samedi 27 juin 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 8.

Avertissement : la violence physique et psychologique de certaines scènes de ce chapitre le rend inapproprié aux mineurs.




Chapitre 8

Cinquante heures plus tard, le même scénario ou presque fut repris par le daryl androïde. Edmund Kovacks, autre nobélisé ultralibéral d’économie en 1991 cette fois-ci, savourait paisiblement une tasse de thé assis dans le jardin de son cottage du Maine. 
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Soudain, cette quiète atmosphère fut troublée par l’apparition incongrue et inattendue d’un homme tout de vert vêtu, surgi apparemment de nulle part! l’inconnu arborait la tenue complète du mythique Robin des bois. Son visage souriait et ses yeux bleu gris regardaient l’économiste avec une lueur moqueuse indéniable. Sa main gauche tenait ouvert l’ouvrage majeur de Kovacks qui l’avait rendu célèbre au sein de tous les PDEM, Pour une fiscalité inégale, le toujours moins d’impôt.
Edmund, figé par la stupeur, n’eut pas le temps de réagir alors que Daniel, encore lui évidemment, tirait une flèche soporifique d’un minuscule pistolet vers le néolibéral. Instantanément, le spécialiste de la fiscalité inégale mais avantageuse pour les nantis s’effondra, endormi, sur la desserte, renversant ainsi à la fois, sa tasse et la théière.
Alors, le capitaine s’exclama:
- Quel dommage! Du Earl Grey authentique!
Après un laps de temps indéterminé, Kovacks se réveilla dans un lieu tout aussi inattendu que le précédent décor recréé pour Joshua Parker par notre daryl androïde en train de péter un câble: une splendide forêt médiévale faite de chênes et de hêtres, non encore essartée, répandant ses splendeurs automnales dans une Angleterre du XIIe siècle. 
L’économiste se retrouvait solidement ligoté à une cible rouge et blanche peinte à même le tronc d’un chêne multiséculaire.
La victime fut si choquée qu’elle en oublia son anglais pour recourir à sa langue maternelle, le tchèque!
- Oh! Ma tête! Que fais-je ici? Je ne me souviens de rien…
- Ah! Mon très cher Edmund, c’est avec une grande joie que je vois que vous avez repris conscience, fit Daniel Lin dans le même idiome sans le moindre accent. Très heureux de vous parler enfin.
- Comment suis-je arrivé au milieu de cette forêt? Et d’abord, quelle est-elle?
- Tss! Tss! Mauvaises questions mon très vil ennemi! Il fallait plutôt me demander: quand suis-je? Mais comme il n’y a pas plus serviable et magnanime que moi, je vais vous répondre: nous nous trouvons en l’an de grâce 1193. Sous le prince Jean sans Terre. Quelle époque pleine de charme n’est-ce pas? Elle doit vous dire quelque chose, non?
- Que signifie? Vous voulez plaisanter sans doute?
- Mais non. En fait, j’avais envie de varier mon scénario et de faire appel à un de ceux tant célébrés par Hollywood.
- Un scénario? Mais pourquoi?
- Pour œuvrer à votre exécution.
- Vous envisagez de me tuer! Mais pourquoi? J’ignore qui vous êtes.
- Mon identité est sans importance, monsieur Kovacks. Dites-moi plutôt… n’avez-vous pas été l’élève préféré, le disciple de Thaddeus von Kalmann?
- Oui, certes, mais…
- Fort bien. Dans ce cas, vous devez reconnaître ce livre…
Daniel tendit l’ouvrage cité supra sous les yeux de l’économiste qui se tortillait afin de tenter de desserrer ses liens.
- Oui, bien sûr. Mais je ne saisis toujours pas. Cette étude m’a valu le Prix Nobel d’économie. Expliquez-vous.
- Voyons Edmund! Êtes-vous si bouché? La philosophie de ce livre n’a rien à envier à celle du shérif de Nottingham, mon cher et scélérat ennemi. Quant à moi, je suis le nouveau Robin des bois. Concluez donc…
- Oh! Non! J’ai affaire à un fou. Pourquoi vous en prendre à moi? Je ne vous ai jamais rencontré.
- Silence Edmund! Lança le daryl androïde d’une voix grave. Vous n’avez pas à m’interroger. Qui suis-je réellement? Mais le nouveau prophète Daniel!
- Ah! Mon Dieu! Celui qui a assassiné mon ami.
- Mon message a donc fait la une des médias! Tant mieux! Parfait… Je disais donc que je vous avais enlevé afin de venger l’humanité condamnée à périr à cause du système que vous avez contribué à mettre en place. Les conséquences de votre ouvrage séditieux sont terribles. À longue échéance, mes frères humains sont voués à l’extinction dans des conditions dégradantes, et ce, bien avant le terme dévolu par les lois de l’évolution. Ils se retrouveront réduits à de simples outils après avoir été transformés génétiquement. Vous devez payer pour ce crime.
- Mais de quoi parlez-vous? Quelle longue échéance? Quel crime?
- Le temps, au lieu de se mesurer en centaines de milliers d’années, s’est rétréci par votre faute. Désormais, il ne faudra que dix siècles pour que l’humanité s’éteigne. Edmund, vous êtes un des coupables de cet état de choses. N’avez-vous pas osé écrire l’abomination suivante: il est vrai que l’impôt a une nécessité pédagogique et démographique! Mais pour les plus démunis, pas pour les élites et les meneurs. Il est le régulateur naturel permettant aux plus dignes et aux plus utiles, à ceux-là mêmes capables de penser le monde, de maintenir leur position privilégiée dans la société, condition obligatoire au bon fonctionnement d’un marché libre dans un monde libre, impôt dont savent ne pas s’acquitter ces puissants. Nierez-vous que vous êtes l’auteur de cet ouvrage assassin? Poursuivit Daniel véritablement furieux.
- Mais Ce texte n’est destiné qu’aux élites, seules à même de comprendre comment il faut gouverner le monde afin qu’il dure…
- Merci Edmund pour cet aveu qui vous enfonce! Pour vous, il n’y a donc qu’une seule sentence possible. La mort. Mais administrée avec art, d’une façon toute médiévale. Savourez-la.
Reprenant apparemment le contrôle de lui-même, le capitaine commanda à un canon ordinateur pourvu d’orifices multiples - une sorte d’orgues de Staline mais emplies de flèches - d’une capacité de cinquante traits, tous imparables, d’éjecter sur sa cible sa cargaison létale. En une poignée de secondes, l’ordre fut exécuté.
Le sang de l’économiste gicla en gerbes pourpres et se répandit un peu partout sur les murs de la salle holographique du vaisseau. Edmund Kovacks mourut dans un gargouillis sonore à vous soulever le cœur.
Il ne resta plus qu’à restituer la dépouille, peu montrable, tâche désormais habituelle pour Daniel. Celui-ci s’en chargea, tout guilleret en sifflotant Il était une pucelle, tube du XVIe siècle réutilisé de Du Cauroy à Honegger.
Confrontée à cette nouvelle énigme, la police y perdit son latin et sa crédibilité tandis que les médias saisissaient l’occasion pour s’emparer de ce fait divers pour le monter en épingle et se montrer encore plus cyniques.

***************

La victime suivante de Daniel répondait au nom de Manfred Langström. L’homme avait inventé le concept béni pour les ultralibéraux de flexibilité ainsi que l’expression ressources humaines. Le Suédois d’origine, qui était fier de sa récente naturalisation américaine, était un marin accompli. Chaque week-end, il se détendait de sa lourde semaine de travail en pratiquant son sport favori au large de la baie de San Diego, ville où il résidait depuis dix ans déjà. 
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En ce premier samedi de mai, journée magnifique en vérité, son catamaran fendait à vive allure les flots bleus du Pacifique tandis qu’un vent chargé d’embruns vivifiants fouettait le visage buriné de Langström dont la vague ressemblance avec un personnage de la bande dessinée franco-belge encore accentuée par le port d’une barbe poivre et sel irrésistible et des tempes argentées du plus grand chic faisait de lui un amant recherché par la gent féminine en quête d’aventures sans lendemain.
Alors que le vent forcissait jusqu’à atteindre le beaufort, Manfred se leva de devant la barre qu’il tenait fermement afin de réduire la voile.
Alors, quelle ne fut pas sa surprise de voir soudainement se matérialiser devant lui, comme sortant du néant, suspendu à dix centimètres du plancher du catamaran, un homme jeune, à la mèche auburn rebelle, portant la réplique exacte du costume d’un personnage d’un feuilleton britannique culte des sixties, Le Prisonnier et non The Avengers plus connu en France sous le nom de Chapeau melon et bottes de cuir. 
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- Bonjour chez vous, Manfred! S’écria l’apparition sur le mode affable et joyeux.
Langström ne songea même pas à répondre se demandant tout simplement comment ce type, ce parfait inconnu faisait pour rester suspendu ainsi dans les airs.
- Enfin! Je vous ai dit bonjour et vous ne répliquez rien? Quelle impolitesse de votre part! s’exclama l’incroyable individu.
Alors, d’un geste presque invisible tant il était rapide, Daniel Lin tira. Un éclair vert jaillit de son paralyseur pour s’en aller frapper Langström de plein fouet au milieu de la poitrine. Le Suédois n’eut pas le temps de tomber dans l’océan pour s’y noyer. Déjà, le capitaine l’avait saisi tout inconscient qu’il était et il disparut avec son précieux chargement pour un ailleurs pittoresque.
Manfred rouvrit les yeux dans un décor sorti tout droit du feuilleton précédemment nommé: la chambre à coucher du numéro 6. Pourtant, quelque chose clochait. En bruit de fond, il pouvait entendre de puissants moteurs tourner, des machineries complexes, des engins en train de ahaner alors qu’il ne les voyait pas.
Le conseiller d’une transnationale d’origine européenne constata bientôt qu’il était attaché à une chaise et que la manche de son bras droit était relevée. Sur une table basse, tout un attirail était étalé, un attirail à faire frémir. Seringue hypodermique, aiguilles de différentes tailles, coton hydrophile, ampoules de penthotal, et ainsi de suite.
Quelque peu effrayé, Manfred cria.
- Allons, Manfred! Siffla la voix de Daniel Lin sur un ton moqueur. Est-ce là une attitude digne du numéro 2 que vous figurez? Eh oui! Comme vous le voyez, j’ai renversé les rôles. Pour une fois, le numéro 6 sort vainqueur de son affrontement avec l’infâme numéro 2
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 et s’apprête à lui faire subir à son tour un petit lavage de cerveau.
- Je rêve sans doute… murmura Langström. Je suis sous l’effet d’une drogue…
- Pas encore, cher ami ou ennemi.
- Qui êtes-vous donc? Pourquoi m’avoir enlevé et s’en prendre à moi de la sorte? Que veut dire tout ceci?
- Du calme Manfred! Vous êtes une véritable machine à paroles. Bon sang, quelle manie ont-ils tous donc à s’exprimer dans leur langue maternelle lorsque la trouille les saisit et leur fouaille les entrailles?! Que diable! Je ne maîtrise pas assez le suédois à mon goût! Ne m’en demandez pas trop tout de même. J’ai beau pratiquer 1017 idiomes, il y en a que j’utilise plus volontiers. De plus, j’ai des excuses. Là d’où je viens, votre langue a disparu depuis des siècles.
- Euh… souffla Manfred sidéré.
- Passons à l’anglais classique mon hôte forcé.
- Seriez-vous l’espèce d’illuminé nommé Daniel? Hasarda Langström.
- Bingo! Vous avez trouvé. J’ai en effet cet honneur. Ce me semble, je commence à devenir bigrement célèbre…
- Pourquoi vous attaquer à ma personne? Je ne suis pourtant pas un professeur d’économie, moi!
- Vous dites vrai, mais à mes yeux votre faute est bien plus grave. Certes, vous n’avez pas publié d’ouvrages destinés au grand public, du moins pas encore, mais cette appellation de ressources humaines! Quel vilain terme franchement!
- Mais qu’y a-t-il qui vous révolte dans cette expression? En économie, particulièrement dans la gestion des entreprises, il faut se montrer pratique et pragmatique. Nous manipulons des ordinateurs, des robots, des machines ultra perfectionnées, des outils et faisons appel à de grandes quantités de matières premières. Alors, pourquoi pas des hommes? Écoutez. Un jour, une entreprise leader dans le forage pétrolier a besoin de deux ingénieurs au Koweït ou en mer du Nord. Hop! Voilà le responsable des ressources humaines de la compagnie en question qui consulte ses fichiers informatiques. Deux noms sont alors crachés par l’ordinateur. La pioche est bonne. Mais si les sélectionnés rechignent tant pis pour eux! Des centaines d’autres attendent et seront plus disponibles et plus dociles. En résumé: vive la flexibilité!
- Ah! Bravo Manfred! Vous êtes digne du rôle de numéro 2! Comme je suis heureux d’avoir visé juste en analysant votre profil psychologique.
- Quoi? Ce que je dis vous choque? Mais il faut être de son temps et savoir s’adapter Daniel!
- Ainsi, tous les chercheurs d’emplois, tous les travailleurs et tous les salariés ne sont pour vous que des données renfermées dans les mémoires en silicium d’une intelligence artificielle balbutiante? Des variables que l’on peut rejeter à loisir?
- Tout à fait! Des ressources mises à disposition de l’entreprise pour sa prospérité. Elle peut donc tendre à la performance optimale et affronter au mieux la concurrence.
- Décidément, vous cherchez à ce que je vous tue le plus rapidement possible. Prenez garde, Manfred! Des humains traités froidement par une mécanique. Sans état d’âme.
- Naturellement. Depuis quand les ordinateurs…
- Je veux parler de vous Manfred et non de votre pseudo intelligence artificielle qui ne peut comprendre l’effroyable choix que vous lui demandez.
- Refusez-vous le progrès?
- Vous appelez cela le progrès? Vous avez ce culot? L’homme est au-dessus de tout sur cette Terre. Ah! Ne m’accusez pas d’anthropocentrisme! Mais bien sûr vous en ignorez le terme. Ailleurs, dans le Multivers, la Vie intelligente peut revêtir bien des formes surprenantes: cristalloïdes, insectoïdes, médusoïdes, ovinoïdes, caninoïdes, dinosauroïdes… en aucun cas, sur aucune planète, y compris chez les Otnikaï, elle n’a été considérée comme une ressource! Bien que nos ovinoïdes ploutocrates vendissent leurs cadavres à leur mort afin que leurs proches aient une rente… mais je m’éloigne du sujet… je ne suis pas et je me refuse à n’être qu’une ressource renouvelable ou fossile interchangeable. Je proclame fièrement mon appartenance aux unités carbones sapientes et libres! Comme tous mes frères humains. Votre bouche vous condamne. Pas de sursis pour vous Manfred. Vous n’en êtes pas digne.
- Vous allez donc m’exécuter de ce pas… par une injection de poison?
- Mais non. Que voilà une mort trop douce pour un monstre de votre trempe! La comédie n’a que trop duré. Magdalena, fais apparaître le tapis roulant.
- Oui, capitaine, répondit la voix féminine de l’ordinateur central.
Aussitôt, le décor de la chambre du Prisonnier s’effaça pour laisser la place à celui d’une usine sidérurgique des années 1930.
Inexorablement, la chaise sur laquelle Langström se trouvait assis, avançait désormais jusqu’à un concasseur géant. Comprenant enfin la mort qui l’attendait, une exécution cruelle, le Suédois blêmit tandis que des gouttes d’une sueur malsaine perlaient sur son front.
Longtemps, il hurla de terreur. Une terreur pure.
Cependant, ses cris cessèrent après le deuxième traitement.
Pendant ce temps, Daniel Lin recomposait dans son esprit le deuxième mouvement de la Symphonie concertante de Mozart.
Lorsque les machines des Temps Modernes eurent achevé leur besogne, Manfred Langström avait été successivement concassé, puddlé, étiré, broyé, brossé, vidé, recomposé et amalgamé, aspergé de pétrole, irradié, solidifié, reconstitué en cellules de latex auxquelles on avait redonné forme humaine après que les liquides physiologiques de la chose tout à fait méconnaissable se furent évaporés.
Désormais, le Suédois d’origine était réduit à l’état ou presque d’un Gaston latex géant d’un mètre quatre-vingt-douze de haut, vêtu d’un pull vert miteux et mité, d’un jean à taille basse usé, et d’espadrilles trouées.
Ce fut sous cet aspect grotesque qu’il regagna son domicile de San Diego, matérialisé dans sa piscine alors que son épouse se dorait sous le soleil californien. Le front de la créature arborait l’inscription suivante, en grec athénien classique du Ve siècle avant notre ère:
La réaction, c’est la vraie réforme.
Cette maxime était signée: Daniel Grammaticos.
Langström n’était donc plus qu’un des graptoï martyrs des temps iconoclastes de l’ancienne Byzance.
La réapparition du conseiller souleva un scandale sans précédent. Toutes les polices américaines et autres travaillèrent en commun mais sans résultats concrets. Daniel Lin avait encore marqué des points. Désormais, son nom faisait peur et chaque responsable économique, chaque entrepreneur, chaque PDG de firme multinationale se demandait:
- Suis-je sur la liste? Serai-je le prochain?

***************

Quelles étaient les activités d’Antor? Comment notre vampire du XXVIe siècle se rendait-il utile aux yeux de Fermat? Quels pouvaient être ses loisirs? Comment se passaient ses journées?
Lorsqu’il ne suppléait pas Daniel Lin, le vampire amélioré, bien protégé de la lumière solaire, partait en chasse à la recherche de nouvelles proies. Ayant un goût prononcé pour l’exotisme et la variété, il s’en prenait volontiers à de riches individus en bonne santé et bien nourris dont le sang était chargé de saveurs voluptueuses plutôt qu’à des gens quelconques aux senteurs acides. Il suivait ainsi les recommandations du commandant Fermat, sélectionnant ses dîners en fonction des buts poursuivis par les rescapés du Sakharov: patrons de PME fraudant le fisc - notamment dans le BTP - employant une main d’œuvre clandestine, flics véreux et avocats marrons, skinheads, militants de partis extrémistes en uniforme de miliciens, fondamentalistes de tous bords et de toutes religions, calls girls espionnes d’hommes politiques, femmes cadres supérieurs arrivistes, plus dures en affaires que le sexe opposé…
En quelques semaines, le bilan d’Antor était plus qu’appréciable. Soixante-cinq personnes saignées à blanc, se répartissaient de la façon suivante: dix narcotrafiquants, pas tous forcément originaires d’Amérique latine, huit PDG réputés pour licencier à tour de bras et à délocaliser immédiatement en Asie du Sud Est, cinq intégristes, douze skinheads et miliciens ultras fachos, trois députés et présidents de conseils généraux corrompus, quatre hauts policiers ripoux, un haltérophile dopé jusqu’aux yeux, trois footballeurs concussionnaires neufs prostituées de très haut vol, cinq fonctionnaires hors-cadre du sexe faible, un officier criminel de guerre en Bosnie, un autre ayant sévi en Tchétchénie ainsi que trois spéculateurs boursiers, soit un Britannique, un Sud-Coréen et un Singapourien.
En comparaison, le bilan du capitaine Wu faisait pâle figure. Il ne comptabilisait que six exécutions à son actif. Pourtant, c’était déjà bien trop pour notre daryl androïde qui flippait de plus en plus et se laissait prendre dans les bras trompeurs et douillets du spleen. De plus, le dernier cadavre devait être joint au solde d’Antor.
Il s’agissait de Nicolas Merreuil, un homme politique français de poids, ministre de la Santé et de la Protection sociale, premier personnage véritablement connu du grand public à succomber sous les efforts conjugués de deux êtres pas tout à fait humains, tous deux nés dans des cuves à la suite de manipulations génétiques.
Pour mieux satisfaire Fermat, Daniel utilisa donc les facultés paranormales de son ami, des facultés supérieures aux siennes. Il lui demanda de projeter son esprit dans celui du ministre qui, justement intervenait en direct sur un plateau de télévision. Antor réussit son exploit en se connectant, par satellite interposé, à l’ordinateur biomédical du vaisseau, lui-même relié au réseau des communications terrestres.
Sur la première chaîne française, Nicolas Merreuil était interrogé par le journaliste vedette LDBA. Celui-ci se gardait bien de mettre dans l’embarras son invité. En effet, il est bon de savoir que les questions et les réponses avaient été préparées à l’avance.
Pourtant, sous l’aspect routinier et langue de bois de l’interview, une faille apparut bientôt.
La volonté d’Antor se substituait peu à peu à celle de Merreuil et lui imposait de dévoiler aux quinze millions de téléspectateurs le fond de sa pensée.
- Le déficit abyssal de la Sécurité sociale ne pourra être comblé que par des mesures drastiques que le gouvernement doit avoir le courage de prendre. Nous ne pouvons encore et toujours alourdir les prélèvements sociaux des entreprises et des citoyens. Je ne dis pas, loin de là, qu’il nous faut supprimer tout remboursement ou même privatiser notre système de santé! Nous devons, d’une façon ou d’une autre, restreindre les dépenses. Sinon, dans quelques années, il nous faudra recourir à l’une de ces deux solutions.
- Je vois, Monsieur le Ministre. Mais comment la Sécurité sociale obtiendra-t-elle ce résultat?
- Savez-vous, cher LDBA quel est le coût d’une pile cardiaque? De l’opération nécessitée par la mise en place de cet appareil chez un malade? Le montant des frais d’hospitalisation? Multiplié par plusieurs milliers de patients chaque année? Montrons-nous pragmatiques et acceptons d’en réduire l’application aux cas rentables. 
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- Veuillez préciser Monsieur le Ministre…
- Pourquoi s’obstiner à remplacer des piles cardiaques chez les vieillards de plus de quatre-vingt ans? Franchement? Alors qu’ils ont largement dépassé l’espérance moyenne de vie?    
- Euh…
- Quant aux transplantations rénales, elles ne devraient être effectuées que sur les groupes de populations les plus utiles à notre économie. Pourquoi un simple manœuvre devrait-il en bénéficier? Qui plus est d’origine étrangère? Autre problème…
- Lequel? Balbutia LDBA.
- Celui des sidéens, mon cher. Sélectionnons ceux qu’il faut soigner. Ceux qui ont été victimes du virus à la suite d’une transfusion sanguine. Là, tout le monde sera d’accord. Pour les soins optimaux. C’est un devoir national. Mais pour les autres, rien. Nada! surtout pour ceux dépourvus de couverture sociale. Admettons-le…
- Quoi donc?
- Nous ne pouvons soigner à la fois tous les dépravés et toute la misère du monde!
Devant cette assertion, LDBA s’étouffa de surprise et n’osa plus interrompre Merreuil qui poursuivit, de plus en plus véhément, comme possédé.
- A moyen terme, tous les pauvres, tous les chômeurs qui vivent aux frais de l’Etat et ne font aucun effort pour s’insérer dans la société et devenir rentables ne mériteront plus aucune considération humanitaire. L’Etat n’est pas une vache à lait inépuisable. Pour cette raison, il nous faut en arriver à supprimer toute aide sociale à ces gens-là… y compris les allocations familiales, les indemnisations chômage et les APL… sans oublier le RMI. Salauds de pauvres! Ils défigurent notre beau pays. À long terme, l’extinction du paupérisme, pour paraphraser l’Empereur Napoléon III, un personnage historique que l’on a à tort vilipendé, ne sera possible que par la stricte application d’une politique eugénique savamment contrôlée. Il va de soi que j’envisage la stérilisation. N’ayons pas peur d’user des mots adéquats. Ainsi, les indésirables, les parasites s’éteindront naturellement tandis que tous ceux qui auront fait l’effort de participer à l’augmentation de la richesse nationale, les meilleurs donc, se verront enfin récompensés. Le fruit de leur travail leur sera versé, pas intégralement toutefois car l’Etat n’est pas une institution de bienfaisance.
Merreuil se tut car une voix off s’éleva sur le plateau, s’exprimant sur un ton prophétique, affolant les techniciens du son.
- Que périssent tous ceux qui pèchent par orgueil! Malheur aux indifférents et aux cruels qui n’ont pas tendu la main aux faibles et aux malades! Comme l’œil dans la tombe regardant Caïn, voici que la vérité cachée se dévoile.
Instantanément, sur les écrans de contrôle apparut alors un film sordide déroulant des scènes réelles d’un misérabilisme à soulever le cœur, révélant l’affreux quotidien des exclus de la société selon  Merreuil.
Dans la régie, le réalisateur impuissant et dépassé par une technologie supérieure, ne put couper les images pirates. 
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Dans un pays indéterminé, des SDF dont des enfants et des vieillards tentaient de trouver une hypothétique nourriture dans une décharge où les chiens disputaient aux humains une pitance avariée. La caméra s’attardait avec un voyeurisme cruel sur le visage agonisant d’une pauvre vieille édentée, mourant sous les regards indifférents et blasés de ses semblables tandis que les bêtes s’approchaient en grondant.
Le pire ne fut pas montré. Bienvenue ellipse!
Le reportage s’interrompit subitement pour laisser la place à un étrange personnage, maquillé comme le clown de Ça. L’apparition prit la parole d’une voix coupante.
- Ce qui me constitue, c’est la destruction totale de tout ce qui est opposé à l’humanité. L’ultralibéralisme, c’est évident, nuit à l’humanité. Je suis le gardien de mes frères humains. Je détruis donc les représentants de ce monstre froid dont le seul et unique dieu est le Profit! Représentants de cette idéologie hérétique, tremblez! Les temps sont là; voyez et témoignez. Apocalypse du néo Daniel, chapitre VII, verset 3.
À peine Daniel Lin déguisé en sinistre clown eut-il achevé que Nicolas Merreuil fut pris d’un malaise étrange. Sur sa figure crispée, des gouttes de sueur perlèrent, alors que, ne contenant plus sa souffrance, l’homme politique se mettait à pousser des gémissements de plus en plus forts.
Les mains frénétiques de l’ancien adepte de la société secrète des Hyperboréens arrachèrent en gestes saccadés cravate et chemise. Bientôt, ses halètements bruyants devinrent assourdissants tandis que le visage de Merreuil tournait au violet.
Un bruit de tambour de plus en plus tonitruant vint se mêler au souffle inégal de Nicolas. L’incroyable, le fantastique gore survint.
De la poitrine qui éclata comme un fruit trop mûr, jaillit le cœur sanglant et palpitant du ministre. Dépourvu de cet organe vital, Merreuil mourut dans des souffrances indescriptibles, son cerveau percevant encore la douleur fantôme deux minutes après l’expulsion sauvage de son cœur.
C’en était trop pour Langue de bois d’Arcy qui, hagard, éclaboussé de raisiné, s’enfuit du plateau en hurlant. Palpitant et doté de vie, telle une créature de films d’horreur, le cœur continuait à ramper sur le sol, progressant en direction de la caméra qui continuait de filmer, laissant dans son sillage des arabesques pourpres dignes des plus belles œuvres de l’art moderne. Dommage pour les acheteurs de la FIAC! Ces traces n’étaient pas destinées à la postérité!

***************

Comme les lecteurs s’en doutent, une telle surenchère dans l’exécution des sectateurs de Ploutos indiquait que Daniel Lin avait réellement des problèmes mentaux. Mais Fermat, dur pour lui-même et pour les autres, préféra ignorer les signes avant-coureur d’une dépression.
A ce propos, le Daniel Lin de ce temps ne faisait que révéler ce que je me refusais à voir ou à prendre en considération depuis des lustres. J’étais entré dans le bain beaucoup trop tôt, j’étais passé à l’action alors que je n’appréhendais pas la situation dans sa globalité. Je me complaisais à fourbir des scénarios où je me donnais le beau rôle alors que la réalité était tout autre. Conscient toutefois de ne pas être tout à fait prêt, je multipliais les simulations jusqu’à plus soif. Que d’efforts dépensés pour aboutir à ma présente situation! Chuté de mon piédestal, je n’aspire désormais à rien d’autre que de voir de loin ou de près mon espèce préférée tenter de se dépatouiller de ses tares héritées de ma trop stupide personne. Or, je sais très bien, trop, qu’elle va perdre son pari de dépasser sa planète et d’entrer en contact avec les autres intelligences de la Galaxie. À chaque tentative pour vaincre son karma, l’humanité va sombrer dans le chaos. La faute à son insouciance, son immaturité, son égoïsme et surtout à son orgueil. Des défauts rédhibitoires qui me vont comme un gant. Dieu fit l’homme à son image… hélas!
Le lendemain matin de cette mémorable mise à mort de Nicolas Merreuil, dans le petit pavillon tranquille de cette paisible banlieue déjà entraperçue, le docteur di Fabbrini s’étonna à juste titre de l’absence du capitaine Wu au petit déjeuner. Sachant qu’il avait passé toute la nuit dans sa chambre, la jeune femme se permit de frapper à la porte du daryl androïde.
Daniel ne répondit pas. Or, sa présence dans la pièce était manifeste car Lorenza l’entendait respirer péniblement. Inquiète, la porte n’étant que poussée et non close, elle entra dans la chambre plongée dans la pénombre, les rideaux encore en place alors que dehors, le soleil brillait.
Daniel Lin, vêtu d’un pyjama bleu ciel, était assis en tailleur sur le lit, le regard absent. S’approchant de lui, la jeune femme s’assit à ses côtés. Aucune réaction. Le capitaine semblait réellement ne pas la voir, enfermé dans son monde intérieur douloureux, son visage tout ruisselant de larmes.
- Son état est beaucoup plus grave que je le supposais, pensa Lorenza.
Alors, elle appela Daniel très doucement.
Mais toujours aucun mouvement de la part du capitaine. Il était manifestement en état de choc. Avec précaution, Lorenza s’empara de sa main. Celle-ci était tiède. Daniel Lin était fiévreux.
- Daniel Lin, tout va bien? Êtes-vous fonctionnel?
- Sûrement pas! Se morigéna le docteur. Je suis idiote de poser une telle question! Son esprit est ailleurs, mais où vogue-t-il? Comment l’atteindre et le ramener ici? Certes, son pouls est un peu rapide, même pour lui, sa respiration difficile également. Mais il ne s’agit pas d’une affection physiologique. Que dois-je faire? Ah! Comme je regrette la disparition du psychologue Manoël! Me faut-il prévenir le commandant que Daniel Lin est déconnecté de la réalité? Non! Réfléchissons. J’ai déjà réussi à soigner son frère Georges lorsqu’il a eu une crise semblable. Peut-être ma méthode marchera-t-elle avec le capitaine? Ses yeux voient sans doute un spectacle d’une tristesse éprouvante puisqu’ils pleurent. Daniel doit se retrouver confronté à ses différentes personnalités. Il faut que je le sorte de cet état au plus vite. La musique a toujours eu sur lui un effet thérapeutique. Essayons.
Lentement, doucement, Lorenza chantonna la célèbre berceuse de Brahms, l’un des rares airs classiques qu’elle connaissait.
La porte de la chambre était restée entrouverte. Des petits pas feutrés se firent entendre et Violetta entra en trottinant chez son « oncle » Daniel. Avec toute la candide innocence de ses deux ans, la fillette grimpa sur le lit et s’assit sur les genoux du capitaine.
- Maman, dit-elle en italien en zézayant un petit peu, pourquoi tu chantes? C’est parce que tonton Daniel est triste et qu’il pleure?
- Oui, ma chérie.
- Je peux chanter avec toi?
- Bien sûr, Violetta.
Toujours aussi innocemment, la petite fille fit chorus avec sa mère.
Comme l’avait escompté Lorenza, la musique ramena Daniel dans le monde présent, cette réalité-ci du moins. Quelque peu désorienté, il vit alors le docteur di Fabbrini et sa fille Violetta à ses côtés, ne saisissant pas la raison de leur présence dans sa chambre.
- Euh… que se passe-t-il? Quelque chose de grave est arrivé?
- Il y a que vous m’avez fait peur Daniel. Votre esprit n’était plus ici.
- Comment? Que voulez-vous dire?
- Savez-vous l’heure qu’il est?
- Non… Mon horloge interne est détraquée.
- Quel souvenir avez-vous en mémoire?
- Déjà huit heures du matin?
- Vous venez de refaire surface…
- En effet… mais pour moi, depuis que je me suis couché il n’y a eu que cinq minutes et trois secondes d’écoulées. Tantôt encore, il faisait nuit et une heure sonnait à la pendule. Est-ce à dire que j’ai eu une absence de sept heures?
- On le dirait bien.
- Cela ne m’était jamais arrivé… Du moins aussi longuement. Parfois, j’ai l’impression de posséder le don d’ubiquité… d’être littéralement ailleurs, dans un autre lieu… Mais ici, c’était tout autre chose.
- Vous m’inquiétez de plus en plus capitaine, émit Lorenza d’une voix tremblante.
- Oubliez ce que je viens de dire, docteur. Ce n’est pas intéressant.
Aussitôt et inexplicablement, Lorenza réagit comme si Daniel Wu n’avait pas prononcé les deux dernières phrases. Elle se contenta de poser la question qui suit.
- Où vous trouviez-vous, Daniel?
- Oh! Dans ce dépotoir où cette malheureuse mourait dans la plus grande indifférence. Jusqu’à aujourd’hui, j’ignorais que tant de détresse était possible. Comprenez ma réaction. Dans notre univers, à notre époque, sur toutes les planètes qui font partie de notre Alliance, pareille misère n’existe pas, n’existe plus! L’étudier dans les livres d’histoire, c’est une chose. Mais la voir, la toucher, la sentir… quelle terrible et éprouvante expérience! On peut critiquer notre régime, mais jamais il n’autorisera pareille chose!
- Certes, Daniel, vous dites vrai. Mais nous vivions dans un XXVIe siècle qui avait appris à supprimer toute forme d’égoïsme. Notre monde n’était pas le meilleur, loin de là, mais il reposait sur la valeur du partage. Chacun possédait le nécessaire et ce, dans tous les domaines.
- Hélas! Ici, ce n’est pas du tout le cas! Les nôtres avaient appris car ils étaient passés bien près de l’anéantissement.
- Les Guerres Eugéniques…
- Oui…
- Comment vous sentez-vous?
- Perturbé au-delà de ce que je souhaiterais. Mais mes logiciels sont en train de prendre le relais.
- Est-ce certain?
- Bien entendu! Même si je n’aime pas fonctionner comme une machine, parfois, cette faculté m’est bien utile.
- Dans ce cas, je vous fais part des desiderata du commandant. Il y a moins d’une demi-heure, il demandait à ce que vous passiez à la phase trois.
- Ah! Déjà? Celle des exécutions multiples…
- Exact. Mais je puis dire au commandant que vous n’êtes pas encore prêt.
- Inutile, docteur. Je suis encore assez lucide pour obéir aux ordres du commandant Fermat. De toute manière, je viens de procéder au basculement de cinq relais. Si mon éthique et ma morale me paralysent, désormais, la loi zéro l’emporte dans ma programmation. Je vais pouvoir passer à l’action. Ma seule crainte est que je puis échouer. En cela, je diffère d’une IA, de Magdalena par exemple.
- L’incident d’Ankrax vous a marqué.
- Plus précisément les morts de Khrumpf, de Velor et de tous ces amis qui avaient mis toute leur confiance en moi alors que j’ai échoué à les ramener en vie, moi le Prodige de la Galaxie, moi l’Unique… Risible n’est-ce pas? Ah! Pourquoi me voyaient-ils donc comme un être parfait et infaillible? Bon sang, je ne suis pas Dieu!
- Oui, Daniel… bien que, parfois, vous désiriez modifier les choses afin de les améliorer…
- Parce qu’au nom de tous ceux qui souffrent, au nom de mes frères, de mes amis, je ne puis rester inerte. Ainsi, tout humain menaçant par ses actions la communauté humaine, ou, par ses paroles, la mettant en péril, ou, encore, poussant ses pareils à se détruire, doit être mis hors d’état de nuire. Le tuer devient alors une nécessité.
- La loi zéro de la robotique…
- Réinterprétée et actualisée par mon père. Bien qu’il répugnât longtemps à l’incorporer dans mon programme de base, il s’y résolut à la fin.
- N’est-ce pas compréhensible de sa part?
- Il avait anticipé les dilemmes auxquels un jour ou l’autre j’aurais été confronté. Il suffirait d’une jonction défectueuse, même anodine en apparence, pour que je devienne une arme que rien ni personne ne serait à même de stopper. Docteur, promettez-moi qu’avant que j’en arrive à ce stade, si vous constatez que quelque chose cloche chez moi, de me cryogéniser. Si je vous en fais la requête, obtempérez! Lorenza, je vous en prie, je vous en supplie! Je me refuse à être le nouveau Timour Singh! Jurez-le moi.
- Oui, Daniel, je vous le promets… au nom de Benjamin et de ma fille.
- Merci, docteur.
Tandis que Daniel se levait pour faire un brin de toilette, Lorenza et Violetta rejoignirent la cuisine pour prendre un solide petit-déjeuner.

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Planète Ankrax, milieu de la nuit. 
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Irina qui dormait profondément dans les bras de Daniel fut secouée sans ménagement par ce dernier alors qu’à l’extérieur de la tente des crissements inquiétants se faisaient entendre.
- Que se passe-t-il donc? Demanda la jeune femme mal réveillée.
- Dépêche-toi! Nous sommes cernés par une faune hostile.
Prestement, le capitaine Wu alluma des lampes infrarouges qui lui permirent de voir l’ennemi qui assaillait le campement. Il s’agissait d’oursins géants atteignant facilement deux mètres cinquante au garrot dont les épines étaient enduites d’une sécrétion mortelle. Les bêtes paraissaient pulluler.
Toute l’équipe se retrouva en position d’attaque, attendant, armée de fusils à plasma et de fuseurs.
Georges fit feu le premier et alors, la folie se déchaîna. Dans la nuit mauve, les créatures avançaient malgré les innombrables tirs, surmontant les corps de leurs congénères morts.
Tout en tirant sur un petit groupe avancé, Daniel cria un ordre aux membres survivants de la sécurité.
- Protégez l’ambassadeur en priorité.
Avec l’énergie du désespoir, le cygne et le dinosauroïde obéirent. Ainsi, Khrumpf, le Saurien se sacrifia en toute connaissance de cause, faisant à Velor un rempart de son corps massif, empêchant les oursins d’atteindre le diplomate. Le dévoué garde de la sécurité se vit vite criblé de trous par lesquels suintait un liquide visqueux nauséabond, mélange indéfinissable de poison et de sang.
Pendant cette tragédie, Georges et Irina faisaient feu de tous les côtés afin de mettre la jeune Ariana hors de portée des attaquants. Selim, au sommet d’un monticule, protégeait les arrières du groupe. C’était lui qui avait donné l’alerte en premier.
La fille de l’ambassadeur s’épuisait en cris stridents et gênait la Russe et le biologiste dans leurs mouvements tournants de défense.
À quelques mètres de là, Daniel usait de sa prodigieuse vélocité pour établir un véritable mur de chaleur contre les oursinoïdes tout en occupant son cerveau à résoudre le dilemme suivant: comment venir à bout des assaillants toujours plus nombreux et plus féroces. Cela devenait urgent car les monstrueux animaux progressaient sensiblement vers leurs proies malgré l’enfer des tirs à plasma qui se déchaînait à leur encontre.
Mentalement, le capitaine estima froidement la durée de survie de l’équipage du  Sakharov à trente-cinq secondes pas davantage, avec de la chance et, objectivement, à vingt.
Soudain, une idée redonna espoir au daryl androïde.
- Le feu! S’écria-t-il. L’arme la plus ancienne et la plus simple.
Alors, délibérément, au lieu d’orienter son tir vers les venimeuses créatures, le capitaine Wu préféra enflammer la végétation de la clairière avec son fusil à plasma, aussi bien les buissons argentés que les espèces d’ormes géants au feuillage bleu.
- Vite! Ordonna-t-il à ses subordonnés. Imitez-moi et reculez.
L’incendie ainsi provoqué fit son office en quelques minutes. Les oursins cessèrent leur progression. Mieux, ils reculèrent en émettant des crissements suraigus, fort douloureux pour les oreilles. En trois minutes, ils abandonnèrent la place.
Alors, il ne resta plus dans la clairière en flammes, tout étonnés de se compter parmi les survivants, que nos personnages, mais également des centaines et des centaines de cadavres d’oursins géants, grillés et puants.

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Tokyo, un restaurant haut de gamme au sommet d’un gratte-ciel de verre et d’acier, sur une terrasse aménagée. Cet établissement était réputé pour ses sushis que les palais nippons ou occidentaux se disputaient. C’était aussi et avant tout un lieu de rendez-vous couru pour les hommes d’affaires et les politiques de la capitale japonaise venus négocier contrats et traités divers avec l’élite internationale des entrepreneurs et des politiciens.
En ce 2 juin 1995, de grandes sommités du Parti libéral démocrate japonais et du Parti bouddhiste Komeito dînaient en compagnie de leurs invités occidentaux. Il s’agissait de patrons américains et européens appartenant aux cinq groupes les plus importants de l’automobile et de l’électronique grand public de leurs continents. Tous se trouvaient là dans le but d’obtenir une réelle ouverture du marché intérieur nippon. 
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Les convives dégustaient différentes sortes de poissons trempés dans diverses sauces aux couleurs vives, plaisantes à l’œil et au palais. Ces mets délicats étaient servis dans de petits bols. Quant aux poissons crus, ils étaient présentés coupés en fines lamelles de chair blanche ou rosâtre sur des plateaux en porcelaine précieuse.
Vint enfin le moment de servir la spécialité tant recherchée qui avait fait la réputation internationale de l’établissement. Le patron en personne s’approcha afin d’honorer ses hôtes et clients du mets si délicieux qu’il nommait le plaisir des dieux avec une emphase non exagérée.
Délicatement, avec un savoir-faire certain, respectant un cérémonial ancestral, le chef découpa  des tranches de fugu connu sous le nom de poisson-globe dont effectivement, la chair blanche paraissait succulente.
- Vous verrez, messieurs! C’est là le délice des dieux! Une fois qu’on y a goûté, on ne peut plus s’en passer. Du fugu! Mets royal, mets divin s’il en est. Je ne pense pas qu’en Occident, il y ait nourriture plus fine, plus savoureuse! Toutefois, toute médaille a son revers.
- Ach! S’écria un Allemand jovial. Tawaga san, vous nous faites saliver.
- Sans doute avez-vous déjà entendu parler de ce poisson, Herr Dimmerwald. Le fugu est un poisson tueur pour des gourmets impatients et ignorants. C’est tout un art de doser à la millième partie près le suc du fugu afin de réchapper à une mort imparable! Mais le père de mon père m’a patiemment appris à maîtriser ce savoir qu’il détenait lui-même du père de son père. N’ayez donc aucune crainte et dégustez paisiblement ce mets des dieux.
Appâtés, les industriels et politiciens entamèrent leur plat, mâchant lentement, les papilles en attente. Or, à peine eurent-ils avalé une bouchée de ce plaisir mortel qu’une affreuse grimace vint déformer leurs traits. Foudroyés, les convives moururent en moins d’une minute, devant les yeux exorbités du patron qui ne comprenait pas comment un tel accident avait pu se produire.
- Qu’est-ce à dire? Je suis déshonoré! Je ne puis m’être trompé à ce point. Il faut que je goûte à ma préparation.
Doucement, il prit une fine lamelle de poisson-globe et la porta à ses lèvres. Alors, avec le plus grand effroi, il se rendit compte que le mets délicat baignait littéralement dans le poison. Ne supportant pas un tel affront, sans hésiter, il avala la bouchée de fugu et déglutit.
Inévitablement, son cadavre compléta celui de la fournée de Daniel Wu qui, surgissant des cuisines, entra d’un pas désinvolte dans le salon privé, tout en se frottant les mains de satisfaction.
Notre daryl androïde était méconnaissable. Il avait pris la précaution de se grimer afin de ressembler trait pour trait à l’aide-cuisinier préféré du maître restaurateur. 
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- Ah! J’ai accompli ma tâche sans anicroche. Du tout bon Daniel! Laissons donc maintenant mon message. Voyons… les caractères sont corrects, la syntaxe également… mais je me demande toutefois s’il s’agit bien là du japonais du XX e siècle… j’aurais dû plutôt m’attaquer à des industriels en visite à Shanghai. Enfin… j’ai fait de mon mieux… Laissez passer la justice de Daniel san, le vengeur des Eta.
Avec mille précautions, le capitaine Wu déposa un minuscule rouleau de papier pelure sur le plateau même qui avait contenu le fugu puis, s’essuyant le visage avec une serviette en lin et abandonnant sa toque de chef cuisinier adjoint, il s’esquiva ayant recouvré ses traits habituels, ceux d’un jeune Européen, du moins pour un observateur un peu trop prompt à tirer des conclusions hâtives.

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À l’autre bout de la planète, Antor n’était pas resté inactif. Il avait capturé un autre prix Nobel d’économie, originaire de l’Université de Chicago, Jonathan Samuel, père du monétarisme et auteur d’un violent pamphlet anti keynésien Etat-Providence et politique du desperado. Notre vampire ne manquait pas d’humour comme nous allons le voir. Le titre de cet ouvrage, honni par les quatre cinquièmes de l’humanité, l’inspira pour la mise en scène de l’exécution du sieur Jonathan Samuel.
Dans la salle holographique numéro 3 du Sakharov, le pape du monétarisme se réveilla, plutôt douloureusement, le séant secoué, assis en croupe sur un splendide étalon blanc galopant furieusement, tandis que ses bras étaient ligotés au pommeau de la selle. La chaleur torride du désert du Nevada faisait abondamment transpirer l’économiste nobélisé. En effet, un ardent soleil dardait de ses rayons brûlants le crâne nu de Samuel. Pour couronner le tout, celui-ci s’avérait être un fort mauvais cavalier, risquant d’être jeté à bas de sa monture à tout instant. Seul un miracle pouvait expliquer pourquoi il était encore en selle.
Au loin, très haut dans un azur si limpide qu’il faisait pleurer les yeux, des vautours silencieux volaient au-dessus de leur future proie. Or le cheval s’obstinait à maintenir un train d’enfer. 
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Après ce qui parut une éternité, l’animal s’arrêta net tandis que, de ses flancs, des menottes jaillissaient afin d’enserrer les chevilles de l’économiste épuisé. Une clameur sauvage se rapprochait, rapide. Des cavaliers plus ou moins crasseux et poussiéreux surgirent du néant, tous arborant un teint basané et coiffés un large chapeau mexicain d’une douteuse propreté.
- ¡Arriba! ¡arriba! El ladrón esta aquì. Pronto, amigos. Desperados y pistoleros, compañeros, fuego.
Vingt bandidos à la moustache zapatiste conquérante, aux bottes sales et usées, entourèrent Jonathan Samuel et tirèrent sur lui à bout portant avec des Colt 45 ou des carabines Winchester. Leurs visages tous semblables à des faces d’un Daniel dépravé, s’ornaient d’un sourire cruel dévoilant des dentitions en mauvais état. À chaque impact dans le corps de l’économiste, ils hurlaient leur joie mauvaise, avides d’assister à la mort du gringo. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/99/Emiliano_Zapata4.jpg/250px-Emiliano_Zapata4.jpg
Or ce dernier fut long à mourir, les Mexicains visant en fait sciemment des parties non vitales.
Là-haut, tout là-haut, les vautours cerclaient, de plus en plus impatients.
Peu à peu, Jonathan s’enfonçait dans le néant, perdant son sang par de multiples blessures. Puis il n’y eut plus aucun souffle, plus aucun tressaillement. Seuls, des yeux grands ouverts sur l’inconnu témoignaient que la salle holographique avait eu un visiteur bel et bien vivant quelques minutes plus tôt.
Le cheval, les desperados mexicains, leurs montures, les vautours, tout s’était figé à l’instant précis de la mort de Jonathan Samuel.
Antor put pénétrer dans la salle. D’une voix sans timbre, il commanda à l’IA de mettre fin à la mascarade sanglante. La pièce retrouva alors son aspect habituel. Des murs blancs et noirs et rien d’autre hormis, bien sûr, le corps du professeur.
S’agenouillant près du cadavre, le vampire, dégoûté, murmura:
- Il n’est plus buvable. Ce n’était donc pas une bonne idée que ce scénario… Tant pis! Je me rattraperai ce soir.

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Ce qui fut fait.
Antor, cette fois-ci sans maquillage ni costume extravagant, se rendit à une soirée privée de la jet set européenne.
Tous les artistes du show bizz, tous les journalistes mondains, et il y en avait une pléthore, quelques princes et princesses plus ou moins authentiques, quelques golden boys de la finance, s’étaient donné rendez-vous chez la star planétaire Prince Johnson, à vingt-cinq kilomètres au sud de Londres, dans une immense propriété imitant, avec le plus parfait mauvais goût, le luxe et le confort du château de Versailles, celui des appartements de Louis XV pour être précis. 
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D’ailleurs, l’hôte, vêtu telle la marquise de Pompadour, avec son teint de porcelaine peinte, les pieds étroitement enserrés dans des chaussures à talon rouge de quinze centimètres de hauteur, la perruque poudrée à longues boucles surmontée d’une maquette représentant la Tour de Londres, la robe à paniers de cinq mètres de circonférence, ivoire et rose bonbon, la figure enfarinée et mouchetée comme Pierrot, les lèvres rouge sang, les mains manucurées aux faux ongles, la poitrine décolletée arborant de faux seins, fit sa glorieuse entrée sous les cris joyeux et enthousiastes des admirateurs. Il était déjà onze heures du soir et les invités étaient  quelque peu saouls. Le maître des lieux était entouré de douze gardes du corps, des drag Queens musclés et tatoués.
La sono marchait à fond, assourdissante.
À la vue de son idole, un animateur français, à peine vêtu d’une noix de coco en guise de cache-sexe, roula des yeux en boules de billard. Il avait visiblement abusé de produits illicites, cocaïne ou autre.  Sous l’influence de la drogue, toutes ses inhibitions enfuies, il mit les mains aux fesses d’un malabar dont les muscles ressortaient à travers le fin tissu d’un tricot de corps suédois et dont un pantalon très ajusté moulait l’anatomie parfaite d’un membre viril fort désirable.
Un autre invité, répondant au nom de Captain Kid, pirate d’opérette au costume coupé dans des étoffes aux couleurs criardes blessant la vue, remarquable par sa fausse barbe scintillante, son crochet à la main gauche et sa voix cassée - il s’agissait d’un ancien chanteur pop au succès passé - buvait à même au goulot une flasque de whisky écossais de douze ans d’âge. Il en était à sa quatrième bouteille et refusait de quitter le bar.
Tous s’amusaient follement et la soirée menaçait de tourner à la partouze ou au ballet bleu.
Au début, l’arrivée d’Antor passa inaperçue. Le vampire s’inquiéta de la qualité de son repas.
- Allons bon! Pensa-t-il. Il n’y en a pas un dont le sang ne soit pas envahi de produits toxiques! Je sens que je vais être malade. Pourtant, j’ai des ordres et je me dois de tous les éliminer.
Avisant un couple hétérosexuel qui s’apprêtait à passer à l’acte au vu et su de tous, il fondit sur lui et en une minute chrono le vida de son sang.
- Tiens! Ils n’étaient pas trop imbibés. Heureusement. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils allaient célébrer Eros.
Alors, Antor procéda ainsi, tout au long de la nuit, goûtant de ci-de-là, abandonnant vite ses proies lorsqu’il les jugeait trop chargées.
Lorsqu’enfin il partit, il avait semé une pléthore de cadavres. Les rescapés étaient bons pour une discrète cure de santé dans une clinique huppée.
Malgré toutes les précautions prises, notre dévoué vampire mit une semaine à digérer ce repas. Son sang envahi d’alcool et de stupéfiants, il dut s’aliter. Sans les bons soins du docteur di Fabbrini, nul doute qu’il aurait succombé à une overdose. Échaudé par cette expérience, il jura qu’on ne l’y reprendrait plus.
Tout naturellement, les médias firent leurs gros titres sur les incidents survenus lors de la nuit du 2 juin 1995. Les scandaleuses soirées homos furent révélées au grand public qui apprit aussi avec stupeur que le chanteur Prince Johnson avait dépensé la bagatelle d’un million de dollars pour sa toilette. Il n’y eut personne pour pleurer sa mort.

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3 juin 1995, Genève.
L’état-major au complet de la société-mère Switzmilk, transnationale alimentaire, s’était réuni en conseil d’administration extraordinaire afin de décider de nouvelles OPA à lancer et d’acquisitions à projeter en Argentine et ailleurs sur le continent sud-américain ou encore en Europe de l’Est afin de mieux pénétrer les marchés de ces régions. La Pologne, la Russie et la république tchèque étaient dans l’œil du collimateur, autrement dit du patron des patrons de la multinationale, Dieter Hammer. 
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Celui-ci proposait à ses subordonnés, adjoints et amis de visionner un petit film pour information.
- L’année passée, 1994, a été bonne… Sans plus. 1500 milliards de dollars d’avoir dans le monde et 2200 milliards de chiffre d’affaires… c’est bien… oui, mais encore insuffisant! Il nous faut quadrupler cela. Nous le pouvons, nous en sommes capables. Notre slogan Toujours plus et rien pour les autres le dit clairement. Nous visons le monopole mondial. Nous devons être les seuls sur le marché. À bas la concurrence!
- Oui, monsieur Hammer. Vous avez mille fois raison, répliquèrent en chœur les PDG des différentes usines du groupe tentaculaire, usines disséminées sur la planète tout entière.
Hammer reprit.
- Apparemment, le diable est avec nous. Mais je ne suis pas superstitieux. Notre principal concurrent, Ted Curtis, à la tête d’Andrew Food, a été retrouvé mort hier soir. Il a été tué par un ou plusieurs inconnus dans des circonstances mystérieuses. Son cadavre était vidé de tous ses fluides et, réduit à l’état de momie péruvienne, il flottait dans les eaux de sa piscine privée. Pourtant le lieu était gardé électroniquement. Un rat n’aurait pu passer. Je veux parler de sa propriété de Santa Barbara. La mort remonterait à quarante-huit heures au moins d’après les échos des premières constatations dont je dispose…
Nos lecteurs l’auront compris. Ted Curtis avait succombé sous les crocs d’Antor. Le vampire, avant de se rendre chez Prince Johnson était allé goûté au sang de l’homme d’affaires.
- Monsieur, je comprends votre joie et votre inquiétude aussi, jeta un certain Morrison. Cette joie est d’autant plus justifiée que, d’après nos espions, c’était justement ce matin, à neuf heures, que devait se tenir le conseil d’administration de la compagnie Multividco , notre second concurrent sur le marché. Savez-vous ce qu’affichent nos ordinateurs? La réunion avait à peine commencé qu’un gigantesque incendie a ravagé l’immeuble de la maison-mère. Il n’y aurait aucun survivant.
- Mais c’est impossible Morrison! S’exclama son patron.
- Je vous assure monsieur. Lisez donc la nouvelle sur l’écran de notre ordinateur connecté sur le central du FBI.
- Après tout, c’est tant mieux pour nous… quoique… nous nous retrouvons à n’avoir en face de nous qu’un seul concurrent, le Fraischamp qui a commencé sa carrière en fabriquant des yaourts nature ou à la fraise. Que ces informations ne nous empêchent pas de visionner ce petit film.
À la surprise générale, la vidéo ne fut pas celle attendue. Au lieu de tableaux statistiques et de graphiques concernant les prises de bénéfices dans les différents secteurs du marché, les images montrèrent avec un réalisme cru qui ne laissait aucun doute quant à l’authenticité du documentaire, le pillage des banques genevoises dans un futur encore indéterminé.
Une armée de gueux de toutes nationalités, vêtue de frusques informes et de haillons crasseux, armée pourtant de fusils ultra modernes à tirs téléguidés, massacrait les derniers représentants survivants de la finance suisse en poussant des cris d’extase et de fureur. 
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- Theotokos!
- Theologos!
-Allah akh barr!
- Gott ist Eins!
- Qu’est-ce à dire? S’écria avec colère Dieter Hammer.
- Devine, lui répondit aussitôt une voix gouailleuse venue du plafond.
Bien évidemment, il s’agissait de notre daryl androïde. Celui-ci s’était soudainement matérialisé grâce au rayon téléporteur du vaisseau Sakharov. Aujourd’hui, le capitaine, habillé comme James Cagney , avait choisi d’agrémenter son costume de gadgets anachroniques. Ainsi, ses bras étaient devenus de véritables canons de mitrailleuses à plasma, armes redoutables empruntées aux terribles Asturkruks, tandis qu’accrochées à sa ceinture anti G, des pseudos fusées à réaction faisaient croire que c’étaient elles qui lui permettaient de se mouvoir librement dans les airs. Sa tenue se complétait d’un casque de gladiateur Thrace provenant tout droit de la Rome antique.
Les yeux brillants d’une folie mal contenue, Daniel poursuivit sur le mode ironique.
- Ce que vous venez de voir, noble assistance, pourtant pas si recommandable que cela, gangrenée par le Profit, et je mets là une majuscule s’il vous plaît, c’est le triste avenir inéluctable que vous avez réservé à l’humanité tout entière. Or, ce futur, vous ne le vivrez point. Pour plusieurs raisons. La première étant que l’heure du trépas a déjà sonné pour vous. Ave Caesar! Morituri te salutant!
Alors, son cerveau commanda la mise à feu et les armes de ses avant-bras se mirent à tournoyer en spirales folles, crachant leurs jets mortels, hachant menu tout ce qui se trouvait sur leurs trajectoires.
À ce rythme, tous les PDG et collaborateurs de la transnationale furent descendus en moins de quinze secondes.
Bientôt, le décor High-tech, méconnaissable, parut sortir d’un film catastrophe cher à Hollywood, ce dont Daniel Lin n’eut cure, poursuivant ses tirs automatiques, réduisant en bouillies sanglantes les cadavres pourtant déjà fort mutilés.
Visiblement, le cerveau positronique de notre daryl androïde avait des ratés et ne parvenait pas à prendre le relais. Ayant manifestement perdu le sens de la mesure, le capitaine eut un rire dément.
- Sales aviateurs nazis, je suis Daniel Bogart et je vous flingue tous car vous venez d’abattre lâchement le malheureux jeune steward de Passage to Marseilles.
Enfin, après une bien longue minute, Daniel cessa ses tirs. Reprenant le sens des réalités, il fut effrayé par ce qu’il venait d’accomplir.
- Ah! Que Bouddha me pardonne. Je suis désormais incapable de contrôler ma rage. Or, la liste de Sarton est à peine entamée.

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Le meurtre suivant programmé de longue date concernait un dénommé Hikaru Tagawashi, le président en exercice du Pérou, d’origine japonaise comme son patronyme l’indiquait, surnommé le Monsieur Thiers de l’Amérique latine, célèbre de par le monde depuis qu’il s’était illustré dans la répression sanglante contre les commandos Atahualpa. 
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Son enlèvement suivi de sa mort eurent lieu le 4 juin 1995. Comme on le voit, le capitaine Wu accélérait la cadence.
Alors que le chef d’Etat péruvien se détendait en pratiquant le yoga, dans sa salle de sports personnelle et qu’il méditait en position du lotus, soudain, il eut l’impression que la réalité était en train de basculer. Le décor familier de ses appartements ne ressemblait à rien de connu si ce n’était à une mise en scène psychédélique!
Les murs, le plafond et le sol, tout était peint de couleurs criardes et hideuses, mêlant figures de bandes dessinées pop et onomatopées exclamatives. Qui plus est, le luminaire avait été remplacé par un grand perchoir doré sur lequel se tenait suspendue une créature pour le moins étrange et des plus inquiétantes: un être mi-oiseau au plumage rouge, vert et jaune, au bec pointu, et mi-homme, avec un visage impavide et des jambes terminées par des chaussures à guêtres. L’être improbable battait des ailes avec fureur, regardant de ses yeux chassieux l’Américano-asiatique.
Puis, avec un cri strident effrayant, il fondit sur sa proie paralysée par la stupeur! Il s’en empara avec la plus grande facilité, serrant Hikaru dans ses serres griffues.
Satisfaite, la bête s’envola, tournant toujours de plus en plus haut au-dessus de la pièce, jusqu’à ce qu’un ordre interrompit son manège.
- Brian, tu n’es qu’un voleur! Tagawashi ne t’appartient pas. Allons! Redescends et donne-le moi!
Aussitôt, la créature obéit à son maître comme si elle le craignait particulièrement. Docile, elle déposa la victime aux pieds de l’inconnu.
Éberlué, le front dégoulinant de sueur, le Président du Pérou, qui avait cru sa dernière heure venue, dévisagea le nouveau venu, un individu de haute taille, vêtu avec simplicité d’un modeste bleu de travail mais la tête surmontée d’un chapeau mou, les yeux cachés derrière une paire de lunettes noires, le teint de cire.
Hikaru mit cinq bonnes secondes à s’apercevoir qu’il s’agissait d’un masque camouflant les véritables traits de l’inconnu.
Brian avait regagné son perchoir en émettant des sortes de caquètements dénotant sa frustration.
Dans les bras de l’intrus, un magnifique chat au long pelage noir et blanc ronronnait. Ses yeux bleus ne quittaient pas l’homme d’Etat. Le félin portait autour du cou une chaînette en or où le nom Ufo était gravé et parfaitement lisible.
Enfin, Tagawashi recouvra la parole.
- Qui êtes-vous? Fit-il sans imagination à l’égard de Daniel Lin.
- Vraiment, vous faites preuve d’un manque d’originalité, s’agaça le daryl androïde.
- Vous n’avez pas répondu à ma question, s’obstina Hikaru.
- A vos yeux, je manque de la plus élémentaire politesse, n’est-ce pas? Mais êtes-vous bien en position de me questionner Hikaru san?
- Ah! Vous êtes passé à ma langue maternelle… Je suppose que je dois vous remercier pour ces égards…
- Oui, bien sûr… je n’aime pas cet idiome. Il me rappelle de bien douloureux souvenirs…
- Donc, vous n’êtes pas japonais…
- C’est tout à fait exact, Hikaru san.
- Je ne vois ici aucune arme, poursuivit le Péruvien d’adoption. 
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- Pourtant, Brian en est une et des meilleures, répliqua Daniel sur un ton badin. Qu’en pensez-vous? Ne la jugez-vous pas comme une sublime recréation?
- Je ne saisis pas où vous voulez en venir, monsieur!
- Oh! Je me suis inspiré d’un feuilleton culte des sixties pour donner réalité à Brian. Sa programmation est parfaite.
- Que fais-je ici? Et d’abord, où suis-je?
- Dieu! Que ces humains sont assommants avec leurs rengaines!
- Vous n’êtes pas humain, monsieur le parfait inconnu?
- Comment? Vous en doutez encore? Bon sang! J’ai pourtant fait un effort dans mon apparence. N’identifiez-vous pas le cybernaute de The Avengers?
- Ah! Ah! Ainsi, je me trouve face à face avec un fan à l’esprit dérangé qui veut revivre les aventures délirantes de cette ridicule série!
- Taisez-vous Hikaru! Articula sévèrement le capitaine Wu. Vous vous trompez. Ce n’est pas pour cette fumeuse raison que je vous ai enlevé.
- Alors, parlez. Dites-moi précisément quelles sont vos intentions.
Ce faisant, le Président Tagawashi s’était redressé et avançait vers son interlocuteur d’un pas décidé. Il préparait son attaque. Sûr de lui, il était persuadé triompher rapidement face à son adversaire. N’était-il pas ceinture noire de judo, troisième dan?
Mais Daniel Lin lisait dans les pensées du Péruvien d’adoption. Cependant, il fit celui qui n’avait rien remarqué.
- L’année passée, le 18 avril, vous avez ordonné la fusillade à l’encontre de quarante membres du commando Atahualpa alors qu’ils venaient de se rendre après avoir délivré leurs otages allemands. Ces derniers n’avaient pas subi de sévices. Un pasteur luthérien a témoigné des conditions de leur détention et des circonstances de leur libération. Ce récit a paru dans Der Spiegel. Le nierez-vous?
- Il s’agissait de terroristes sans honneur qui mettaient la sécurité de la Nation en danger et qui ternissaient l’image de mon pays à l’étranger. Toutes les chancelleries m’ont félicité, y compris Herr Hans Gemüse.
- Naturellement. Cela ne me surprend pas chez ce mastodonte de graisse. Entre les ventres pleins, la solidarité des repus règne. Ufo! Non! Ce n’est pas le moment de descendre… Brian pourrait vouloir te croquer…
Distrait par son chat qui gigotait entre ses bras, Daniel Lin ne prit pas garde, du moins en apparence, à l’attaque soudaine d’Hikaru qui tenta de renverser au sol le pseudo cybernaute. Déséquilibré, le capitaine chut, laissant échapper l’incorrigible matou.
Mais, aussitôt, le daryl androïde passa en hyper vitesse et se redressant, immobilisa son agresseur par une clé tout en ayant réussi à rattraper le terrible félin.
Là-haut, sur son perchoir, Brian agitait sa queue.
- Vilain chat! S’écria Daniel, un brin amusé. Quant à vous, Hikaru san, c’était, ma foi, bien essayé.
Cette dernière phrase avait été dite en japonais.
- Allez! Debout! Sinon, je vous casse le bras. Croyez-moi, j’en ai largement la force. Pour cela, il me suffit d’appuyer légèrement mon doigt, reprit le capitaine les yeux durs.
Vaincu, Tagawashi obéit. Haussant les épaules avec philosophie, il observa son geôlier qui, dans l’affaire, avait perdu lunettes, chapeau et masque.
- Mais vous êtes un occidental! S’exclama-t-il. Pourtant votre japonais laissait croire que…
- Vous ne m’avez pas écouté tantôt. Cependant, avouez que je pratique votre langue de façon quelque peu littéraire.
- Oui, sans doute. Mais votre accent est parfait.
- Merci pour ce compliment. Sachez toutefois que là d’où je viens, plus personne ne parle le japonais.
- Effrayant…
- Hélas! C’est ainsi…
- Que comptez-vous faire de moi?
- Comment? Vous ne vous en doutez pas, Hikaru san?
- Euh… non, mentit le chef d’Etat.
- Vous tuer, Hikaru san, mais artistiquement.
- Pourquoi? Je ne vous ai jamais vu… je n’ai donc pu vous nuire d’une façon ou d’une autre…
- Pourquoi? Mais parce que vous représentez tout ce que je dois combattre. L’arrogance, l’indifférence, le mépris… Envers qui? Envers les faibles, les parias, les réprouvés, les déshérités. Pour vous et vos semblables, l’égalité est une chimère et un contrat de vente vaut davantage qu’une vie humaine!
- Vous n’êtes pas fou… Vous jouez la folie.
- Je ne sais pas… je ne sais plus.
À cette seconde, Daniel Lin se montrait d’une sincérité désarmante. Avec une moue soucieuse, il poursuivit.
- Lao Tseu a dit: il faut trouver la voie.
- Voilà que maintenant, vous vous exprimez en mandarin… qui êtes-vous donc?
- Daniel Lin Wu, Tagawashi san, fit le capitaine, ses yeux bleu gris s’assombrissant. Moi, j’ai trouvé ma voie. Voyez ce sabre…
- D’où sort-il? Il y a une seconde, vous n’aviez pas cette arme entre les mains.
- Il vient d’un programme virtuel dont j’ai désactivé les sécurités. Il peut donc accomplir sa tâche. Je vais vous trancher la tête. Ainsi, à votre tour, vous trouverez la Voie. La Vérité. Car… c’est dans l’Absolu du Néant que l’Homme sait ce qu’il est.
- Encore du mandarin…
- Mais pas une citation de Lao Tseu. Un axiome de mon grand-père Li Wu, vénéré ancêtre pour lequel je ressens une authentique affection. Un grand poète, un philosophe et un humain de grande valeur.
Alors, sans que le Président du Pérou s’y attendît, il perdit soudain le sens de toute chose. À la vitesse de l’éclair, Daniel Lin venait de lui presser un nerf derrière le cervelet. Plus jamais Hikaru ne devait reprendre conscience.
Ce fut le même soir de ce funeste jour que le corps du Péruvien d’adoption fut retrouvé, dans sa salle de sports, alors que ses domestiques, inquiets de la durée de son absence, enfonçaient enfin la porte de la pièce.
Sa tête, proprement décapitée, reposait en équilibre sur un cheval d’arçon tandis que le reste de sa dépouille gisait sur un tatami, la tenue de judoka en lambeaux.
Sans nul doute, Hikaru Tagawashi avait-il été victime de quelques fauves. Guépards, aigles géants ou autres car le cadavre présentait de cruelles lacérations.
Pourtant, le fait que la tête fût ôtée du corps démentait cette première hypothèse. De plus, elle était grimée comme celle de l’odieux et perfide Mitsuhirato, l’infâme méchant du Lotus bleu de Hergé.
Daniel possédait-il encore toute sa raison ou faisait-il preuve d’un humour macabre dans cette exécution?
Une carte de visite posée en évidence sur le tatami mit la police en émoi.
La Vérité est la Voie royale vers la Connaissance, proclamait-elle en pur mandarin classique.
Le texte était signé: Daniel, philosophe et prophète.

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