Je ne vous cause pas ! Rugit Wilhelm. Que racontiez-vous encore à cette maigrichonne ?
- Monsieur, s’offusqua Wilhelmine, je ne vous permets pas de m’insulter !
- Je vous ai ordonné de la fermer.
- Je m’en vais de ce pas me plaindre à mon époux et à votre père,
- C’est cela. Allez donc tout rapporter à mon gâteux de père. Il aura ainsi une distraction.
- Monsieur mon mari, fit Magda, vous vous donnez en spectacle et on entend vos rugissements dans toute la maison. Les domestiques doivent…
- Magda, je vous ai posé une question tantôt.
- Je n’            ai pas à vous répondre.
- C’est un ordre. De quoi parliez-vous avant que je vienne ?
- Je ne dirai rien concernant notre conversation à toutes deux. Je ne suis pas un de vos soldats. Je n’ai pas à vous obéir de la sorte.
- Monsieur le goujat, articula Wilhelmine sur un ton déterminé, je vais vous renseigner. Magda me demandait tout simplement s’il n’était pas préférable pour Waldemar que l’enfant que je porte fût un garçon.
- Ah ! Tiens donc, ricana Wilhelm. Eh bien, très chère, je souhaite pour ma part que cet enfant soit une fille ! Ainsi, elle n’héritera pas de la propriété. Sauf, bien sûr, si je venais à mourir prématurément sans descendance et Waldemar sans hoir mâle. Mais je ne désespère pas d’avoir un fils.
- Dans ce cas, répliqua Wilhelmine avec un sourire dur, vous vous y prenez fort mal.
- Là, c’est trop fort. Vous dépassez les bornes.
- Vous vous trompez, mon « frère ». C’est vous qui avez dépassé les bornes de la bienséance et depuis longtemps !
- Wilhelm, je vous en prie, arrêtez, supplia Magda. Cette scène s’éternise trop.
Au lieu de calmer Wilhelm, la supplique de la jeune femme ne fit que le rendre plus furieux davantage si possible. Perdant tout contrôle, il gifla violemment son épouse sous les yeux horrifiés de Wilhelmine. Magda, la joue cramoisie, les larmes coulant en abondance, se mit à sangloter bruyamment.
- Wilhelm, vous êtes odieux ! Un tyran, un monstre ! Je m’en vais… je quitte cette demeure pour demander le divorce. Je me moque… de ce que les gens diront.
- Vous savez tout comme moi que pour une catholique pratiquante, le divorce est impossible. De toute manière, je le refuserai.
- Cela a assez duré, s’écria la voix de Rodolphe.
Attiré par les cris provenant du boudoir, le baron venait de pénétrer dans la pièce cossue et confortable.
- Wilhelm, je ne vous croyais point mauvais à ce point, jeta Rodolphe. Traiter votre épouse ainsi est un crime. Je pourrais penser que vous êtes possédé par le démon…
- Père, se mêla Wilhelmine, ce démon est celui de la jalousie.
- Je ne le sais que trop bien. Quant à vous, Magda, cessez de pleurer. Je suis de votre côté. Si la présence de votre père peut vous réconforter, sachez qu’il sera des nôtres à la fin de la semaine. Je viens de lui téléphoner…
- Père, merci, bégaya Magda.
Wilhelm comprit la menace. Il ne souhaitait nullement le divorce. Il avait trop à perdre. Sa colère retombée comme un soufflet, il remonta dans ses appartements et se mit à réfléchir.
Dès le lendemain matin, il obtint une entrevue avec sa femme. Il parvint à se réconcilier –plutôt difficilement- avec elle. Désormais, il tâcherait de se contrôler davantage. La crainte que l’héritage familial lui passât sous le nez jouait en faveur de la réconciliation.
Otto von Möll naquit le 9 avril 1899. C’était un robuste garçon, criant à pleins poumons, tétant goulûment. Wilhelmine, dont l’accouchement avait été pénible, resplendissait cependant de bonheur. Elle jetait à tout-va qu’elle désirait rapidement un second bébé.
Nul ne remarqua la lueur singulière qui avait brillé dans les yeux du médecin lorsque celui-ci avait regardé Waldemar prendre son rejeton dans ses bras.
Le nouveau docteur, venu de Hambourg, avait tenu à assister la sage-femme lors de l’accouchement.
Wilhelmine sera de nouveau enceinte en 1904. Cette fois-ci, une petite fille verrait le jour. Elle disparaîtra à trois mois, victime de la diphtérie. Une autre grossesse s’annoncera pour l’année 1907… mais…
Après la naissance de son neveu, Wilhelm souleva ouvertement la question épineuse de l’héritage. Ainsi, il dévoilait qu’une seule chose comptait à ses yeux, son statut social tributaire de la fortune qu’il recevrait de son père.
Parallèlement, le 9 septembre 1899, un nouveau conseil de guerre condamnait Alfred Dreyfus à dix ans de réclusion avec circonstances atténuantes. Le capitaine serait gracié le 19 septembre.

*****
  
Paris, 8 mai 1993.

Célébration du quarante-huitième anniversaire de la capitulation nazie. Le Président de la République française, Serge Bouteire, dans un discours fort remarqué et repris par les télévisions du monde entier, dévoilait publiquement son inquiétude concernant la situation internationale.
« Après le 8 mai 1945, le Monde s’était juré qu’il n’y aurait plus jamais de guerre. Mais la promesse n’a pas été tenue. Malheur à nous, parjures ! L’Homme n’est manifestement pas encore devenu adulte.
Quand comprendra-t-il que la Paix est le bien le plus précieux ? Qu’il lui faut préserver la Vie, cette chose merveilleuse, ce miracle, ce don divin ?
Hélas ! je vois avec terreur l’horizon se charger de sombres nuages, la tempête menace davantage à chaque seconde qui passe. Parfois, j’en viens à penser qu’il y a parmi l’humanité de tristes individus qui souhaitent régler définitivement l’accumulation des malentendus qui sépare l’Occident des Pays de l’Est et ce, par des moyens indignes d’êtres civilisés ! Dois-je l’avouer ? J’ai alors une espèce de nausée qui me saisit et me noue l’estomac. Les contractions deviennent si douloureuses que je me mets à pleurer comme un enfant.
Non ! Il faut que nous nous ressaisissions ! Il n’est pas trop tard pour des hommes de bonne volonté. Nous devons refuser le suicide de l’humanité tout entière par la faute de quelques esprits mal tournés qui s’adonnent à un jeu pervers… ».
Lors de la retransmission intégrale de ce discours qui devait figurer dans les annales, Stephen Möll eut cette réflexion :
« Nous sommes foutus ! ».

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Paris, 1990.

Une rue du quartier des Batignolles dans le XVIIe arrondissement. Antoine Fargeau, étudiant à Paris VII préparait ses valises. Elément des plus brillants, grâce à l’aide du Doyen de son Université, il venait d’obtenir une bourse qui lui permettrait de faire son doctorat en Californie, à l’Institut technologique dans lequel le professeur Möll enseignait. 
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Nous étions à la fin de l’été. La saison universitaire allait bientôt débuter et Antoine, qui devait prendre l’avion le lendemain dès l’aube, entassait sans aucun ordre pulls, jeans, chemises, sous-vêtements et chaussettes dans ses bagages. Sa mère lui jetait quelques remarques qui se voulaient sévères mais qui trahissait sa grande affection pour son fils unique. Entre deux âges, vêtue sans aucune recherche, madame Fargeau s’inquiétait.
- Antoine, je sais bien que là-bas il fait toujours beau ou presque. Mais cela ne doit pas te dissuader de ne pas emporter ton blouson, même s’il est un peu usé.
- Mais oui, maman, j’y ai pensé. Ne te fais aucun souci.
- Ah ! Je t’ai préparé un thermos de café et aussi quelques sandwiches.
-  C’était inutile. Je mangerai dans l’avion. Un repas nous est gracieusement offert par la compagnie.
- Oui, mais prends-les malgré tout.
Madame Fargeau pouvait être qualifiée de « mère poule ». Antoine ne se laissait pas dominer, possédant un caractère fort affirmé. Le fils ne céda pas à sa mère chérie. Après des embrassades tendres, Antoine partit rejoindre l’aéroport d’abord en métro puis en RER.

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30 Avril 1945.

Berlin, bunker d’Adolf Hitler. 
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Il était environ 15 heures 30. Eva venait d’absorber une capsule de poison. Le Führer, quant à lui, avait saisi son pistolet, un calibre 7.65, et avec son arme, se tirait une balle dans la tête. Le coup partit et retentit dans la pièce. Adolf mourut sur le coup.
Lorsque les fidèles du dictateur surgirent, ils virent alors le corps de leur maître affalé contre une table basse. A sa gauche, se trouvait Eva Braun, le corps affaissé sur l’accoudoir du divan.
Adolf Hitler n’avait pas eu le courage d’affronter la capitulation, la défaite et le procès qui s’en serait suivi.

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Le 7 mai 1945 était signée la reddition nazie dans la ville de Reims. Pourquoi Reims ? C’était dans cette ville que se trouvait le siège du Grand Quartier Général d’Eisenhower.
Cette reddition était signée par le général Jodl pour l’Allemagne, les généraux Smith, Susloparoff et Sevez pour les Alliés.
Le lendemain, le 8 mai donc, la capitulation définitive serait signée à Berlin par le maréchal Keitel avec d’autres officiers du Haut Commandement de la Wehrmacht –Herr, Luftwaffe, Kriegsmarine – en présence du maréchal Tedder et du maréchal Joukov sans oublier les généraux Spatz et de Lattre de Tassigny.
Le maréchal Keitel entra dans la salle d’honneur de l’école des sous-officiers de Karlhost, là où exerça Wilhelm von Möll de 1910 à 1914, la tête haute et l’attitude arrogante. Il ne fallait surtout pas perdre la face. Lorsque les signatures eurent été échangées, Keitel, avant de se retirer, salua une nouvelle fois de son bâton de commandement, tandis que les vainqueurs restaient assis.
Enfin, les vaincus sortirent de la salle. Beaucoup, parmi les officiers nazis retenaient à peine leurs larmes.
Pour mémoire, il est bon de rappeler que le maréchal Keitel fut condamné à la pendaison par le Tribunal international de Nuremberg.

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France, 8 mai 1945, dans le village de Sainte-Marie-les-Monts.

Le matin touchait à sa fin dans ce paisible village de la campagne normande. Une jeune femme rousse à la beauté époustouflante qui était assise sur une chaise en bois blanc dans une cuisine des plus ordinaires, donnait le biberon à son petit garçon qui approchait des trois mois. Tout en nourrissant son enfant, elle écoutait la radio. Le speaker annonçait, des sanglots de joie dans la voix, la reddition des troupes allemandes et la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie.
Ne retenant plus son soulagement, Elisabeth essuya quelques larmes avant de sourire à son fils.
Alors qu’elle vérifiait le niveau de lait dans le biberon, Gaspard Fontane, qui avait failli devenir son beau-père, le maire du village, fit son apparition dans la cuisine égayée par des rideaux de crochet mais également par le soleil. Le presque sexagénaire était chargé d’un plein panier de victuailles.
- Elisabeth, pourquoi pleurez-vous ? Commença Gaspard avec son accent normand caractéristique. Aujourd’hui est un beau jour, un grand jour !
- Certes, mais qui ne rendra pas la vie à mon père disparu. Ma mère ne l’aura pas vu non plus ce si beau  jour. 
- Allons ! Que d’idées noires ! Votre petit François est là, lui, bien vivant…
-  Vous allez me dire comme Franz qu’un monde nouveau va voir le jour, un monde neuf, radieux, dans lequel la guerre sera interdite, où tous les hommes seront frères, sur tous les continents,  quelle que soit la couleur de leur peau. Une utopie irréalisable, voilà ce que j’en pense. Ah ! De nous deux, c’est bien moi la plus vieille !
Quelques pas, un jeune homme de taille élevée, blond, les yeux gris, pénétra à son tour dans la petite pièce. Il avait le visage grave.
- Vous avez entendu la radio, naturellement, dit-il sans aucun accent étranger.
- Oui, bien sûr, acquiesça Fontane.
- Monsieur le maire, cette nouvelle doit vous faire chaud au cœur. Vous vous êtes assez battu pour que ce jour arrive. Quant à moi, je me demande ce que pensent mes grands-parents en ce moment… ils ignorent si je suis en vie ou mort quelque part en Russie… ce 8 mai est également la date de mon anniversaire, vous savez…
- Oui, j’ai eu vos papiers d’identité en mains.
- Vingt-sept ans… sept ans de trop.
- Ne dites pas cela.
- J’aurais mieux fait d’y rester là-bas, dans ces vastes étendues glacées et enneigées, à l’Est, dans ces steppes qui avaient déjà englouti la Grande Armée de Napoléon…
- Franz, gémit Elisabeth. Je comprends ce que tu ressens mais…
- Non, laisse-moi poursuivre… ainsi, j’aurais payé la faute, l’immense faute, impardonnable de mes vingt ans, le crime de ma nation.
- Euh, bégaya Gaspard, ne portez pas sur vos épaules tout le poids des crimes des nazis…
- Hem… après tout, peut-être mon destin est-il de faire en sorte qu’il n’y ait plus jamais cela ? Je ne vois pas d’autre raison à la poursuite de mon existence… Antoine Fargeau s’est sacrifié pour que je puisse continuer à vivre…  
- Vous devez avant tout porter témoignage, hasarda Fontane. Bien que je n’aie pas tout compris des événements de l’an dernier, c’est ce que je pense.
- Nous avons tous été dépassés par les propos d’Antoine, les secrets qu’il possédait, jeta Elisabeth.
- D’autant plus qu’il n’a pas tout révélé, reprit Franz.
- Heureusement, prononça le maire avec un léger sourire. Franz, si vous ne vous sentez pas le cœur à l’ouvrage, ne venez pas travailler à la ferme cet après-midi. Je fermerai les yeux.
- Monsieur Fontane, je ne demande aucune faveur. Maintenant que cette fichue guerre est finie, j’aurai enfin des nouvelles de ma mère… bonnes ou mauvaises. Je ne crois pas qu’elle ait survécu là-bas… personne ne revient de là-bas… personne…
- Ne perdez pas espoir…
- Je ne suis pas un naïf bêlant, monsieur le maire…
Ces trois personnages entrevus, Elisabeth Granier, Gaspard Fontane et Franz von Hauerstadt ont un rôle plus ou moins important à jouer dans cette intrigue. Le jeune Allemand, ex-lieutenant-colonel de la Wehrmacht deviendra le grand ami d’Otto von Möll, le petit-fils du baron Rodolphe von Möll.
Quant à Gaspard Fontane, un solide paysan de la côte normande, maire du village de Sainte-Marie-les-Monts, il est également le plus grand propriétaire agricole et ce, à vingt lieues à la ronde. En effet, il possède deux cents hectares de prairie, de vergers –des pommiers surtout qui lui rapportent un beau pactole dans la vente des fruits destinés à la production du calvados- trois fermes qu’il loue en plus de la sienne. En outre, dans les bâtiments de sa propre exploitation, Fontane élève des dizaines de vaches pour leur lait, des volailles par centaines mais aussi des porcs.
Toutefois, sa ferme est loin d’être mécanisée. A vrai dire, les aîtres auraient même besoin d’un ravalement urgent. Datant de la fin du XVIIIe siècle, les bâtisses n’ont jamais subi de réparations majeures.
Ces quelques renseignements dénoncent de la part de Gaspard Fontane le souci de faire des économies notables. Mais ce serait faire injure au personnage de ne pas dire qu’il s’était impliqué et même davantage dans la libération de la contrée. Monsieur le maire n’était pas un résistant de la vingt-cinquième heure, pas du tout…

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