lundi 28 octobre 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 4e partie : Pour que vive Mumtaz Mahal chapitre 29 2e partie.


Après un échange fructueux, où Daniel Lin s’était montré particulièrement persuasif, sans toutefois faire appel à ses talents de Ying Lung, grâce avant tout à la consommation d’une tasse de thé helladien aux arômes épicés caractéristiques, Spénéloss, converti, avait accepté de taire à ses supérieurs la venue du trouble-fête au château du roi Louis. Tant que l’objet de la mission première n’était pas altéré, cela ne le dérangeait pas.
Avant de quitter le Vaillant, Spénéloss fut présenté à Alexandre Dumas et à sa compagne Marie, tous deux bien malgré eux obligés de poursuivre cette équipée au XV e siècle. L’extraterrestre parvint à ne pas lever un sourcil à la vue de l’ex-futur écrivain. Pour rappel, l’immortel auteur des Trois Mousquetaires était un mulâtre, à la peau bistre, aux cheveux crépus et à l’œil bleu. sa grande taille faisait tache dans un siècle où les humains dépassaient rarement le mètre soixante. Quant à Marie, bien en chair, blonde et pâle de teint, elle figurait à la perfection l’oie blanche des romans pour dames comme il faut que lisaient les jeunes filles de la bourgeoisie du XIXe siècle. Or, notre jeune femme, le cœur tendre, certes, n’était pas une évaporée, et succombait plus souvent qu’elle ne l’aurait dû au charme de quelques godelureaux bien mis, ou encore à certain petit surnuméraire aux phrases bien tournées et aux promesses de gloire, d’amours éternelles, ce qui ne mangeait pas de pain et ne coûtait rien à l’audacieux. Une charmante grisette donc, mais non une gourgandine. 
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Présenté sous le nom de Philippe de Commynes, l’Hellados ne releva pas cette discrétion volontaire de la part de Daniel Lin. Quant à Alexandre, ému et honoré, il inclina son long buste devant le sire d’Argenton et bégaya -incroyable de sa part - un compliment ampoulé du plus bel effet. De justesse, l’ex-gratte-papiers se retint de tendre la main afin de recevoir un franc et vigoureux shake-hands.
Marie, quant à elle, les joues empourprées, avait effectué une révérence maladroite mais charmante, puis, confuse, avait baissé ses longs cils sur ses beaux yeux couleur myosotis.
Lorsque Spénéloss regagna enfin Plessis-Lez-Tours, Daniel Lin se tourna vers les deux tempsnautes forcés et les questionna.
- Que vous en semble de cette rencontre impromptue?
- C’était inespéré! S’écria Alexandre avec un enthousiasme des plus sincères. Peut-être pourrions-nous descendre et visiter la contrée? Les autochtones n’ont l’air de s’étonner de rien…
- Alexandre, n’en soyez pas persuadé. Commynes est une exception. Navré, mais je ne puis vous autoriser à effectuer une petite virée en bas et à prendre langue avec les gens de cette époque.
- Diable! Pourquoi donc?
- Je vous répète que Commynes a eu une absence de réaction tout à fait normale dans son cas. Mais je ne veux pas m’étendre davantage sur lui. Son secret ne m’appartient pas.
- Alors? Précisez votre pensée Daniel Lin, fit Dumas avec justesse.
- Mon ami, réfléchissez un peu. Non que je veuille me montrer goujat… vous avez la peau trop foncée pour les autochtones. Ils vous prendrait pour quelque démon. De plus, vous n’avez pas été suffisamment préparé au choc temporel sur le plan psychologique. En bas, vous pourriez commettre non des impairs, ce qui serait déjà fort grave, mais bien des erreurs qui vous coûteraient alors la vie.
- Oh! C’est dangereux à ce point?
- Oui, à ce point.
- Je comprends vos réticences, Daniel Lin, je n’insiste pas.
- Merci, vous faites bien. Je vous revaudrai ce sacrifice.
- Euh… articula Marie en hésitant. Moi, je n’ai nul envie d’explorer ce monde inconnu. Je préfère l’abri de ce vaisseau spatial, même si je dois me contenter d’une nourriture sans saveur et d’un air en boîte.
- Dans ce cas, je vous laisse. Au fait, ne vous ennuyez-vous pas?
- Non, pas du tout! Répondit Alexandre. J’ai Marie. Et puis une bibliothèque fantastique à ma disposition. Vous m’avez montré comment y accéder mais vous m’en avez restreint l’usage.
- Ah! Vous avez remarqué. Bien entendu, il n’est pas question que vous lisiez vos propres œuvres rédigées dans un temps autre, dans un futur à venir. Par contre, vous avez amplement le choix entre Aristophane, Le Roman de Renart, la Farce de Maître Pathelin, les comédies de Shakespeare, celles de Molière, les romans philosophiques de Voltaire, les pièces du théâtre de boulevard comme Un fil à la patte, Ne te promène donc pas toute nue, J’y suis, j’y reste, et ainsi de suite. 
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- Mais vous n’avez sélectionné que des œuvres comiques.
- Vous avez besoin de vous changer les idées, de vous distraire, Alexandre. De même pour votre compagne. Excusez-moi, mais je ne puis m’attarder davantage. Le vice amiral Fermat me réclame.
Avec un sourire juvénile désarmant, Dan El abandonna là Alexandre et Marie et se dématérialisa sans avoir recours au téléporteur.
- Mon Alexandre chéri, comment accomplit-il ce tour?
- Aucune idée, ma biche. Je ne tiens pas à le savoir. Peut-être avons-nous affaire à un djinn bienveillant tout droit sorti d’un conte des Mille et Une Nuits.

***************

La nuit approchait et allait envelopper Paris de son manteau de ténèbres. En cette année 1473, peu nombreuses encore étaient les rues éclairées par des lanternes ou des torches. Pour se repérer dans le lacis inextricable des venelles derrière Saint-Eustache, il fallait avoir à la fois des yeux de lynx et un cœur solidement accroché. Pourtant, un petit groupe progressait sans crainte dans la pénombre qui s’intensifiait lentement mais sûrement. Un colosse coiffé d’un bonnet de laine portant une torchère ouvrait le chemin. À sa ceinture étaient passés un coutelas et une courte épée. Il répondait au sobriquet de Marteau-pilon. Âgé de quarante ans environ, cependant son visage n’offrait que peu de rides aux regards curieux que lui jetaient les habitants du quartier.
Un peu en retrait, un individu mince, de haute taille, vêtu avec recherche d’un pourpoint de bon drap, les chausses grises, avançait avec souplesse. Lui aussi était solidement armé. Lorsqu’il mettait le pied dans une flaque puante, il ne marquait point son dégoût et ne plissait pas la bouche. La boue collante et malodorante, particulièrement tenace, ne paraissait pas non plus l’incommoder. Après tout, peut-être y était-il habitué? Frédéric Tellier, enfant des barrières, avait vécu une existence plus que mouvementée dans laquelle il ne mangeait pas tous les jours à sa fin avant de devenir le directeur du quotidien Le Matin. 
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À ses côtés, un tout jeune homme, Guillaume Mortot, plus connu sous le nom de Pieds Légers. Lui n’éprouvait aucune honte à montrer sa répugnance à devoir piétiner la fange de ces venelles où poules et autres volailles caquetaient en liberté malgré l’heure tardive, où les cochons trouvaient leur bonheur en fouissant dans cette boue nauséabonde et gluante. Souvent, ils y ramassaient quelques délices bien savoureux, fruits et légumes suris, restes avariés de poulardes, croupions de canes ou d’oies.
Notre jeune homme avait tout d’un page qui avait mal tourné. Déjà, il était crotté jusqu’aux genoux et son haut-de-chausse n’allait pas tarder non plus à être souillé par les innombrables éclaboussures de cette boue infecte. Tout cela parce que les rues de ce Paris encore moyenâgeux ignoraient tout service de nettoiement.
Un bon orage, voilà ce que souhaitait Gaston de la Renardière en faisant claquer ses éperons à chaque enjambée. L’ancien mousquetaire de Louis XIII ne se satisfaisait que modérément de cette équipée en pleine Cour des Miracles. Mais bah! Il s’était voué corps et âme à Daniel Lin et un léger inconfort n’était pas un si lourd prix à payer pour ne pas faillir à l’honneur de la parole donnée. Sa brette anachronique lui battait la cuisse gauche. Précautionneux, il s’était également muni d’une épée à large lame dans le style de ces reîtres allemands immortalisés par Callot. Gaston avait aussi pris soin de dissimuler ses longs cheveux blond roux sous sa salade.
Paracelse et Sitruk marchaient de conserve. Jules Souris semblait bien malingre à côté de Benjamin. L’ex-commandant du Cornwallis ne pipait mot, regrettant non pas d’avoir accompagné l’Artiste mais bel et bien d’avoir dû renoncer à son disrupteur et à son sabre laser. Pour impressionner davantage encore si possible les autochtones, le géant roux tenait sur son épaule droite une couleuvrine, autrement dit un canon portable, et ne montrait aucun signe de fatigue malgré le poids conséquent de cette arme à feu. Franchement, qui aurait osé affronter un bougre pareil, bâtit en véritable Hercule, qui affichait sous la toise 1m98 les bons jours, la barbe rousse flamboyante, l’œil bleu, tout vêtu d’écarlate comme le diable en personne?
Paracelse, lui, avait opté pour la discrétion et portait des vêtements dans le gris et l’ocre. Un mantelet dans les mêmes tons dissimulait toutefois quelques armes fort dangereuses: arbalètes à carreaux, notez le pluriel, arcs et arquebuses, ou plus précisément dans ce cas serpentines. Dans le tas, un ou deux mousquets. Bref, tout un arsenal. Comme nous le voyons, Jules se moquait d’utiliser des engins anachroniques. Lui n’aspirait qu’à revenir vivant, en pleine santé et tous ses membres intacts de cette virée dans la Grande Truanderie! Non pas qu’il manquât de confiance vis-à-vis du Maître mais deux précautions valent mieux qu’une n’est-ce pas?
Craddock et Shah Jahan fermaient la marche. Quel couple mal assorti, quel contraste entre les deux hommes! Le mendiant de l’espace ne dépareillait pas dans le quartier, bien au contraire. Ses oripeaux crasseux, troués, mités à maints endroits, sa barbe non taillée qui lui mangeait la moitié du visage, ses dagues bien visibles passées à sa ceinture, son tonnelet d’alcool se balançant sur sa cuisse, il avait tout pour faire couleur locale et ce, d’autant plus, qu’il cachait son œil droit sous un bout de tissu noir fort malpropre.
Par contre, le prince Moghol qui avait abandonné ses riches habits de soie ainsi que son turban caractéristique, avait accepté, du bout des lèvres, d’endosser un costume plus que moulant, un justaucorps bien court et bien hardi, un chapeau un peu haut, semblable à celui porté par Louis XI. Toutefois, il avait refusé de sacrifier ses sinistres moustaches noires. Fébrilement, il caressait régulièrement son yatagan. Pour résumer, il n’était pas à la fête. Mais il ne pouvait décemment renoncer à aider la troupe de l’Artiste. Après tout, s’il se retrouvait là, au cœur de cette intrigue embrouillée, il en allait de sa faute.
Adonc, l’équipe disparate, composée de pièces rapportées, atteignit bientôt la rue du Caire, une de ces ruelles qui délimitaient la plus vaste et la plus connue des Cours des Miracles qui défiguraient Paris en ce temps-là. Un soldat du guet s’éloignait ne voulant manifestement pas se hasarder dans ce quartier mal famé. En fait, la Cour des Miracles bénéficiait du droit d’asile et l’ordre relatif qui y régnait était l’œuvre du Grand Coësre à qui près de six mille personnes prêtaient serment.
Comme, désormais, la nuit était tombée, les ruelles s’animaient car les malandrins, les mendiants et autres estropiés s’en revenaient, après une longue et dure journée de labeur, ripailler, s’amuser et dormir en toute quiétude. Bien entendu, tous devraient au préalable verser leur écot à leur souverain.
Les filles de joie, largement dépoitraillées, riaient d’un rire gras et vulgaire, s’apostrophaient, se congratulaient, se chamaillaient tout en ôtant leurs perruques filasses d’un blond artificiel, secouaient leurs puces et leurs poux, relevant bien haut jupes et jupons, impudiques, présentant leurs fesses nues rebondies, lisses ou fripées aux yeux égrillards et intéressés de leurs maquereaux.
À ce spectacle, le tendre Pieds Légers rougit comme une pivoine.
- Maître, que fais-je ici?
- Tais-toi donc Pieds Légers! Nous ne sommes pas au bordeau! Cette jeune prostituée a l’air de s’intéresser à notre équipage. Hé bien, tant mieux!
- Comment cela? Hasarda l’ancien compagnon de chaîne du danseur de cordes.
- Imbécile, elle va nous dire où crèche le roi de cette Cour.
Marteau-pilon dont l’intelligence n’était pas la qualité première hocha la tête, recevant l’insulte qui lui était adressée avec gratitude.
La jeune , très jeune dessalée, treize ans tout au plus, mais déjà des dents abimées et gâtées, sourit lorsque Tellier s’avança et commença à lui caresser le torse.
- Mon maquereau m’a laissé seulette depuis la Saint Jean, fit la gourgandine langoureusement. Tu pourrais le remplacer peut-être si, bien entendu, tu paies ta part au Roi. Tu es nouveau ici, mais le Grand Truand cherche toujours des recrues, des bonhommes qui n’ont peur ni de nib ni de la Faucheuse. Oh! Bien sûr, toi et tes hommes vous devrez accepter la loi du Grand Coësre! Sinon il vous en cuira. Mais c’est un bon bougre de maître. T’as un beau visage, toi. Il me plaît. Tu en es de la Truanderie, n’est-ce pas?
- Je ne peux rien te cacher, fillette…
- Ysambeau, mon doux sire. Je viens des Flandres. Obligée. Déflorée par mon cousin à neuf ans. J’ai fui le paternel. Pas le choix. Il voulait me trucider. Mais le Grand Coësre m’a accueillie avec générosité et, après avoir reçu son dû, m’a offerte à Jehan. Depuis, je mène ma barque vaille que vaille…
- Passer du temps avec toi me paraît bien tentant, certes, mais, hélas, je ne suis pas venu pour la bagatelle. Cela me navre bellement, sais-tu? Dis-moi plutôt où ripaille ton sire roi.
- A cette heure-ci, il bâfre à cinq rues d’ici, dans la taverne de maître Larripont. Tu la reconnaîtras sans peine à son enseigne, un squelette chevauchant une jument jaune surmontée d’une coiffe étoilée. Si je te revois, ce que j’espère, c’est gratuit pour toi.
- Merci, Ysambeau. Ton offre me fait chaud au cœur. Je n’oublierai pas.
Vivement, Frédéric se dégagea. Il avait hâte de prendre bec avec le Grand Coësre et il avait obtenu de la fille ce qu’il voulait. Alors, pourquoi s’attarder?
- Quelle collante celle-là! Siffla Craddock. M’avait l’air d’être assez éméchée…
- Oh! Oh! Ça te dérange peut-être, grand-père? Rétorqua Guillaume avec amusement.
- Non, pas du tout. Elle est trop jeune à mon goût. De plus, je n’ai pas apporté de condom. Or, je ne tiens pas à attraper une poivrade, gamin!

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Moins de dix minutes plus tard, Tellier et ses compagnons pénétraient dans la taverne de maître Larripont. L’entrée se situait trois marches plus bas que le niveau de la rue. Une fois la porte refermée, les tempsnautes durent adapter leur vision au spectacle grotesque et leur nez aux senteurs infectes qui s’offraient à eux si généreusement. La crasse accumulée du sol de terre battue, des murs chaulés il y avait des lustres, du plafond voûté, des rares bancs et tabourets, et des tables était indescriptible, composée de multiples strates remontant à au moins quelques siècles.
Un homme massif et bedonnant, dépoitraillé et débraillé impudiquement, les cheveux gras et rares, la barbe mangée par les poux, velu comme un ours, la trogne digne d’une gravure de Goya ou d’une sanguine de Léonard de Vinci, presque entièrement édenté, le pied nu souillé jusqu’à la cheville d’une tavelure innommable, s’en vint à la rencontre des nouveaux venus. Il escomptait qu’ils fussent de bons clients payant leur écot sans rechigner. Lorsqu’il parla, ce fut en chuintant à cause des rares dents branlantes qui lui restaient.
- Oui, mes braves seigneurs? On vient s’encanailler chez les truands et autres tire-laine? On a le gosier sec et la couenne qui démange? Que vous faut-il pour satisfaire vos envies? De la bonne piquette bien fraîche des coteaux de Montmartre, bien râpeuse sous la langue? Une assiettée de civet au genièvre? Une oie abattue de ce matin ou encore un giron tiède pas vérolé? Du moment que vous avez de beaux écus bien sonnants dans une bourse pansue à souhait, ici, tout est à vous pour une heure ou la nuit tout entière.
Frédéric sourit, révélant ainsi des dents blanches fort aiguisées et répliqua d’une voix sonore.
- Ton offre, des plus achalandée, m’allèche. Certes, maître Larripont, nous prendrons un peu de tout dans l’ordre qu’il te plaira. Mais, auparavant, j’aimerais obtenir une audience de ton souverain.
Ah! Par la mordieu, pourquoi?
- Mes compagnons et moi-même commençons à être trop connus à Dijon. Je viens donc avec toute ma bande me mettre sous la protection du Grand Coësre.
À ces mots, toute l’assistance, quelles que fussent ses occupations, cessa alors ses diverses activités et se fit attentive. Aussi bien les hommes que les femmes, tous, sans distinction, vêtus de haillons informes, aux couleurs douteuses, présentaient des figures formidables de laideur et de disgrâce. Les yeux crevés, les doigts sectionnés dans des mains mutilées repoussantes, les lupus, les oreilles arrachées ou déchiquetées, les lèvres mangées ou boursouflées, les bosses et excroissances adipeuses, les goitres, les pieds bots, les plaies purulentes, les moignons des membres inférieurs ou supérieurs, les balafres mal cicatrisées étaient légion. Trop souventefois, les visages affichaient l’abrutissement et l’avilissement les plus complets, la cruauté bestiale la plus totale, la recherche effrénée du plaisir quel que soit sa forme. Ici, la lie de l’humanité n’avait pas trouvé un refuge, mais bien un foyer, une place et une identité. Ces créatures présentaient encore une apparence humaine mais elles avaient perdu et leur âme et leur dignité à force de misère, de débauche, d’absence de barrière morale, de peur de Dieu ou de Satan. Voilà donc à quoi en étaient réduits les réprouvés et les laissés-pour-compte de cette société féodale en mutation.
Pieds Légers, dont le teint pivoine paraissait être désormais sa carnation naturelle, se frotta les paupières et les maintint closes afin de ne pas voir cinq ou six malandrins forniquer publiquement, se moquant de la pudeur nécessaire à cet acte intime. Une vingtaine de coupe-jarrets lampaient à même le sol une nourriture infecte et avariée, tandis que d’autres vidaient pichets de mauvaise piquette sur brocs de bière, l’œil éteint, les joues et le nez couperosés.
Sitruk tâchait d’ignorer un sentiment de répulsion qui était en train de monter. Mais le capitaine Craddock se rendit compte de la gêne éprouvée par le commandant britannique. Vivement, se dressant sur la pointe des pieds, il marmonna à l’oreille de Benjamin.
- Courage, mon gars! Ce n’est pas le moment de flancher et de vomir tripes et boyaux.
Quant à Shah Jahan, paradoxalement, le dégoût l’avait quitté. Recouvrant son contrôle, il se récitait mentalement quelques versets du Coran. Après tout, ces mécréants ne pouvaient que se comporter de cette ignoble façon puisqu’ils avaient repoussé le message et la prédication du Prophète Mohammed.   
Gaston n’affichait qu’un profond ennui. À ses yeux, la faune de cette Cour des Miracles ne différait que fort peu de celle de son époque. Pourtant, plusieurs détails le tracassaient.
- Corps du Christ! Ventrebleu! Les mutilations sont vraies! Je les pensais simulées.    
Un escogriffe aussi sale et pouilleux que ses congénères, maigre, la poitrine creuse, le poil du torse maculé d’une sauce tournée aigre, se leva et, d’un pas nonchalant, tout en se curant les dents avec un couteau de taille respectable, s’avança jusque devant l’Artiste et lui dit d’une voix éraillée:
- Ainsi, tu veux voir not’ roi! Et tu viens de Bourgogne dis-tu… moi, on m’appelle l’Etripeur. Y a longtemps que je fais avaler les bulletins de baptême aux bourgeois et aux seigneurs trop mignards. Comment te nomme-t-on?
- On me surnomme le danseur de cordes. 
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- Ah! Tu plaisantes! Le danseur de cordes! Tu danses devant les églises, sans doute?
- Non, j’estourbis les gens avec une corde.
- Attends et tu vas comprendre, l’Etripeur, reprit l’Artiste après avoir marqué une pause. 
Sans que l’assassin comprît comment, le danseur de cordes avait sorti son outil de travail et, avec maestria, l’avait enroulé autour de la gorge de son interlocuteur. Cette attaque ne lui avait pas pris plus d’une seconde. L’Etripeur s’étouffait, devenait bleu puis violet, tout en essayant vainement de se dégager.
- Dois-je poursuivre ma petite démonstration? Reprit Tellier pince-sans-rire.
- Arrête! Lui commanda alors une voix de basse venue du fond de la salle; tu étrangles mon meilleur lieutenant. Or, un ribaud de sa valeur ne court pas les rues.
- Qui es-tu toi qui oses me donner des ordres?
- Le souverain de ce lieu, le Grand Coësre lui-même, Gaspard le Rôtisseur ou l’Ogre selon le bon vouloir des archers du Châtelet.
Un homme à la carrure imposante, assez musculeux, les cheveux ramenés en chignon sur la tête, vêtu avec une certaine recherche de velours écarlate et de drap vert, le haut-de-chausse en partie ouvert - le grand truand était en pleine action lorsque Tellier l’avait obligé à s’interrompre - sortit de l’obscurité. Refermant sa brayette et se passant une langue gourmande sur les lèvres, il jeta à la fille de service.    
- Toi, la chevrette, ne te fais pas oublier. Je n’en ai pas terminé avec toi.
Puis, il jeta à l’Artiste:
- Ainsi donc, danseur de cordes, tu désires t’adjoindre à ma cour. Foutrebleu! Tu sais y faire avec une corde. Messire le diable lui-même en conviendrait. Mais avec les couteaux, les estocs et les lardoires, que donnes-tu?
- Oh mais chacun de mes hommes a sa propre façon de trucider, Grand Coësre.
- Bougre d’encorné! Tu m’intéresses! Y compris ce vieillard passé maître en homicides? Il ressemble pourtant à un innocent mendiant que la dévoreuse a rejeté. Il a au moins cinquante balais. Et ce tendre marmouset? Tu ne vas pas me faire accroire qu’il a déjà égorgé un homme ou éventré le moindre enfançon.
- Le capitaine Craddock n’a pas son pareil pour homicider les gardes de la prévôté.
- Capitaine?
- Oui-da, mon sire! J’ai combattu à Castillons et y ai remporté un certain succès personnel, sans forfanterie. Les archers des Anglois s’en souviennent encore, renseigna fièrement Symphorien en bombant le torse.
- Oui, peut-être, mais c’était il y a … vingt ans!
- J’ai de beaux restes.
- Toi, le tendrelet, de quoi es-tu capable?
- Je cours vite, très vite. Plus d’une bourse finit dans mon escarcelle, souffla Guillaume, ravalant et sa salive et sa timidité. On m’appelle Pieds Légers.
- Un coupeur de bourses doublé d’un puceau. Pourquoi pas? Mais il va falloir faire vos preuves, les postulants. Affronter dès ce soir quelques uns de mes champions. Je veux voir ce que vous avez réellement dans le ventre. Si vous perdez, malheur à vous! Je vous fais pendre par les tripes ou j’offre aux corbeaux vos têtes proprement découpées avec ce tranchoir! Acceptes-tu ce défi, toi le danseur de cordes, pour toi et tes hommes?
- La couardise ne fait pas partie de l’héritage de ma famille, Grand Coësre!
- Ah! Ah! Tant mieux! Un peu d’animation dans cette morne soirée n’est pas pour me déplaire. Ripailler, graisser et chauffer sa queue, quelle routine! Allez, truands et truandes, coupe-jarrets et tire-laine, mendiants et faux lépreux, de l’espace! Qu’on prépare l’arène et que le vin coule à flots! Ce soir, je régale. Que chacun fasse bombance jusqu’à s’en faire éclater la panse! Se batte, s’estourbisse, s’ébaudisse, participe à l’ordalie et se réjouisse! Vive la truanderie qui festoie! Vive la Grande Faucheuse toujours affamée!
Sous les hourras des réprouvés, les tabourets et les bancs furent jetés en désordre contre les murs lépreux et lézardés tandis que les tonnelets et les pichets précieux, au contraire, mis à l’abri. Un espace suffisant fut ainsi dégagé permettant à Gaspard, assis sur une peau de panthère, de présider le tournoi.

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Petite digression en forme de diatribe contre l’inculture généralisée portée aux nues en ce XXIe siècle avide de plaisirs, de jeux et d’argent facile. Le bling bling affiché, recherché, allait de pair avec la laideur. L’égoïsme et l’instant immédiat, la célébrité à n’importe quel prix et le mépris de l’autre encouragés, érigés en dogmes intangibles.
Ainsi, en cette année 2022, en Occident, les musées et bibliothèques non rentables, c’est-à-dire qui ne voyaient pas les foules accourir pour admirer ce qu’il fallait absolument avoir vu au moins une fois dans sa vie, selon les chantres de la pensée unique, fermaient les uns après les autres. La crise économique qui sévissait depuis des lustres avait bon dos. Alors, les bâtiments étaient récupérés par des promoteurs puis transformés en logements hyper tendance, très courus par les gens de la jet set ou les people, ou encore, les immeubles démolis lorsqu’ils n’avaient pas trouvé preneur.
À leur emplacement, vite, on s’empressait d’édifier des temples dévolus à la consommation de luxe pour les élites qui ne subissaient pas la contraction drastique de leurs revenus, bien au contraire! Jamais les milliardaires n’avaient été aussi nombreux! De même les miséreux. Mais ces derniers ne comptaient pas.
Quant aux collections remarquables, aux œuvres longtemps préservées, elles étaient éparpillées, envoyées au pilon, ou encore vendues à l’encan, mises en promo, ou données comme lots de consolation lors de jeux abrutissants diffusés sur la Toile ou à la télévision moribonde.
Les émissions de télé-réalités, sponsorisées par ces nobles bienfaiteurs de l’humanité qu’étaient les fabricants de lessives, de papier hygiénique, de désodorisants, déodorants et autres produits incontournables de l’homme moderne, avaient même été jusqu’à inventer des concours très « in » qui se multipliaient comme des lemmings ou encore des lapines en chaleur.
Les candidats sélectionnés, ravis de leur soudaine importance, de leur célébrité d’une heure ou d’un quart d’heure, devaient, sous les yeux hypnotisés et devant les cerveaux disponibles, du moins ce qu’il en restait, trouver les moyens les plus rapides et les plus ingénieux, les plus efficaces et les moins coûteux, bien évidemment, pour détruire des chefs-d’œuvre en principe impérissables.
Dans le passé, il y avait déjà eu l’iconoclasme, la destruction au nom de l’islam le plus pur, celui des origines, bien avant Médine, l’immolation par le feu de toiles d’art contemporain avec l’accord des artistes par des conservateurs de musées désargentés à la suite des crises économiques sans fin, mais jamais pareil suicide de la pensée et du patrimoine à une telle échelle.
Passèrent à la trappe de l’abrutissement, les chapiteaux historiés de Sainte Foy de Conques, les masques Dogon, un moai, des épinettes et des vielles, une partition olographe de Janequin, une tapisserie de la Dame à la Licorne, un recueil de poésies de Charles Cros, une bande dessinée d’un obscur tâcheron italien comptant pour du beurre, seulement appréciée de rares fans, ici les mésaventures de Picsou face à Miss Tick, et ainsi de suite… 
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Les œuvres sur papier, les tissus peints à la main, finissaient en un joyeux autodafé, les bronzes chinois ou étrusques fondus dans des fours, les colonnes, les statues, les frontons fracassés sous les masses d’iconoclastes joueurs et les cris d’approbation d’un public dopé à l’audimat et au crack.
Fort loin de ce monde suicidaire, décérébré, condamné, Dan El assistait à cet effacement du génie de l’humanité. Se refusant à intervenir, l’homme était libre de sa destinée, il se contentait de reconstituer dans l’Agartha ces créations dans toutes leurs diversités.
Pas une semaine sans une modification dans l’ornementation des patios, placettes, galeries, corridors, bibliothèques et salles de musées. Chaque citoyen de Shangri-La pouvait choisir de posséder sans contrainte pour une semaine ou plus si affinité, une reproduction parfaite d’un tableau de Corot ou de Moreau, une robe de Paul Poiret ou un émail de la Sainte Chapelle. Pour notre jeune Ying Lung une équation mathématique d’une simplicité éblouissante était aussi belle qu’une chanson de Jacques Brel, une aurore boréale lui procurait autant d’émerveillement qu’un vitrail du douzième siècle et une hache moustérienne était aussi chère à son cœur que la Loi du Grand Tout formulée au XXIIe siècle peu avant la grande inondation de 2105.
          
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Gaspard le Rôtisseur trônait sur sa peau de panthère tel un satrape de l’Antiquité. Faisant signe à un de ses malandrins, un jeune boutonneux au visage crevassé, il lui ordonna:
- Accroche-cœur, à toi l’honneur! Je veux que tu étripes ce glaire, ce ridicule puceau. Ne me déçois pas.
Avec un ricanement de mauvais augure, ledit Accroche-cœur s’avança jusqu’au centre du ring improvisé. Alors, Pieds Légers déglutit, aspira l’air bruyamment mais ne se déroba point au combat. Allez! Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il se battait! Il avait déjà aidé le Maître et brillamment par le passé.
La lutte débuta par une observation de plusieurs secondes des deux adversaires. Puis, en rugissant, le coupe-jarrets se rua sur Guillaume. Ce dernier préféra ne pas esquiver l’assaut. Les deux adolescents roulèrent sur le sol. C’était à qui essayait de prendre le dessus et d’étrangler l’autre. Mais Accroche-cœur ne jouait pas franc-jeu. Doucement, en effet, il tentait de tirer de son dos un coutelas afin d’égorger celui qu’il prenait pour un néophyte dans ce genre de combat au corps à corps. Pieds Légers s’en aperçut assez rapidement. Alors que le truand empoignait son arme et croyait triompher facilement, le valeureux Guillaume se saisit brutalement de la langue du tire-laine, et la lui trancha avec les dents!
Accroche-cœur, fou de douleur, poussa des cris inarticulés tout en vomissant des flots de sang. Péniblement, à tâtons, il se redressa, toujours hurlant comme un goret. Ses yeux croisèrent un court instant ceux du Grand Coësre. Il y lut son arrêt de mort.
Gaspard n’était pas du genre à remettre au lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même. Sans prévenir, il sortit de sous sa peau de panthère un long tourne broche, et, sans pitié, visant le mandrin qui l’avait déçu, le lança. Le javelot transperça la poitrine d’Accroche-cœur, l’empalant avec une cruauté et une virtuosité sans équivalent.
Dans la salle, tous se taisaient, se recroquevillant afin d’échapper à l’ire du roi de la Grande Truanderie. Pendant ce temps, le corps sans vie de l’escarpe vacillait de longues secondes avant de s’effondrer aux pieds de Guillaume tout faraud. Lui aurait laissé la vie sauve au malandrin. Une sueur glacée coula dans le dos de Pieds Légers. L’adolescent se demandait quel allait être son sort.
À cause de la maladresse d’Accroche-cœur, le Grand Coësre avait perdu la face. Humilié, il s’était immédiatement vengé de cet affront cinglant. Ainsi, il faisait comprendre à tout son monde qu’il restait bel et bien l’unique souverain de la Cour des Miracles.
Sa voix de basse retentit une nouvelle fois sous la voûte.
- Petit, j’en conviens tu te bats bellement. Tu as donc conquis le droit et le privilège d’être mon féal haut la main. Rends-moi maintenant hommage par le baiser de paix.
Imperceptiblement, Pieds Légers hésita un court moment. Regardant en direction de Frédéric, il vit celui-ci acquiescer. Alors, il s’agenouilla devant l’Ogre et, après avoir incliné la tête, accepta le baiser sur la bouche de celui-ci. Lorsqu’il reçut l’embrassade, il se retint de justesse de respirer et réprima un geste inconsidéré de répulsion. Il était dû à l’haleine fétide de Gaspard.
- Mon garçon, te voilà maintenant enrôlé dans la Grande Truanderie parisienne, s’écria le Rôtisseur avec un air narquois. Désormais, tous mes hommes te considèreront comme leur frère.
- Oui-da, mon Sire.
- Accorde-leur ta confiance, obéis à mes ordres et tes os ne blanchiront que fort tard dans une tombe du cimetière des Saints Innocents. À moins que ta carcasse n’aille se balancer au gibet de Montfaucon et ta tendre chair nourrir les corbeaux et autres corneilles. Gare aux gens du Châtelet!
- Oui, seigneur. Je suivrai ton conseil et ne faillerai point.    
- Parfait. Maintenant, à qui le tour? Le vieux soldat qui, déjà, devait servir sous l’étendard de notre bonne Jeanne ou de Xaintrailles devrait s’avancer.
- Pourquoi pas? Crâna Symphorien en se campant solidement sur ses deux jambes. Tout d’abord, permets que je me débarrasse de ce tonnelet de bon alcool venu tout droit de Cognac.
- Est-ce un cadeau d’amitié?
- Ouais! On peut dire les choses comme ça, Grand Coësre. Tout à l’heure, nous en lamperons tous quelques godets après la petite formalité.
- Hé bien, tu ne doutes de rien l’aïeul! Et encore moins de ta victoire. J’aime cela. Qui veux-tu combattre parmi mes marauds et ribauds? Je t’offre de choisir ton adversaire car tu me plais. Le Pourfendeur? Atlas ou encore l’Écorcheur?
- Puis-je également décider de la façon de me battre?
- Vieil homme, tu m’as l’air d’un sacré larron. Un duel au couteau cela te va-t-il?
- Certes oui!
- Dans ce cas, affronte mon Écorcheur. J’ai hâte d’assister à ce combat.
Un grand échalas, environ un mètre soixante-quinze sous la toise, ce qui était élevé pour l’époque, s’en vint à son tour au centre de l’arène. Le poil noir, le menton en galoche, l’absence de nez ainsi qu’une hideuse balafre qui partait de la joue gauche pour atteindre le milieu du front, en épargnant à peine la paupière, tout cela conférait au malandrin un aspect grotesque des plus effrayants.
Le tire-laine toisa Craddock d’un œil mauvais d’où le dédain n’était pas absent. Machinalement, il jouait avec un couteau de taille respectable. Cette ostentatoire attitude n’intimida nullement notre baroudeur de l’espace. Il en avait vu des matamores, pas tous humains, qui se débinaient au premier véritable danger.
Sans prévenir, l’Écorcheur lança une attaque aussi soudaine que prompte. Or, agilité sublimée par l’habitude ou miracle incontestable, le Cachalot du Système Sol évita les deux lames projetées dans sa direction. Faisant un pas de côté, il roula à une vitesse prodigieuse sur le sol en terre se moquant éperdument des cafards et des rats qui y couraient, grouillaient et banquetaient paisiblement au milieu de la faune humaine.
Pas du tout décontenancé par les roulés-boulés enchaînés de Symphorien, l’échalas le bombarda littéralement avec tous les coutelas et autres armes à trucider qui apparaissaient magiquement dans les paumes de ses mains. Peut-être notre bandit avait-il pactisé avec le Diable ou son cousin?
Mais il vint un court instant où notre coupe-jarrets se retrouva pourtant démuni. Cela ne dura pas plus de trois secondes. Symphorien mit à profit ce laps de temps relativement bref. Avec une éblouissante rapidité et toujours doté de réflexes prodigieux, entraînement quotidien au Harrtan oblige, se relevant sans une égratignure, au dépit de la plus grande partie de l’assistance, le baroudeur spatial encore vert, à son tour, projeta trois dagues en direction de l’Ecorcheur. Bien évidemment, aucune ne rata sa cible. Cloué à même un volet de bois, le gredin roula des yeux emplis de terreur. De son cou s’échappait un flot de sang. Les poumons aussi étaient perforés. Dans un souffle proche du râle, l’échalas murmura:
- Imposteur! Gredin! À Falaise et Castillons, tu n’y étais point! J’le sais bien; j’ai servi Xaintrailles avec mes compères, ceux de la bande à Jacquot.
Sur ces paroles, l’Ecorcheur mourut. Personne n’avait entendu les ultimes propos du truand hormis ce bon vieux capitaine d’écumoire et l’Artiste. Ce dernier possédait une ouïe particulièrement fine.
Le Grand Coësre, toujours affalé sur sa peau mitée de fauve, ne savait s’il devait se réjouir et applaudir cet exploit ou bien déplorer la perte d’un de ses meilleurs lieutenants et s’enfermer dans une bougonnerie de mauvais aloi annonciatrice d’une colère dévastatrice. Deux de se aides, assassins patentés, venaient d’embrasser la camarde.
Fier de lui, se pavanant comme un coq, Craddock s’avança jusque devant le roi de la Cour des Miracles. Dévoilant des dents usées et fortement jaunies par le tabac, il articula ce qui suit avec aplomb.
- Doux Sire, n’ai-je pas droit moi aussi à ton accolade? Tu ne trouveras pas de vassal plus fidèle et dévoué que moi à vingt lieues à la ronde.
- Non grand-père, effectivement. Je ne refuse pas ton hommage, bien au contraire. Reçois donc, aujourd’hui, mon baiser pour la vie.
Une brève seconde, le danseur de cordes craignit pour Symphorien. Pourtant, tout se passa bien. Sans faillir, le baroudeur embrassa lui aussi la bouche puante du Grand Coësre.
- Qu’est-ce qu’il schlingue ce sapajou! Pensa Craddock en accomplissant cet acte de pure bravoure.
Puis, sur un signe de Gaspard, les ribauds et les ribaudes, les gredins et les gredines, les bougres et les bougresses, les mégères et toute la gent de l’auberge hurlèrent longuement leur joie d’avoir un nouveau compagnon de truanderie. Après près de cinq minutes de cette manifestation bruyante et sincère de ses commensaux, le roi ordonna:
- Silence, malandrins et putains! Ne vous réjouissez pas trop vite. Il reste encore cinq tournois. Il est temps de voir ce que vaut le Mauricot.
Shah Jahan qui avait été doté par Dan El du don des langues comprit que son tour était venu de prouver sa vaillance et son ardeur au combat. L’insulte lui déplut profondément. À ses yeux, cette faune barbare ne méritait pas même un regard. Mais pour Mumtaz Mahal, il devait supporter les plus grandes humiliations. L’être hybride ne lui avait-il pas fait la promesse que, quelque part, sa bien-aimée l’attendait?
- A toi, le Sarrasin. Que sais-tu faire? Comment t’y prends-tu pour estourbir?
- Je coupe des têtes avec mon yatagan, seigneur roi.
- Bah! Tout le monde ici s’adonne à cette distraction.
- Certes, mais pas ainsi!
Sans coup férir, l’arme avait jailli comme par magie dans les mains du prince Moghol. En sifflant, elle coupa trois têtes en deux secondes. L’Éventreur, le Maraudeur et le Cancrelat passèrent l’arme à gauche! Les chefs tranchés s’en vinrent rouler sur le sol jusqu’à la peau de panthère. Les yeux écarquillés des têtes décapitées exprimaient le cruel étonnement de ce coup mortel. Peu après - deux minutes tout de même - les trois corps, après de multiples soubresauts, chutèrent lourdement. Animés encore de tressaillements, ils ne cessèrent leur manège que lorsqu’un truand, repoussant sa terreur, se décida à transpercer la poitrine des cadavres étêtés.
Dans la salle voussée, personne n’osa piper mot. Tous étaient encore sous le choc. Le silence s’éternisa. Gaspard, surnommé l’Ogre, se demandait quelle offense il avait due commettre pour voir ainsi ses meilleurs hommes s’en aller en enfer tutoyer Lucifer.
- Ouille! Quel redoutable truand il fait, ce mat de peau! Marmonnait le Grand Coësre dans sa barbe.
Finalement, le Rôtisseur prit sa décision.
- Comment te nomme-t-on? Demanda Gaspard au prince Moghol.
- Jahan!
- Désormais, Jahan tu es à mon service.  
- Oui, seigneur.
- D’où viens-tu?  De Perse? De Bohème?
- De plus loin encore, seigneur. Je veux oublier que ma bien aimée m’a quitté.
- Je ne t’imposerai pas mon baiser. Ta lame me suffit. Vous autres, venez vous agenouiller devant moi. Inutile de poursuivre l’ordalie. Je vous accorde mon soutien et mon hospitalité. Soyez-moi fidèles. Baste! Assez de cadavres ce soir! Il est temps de se remplir la panse.
De la Renardière, Paracelse, Sitruk et Tellier se prosternèrent chacun leur tour devant le Grand Coësre. Lorsque le danseur de cordes se releva, il dit à l’oreille du roi des truands:
- Tu as pris là une sage décision.
- Pardi! Ton intronisation me coûte fort cher compagnon. Six hommes! À Dijon, les coquins te ressemblent-ils tous?
- Oui-da, mon Sire.
- Alors, je plains le Bourguignon! Mais foin de tristesse et de gémissements. Banquetons, ripaillons, buvons jusqu’à plus soif jusqu’à l’aube! Vous entendez, vous autres? Gobergeons-nous jusqu’à en crever. Et que le Boulanger fasse fuir le guet et la Faucheuse cette nuit!
Des cris accueillirent ces bonnes paroles. Tous les réprouvés s’empressèrent alors de reprendre leurs activités interrompues avec un entrain et un enthousiasme renouvelés. Ce soir, la main glacée et sans merci de la Mort les avait frôlés et il leur tardait d’oublier leur angoisse.
Tandis que Craddock rongeait un os de mouton, Sitruk échangeait quelques paroles avec l’Artiste.
- Ainsi, nous sommes donc tous acceptés. cela me semble un peu trop facile…
- Oui, exactement, trop facile, Benjamin. Acceptés du bout des lèvres et provisoirement. Il nous faudra être sans cesse sur le qui-vive et ne pas craindre d’estourbir les honnêtes bourgeois de Paris.
- Bigre! Vos paroles ne me réjouissent pas. Je ne me suis pas enrôlé pour devenir un assassin.
- N’avez-vous jamais tué?
- Euh… oui… dernièrement, en duel. Auparavant, avec des torpilles, des canons, phaseurs ou encore à l’aide de disrupteurs. Car, dans mon monde, l’Angleterre se trouvait en guerre contre ces foutus Napoléonides.
- Dans ce cas, dites-vous que, désormais, vous êtes en guerre contre tous les habitants de cette époque. Surtout, ne faillissez pas!
- Je pense que Daniel Lin ne me le pardonnerait pas… j’ai une sacrée ardoise avec lui.
- Moi non plus, je ne vous manquerais pas si vous me décevez.
Sur cette conclusion, qui n’était pas une boutade, Tellier mordit à belles dents dans la cuisse d’une poularde rôtie à point.

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Plus de quinze jours avaient passé depuis que Tellier avait incorporé la Cour des Miracles. Ses hommes avaient dû s’habituer à simuler des mutilations ou des maladies pour s’en aller mendier dès potron-minet sur les parvis de Saint-Eustache ou de Notre-Dame. Shah Jahan avait échappé à cette humiliation. Tous les déguisements ne parvenaient pas à dissimuler son exotisme. Mais, le soir venu, il ne se faisait pas prier pour couper les bourses des bourgeois et des damoiseaux impudents qui s’aventuraient dans le quartier. Même les ruelles de l’Île de la Cité n’étaient pas sûres. Au petit matin, il n’était pas rare de retrouver un corps sans vie près de la grève ou sur les quais de la Seine. Quant aux noyés, victimes d’un coup de dague, ou étranglés, les sergents d’arme ne les comptabilisaient plus.
Si Marteau-pilon, Paracelse et Craddock n’affichaient aucun scrupule à jouer du couteau ou de l’épée, ce n’était pas le cas du jeune Guillaume ou encore de Gaston de la Renardière. Ces deux-là piaffaient, s’impatientaient, désirant passer à la suite du plan mis au point à bord du Vaillant et non pas perdre leur temps à trucider les honnêtes gens, marchands ou sots seigneurs.
Or Tellier devait avant tout s’assurer pouvoir compter sur un nombre suffisant de partisans tire-laine, coupe-jarrets et autres malandrins avant d’entamer l’étape suivante. Devenir populaire prenait du temps! Sans oublier la nécessité de rester sur le qui-vive avec le Grand Coësre, qui, certainement, ruminait une vengeance adéquate. Cette menace qui planait sur le groupe ne semblait pourtant pas affecter l’humeur du danseur de cordes.
Benjamin, quant à lui, se moquait des états d’âme de Gaston et de Pieds Légers. Pour lui, finalement, poignarder un marchand de vin ou empaler un homme d’arme, ce n’était pas de l’assassinat puisqu’il n’estourbissait que des fantômes, des êtres déjà morts depuis plus de mille ans par rapport à l’an 2518 d’où il provenait. De plus, pour le conforter dans cet état d’esprit, il se souvenait des paroles prononcées par André Fermat. Le vice amiral lui avait en effet expliqué que cette piste temporelle n’était que le résultat des manipulations maladroites du continuum spatio-temporel faites par Shah Jahan. Lorsque tout serait revenu en ordre, la chronoligne leurre s’effacerait d’elle-même, sans qu’aucun membre de l’équipe du commandant Wu n’en pâtît, bien sûr. Jamais Albriss n’aurait gobé un tel discours, mais le Britannique, qui au fond de lui, méprisait les Français, oui! Il lui restait du chemin à parcourir avant de se refuser à ôter la vie de n’importe quelle créature, pensante ou pas.
Daniel Lin avait une conscience aigue de cet état d’esprit mais il n’affichait rien hormis une ferme résolution dans une impassibilité affectée.
Dix heures du soir venaient de sonner au clocher de Saint-Germain l’Auxerrois. 

Une petite pluie fine humidifiait les sentes aux pavés irréguliers. Le guet passé après avoir crié «  Bonnes gens, il est dix heures, dormez en paix », une petite troupe s’abritait sous l’avancée d’une porte cochère. Gaspard le Rôtisseur en était, ainsi que le danseur de cordes, Paracelse, Benjamin, Craddock, Gaston, Firmin le joyeux drille, Va-à-confesse, deux truands particulièrement retors.
Ces huit hommes se tenaient en embuscade dans le but de s’en prendre non pas à un quidam ordinaire mais à un puissant et noble seigneur, le baron de Presles. Tous s’étaient armés d’abondance. Jules Souris n’avait pas oublié ses couteaux et ses serpentines, Frédéric ses cordes, en réalité un fouet lasso amélioré par ses soins, le Cachalot du Système Sol ses dagues et son espadon gigantesque. Les autres étaient dans le ton.
L’Ogre, anxieux, scrutait la nuit tout en se mordant le poing.
- Grand Coësre, vous avez dit vous-même, tantôt que vous étiez certain de vos sources. Alors, pourquoi cette inquiétude? Marmonna Benjamin en soufflant sur ses doigts engourdis afin de les réchauffer.
La nuit était fraîche pour la saison, un petit huit degrés Celsius et le commandant britannique, trop habitué au confort du XXVIe siècle, avait encore besoin de s’endurcir.
- Par les cornes de Magog, tais-toi! Je crains que quelqu’un ait prévenu notre proie. Au Châtelet, on ne m’a pas à la bonne ces temps-ci. J’ai eu le tort de soutenir monsieur de Berry dans son dernier complot.
- Bougre d’andouille! Chut! Du monde s’amène.
Effectivement, Craddock ne se trompait point. Une vingtaine de personnes s’en venait, il s’agissait de l’escorte du baron de Presles. Au-devant, des laquais avec des flambeaux, à pied, puis, six hommes à cheval. Au centre, le seigneur lui-même. Et derrière, des gros bras, des gardes du corps visiblement. À la vue d’un cortège aussi conséquent, Gaspard retint un cri de dépit. il pensait que le bonhomme serait seul ou presque. Le coup allait-il manquer? À huit, que pouvait espérer la bande? Celui qui avait prévenu le Rôtisseur et l’avait payé, l’avait dupé et envoyé dans un traquenard. Il ne restait plus à la troupe qu’à s’effacer au maximum, à se fondre dans la nuit et, sans un bruit, à laisser passer le baron et son escorte.
Alors, l’Ogre fit le signe qui voulait dire « ne pas intervenir ». Ses truands étaient prêts à lui obéir; malheureusement, c’était sans compter sur deux minuscules détails. Le premier fut un cheval qui, sentant une présence hostile, se mit brusquement à hennir et à refuser d’avancer. Aussitôt, l’un des porte torches se retourna et tenta d’éclairer les coins obscurs et les multiples renfoncements qui se dérobaient à sa vue. La flamme parvint à accrocher la lueur argentée de l’acier. Le laquais amorça un pas tandis que les soldats de l’escorte mettaient la main sur la poignée de leur estoc.
Le deuxième aléa survint peu après alors que le silence retombait sur la ruelle. Face à la porte cochère, un volet s’ouvrit et un homme en bonnet de nuit se permit de vider son seau d’aisance dans la sente, discrètement, ne se préoccupant pas de savoir s’il y avait quelqu’un sous sa fenêtre. Le contenu fut donc déversé et vint gicler sur les gardes et le baron de Presles. Empli d’un courroux légitime, le seigneur leva la tête et jeta des insultes bien senties à l’adresse de l’outrecuidant personnage qui agissait avec autant de légèreté.
Or, tandis que les imprécations et les anathèmes fusaient et que le noble ordonnait à deux de ses gardes du corps de fracasser la porte de l’impoli propriétaire et de lui tanner le cuir, celui-ci, justement, à l’instant où il refermait le volet, vit un groupe de malandrins se dissimuler en embuscade sous la porte cochère. À son tour, il se joignit aux hurlements.
- Par le sang du Christ! Des brigands sous le renfoncement! Sus aux coupe-jarrets!
Aussitôt, l’enfer se déchaîna dans la ruelle bourgeoise, si paisible un peu moins d’une heure auparavant.
Malgré l’étroitesse des lieux, un combat sans merci s’engagea. Promptement, Paracelse s’en vint tailler les jambes des chevaux qui hennirent et ruèrent, désarçonnant leurs cavaliers. Brutalement jetés au sol, les hommes peinèrent à se relever empêtrés dans leurs armes et leurs étriers. Cela fut mis à profit par Gaspard qui égorgea sans sourciller quatre gens d’armes avec une habileté qui relevait l’habitude de cette action chez le truand. Mais cet acte sanglant ne suffit pas à effrayer le baron de Presles et le reste de son escorte. Face aux bandits se dressaient encore quinze hommes valides. Savoir jouer du couteau, de l’espadon ou de la corde n’allait pas suffire.
Tandis que Craddock brettait ferme tout en maugréant contre cette maudite malchance et, par la même occasion, agonisait d’injures sonores les laquais, Tellier, de son côté, se demandait s’il y avait assez d’espace disponible pour user de la science du Harrtan. Benjamin ne se posait pas tant de questions. Il utilisait au mieux son épée, essayant de faire face à trois malabars tout en gardant un sourire carnassier figé sur ses lèvres.
Va-à-confesse et Joyeux Drille n’étaient pas à la fête, oh non! Avec leur demi épée, ils affrontaient des gens coriaces, habitués aux champs de bataille. De son côté, le Grand Coësre enchaînait les moulinets et les feintes, escrimant avec une sorte de tournebroche. Son outil de travail ne le quittait que rarement, surtout lorsqu’il s’ébattait avec ses sujettes.
Enfin, une trouée se fit chez l’ennemi. Le baron de Presles, qui avait reçu un méchant coup d’épée à la poitrine, coup administré par l’Artiste en personne, et qui, désormais, bataillait à genoux, une main tentant de compresser le sang qui coulait de sa blessure, donna bien malgré lui le signal pour passer à un autre niveau d’escrime. Le danseur de cordes usa avec profit de l’espace ainsi dégagé. Sans que rien n’annonçât son saut, Frédéric se retrouva soudainement en train d’effectuer un salto arrière. Cette acrobatie lui permit d’en finir avec deux mastodontes, et ce, d’une seule botte.
Le Rôtisseur qui vit ce bond, fut sidéré et crut à un prodige. Pour lui, l’Artiste n’était plus un simple coupe-jarrets mais s’était métamorphosé en démon. Or, il fut encore plus ébahi lorsque, peu après, l’Écarlate, comme il nommait Sitruk, imita Tellier! Les miracles et les merveilles n’étaient cependant pas finies. Perdant le sens de la réalité, Gaspard faillit s’effondrer lorsque, à leur tour, le vieux Craddock et Paracelse se mirent à bretter en l’air. Symphorien, malgré son âge presque canonique, accomplissait ce prodige sans marquer le moindre signe de difficulté, ne transpirant même pas, comme s’il s’agissait d’effectuer quelques pas de danse à la Cour du roi de France. Au contraire, tout à fait invraisemblable, le Boutefeu, tel était le surnom de Jules Souris chez les truands, se battait difficilement dans le ciel et sur les murs. Pourtant, il parvint à tuer son homme sans que ses yeux dénonçassent le moindre sentiment de dégoût. Si Paracelse ne se montrait pas aussi à l’aise que Symphorien dans la maîtrise du Harrtan, c’était parce qu’il n’y avait que peu de temps qu’il prenait des leçons de cet art martial auprès de Daniel Lin. Jusque là, il n’avait pas éprouvé le besoin de pratiquer ce sport.
Bref, il n’y avait que Marteau-pilon pour ne pas bretter de cette façon. À vrai dire, le colosse n’avait nullement la nécessité de faire appel au Harrtan pour vaincre. Ses battoirs abattaient leur homme avec une facilité déconcertante. En vingt secondes, il avait déjà additionné à son palmarès trois victimes alors que Gaston, de son côté, tout en pourfendant des gardes plus ventrus que musculeux, jetait régulièrement des regards appréciateurs en direction de Marteau-pilon. Il pouvait s’extasier tout son saoul puisque lui aussi s’y connaissait en exploits de ce genre. Souvent, il lui arrivait de soulever deux bonhommes bien costauds à la fois, sans marquer le moindre signe de fatigue, les jours où, évidemment, il n’avait pas trop abusé de la bonne chère et de la dive bouteille.
On comprend qu’à ce compte-là, il ne fallut pas longtemps à Tellier et consorts pour venir à bout du baron de Presles et de ses gens. Dans cette scène, seuls le Rôtisseur, Joyeux Drille et Va-à-confesse faisaient triste figure. Lorsque le sol fangeux s’encombra de quinze cadavres humains et de six chevaux à l’agonie, le calme revint dans la sente à nouveau plongée dans la nuit.
Bien malgré lui, Gaspard avait abandonné de sa superbe. Penaud, il fixait d’un regard morne les corps sans vie, n’osant poser les yeux sur ses féaux. Subjugués, Joyeux Drille et son compère ne tarissaient pas d’éloges. Ils félicitaient abondamment Symphorien, Gaston, Frédéric, Benjamin, Jules et même Marteau-pilon, demandant, ou plutôt suppliant qu’on leur apprît au plus vite cette merveilleuse façon de bretter tout en tournoyant dans les airs.
Tout en essuyant la lame de son espadon, Craddock ricanait, l’Artiste se taisait, Marteau-pilon grognait; Sitruk mit fin à ces doléances en lançant judicieusement:
- Pressons! On vient. J’entends un cliquetis d’armes. Les gens du prévôt sans aucun doute.
- Oui, mon gars, tu parles d’or. Peu me chaut de connaître les geôles du Châtelet puis de tâter de la corde de Monsieur de Paris!
Ainsi donc, les truands s’enfoncèrent dans les ténèbres. Il bruinait toujours et, à la maison d’en face, le volet avait été refermé; l’honnête commerçant, il vendait des boutons dans une petite boutique au bas de son logement, avait préféré ne pas avoir à témoigner sur ce qui s’était passé. Lorsque, au matin, lui-même et son épouse seraient interrogés, ils ne sauraient strictement rien, n’auraient rien vu ni ouï. Pendant la tuerie, ils dormaient comme des loirs, de paisibles gens à la conscience pure.
Le Grand Coësre, ayant regagné la taverne de maître Larripont, méditait sombrement sur son avenir au sein de la Grande Truanderie. Cette nuit, il avait perdu une partie. Encore une mésaventure de cet acabit et c’en était fait de sa royauté! Maintenant, il devait absolument empêcher Joyeux Drille et Va-à-confesse de raconter à tout venant les exploits du danseur de cordes et de sa troupe. Quel subterfuge allait-il trouver?

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Désormais, l’Artiste comptait un groupe d’admirateurs inconditionnels prêts à tout pour satisfaire la moindre de ses envies. Encore quelques semaines, voire quelques jours et Frédéric aurait accompli sa part de travail. Fermat pourrait enfin enclencher la phase finale du plan pour venir à bout de Fu. Le danseur de cordes n’aurait plus à ronger son frein.

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Plessis-Lez-Tours, fin août 1473. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/60/Louis-XI.jpg
Louis XI venait d’être informé de la mort imminente de son frère turbulent, Charles, duc de Guyenne. Ce n’était plus qu’une question de jours, voire de quelques heures. Le souverain ne se réjouissait nullement de cette nouvelle. Bien que Monsieur Charles lui ait mené la vie dure, pris la tête de la Ligue du Bien Public, se soit allié à son pire ennemi, le duc de Bourgogne, Louis soupirait et se montrait désemparé. Les États Généraux devaient maintenant être assemblés au plus tôt. Pouvait-il compter sur la Noblesse et le Clergé? Quant au Troisième Ordre, il lui était tout acquis. Comment réagirait le Pape? Le souverain anglais, bien qu’empêtré dans ses affaires dynastiques, ne manquerait pas de se rapprocher, une fois encore, de Charles le Téméraire.
Une guerre se profilait. Or, les caisses de l’Etat étaient vides. Fallait-il encore augmenter les impôts? En créer de nouveaux? Dans ce cas, le Tiers se rangerait du côté de la Noblesse.
Que faire? Sainte Vierge! Saint Michel! Inspirez-moi! Ah! Si Charlotte était grosse une nouvelle fois! Mais à cinquante ans, Louis ne montrait plus autant d’ardeur dans les joutes de l’amour. Son devoir conjugal lui pesait. La jeune princesse Anne ferait une souveraine acceptable. Qui aurait le cran de lui prêter serment d’allégeance? Les Grands Féodaux, quant à eux, estimaient légitime de n’accorder leur foi qu’à un roi, un mâle capable de porter les armes et de conduire les batailles. Risible! Le temps des chevaliers était bel et bien mort. La guerre contre les Godons l’avait parfaitement démontré.
Adonc, Louis le Onzième venait de convoquer un conseil royal extraordinaire. Demain, le souverain du royaume des lys prendrait le pouls de ses sujets et ordonnerait ce qu’il devait. Le Chancelier, les Trésoriers des Finances, coiffés par le Ministre Jean Bourré, le Connétable Saint-Pol et tous ses comès se rangeraient à son avis.
- Sire roi, toussota Olivier. Puis-je vous parler?
- Entre. Tu sais bien que tu as porte ouverte partout en ce château.
Péniblement, Louis se redressa de son prie-Dieu. Lentement, il se leva et regarda attentivement son conseiller occulte.
- Qu’as-tu à me dire?
- Permettez-moi, Sire, que je vérifie que personne ne nous écoute.
Après s’être assuré qu’aucune oreille indiscrète ne traînait dans les parages, y compris celle d’un garde royal, Olivier s’avança jusque devant la petite table sur laquelle une aiguière était posée. Abruptement, il osa une question.
- Avez-vous toute confiance dans le sieur de Commynes?
- Olivier, le sire d’Argenton m’a prouvé sa fidélité maintes fois depuis Péronne. Oublies-tu qu’il me doit tout?
- Certes, Sire… certes… mais… Comment exprimer la chose? Concernant le délicat problème de la succession au trône… eh bien! Il me semble fort tiède de voir Madame la Grande vous succéder et devenir reine de France.
- Ah! C’est donc cela qui te tracasse. Le sire d’Argenton est un homme intelligent doublé d’un loyal serviteur. Philippe va réfléchir et vite comprendre qu’il n’y a pas d’autre solution qui s’offre à moi. Monsieur mon frère sera mort bientôt. Or, mon plus proche parent mâle après Charles, le jeune duc d’Orléans n’a que onze ans. Son âge tendre en fait un jouet entre les mains de mon cousin de Bourgogne. À moins que Charles le Téméraire n’ait l’ambition de devenir roi de France? Dans ce cas, l’Armagnac et Édouard IV ne seront pas de son côté. Selon moi, ils s’empresseront de soutenir un autre prétendant.
- Oui-da, Sire. Si vous m’écoutiez, vous vous hâteriez de convoquer les États Généraux pour la fin septembre, après la Saint-Michel.
- Et qui te dit que ce n’est pas là mon intention?
- Oh! Fort bien! Pourtant, depuis tantôt quatre mois, vous tergiversez alors que vous savez pertinemment Monsieur de Guyenne fort malade.
- Justement. Je crains de ne pouvoir compter sur le secours du Clergé dans ces États. N’ai-je pas mis fin à certains abus des Pairs de l’Eglise?
- Sire roi, comme par le passé, vous les retournerez tous en votre faveur. Un beau discours, un peu de mômerie…
- Ma foi, une mômerie? Ma pénitence aussi? Olivier, je ne supporte pas ta tiédeur vis-à-vis de la religion et des saints! Ôte-toi de ma vue! Et demain, fais-toi discret en mon Conseil.
Rabroué par Louis, Olivier le Daim n’insista pas. Il sortit le plus dignement qu’il le put de la petite chapelle privée. Quelques mètres plus loin, il croisa le sire de Commynes en compagnie du sieur Grimaud. Visiblement, les deux hommes s’apprêtaient à être reçus en audience particulière par le souverain. Tous deux discutaient à voix basse en flamand. À cet instant, l’ancien barbier regretta de ne pas pratiquer cet idiome. Néanmoins, il salua civilement les deux seigneurs conscient que ces derniers bénéficiaient désormais de la faveur du roi. Le sire d’Argenton lui rendit poliment son salut ainsi que l’individu qui répondait au prénom de Daniel Lin. Bien qu’Olivier désirât en savoir plus, il ne s’attarda pas dans le corridor.
Le garde, qui officiait devant les appartements royaux, laissa Spénéloss et Daniel Lin pénétrer à leur tour dans le saint des saints.
L’Hellados s’adressa mentalement au commandant Wu.
- Avez-vous senti la haine que messire le Daim éprouve à mon égard?
- Bien sûr. Je pourrais la toucher tellement elle est palpable.
- Dire que nous devons travailler ensemble!
- Vous ne pouvez changer cela, alors acceptez cet état de chose.
- Le roi nous observe.
Avec élégance et sans formalisme, le commandant Wu s’inclina devant le monarque. Spénéloss l’imita mais avec la raideur en plus.
- Mon Conseil se tient demain à neuf heures, fit Louis la mine renfrognée. Monsieur de Commynes, je vous demande d’y assister.
- Certainement, Sire.
- La question de la succession sera abordée ainsi que celle de la nécessité de réunir les États Généraux pour la Saint-Michel.
- Bien, Sire mon roi.
- Me soutiendrez-vous face à messire le Chancelier?
- Mon roi, doutez-vous de moi?
- Pas de votre fidélité envers ma personne, Philippe. Mais bien de celle envers Madame la Grande.
- Sire, la princesse n’est encore qu’une enfant.
- Oui, mais mon frère agonise. Le temps presse.
- Sire, je comprends.
- Qu’avez-vous présentement à l’esprit?
- Un testament suggérant une régence.
- Une régence? Mais, par le sang de Notre Seigneur Jésus Christ, ce n’est pas moi qui me meurs!
- Sire, laissez-moi vous expliquer. Ce testament, validé par le Parlement de Paris puis par ceux de vos autres provinces, accréditerait davantage la légitimité de la princesse Anne, votre fille.
- Commynes, reconnaissez plutôt que vous cherchez à gagner du temps! Je vais bientôt penser que quelqu’un vous stipendie. Jean d’Armagnac? Bourgogne? Vous me décevez. En cet instant, je joue une partie délicate. Bien plus qu’à Péronne. Je comptais sur votre aide. Dois-je donc me résoudre à affronter seul la tempête? Que va-t-il advenir du royaume lorsque je ne serai plus? Sera-t-il dépecé par les charognards, les comploteurs de la Ligue du Bien Public ressuscitée? Tombera-t-il dans l’escarcelle d’un seigneur de la guerre, un de ces Grands dépourvu de cervelle qui ruinera en une année à peine le travail que j’ai patiemment accompli en une décennie? Subira-t-il une fois encore la guerre et son cortège de malheurs, c’est-à-dire la peste, la famine et les Grandes Compagnies? Sera-t-il vendu à l’encan, au plus offrant? Mes chers cousins de Bourgogne et d’Angleterre s’étriperaient pour le recevoir en dot devant mon cadavre encore chaud! Les trompettes des hérauts devront-elles être remisées? Ah! Ce doux pays de France est-il donc damné parce que Jeanne, la bonne Jeanne a été brûlée comme sorcière à Rouen et parce que mon père a laissé s’accomplir une telle infamie?
- Sire roi, loin de moi l’idée, non l’envie de précipiter la France dans l’abîme de la guerre civile. S’il y a quelque chose que j’exècre de toutes mes forces, c’est bien la guerre et ses atrocités.
- Enfin un sentiment qui se dévoile dans votre armure de froideur, Philippe! Enfin de la sincérité! Enfant, le roi Charles VII a été traité de bâtard par sa propre mère. Longtemps, il n’a été que le roi de Bourges. Moi aussi, j’ai connu et ressenti cette cruelle humiliation. Lorsque j’avais cinq ans à peine, il m’en souvient encore, j’entendais les lavandières chantonner sous les fenêtres du château:
Que reste-t-il
A notre dauphin si gentil?
Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry…
Croyez-m’en, cela marque l’âme d’un futur monarque au fer rouge!
- Sire, demain, je me tiendrai à vos côtés!
Alors, Commynes se mit à genoux comme s’il prêtait l’hommage-lige à son suzerain Louis le Onzième. Intérieurement, Daniel Lin applaudissait à cette scène jouée excellemment par deux êtres hors du commun.
« Par ma foi, tous deux sont remarquables! Ah! Universelle Aragne! comme tu sais faire vibrer la corde de la loyauté alors que cette vertu t’est totalement étrangère! Tu pleures à la perfection. Sur commande. Tes larmes paraissent si réelles. Admirable. J’ai bien envie de citer Pie VII, en cette seconde. Chapeau pour Spénéloss également. Il joue son rôle de féal tout en finesse. Mais qui l’emporte véritablement? Louis ou l’Hellados? Qui trompe qui? Bah! Une chose est certaine: dans quelques jours, toute cette comédie n’aura plus lieu d’être. De son côté, Frédéric a bien travaillé. Il a renversé Gaspard le Rôtisseur, ce sacripant et celui-ci, livré à Monsieur de Paris, se balance actuellement au bout d’une corde sur le gibet de Montfaucon après que son corps, tourmenté avec art, a également subi la colère somme toute légitime des bons bourgeois et de leurs prudes compagnes. Faut-il me montrer cyniquement satisfait de cette belle mise en scène? Mais je n’ai sous la langue qu’un goût de fiel. Cette humanité simulée ne reflète après tout que mes propres manquements au premier de tous les commandements: Ne tue point! Préserve la Vie en tous lieux, en toutes occasions ».
Sur le visage de Dan El rien ne transparaissait de la tempête qu’il vivait. Cependant, la palinodie s’achevait. Doucement, Louis XI obligeait le sire d’Argenton à se relever. Le roi, les yeux humides, affichait sa grande satisfaction.
- Mon ami, demain, vous serez assis à mes côtés. Je veux que tous en mon Conseil voient la confiance que je vous accorde.
- Sire, mon roi, je suis indigne d’un tel honneur!
- Vous, monsieur Grimaud, qu’en pensez-vous?
- Sire, vous êtes manifestement un grand roi, peut-être même le plus grand souverain que la France ait connu.
- Plus grand que mon saint et vénéré aïeul? Prenez garde. Je n’apprécie point la flatterie.  
- Sire, vous êtes grand en ce sens que vous êtes le souverain que le royaume attendait dans ce siècle de changements et de bouleversements. Saint Louis l’était aussi, bien entendu, parce qu’il correspondait aux besoins de la France de son temps.
- Voilà de l’habileté monsieur Grimaud et je m’y connais.
Sous le compliment, Daniel Lin s’inclina.
- Ah! J’envie madame de Mons de vous avoir à son service. Que puis-je vous offrir pour que vous entriez au mien?
- Sire…
- Oh! Ne dites rien encore. Réfléchissez. J’ai compris depuis longtemps que la Dame de Sarrieux s’était mise sous ma protection grâce à vous. La reine, mon épouse, s’en est trouvée bien heureuse. Cela l’a consolée d’avoir perdu deux fils. Je voudrais vous témoigner ma reconnaissance.
- Sire, vous me plongez dans la confusion.
Alors, Dan El n’eut d’autre choix que de s’agenouiller et de mettre ses deux mains dans celles du monarque.
«  Aïe! Aïe! Que va-t-il exiger de moi? Que puis-je lui donner en échange? Une ambassade en Bourgogne, auprès de Chartres? Ou alors auprès de l’Armagnac? Ah non! Plutôt à l’étranger selon ces stupides frontières artificielles ayant cours dans le siècle de la Renaissance! ».
- Relevez-vous, monsieur Grimaud. Vous ne portez aucun titre de noblesse et ne possédez aucune terre en bien propre.
- Tout à fait exact, sire. Mais je n’ai besoin de rien et ne réclame rien. À mes yeux, seul servir compte.
- Oui-da, je comprends. Mais pour servir bien, toujours, il faut recevoir une récompense.
- Doux seigneur, pour vous je n’ai encore rien accompli.
- Je vous donne la terre de Montfermeil. Cela vous agrée-t-il? Mais vous riez, je le vois dans vos yeux.
- Sire, veuillez me pardonner mon sot amusement.
En son for intérieur, notre juvénile Dan El savourait pleinement l’ironie de la situation. Rappelez-vous. L’ex-mari d’Aure-Elise était comte de Montfermeil dans le 2517 où les Napoléonides perduraient et régnaient. Le commandant Wu pourrait donc, s’il le désirait, rendre cette terre à la jeune femme. Mais comme il avait une conception plus égalitaire de la société…
- Pourquoi cette hilarité, sire de Montfermeil?
- Euh… je suis né à Montfermeil, mentit Daniel Lin avec aplomb. Orphelin très tôt, j’ai dû rouler ma bosse un peu partout dans le royaume et en dehors, entrer au service de quelques cadets de famille avant de rencontrer enfin le noble père de Madame de Mons.
- Où votre vive intelligence et votre esprit avisé vous ont fait distinguer. Servez-moi aussi bien que vous le fîtes pour cette gente et noble dame, Daniel…
- Sire, vous vous souvenez de mon prénom… vous m’en voyez fort honoré et fort ému.
- Sans doute savez-vous déjà la mort prochaine de mon frère le duc de Guyenne. Dès que celle-ci adviendra et sera rendue publique, vous partirez en ambassade auprès du roi Édouard le Quatrième. Vous serez escorté par une vingtaine d’hommes de ma garde personnelle.
- Sire, il en sera fait selon votre bon plaisir!
Daniel Lin s’inclina une nouvelle fois. Lorsque Spénéloss et lui-même reçurent leur congé, l’Hellados reprit le dialogue mental avec celui qu’il croyait n’être qu’un humain amélioré du futur.
- Désormais, vous voici bien en cour Daniel Lin.
- Un hochet que je n’ai nullement cherché à obtenir, croyez-moi! Tous ces honneurs me gênent. Comment vais-je me dépêtrer de cette situation sans rien envoyer en l’air?
- Vous comptez désobéir au roi?
- Spénéloss, je poursuis un autre objectif. Je vous en ai déjà donné un aperçu sur le Vaillant. De la hauteur d’où j’observe les choses, j’embrasse tous les destins enchevêtrés des humains de ce siècle et davantage encore. Louis le Onzième va m’obliger à passer plus vite que prévu à la vitesse supérieure. Heureusement, Frédéric ne manque pas de ressources. Il a déjà réussi à remplir la deuxième partie de sa mission. Par contre, si, moi, je m’implique trop visiblement, j’alerte celui qui veille toujours sur le qui-vive. Tant pis! J’abats mes cartes. Le danseur de cordes va recevoir le signal aujourd’hui même.      
- Le danseur de cordes… Frédéric Tellier?
- Précisément.
- Quel jeu jouez-vous, Daniel Lin?
- Le mien, le Jeu de Daniel, celui de l’humanité tout entière, celui de la Vie…
- Vous possédez un courage exemplaire doublé d’une abnégation digne d’éloges.
- Tss… assez de compliments pour aujourd’hui. Dites plutôt que je suis un opiniâtre acharné, un fou agaçant poursuivant une chimère… mais je sais ce que je veux et je fais tout pour l’obtenir.
- Daniel Lin, qui êtes-vous réellement?
- Le gardien des humains, le gardien de la Vie. De par ma volonté, c’est là ma charge et mon destin.

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Il est temps pour nous de retourner dans la plus célèbre des Cours des Miracles afin de voir comment l’Artiste, récemment intronisé Grand Coësre, allait se débrouiller pour appliquer les ordres des deux Yings Lungs. Désormais, il fallait agir au plus vite car les États Généraux devaient se réunir incessamment. Le duc de Guyenne avait été enterré en présence de toute la famille royale dans la basilique de Saint Denis, la dernière demeure des rois de France. Son tombeau sculpté ne serait terminé que dans une dizaine d’années.
La nuit s’avançait et, dans la taverne de maître Larripont, les truands, au lieu de festoyer et de s’amuser comme à l’accoutumée, écoutaient, la mine grave, la harangue enflammée de Frédéric Tellier. À ses côtés, Benjamin et Gaston, derrière, Marteau-pilon et Shah Jahan, en tenue de guerre, salade vissée sur la tête, couleuvrines et arquebuses n’attendant que la mise à feu, main sur la poignée de larges et mortelles épées. Un peu en retrait, Craddock et Pieds Légers tâchaient de ne pas afficher leur impatience. Paracelse, quant à lui, minutieux comme à son habitude, vérifiait les ressorts des arbalète ainsi que les tonnelets de poudre. Bref, cette atmosphère dénonçait la veille d’une action d’envergure.
- Truands et truandes de la Grande Truanderie, mes fidèles sujets en étripements et autres mortelles vilénies, commença Frédéric avec une assurance non feinte, vous avez tous vu quel sort honteux a subi Gaspard le Rôtisseur, mon prédécesseur. Certes, vous l’aviez déchu de son titre et de son pouvoir, mais ce soulèvement s’était déroulé selon la loi de votre Cour, de notre Cour. L’Ogre régnait depuis longtemps déjà et ne se montrait plus aussi généreux qu’il l’aurait dû. À mots couverts, vous lui reprochiez son manque de largesse. Il exigeait une part trop élevée à chaque expédition. Vous murmuriez aussi contre des taxes indûment perçues. Avec raison, mes féaux. Mais Gaspard ne méritait pas une mort aussi ignominieuse. Non! Combien de fois s’était-il opposé au joug de la prévôté de Paris? Combien de fois avait-il affronté les gens d’armes du Châtelet? Dans ce combat inégal mais dans cette juste lutte, que n’avait-il pas sacrifié? Il y a peu, il a vu partir un de ses meilleurs fils, celui qui avait été surnommé Le Moinillon à cause de sa figure d’ange. Naguère, son unique fille, capturée par des sergents du guet, soumise à la question extraordinaire, a avoué des crimes imaginaires.
En cet instant, où je vous exhorte à la vengeance, truands et truandes, bons bougres, tire-laine et coupe-jarrets, malandrins, filles de joie, Gaspard, ou, du moins, ce qui reste de lui, se balance toujours au bout de sa corde, sur l’affreux instrument de mort des bourgeois de Paris. Là, en cette minute même où je vous parle, les corbeaux affamés et les tripiers sans foi se nourrissent de ses chairs putrescentes. Oh! Ne poussez point ces cris de frayeur ou d’écoeurement! Vous savez tout comme moi qu’il s’agit de la triste réalité.
Alors… alors, n’allez-vous pas réclamer justice à votre tour? Gaspard doit reposer en terre consacrée comme tout chrétien qui se respecte. Il n’appartenait pas aux hommes de le juger. Seuls Dieu et le Grand Dab le peuvent!
- Oui Seigneur! Oui, Grand Coësre! Tu dis vrai! Tu as mille fois raison!
- Partons récupérer le corps de notre ancien sire afin de l’enterrer dignement. S’exclamèrent des centaines de truands assemblés dans la taverne et les ruelles adjacentes.
- Oui-da! Cela nous le ferons. Mais il nous faut plus encore.
- Comment? Que veux-tu dire Grand Coësre?
- Cessez vos clameurs et laissez-moi vous expliquer. Il ne faut pas donner l’alerte aux soldats du guet.
Tous se turent avec un bel ensemble et se mirent à écouter religieusement.
- Demain, dès l’aube, sortant de nos tanières, nous convergerons vers le Châtelet, le Louvre, la Bastille, la Conciergerie, l’hôtel Saint-Pol, le Temple, la Prévôté, et nous les prendrons d’assaut! Nous soulèverons Paris en son entier. Comme du temps des Armagnac et des Bourguignon, comme naguère les Grandes Compagnies, nous ferons trembler la couronne de France. Elle vacillera tant sur la tête de Louis le Onzième que nous pourrons lui réclamer justice! Nous lui dirons: Rends nous la justice Aragne! Pourquoi? Allez-vous me demander. Je vous répondrai: Gaspard le Rôtisseur, trop souventefois recevait ses ordres de vous, messire de Valois par l’intermédiaire d’un envoyé de messire le Daim!
Un brouhaha indescriptible enfla alors à cette révélation. Les malandrins avaient été trompés et manipulés eux qui, pourtant, se croyaient libres.
- Silence! Gronda Frédéric, admirable d’autorité, sublimé par son rôle de chef des truands. Quelles preuves possède-je? Les voici! Les témoignages de Joyeux Drille, Va-à-confesse, Sans Peur et Sans Regret… Toi, justement, Sans Peur, dis-nous ce que tu sais. Dégoise. Dévide ton jars.
Sans Peur sortit alors de l’ombre et raconta les missions secrètes qu’il recevait de l’Ogre lui-même. Il avait rencontré le Daim en personne quatre fois et son envoyé bien plus encore. Ces conciliabules occultes se soldaient immanquablement par des assassinats de hautes gens, de puissants seigneurs qui, tous, pouvaient, à titres divers, nuire au roi de France. À Sans Peur succédèrent Joyeux Drille et Va-à-confesse. Eux aussi se montrèrent intarissables et révélèrent, sans se faire prier, les machinations auxquelles ils avaient participé, les complots dans lesquels ils avaient trempé qui profitaient sans contestation possible à Gaspard mais pas à ses compères les truands.
Lorsque les aveux furent achevés, le danseur de cordes reprit la parole.
- Comprenez-vous ma colère? Elle est légitime. Elle doit aussi être la vôtre! Justice pour le Rôtisseur qui a rendu moult services à la couronne mais justice également pour nous qui n’avons rien perçu comme récompense! Oui, debout les réprouvés, les estropiés, les lépreux de carnaval, les voleurs et les étripeurs! Marchez la tête haute dans Paris hurler votre droit. Sus au Châtelet!
Alors, la truanderie cria sa joie, sa colère et sa fierté. Une vague grondante, terrible, emplie de promesses de menaces et de violences. Tous, hommes et femmes, vinrent prendre les ordres du Grand Coësre. Des groupes bien disciplinés furent formés, sous le commandement de Joyeux Drille, Va-à-confesse, Sans Peur, le Bénédictin, maître Larripont, et, bien évidemment, la garde rapprochée de l’Artiste.
À la première heure en ce matin du 7 septembre 1473, Paris se soulèverait. La plèbe la plus vile ferait chorus aux coupe-jarrets et autres écorcheurs. La prévôté, les bourgeois et les gens du roi seraient impuissants face à cette révolte.
Craddock, qui s’était rapproché de Tellier, le félicita.
- Bravo, Monsieur de la Pègre. Corne mouillée! Vous n’avez pas volé votre titre.
Amusé, Frédéric sourit et accepta de recevoir la franche accolade du capitaine d’écumoire.

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