samedi 2 avril 2011

Mexafrica 4e partie : Mexica mfecane chapitre 27.

Chapitre 27

Entouré par une armada de chevaliers emplumés, Kiku U Tu fut conduit jusqu’au palais du Moro Naba de Texcoco où il fut reçu, après un court délai, par le Grand Vizir en personne, N’Kongo Utlaln. Pour l’occasion, le lieutenant dinosauroïde avait été paré d’une dalmatique de plumes d’oiseaux Quetzal, Hoazin et d’aras importées d’Amazonie et du Yucatan.

Le Grand Vizir lui-même, dans toute sa munificence, daigna accueillir somptueusement le demi-dieu à sa table dans une immense salle de parade où un banquet pantagruélique était offert en son honneur, banquet qui mêlait viandes, fruits et légumes exotiques, qu’ils fussent mi américains mi africains. Le vin de palme et le pulque coulaient à flots. Musiciens et danseurs à profusion égayaient le repas.

Parmi les morceaux carnés de choix, dindons, alpagas, tatous, singes et j’en oublie, le dinosauroïde, surpris et… choqué, reconnut de la viande humaine!

On ne comptait plus les iguanes rôtis, les colibris en brochettes, les singes en brioches, les ragondins en sauces épicées, les caïmans grillés, les poissons multicolores sautés à l’ail et au persil, les goyaves, les plats de mil, les ignames au four, le maïs, les haricots rouges servis sur des tortillas, les bols de chocolat et les tasses de café.

Après avoir dégusté quelques mets et étanché sa soif, un esclave Totonaque servait le haut personnage et l’abreuvait régulièrement de vin de palme dans un récipient adapté et rituel, un crâne humain aux orbites ornées de jade et de lapis lazuli, N’Kongo Utlaln interrogea enfin Kiku U Tu posément. Avec grâce, le ventre tendu, plus que repu, celui-ci répondit.

***************

Mais revenons dans le quartier Varègue de Texcoco. Les événements allaient s’y précipiter. Daniel Wu et les siens étaient partis repérer le lieu de détention de Franz Von Hauerstadt. Les mille senteurs interlopes du lieu agressaient les narines. Des vigiles, aux casques ornés de dents de porc et de défenses de sanglier, en cuir bouilli ou en bronze, assuraient le service d’ordre. Sur les places, des chamanes Yakoutes, Toungouzes ou Anasazi dansaient, en costumes bariolés, tambour en main, leurs visages parfois masqués d’écorce rugueuse, afin de « bénir » les marchandises!

Outre les Varègues et Rous de Moscovie, d’Ukraine et de Biélorussie, il y avait des marchands baltes qui proposaient de l’ambre gris et des cornes de licornes - en fait des défenses de narvals - . Des Mongols, des Tatars de Kazan vantaient les mérites des montures et animaux de traits variés comme les yacks, les petits chevaux de Sibérie ou encore les alpagas. Ils allaient jusqu’à offrir aux chalands des peaux « authentiques » de migous et d’Almastys!

Les Varègues, disséminés parmi tous ces commerçants et maquignons, vendaient, eux, des fourrures, le plus souvent nauséabondes et mal tannées, de loups, d’ours, de castors, de loutres, de tigres blancs, d’hermines, de belettes, de furets et de bien d’autres bêtes poilues.

Irina se disait, à propos, qu’avec tous ces chasseurs en action dans sa patrie, celle-ci serait bientôt une terre désolée dépourvue de toute faune!

Sur les nombreux étals, à la vue des clients, s’offraient des bois de différents qualités, de l’ambre jaune, de la pechblende, et sur les estrades, des esclaves Indiens, séminoles, Arapaho, Navajos, Tainos, Caraïbes, Arawak, Caucasiens, Tchétchènes, Moldaves, Ossètes, Sibériens, Mongols et Tibétains.

Et encore des chevaux et du bétail dans un choix qui dépassait l’entendement! Zébus d’Afrique noire à la bosse caractéristique et aux longues cornes en forme de lyre, chameaux de Samarkand, yacks, décidément très courus, buffles de l’Asie des moussons, bisons géants, et ainsi de suite. Il ne fallait pas omettre les singes vivants ou en train de griller et de rôtir dont les chairs parfois faisandées empuantissaient l’atmosphère. Les cuisiniers improvisés accommodaient des tranches de Sajous, de Sapajous, de capucins, de ouistitis et d’atèles, sur des claies où les flammes venaient calciner les chairs irrégulièrement. Plus loin, le cuir travaillé, le fer, l’offre et les gemmes, la vaisselle et les étoffes plus ou moins légères et brodées.

Il fallait négocier chaque achat longuement avec force sacs de poudre d’or ou d’argent pour les plus riches, de cauris, de lingots de fer, de bronze ou de cuivre pour les classes moyennes, tous estampillés du sceau du Moro Naba, de fèves de cacao également qui servaient de monnaie d’échange très prisée par les petits artisans ou cultivateurs.

Pour la forme et pour passer inaperçus parmi la foule qui allait et venait, s’agglutinait parfois devant un étal alléchant, bref se mouvait dans le plus grand désordre, nos amis s’étaient munis de lourds sacs à dos contenant toute cette « monnaie ». Or, dans cette société sexiste et machiste, il appartenait aux femmes de porter lesdits fardeaux. Violetta, on la comprend, rechignait à la charge. Elle le faisait savoir vertement.

- Non, mais depuis quand, les faibles demoiselles comme moi servent-elles de bêtes de somme à des mâles vigoureux, en pleine santé, qui paradent, les doigts de pieds ornés de bagues, et parfumés de telle sorte que vous avez envie de rendre votre déjeuner?

- Ne te plains donc pas ainsi, Violetta! La rappela à l’ordre Irina. Je suis logée à la même enseigne tout comme Uruhu qui, ici, fait figure d’esclave!

- Ouais! Mais notre K’Tou est fort comme cinq bœufs au moins!

Pacal, Ivan et Geoffroy n’avaient d’yeux que pour les marchandises amérindiennes, les produits artisanaux locaux tels les paniers, vanneries des « basket markers », les étoffes en alpaga et en laine, les ornements de plumes, les mosaïques et les peintures, les bijoux de jade, d’améthyste, de lapis lazuli, de corail… certains, des plus magnifiques, étaient incontestablement de facture maya.

Tandis que Violetta suait et ployait sous la charge, Irina expliquait:

- Dans un premier temps, nous cherchons à repérer des comparses de Fouchine. Connaissant nos agents du KGB, ils doivent plutôt se faire passer pour des marchands de produits destinés à l’armement.

- Des armes plus ou moins prohibées! Souffla la métamorphe. Super!

Enfin, devant, en éclaireurs, Antor et Daniel avisèrent une tente à l’écart des autres sous laquelle un « Varègue » falot, encadré par de solides malabars slaves, à la mâchoire carrée et au regard éteint, négociait à coup de poudre d’or de la pechblende et de l’uranium au gramme à un Anasazi rusé, blasé, tout édenté, au visage buriné, qui en avait vu bien d’autres, et qui ne se faisait pas prier pour échanger, à des prix plus que prohibitifs une marchandise aussi sensible! Même les meilleurs espions du Moro Naba ignoraient l’usage qui en était fait dans les forges secrètes, camouflées et enterrées des Pueblos du Nord-Ouest!

- Fouchine! Il essaie de vendre de l’uranium à un Indien Anasazi! Transmit Antor mentalement à Tony Hillerman. Et il est en train de se faire rouler! Deux grammes d’uranium contre un demi-gramme de poudre d’or!

- Oh! Excellence, dans cette civilisation, les Anasazi n’ont pas disparu et sont devenus des trafiquants de matières dangereuses, des insoumis qui cherchent à mettre au point des armes terrifiantes et qui, donc, fomentent une révolte généralisée contre le pouvoir africain. Ils fédèrent les nations indiennes contre tous les étrangers. Poursuivit l’historien. Le KGB, allié aux rebelles, espère, peut-être, faire chanter Nanki Bembé Coatl et obtenir ainsi la pièce convoitée du trésor.

- Le disque mémoire est localisé dans la chambre royale de la pyramide temple du dieu Ogo, c’est bien cela Stankin? Demanda Daniel sur le même mode mental.

- Oui, Sinkar Daniel, répondit aussitôt l’Hellados qui venait juste de rejoindre les éclaireurs. Mais vos Soviétiques jouent avec le feu! Ici, les peuples dominés ne possèdent point la technologie adéquate pour s’assurer du bon fonctionnement de leur bombe!

- Certes! Je comprends! Dans cette civilisation très inégalitaire, seules les hautes castes disposent du confort, des armements sophistiqués, de l’informatique et maîtrisent l’atome.

- Autrement dit les souverains, les prêtres, les chevaliers, presque tous Africains ou métis.

- Mon senseur vient d’identifier le duc! S’écria Irina. Il se tient dans cette modeste maison de marchands Varègues en terre crue, là, vers la gauche.

- Assurons-nous en avec précaution, jeta le commandant. J’active la micro IA de recherche guidée.

Une sorte de micro sonde espion, de la taille d’un acarien, se dématérialisa du témoin de rappel pour se retrouver à l’intérieur même de la maison Varègue. Elle enregistra, ni vu ni connu, toutes les données du lieu. Puis, sa mission accomplie, elle revint jusqu’à l’envoyeur. Connectée directement au cerveau positronique de Daniel, la micro sonde lui communiqua la situation de Franz. Au premier étage, dans une chambre de l’angle sud, mal gardé par deux armoires à glace qui préféraient cuver leur vin, leur pulque Mexica particulièrement fort en alcool au lieu de maintenir leurs doigts sur leurs fusils mitrailleurs. Ainsi, les kalachnikovs étaient portées en bandoulière, et le duc à peine attaché; lorsque les gardes ne tournaient pas en rond dans la pièce, ne sommeillaient pas, ils fumaient nerveusement, mâchonnant longuement leurs mégots.

Daniel Wu renseigna ses amis.

- Ouf! S’exclama Ivan à trop forte voix. Il nous sera donc facile de libérer Von Hauerstadt! Enfin une bonne nouvelle!

- Mmm… cela sent le piège! Souffla le daryl.

- Bien vu! Lui répondit une voix de stentor sur le mode ironique. Je veillerai à ce que votre échec soit patent!

Tous se retournèrent, apostrophés et fouettés par cet inconnu qui s’exprimait en un anglais courant. Ils firent alors face à un homme ventripotent qui présentait encore les traits de Sydney Greenstreet, mais cette fois-ci vêtu à la russe, comme au XVI e siècle, portant donc une tunique croisée en velours, damas, et des broderies de soie et d’or rajoutant au mauvais goût de la tenue ostentatoire! Le Commandeur Suprême, déguisé en boyard d’Ivan IV, malgré le port d’une large et longue barbe lui mangeant le visage et une toque d’astrakan lui dissimulant son front, restait parfaitement identifiable!


***************

Face aux questions plus ou moins discrètes du Grand Vizir, Kiku U Tu se montrait peu disert. Après tout, ce silence relatif était peut-être dû à une déficience partielle de son traducteur qui devait assimiler la logique et la grammaire d’une langue mixte, mi aztèque mi mandingue! Ou bien, contrairement à son habitude, le lieutenant de la sécurité faisait preuve d’une sacrée bonne dose de prudence et de pudibonderie! Kiku, dont la mémoire restait un des points forts, se souvenait fort bien des leçons d’histoire données par son commandant, leçons concernant les Univers parallèles dans lesquels les langues et les civilisations se métissaient avec une incroyable facilité. Perplexe, le dinosauroïde écoutait et répondait peu.

Ah! Si Tony Hillerman avait été à ses côtés! Assurément, cet humain lui aurait fourni toutes les informations dont il avait besoin. Et ce, en termes simples, tout à fait accessibles pour lui. D’un côté, il y avait la chrono ligne où Abu Bakari II, le roi mandingue échouait dans sa conquête de l’Atlantique en l’an 1311 de l’ère chrétienne, cédant ainsi la place à l’Empire de Kongo Moussa, et de l’autre, une histoire différente, dans laquelle un coup de pouce perse ou carthaginois, bref remontant à l’Antiquité, avait permis audit Abou Bakari de réussir car transformé en Pharaon Noir héritier de Pianki et Taharka, les glorieux Horus Nubiens de la XXVe dynastie! Or, cette piste avait abouti à la Mexafrica.

Devant l’insistance de N’Kongo Utlaln, le Troodon ne put que se contenter de soupirer et de répéter:

- Je suis venu de l’espace. Je me suis échappé d’un vaisseau ennemi sur lequel j’étais prisonnier. Auparavant, j’avais été capturé en Égypte, dans une année fort lointaine. Je ne suis ni un dieu ni un demi-dieu! Je me contente du titre de guerrier, un guerrier fidèle à son maître à qui il a prêté serment. C’est là la tâche de tout honorable Kronkos, l’espèce à laquelle j’appartiens! Mon supérieur, le commandant Wu, combat une alliance redoutable, celle des p, Castorii et Haän! Ah! J’oubliais les Velkriss dans cette énumération!

Et notre Kiku soupirait ou plutôt grondait de plus belle, d’un air las.

- Mmm… ton discours n’est guère divin, constata le Grand Vizir, assez déçu. De plus, tu emploies des termes incompréhensibles même pour un aussi haut dignitaire que moi! Cependant, grâce à ta force peu commune, tu as tenu tête aux chevaliers totems! Tu es donc, bien que tu le nies, un envoyé d’Ogo ou encore de Tezcatlipoca!

À cet instant, un esclave chichimèque qui s’affairait auprès des puissants personnages, eut le malheur de commettre une maladresse résultant de la fatigue. Il renversa du vin de palme sur la dalmatique du Troodon. De surprise, mouillé et contrarié, Kiku gronda sourdement. La réaction du Grand Vizir fut fort prompte et des plus cruelles. Sortant de sa tunique un poignard d’obsidienne à la lame effilée, il égorgea le maladroit d’un seul coup de son rasoir et ce, à une vitesse et avec une habileté qui dénonçaient l’habitude! Puis, toujours aussi maître de lui, l’humain recueillit le sang de la victime dans le crâne qui lui servait de gobelet.

Ensuite, il but ce liquide pourpre avec délectation! Revigoré par ce cordial, N’Kongo Utlaln se retourna vers son hôte et lui dit, le plus naturellement du monde:

- Pardonnez-moi… peut-être en auriez vous voulu quelques gouttes?

- Euh… balbutia Kiku, l’œil brillant de regret, j’ai juré de ne point me nourrir ni de m’abreuver du sang des humains! Mon commandant ne me pardonnerait pas un tel manquement.

N’Kongo Utlaln hocha la tête comme s’il comprenait et s’enfonça dans une profonde méditation. Désormais, en pleine possession de ses moyens, la preuve, son teint vermeil, ses yeux vifs, ses lèvres rouges et ses rides estompées , ce qui faisait supposer qu’il n’était âgé que d’une petite soixantaine d’années, il pesait le pour et le contre de la présence du Troodon dans l’Empire de Texcoco. Quelle pouvait être la raison de cette venue?

Notre Grand Vizir avait en fait dépassé allègrement les cent vingt années! On pouvait désormais l’assimiler à un vampire ou à une goule! Depuis le temps qu’il absorbait de la chair humaine lors des cérémonies cultuelles, il en avait pris le goût et ne pouvait plus s’en passer.

Après quelques minutes de silence respectées par Kiku, N’Kongo Utlaln reprit:

- Cette larve sacrilège a payé!

- Je n’ai émis aucune remarque de désapprobation! Constata le Troodon.

- Mon attitude est des plus normales! La hiérarchie et le respect sont les bases de notre société! Sinon tout s’écroulerait! Poursuivons. De quelle noble famille es-tu issu?

- Euh… dans le sens de guerrier qui n’a jamais failli à l’honneur?

- Si tu veux!

Alors, Kiku se lança, ne racontant que la stricte vérité. Il ne pouvait faire la preuve de son ascendance divine ce qui gêna beaucoup le haut dignitaire; N’kongo devait s’en remettre à la sagesse de son souverain, ne pouvant lui-même prendre une décision. De plus, le Grand Vizir trouvait la vaillante race des Kronkos d’une sauvagerie extrême, particulièrement lors des épreuves d’initiation, épreuves qui avaient lieu lorsque le futur guerrier atteignait sept ans révolus!

- Soit… j’admets pour l’instant la véracité de tes propos. Il appartient au Moro Naba, Vie, Force et Santé, Fils du Soleil, Fils de la Lumière, Sage d’entre les Sages, de choisir les ordalies qui prouveront ta divinité! Acceptes-tu?

- Je ne me déroberai point! Cracha Kiku superbement. La lâcheté n’est pas une valeur que les Kronkos vénèrent!

- Bien! Dans ce cas, chevalier Hoazin et chevalier Nandi, accompagnez le seigneur Kiku U Tu dans les appartements que nous lui avons réservés! Jeta N’Kongo Utlaln après avoir frappé dans ses mains. Que tous ses désirs soient momentanément satisfaits!

***************

Au cœur du marché du quartier Varègue, le Commandeur Suprême défiait une fois encore Daniel Wu et ses amis. Cela commençait à devenir lassant, ne jugez-vous pas?

- Ah! Je me réjouis en constatant que vous n’avez pas encore remporté une seule manche! Lança l’entité artificielle pleine d’une ironie blessante. Et certainement pas la prochaine! Von Hauerstadt restera aux mains de Pavel Pavlovitch quoi que vous tentiez! De toute manière, il prend sa captivité avec philosophie. Tenez! Voyez!

Tandis que le Temps avait été suspendu, le gros clone avait fait apparaître une image en 3D réduite de moitié au centre même de la place, image que seuls lui-même et ses souffre-douleur pouvaient voir. Toujours attaché, le duc se gaussait ouvertement de l’ivrognerie et de la stupidité de ses gardes. Or, à cet instant, Fouchine revenait bredouille. Il n’avait rien obtenu ou presque de l’Anasazi trop cupide et trop malin. Franz lui jeta quelques paroles acerbes. Devant l’insulte faite à son supérieur, un Ivan voulut frapper le prisonnier mais Pavel Pavlovitch s’interposa. N’avait-il pas reçu l’ordre express de ménager cet otage de marque?

Cependant, la mine quelque peu soucieuse, l’agent du KGB envisageait un plan de rechange. Il attendait des propositions concrètes de ses hommes qui venaient de le rejoindre. Un lieutenant, aux traits Tatars, plutôt baraqué, suggéra, fort à propos, une incursion surprise à l’intérieur de la pyramide consacrée à Ogo. Pavel sembla approuver le principe. Mais il lui fallait étoffer cette idée. Cela parut étrange à Daniel qu’un simple subordonné pût ainsi persuader le commandant soviétique. Mais il n’en pipa mot.

Or, de son côté, le Commandeur Suprême réagissait lui aussi. Il sentait là comme une anomalie. Analysant l’unité carbone Boris Koutchaï, il n’en reconnut pas l’ADN! Les mémoires du clone hurlèrent.

- Attention! Piège! Intrus identifié!

Inopinément, Sydney Greenstreet interrompit brutalement sa retransmission 3D, planta là ses cobayes et s’évapora pour un ailleurs sans un seul clignement d’œil. Métamorphosé en une langue onde violette, il émit l’avertissement suivant:

- Gardez bien vos trois adolescents casse-cou! Surveillez-les de près! La partie est plus compliquée que ce que vous croyez!

Le clone n’avait pas identifié Boris Koutchaï mais bien un certain Yuan Li Xiao! Le véritable Boris avait été assassiné, discrètement, et remplacé par un habile agent de Sun Wu, grimé avec art. Peut-être pensez-vous que Sydney Greenstreet


allait informer Fouchine de cette substitution! Que non pas! Il n’en avait pas l’intention. Accaparé par un contrôle surprise de S1, le Sage originaire de la chrono ligne menant aux Homo Spiritus, il dut faire le dos rond.

***************

Après la disparition soudaine et inexpliquée du clone du Commandeur Suprême, Daniel André, Irina et Antor s’entretinrent brièvement sur ce qu’il convenait de faire.

- Regagnons notre camp terrestre, fit le vampire et consultons une nouvelle fois le chrono vision.

- Il va nous montrer toutes les probabilités déjà entrevues! Objecta Irina.

- Certes! Mais la donne vient d’être changée! Répliqua son mari. Nous aurons droit à un plus grand choix d’images.

- En effet, compléta Fermat. Par son intervention, le Commandeur Suprême a modifié le futur proche!

- Exactement! Approuva Stankin.

- Je rajouterai, fit Daniel, que ce Sydney Greenstreet de pacotille m’a paru surpris, contrarié, irai-je jusqu’à dire.

- Par qui? Par quoi? Demanda André.

Antor resté silencieux quelques secondes, lança:

- Franz n’est pas immédiatement en danger. Sa délivrance peut attendre!

- Moui… tu as raison. Même Johann Van der Zelden ne peut prendre le risque de l’éliminer physiquement! Déclara le daryl androïde. Il nous faut connaître tous les nouveaux paramètres avant de tenter quoi que ce soit.

Fermat acquiesça puis conclut:

- Si Michaël nous aidait? Cela changerait la situation en notre faveur! Nous nous refusons à l’admettre, mais nous nous trouvons en mauvaise posture!

- Pas d’accord! Jeta sèchement le commandant Wu. Nous n’avons pas perdu la partie! L’ultime femto seconde n’est pas advenue! Le gong n’a pas retenti! Vous croyez que l’agent terminal reste inactif, vous faites erreur!

- Une intuition? Suggéra l’ambassadeur.

- Une certitude!

Sur cette parole des plus réconfortantes, le groupe quitta enfin le quartier Varègue et rejoignit le camp de base établi à l’extérieur de Texcoco. Uruhu et Antor s’étaient chargés de le sécuriser.

Les heures passèrent ajoutant à l’impatience des plus jeunes. Le trio d’adolescents et Violetta partageaient la même tente. Tous discutaient ferme, ne comprenant pas cette immobilité apparente.

Geoffroy, qui arpentait l’espace sous abri d’un pas nerveux, de plus en plus bougon, jeta:

- Moi, je n’aime pas les avertissements; surtout donnés par cette espèce de gros clown! D’abord, qui est cet histrion? Un extraterrestre? Un super p?

Violetta répondit tout en mâchouillant un bâton de réglisse.

- Euh, d’après oncle Daniel mais aussi mon expérience personnelle, il paraît que c’est l’un des clones humains d’un ordinateur gigantesque. Je rajoute: de la taille de la Terre se présentant sous l’aspect d’une sinistre sphère noire!

- Tu nous racontes des blagues, là! Dit Pacal n’osant pas sourire cependant.

- Pas du tout, mon vieux! J’ai déjà eu affaire à un de ses frères, ailleurs, dans une piste temporelle parallèle! Là-bas, il avait eu le culot de prendre l’apparence du… Père Joseph! Excusez du peu!

- Bigre! S’exclama Ivan. Alors, il peut être n’importe qui!

- Pas tout à fait! En tout cas, il n’est pas parmi nous!

- Comment peux-tu te montrer si affirmative? S’inquiéta Geoffroy, ne croyant pas la métamorphe.

- Antor le détecte à cent lieues!

- Admettons! Fit Ivan. En le voyant disparaître ainsi, j’ai cru à une sorte de démon ou de djinn malfaisant.

- Je préfèrerais, crois-moi!

- Vu l’époque d’où je viens, marmonna Geoffroy, je connais des moines et des prêtres familiers des manifestations dites démoniaques. Je peux vous dire que le Diable relève plus de l’esprit tordu de celui qui y pense ou l’invoque, comme nous avons pu en juger avec Charmeleu, que de l’existence propre d’un quelconque Satan. Bref, il est d’abord dans les têtes!

- Satan vient de Shaitan, souffla la jeune fille, autrement dit, le Juge!

- Merci pour cette seconde de culture, ma grande! S’inclina ironiquement le blond adolescent.

- Il n’y a pas de quoi! Répondit Violetta sur le même ton. Le Commandeur Suprême et l’Ennemi, autrement dit Johann, sont vraiment les incarnations les plus abouties du Mal!

Ces paroles jetèrent un froid.

- Tu veux rigoler? Siffla Ivan entre ses dents après une minute d’un silence pesant.

- Hélas! Jamais je n’ai été aussi sérieuse! Ah! Si j’avais le temps de vous raconter ce que Van der Zelden nous a fait subir à Daniel, André, mon père et moi, ailleurs…

- C’est si long? Interrogea Geoffroy qui voulait savoir malgré tout.

- Assez!

- Raconte mais abrège si possible! Reprit le brun adolescent.

- Ben… Johann avait été défié par une certaine Pamela Johnson, Winka de son véritable nom, et par mon oncle. Il s’est magistralement vengé en nous envoyant tous ou presque dans un Univers Panmultivers mosaïque qu’il avait recréé à notre intention! Impossible d’en sortir! Alors, nous avons dû affronter une flore démente, une faune hyper dangereuse, le froid le plus intense, la chaleur la plus accablante, la peur, l’angoisse, la mort, et j’en passe! Tiens, le Sucuriju par exemple…

- Le Sucuriju? S’exclama Pacal. Je connais! Il s’agit d’un serpent mythique de dix mètres de long au moins, au corps aussi large que le tronc d’un séquoia.

- Le nôtre mesurait 11 mètres 98 et n’avait pas fini de grandir! Mais le plus terrible, c’était le poison qui suintait de ses piquants! Hé oui! On aurait dit un monstrueux hérisson serpentiforme muni d’une queue de dragon. Or, Daniel a dû l’affronter et il a failli y rester!

- Pff! Tu en rajoutes! Fit l’Amérindien en haussant les épaules. Le commandant Wu est invincible!

- Non Pacal, pas dans ce cas-là! À sa décharge, la partie hyper positronique de son cerveau était en panne… petit supplice supplémentaire de Johann qui se distrayait comme il pouvait!

- Soit, grommela Ivan. Mais tu cherches à nous impressionner Violetta! Reconnais-le!

- Or, c’est raté! Compléta Pacal!

- Je me contente de vous mettre en garde, un point c’est tout!

- Alors, tu perds ton temps et use ta salive en vain! Renchérit Geoffroy.

- Moi, fit brusquement le jeune Amérindien, ce monde aztèque mâtiné d’Afrique noire m’intrigue! Il me fascine aussi! J’y retrouve un peu mes racines! Et j’ai bien envie d’en savoir plus dessus!

- Ah! Tu en as assez de te sentir en cage! Jeta Ivan en suçotant lui aussi un bâton de réglisse.

- Ouais! Tu me connais bien! Je n’aime pas être tenu en laisse!

- Que comptes-tu faire?

- Rassure-toi, Violetta, mère poule! Je ne vais pas affronter tout seul ton croquemitaine! Je vais me contenter de faire un peu de tourisme et explorer, discrètement, le quartier des temples…

- Euh…, hasarda la jeune fille, d’après Tony Hillerman, le lieu est interdit aux simples mortels!

- Oh! Mais c’est là le sel de l’aventure, ma grande!

- Pacal! Tu oublies la mise en garde du clone!

- Je m’en fiche! Il paraît que le soir les prêtres officient dans des cérémonies dans lesquelles ils invoquent les ancêtres; j’ai vu un documentaire à la télé qui en parlait! Je veux vivre, connaître cet instant magique et prier pour mes parents. Peut-être m’apparaîtront-ils?

- Là, Pacal, tu deviens fou! S’écria Ivan. À mon avis, c’est le Commandeur Suprême qui est en train de t’influencer!

- Encore ce guignol! Il ne me fait pas peur!

- Tu es inconscient! Grommela Geoffroy.

- Vous vous inquiétez trop pour moi, les amis! Vous oubliez que je suis un pur Indien Maya Quiché! Je passerai donc inaperçu parmi les autochtones. Ici, il vaut mieux appartenir à mon ethnie qu’à celle des compradores russes!

- J’avoue que les gens du coin sont plutôt racistes, émit le jeune comte.

- Pacal, articula lentement Ivan qui tentait de se calmer, à Texcoco, les esclaves indiens sont monnaie courante!

- Peuh! Des peuples vaincus et soumis, voilà tout! Siffla le jeune Amérindien têtu. Les Mayas, quant à eux, demeurent estimés en tant que savants ou astrologues! C’est le lieutenant Hillerman qui m’a informé. Il a réussi à déchiffrer et à étudier les codex mis à sa disposition. Ivan, je te répète que je ne risque rien. Et, mon frère, je te promets de rester prudent!

- Je ne puis te faire changer d’avis, je vois… Méfie-toi cependant.

- A plus tard, tous!

Un léger sourire de satisfaction sur les lèvres, l’Amérindien sortit de dessous la tente comme si de rien n’était et, en sifflotant, s’éloigna.

Trépignant, furieux contre lui-même et contre Pacal, Geoffroy jeta:

- Mon vieux, tu es trop coulant! Tu n’as pas réellement insisté pour le décourager, ton frère!

- Et toi? S’offusqua le blond adolescent.

- Il vaut mieux informer le commandant Wu du départ de Pacal! Conseilla le jeune noble.

- Je m’en charge! S’écria Violetta. J’ai besoin de prendre l’air!

- Tu ne vas pas le suivre, au moins? Déguisée en autochtone? S’insurgea Geoffroy.

- Pour qui me prends-tu? Promis, juré! En fait, je souhaite prendre le pouls, sentir l’atmosphère qui règne chez les adultes.

- Ah! Tu veux les espionner et en tirer des conclusions personnelles!

- Bien vu! À la revoyure!

Sur ce, la jeune fille s’esquiva à son tour afin de gagner la tente principale. Elle n’avait pas fait vingt pas qu’elle tomba sur Ufo qui miaulait désespérément tout en se frottant contre ses jambes.

- Holà! Que t’arrive-t-il donc, mon gros? S’inquiéta-t-elle. Mais, tu saignes!

Effectivement, le chat avait une oreille déchirée tandis qu’une de ses pattes présentait une plaie assez profonde.

- Qui t’a fait cela, mon minou? Avec qui t’es-tu battu, mon pauvre chat?

Naturellement, le félin ne put répondre! Ayant eu un petit creux comme à son habitude, il avait gagné une ferme proche et, pénétrant dans le poulailler, avait eu l’intention de croquer quelques œufs frais. Las! Il s’était heurté au paysan et à son chien! Pour une fois, pas assez rapide, et ce, à cause des coups de bec cruels du coq, il avait reçu des blessures douloureuses et n’avait réchappé à la mort que par miracle! Penaud et boitillant, il s’en était revenu cherchant un réconfort non mérité près de son maître!

- Décidément, tu es fort amoché, mon gros matou! Je vais te soigner!

Avec tendresse, Violetta prit le chat dans ses bras et gagna une petite tente dans laquelle du matériel varié était entreposé. Or, toute à sa tâche de vétérinaire, elle en oublia sa première mission! Lorsqu’elle se rappela enfin ce qu’elle devait faire tout d’abord, trente minutes avaient passé et Pacal, qui avait franchi sans mal le périmètre sécurisé - son ADN avait été identifié et alors le champ de force s’était ouvert - était déjà loin!

- Ben, réfléchit l’adolescente, si Pacal est sorti du camp, c’est qu’Uruhu lui a donné l’autorisation! Mais je vais m’en assurer.

Le chat lové dans ses bras et ronronnant doucement, Violetta s’en alla donc auprès du Néandertalien.

- …soir! Tu as vu Pacal? Lança-t-elle négligemment.

- Oui, mademoiselle, il est passé.

- Tu l’as laissé franchir le mur?

- Il m’a promis de revenir avant minuit! Il avait besoin de prier! C’est bien de prier pour ses parents!

- T’a-t-il dit où il allait exactement?

- Au sanctuaire qu’on voit là, juste au fond.

- Merci!

Rassurée, l’adolescente revint sur ses pas. Puis, elle pénétra sous la tente des adultes et se mit à écouter les échanges. Après quelques minutes, elle dit:

- Pacal est parti invoquer ses ancêtres!

- Ah! Oui? Où cela? Interrogea Antor.

- Pas loin!

- Mmm. Son signal est toujours clair!

- Il n’a pas quitté le périmètre protégé, au moins? Fit Irina.

- Euh…

- Quoi?! S’inquiéta Fermat. Il a franchi le champ de force?

- Uruhu l’a laissé passer.

- Tu connaissais ses intentions? Demanda Daniel.

- Ben oui! Répondit en boudant l’adolescente.

- Il ne manquerait plus que les paroles de Sydney Greenstreet s’accomplissent! Soupira la Russe.

- Mektoub! Souffla Hillerman entre ses dents.

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Pacal s’était éloigné à pas furtifs du camp et avait gagné les faubourgs de la ville. De jour, l’adolescent savait se diriger parfaitement dans les labyrinthes des lagunes. De nuit, par temps clair, il était capable de se guider grâce aux étoiles, mais, cette nuit-là, la lune ne parvenait pas à percer la brume qui s’élevait du sol et aucune étoile n’était visible.

Cependant, Texcoco n’était qu’à mille cinq cents mètres et le quartier sacré où il comptait se rendre à huit minutes de marche en pressant le pas. Il fallait emprunter la direction du sud. Ce fut ce qu’il fit. Il vérifia l’heure à sa montre: neuf heures d’après les cristaux liquides. Les portes du temple ne seraient fermées qu’à une heure du matin. Il avait donc le temps. De plus, Pacal savait que les cérémonies d’invocation se déroulaient toutes les nuits entre dix et onze heures, soit largement avant l’extinction des feux.

Petit détail technique instructif: cette civilisation mixte possédait des horloges à silicium, des sortes de clepsydres électroniques. Ce matériel, des plus précis, ponctuait les heures de la journée, sonnant avec une régularité monotone les moments cérémoniels incontournables.

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Malgré le ululement inquiétant des chouettes, les craquements sinistres des bois, le bruissement des feuilles sous une brise tiède, les ombres mystérieuses qu’on devinait et que l’on pouvait prendre pour quelques créatures inconnues, sans oublier l’odeur de décomposition de charognes flottant à la surface des eaux noires, Pacal évita avec une facilité déconcertante les différents obstacles de la lagune, les jaguars et les pumas feulant dans le lointain - les fauves digéraient leur repas vespéral - les serpents qui rôdaient sous les herbes hautes et les caïmans qui espéraient quelques proies imprudentes.

Ainsi, doucement, l’Amérindien atteignit la porte Sud qu’il franchit tel un habitué des lieux. Cependant, très décontracté, ce n’était sans doute qu’une apparence, il demanda aux gardes en nahuatl sur quelle esplanade la cérémonie du soir devait se dérouler. Par chance, les soldats appartenaient aux ethnies de la région et comprenaient tous les dialectes pratiqués à Texcoco.

Muni de son précieux renseignement, Pacal rejoignit l’esplanade principale toute pavée de porphyre. Déjà, la foule compacte s’assemblait. Le lieu cultuel était illuminé par des braseros et des feux de Bengale importés d’Asie. Des hommes oiseaux, singes et jaguars dansaient, masqués, recouverts d’un justaucorps imitant la peau, le poil ou le plumage de l’animal emblème, des bracelets précieux tintinnabulant aux chevilles, aux poignets et au cou grâce à la magie de minuscules clochettes. Ils agitaient également en cadence des masses d’obsidienne, des « bolas » en pierre provenant du Popocatépetl.

De grands Noirs, le crâne rasé, torse nu, un poignard glissé à la ceinture, assuraient le service d’ordre. Ils étaient partiellement casqués de bronze et de cuir bouilli. Très attendus, les prêtres couverts de plumes multicolores firent leur entrée tandis que la transe des Afro Amérindiens, sans doute drogués, atteignit un premier paroxysme, au rythme des tam-tams, des grelots et des tambours joués par des Bambaras, des Sérères ou encore des Malinkés vêtus de peaux de sapajous et de cercopithèques. Un homme chimpanzé porteur d’un masque figurant les forces chtoniennes - son masque « imitait » parfaitement ceux des arts d’Afrique de l’Ouest visibles dans les musées de notre chrono ligne - accompagnait les prêtres.

Puis, deux initiés circoncis, presque nus, leur peau recouverte d’une épaisse couche de kaolin, conduisant une escorte d’esclaves traînant des animaux en cage, eux aussi visiblement drogués, entrèrent en scène.

Les sacrifices purent alors commencer. Les prêtres, tout en égorgeant à la chaîne, psalmodiant, invoquaient les esprits des ancêtres défunts, les suppliant de protéger les vivants et de les aider à gagner les champs d’Ialou lorsque les temps seraient venus. Les premières victimes furent des perroquets verts et des aras. Vinrent ensuite des animaux plus grands, plus gros, plus imposants, les singes, les zébus, les caïmans et un hippopotame!

Les couteaux laser, imitant à la perfection l’antique obsidienne, meurtrissaient, découpaient et tranchaient les chairs avec un ensemble et une régularité remarquables. Le visage impavide, comme figé, les prêtres officiaient, plongeaient leurs mains nues dans les poitrines sanglantes des victimes sacrificielles pour en arracher le cœur tout chaud et encore palpitant, qu’ils brandissaient ensuite aux yeux de la foule excitée, plongée dans une transe violente à la suite d’abondantes libations de peyotl. Les participants chantaient et dansaient en se trémoussant ou en se penchant, en cadence, frappant entre leurs mains, scandant de mystérieuses strophes.

Cette musique envoûtante et presque immatérielle, d’un style indéfinissable, rappelait par instants les chants amérindiens des Grandes Plaines ou les récitatifs des chamanes d’Amazonie ou de Sibérie ainsi que les polyphonies pygmées d’Afrique centrale, les mélodies des Zoulous ou des Wolofs. Des instruments divers, y compris africains, tels les harpes et les balafons, accompagnaient la mélopée, ajoutant à son étrangeté.

Il y eut un partage des dépouilles. Chaque assistant devait mordre dans la chair crue! Pacal crut alors se trouver mal. Était-ce la chaleur, le peyotl ou bien l’absorption de la viande sanguinolente de singe, de caïman ou d’hippopotame?

Tout autour de lui, le bruit s’amplifiait, devenait douloureux, le tintamarre insupportable tandis que le peuple, fanatisé, au zénith de l’exaltation, se déchaînait, croyant voir se matérialiser toute une cohorte de spectres ricanant, squelettiques, blanchâtres ou momiformes!

Victime d’un malaise, Pacal ne put en supporter davantage. Blême, le cœur au bord des lèvres, il se traîna tant bien que mal à l’extérieur du lieu cérémoniel. Sans façon, il vomit dans un buisson, essayant de recouvrer ses esprits, secouant sa tête sous les yeux moqueurs des gardes qui l’observaient. Tandis que le jeune homme se redressait, le front moite, il fut chassé cruellement à coups de pierres.

Toujours sous l’emprise de cette drogue traîtresse, l’imprudent quitta d’un pas chancelant la ville, persuadé être poursuivi par une foule de harpies, d’Erinyes hurlant au sacrilège, créatures maléfiques reconnaissables à leurs longues mains crochues et décharnées, mains qui s’agrippaient à lui et tentaient de lui crever sournoisement les yeux!

Sous l’angoisse engendrée par la drogue ingurgitée, presque aveugle, Pacal s’égara! Il avait perdu depuis de longues minutes déjà toute notion de la réalité. Maintenant, il était persuadé être entouré par des ronces animées, des lierres, des sphaignes particulièrement agressifs, mus par un sentiment de vengeance envers celui qui avait failli! Pour lui, alors que la brume s’était justement levée, il n’y avait plus ni lune, ni étoile, seule l’obscurité dominait le monde et régnait dans son esprit.

Était-il passé par ici? Par là? Il lui était tout à fait impossible de s’orienter dans ce labyrinthe de verdure. Ses narines flairaient des odeurs de pourritures qui flottant, s’accrochaient à lui, s’insinuaient dans les pores de sa peau, dans son nez, tenaces, achevant de lui faire perdre l’entendement.

Désormais, Pacal, marionnette soumise au caprice du peyotl, avait le sentiment de se retrouver prisonnier d’une boucle temporelle. À sept ou huit reprises, il crut voir le même carrefour dans lequel trônait, grotesque et grimaçante, une dépouille putréfiée de renard ou de chien!

Son hallucination augmentait. Ligoté par les effluves mortifères, il ne parvenait plus à sortir de ce maudit carrefour! Confronté une fois encore à l’atroce dépouille, il entendit la charogne s’adresser à lui en anglais!

En fait, le jeune Amérindien était soulevé du sol, les mailles d’un filet l’enserrant. Devenu quasiment amorphe, ne se débattant pas, l’adolescent se laissa hisser jusqu’à une plate-forme où des GI’s en treillis l’accueillirent! Le plus âgé d’entre eux, le cheveu gris, la bouille ronde, s’exclama joyeux, dans un américain déformé par l’accent sudiste et les syllabes avalées:

- Well done, old chaps! Here is à good game!

( Bravo les gars! Voilà une belle proie!).

Pour les anglicistes avertis, ce n’est là qu’un jeu de mot facile entre proie, gibier et jeu!

Dans cette façon inimitable de s’exprimer, vous aurez reconnu TQT lui-même qui tenait enfin son otage tant désiré! Sous l’effet des vapeurs du peyotl, Pacal était donc tombé dans le piège tendu par les ultralibéraux, ce qu’avait anticipé le Commandeur Suprême. À sa décharge, l’imprudent avait été suivi depuis quelques heures par les espions de Thomas Quincy Taylor qui n’attendaient qu’une occasion pour s’emparer de lui.

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