lundi 11 novembre 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 4e partie : Pour que vive Mumtaz Mahal chapitre 30 1ere partie.



Chapitre 30

Fu avait donc commencé à compliquer la donne de l’histoire humaine. En effet, comme dans la chronoligne témoin, Jean d’Armagnac était mort le 4 mars 1473, les souvenirs des protagonistes s’en trouvèrent modifiés, qu’ils soient humains ou Helladoï. Cependant, le jeune Ying Lung perçut le changement. Il comprit qu’il s’était montré trop prudent, du moins la Simulation le laissait-elle supposer. Tandis qu’il rejoignait Plessis-Lez-Tours après son ambassade auprès d’Édouard IV, il fit part de son inquiétude à l’Observateur.
- Gana-El, je suis en train de perdre mon temps. Il nous faut attaquer franchement le Dragon Inversé.
- Mon fils, qu’entendez-vous par là?
- Vous le savez parfaitement. Fu agit et avance ses pions. Jean d’Armagnac est mort à la date prévue. Désormais, ce 1473 miroir s’est amalgamé à celui qui voyait le jeune dauphin vivre.
- Certes, mais je ne comprends pas pourquoi tant d’énervement de votre part, Dan El. 
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- Est-ce tout ce que vous avez à me dire, mon père? Bigre. J’ai tout lieu de penser que vous êtes dorénavant infecté par le Dragon Noir.
- Surgeon, vous vous trompez sur mon compte et je constate que votre insolence resurgit. Comprenez-vous ce que recherche l’Empereur Qin? Il vous teste. Vous ne devez pas succomber à cette stupide tentation de tout vouloir remettre en ordre dès maintenant.
- Observateur, votre analyse de la situation est erronée…
- Non pas Dan El! Réfléchissez sans colère. Projetez-vous à quelques années de là, dans l’avenir. 1476 par exemple.
- Par le Grand Tout! Spénéloss disgracié. Mais aussi mandaté pour se rendre en Italie auprès de Sixte IV. Or, le dauphin Charles se porte comme un charme tandis que son double mort repose dans un tombeau de la basilique Saint-Denis.
- Bien, Surgeon. Mais poursuivez le déroulement de la bobine.
- Shah Jahan gît sans connaissance dans une des cages de Louis XI et ce, dans le château de Loches.
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 La princesse Anne, quant à elle, épouse Pierre de Beaujeu oui, mais tout en prenant le voile à l’abbaye de Fontevrault. Paris n’a plus de voûte étoilée. À la place, sept voiles de ténèbres maintiennent la ville enserrée dans une sphère de néant. Ah! Ai-je donc échoué pitoyablement? Mon père, cette idée m’insupporte. Dans les geôles de la Bastille, les corps pantelants, à peine mus par un imperceptible souffle de vie de Frédéric, Symphorien, Benjamin, Gaston, Guillaume et de tant d’autres! Leurs yeux sont vides de toute intelligence. Qu’ai-je fait? Ou ne pas fait? Où suis-je passé? Comment ai-je pu laisser accomplir pareille abomination?
- Dan El, cherchez. Cherchez encore. La réponse réside en vous-même. Ne tremblez pas ainsi. Contrôlez vos émotions. Piétinez votre colère et votre déception.
- Une colère assurément dirigée contre moi-même. Le Réseau-Mondes ne structure plus les Multivers. L’infestation est encore plus avancée que je le craignais. Tous les couloirs transdimensionnels se sont fermés. Le Panmultivers m’apparaît incréé dans toute sa cruelle réalité. Devant moi, tout autour de mon être véritable, Fu, paisible et sûr de lui, matérialise à loisir les chimères de mes peurs les plus insoutenables car il a avalé et digéré l’Unicité. Repu au-delà de tout entendement, satisfait, il règne désormais au sein de la Totalité. Qu’a-t-il donc fait de moi? À quoi m’a-t-il réduit? Encore à ce cruel et infantile Dana-El? Non! Cela, je m’y refuse!
- Mon enfant, surmontez votre terreur et allez jusqu’au bout du fil.
- Mon Avatar est prisonnier à jamais de la machine. Cette abominable machine; cet infernal cube de Moebius. Il m’est impossible d’y trouver une issue. Plus question de transdimensionnalité. Tout juste capable de revivre en boucle mon échec, sans comprendre totalement l’horreur de mon sort, soumis à une faim atroce, une soif brûlante, le corps tourmenté par mille maux, des  douleurs qui m’écartèlent, empli de désirs inassouvis et d’une haine implacable. Je me retrouve piégé et impuissant enfermé dans la propre toile que j’ai tissée.
- Dépassez ce désespoir.
- Sur toutes les Terres, dans l’Hyper Réalité, ailleurs, Outre Nulle Part, le Dragon Noir s’est nourri à en éclater de toutes nos morbides pensées, de tous nos échecs. Les petites vies qui me sont chères n’ont pas pesé lourd face au Créateur Noir exécré. Or, justement, il ne crée rien. Ayant tout absorbé, il n’a plus rien à faire et s’ennuie. Mais il a faim encore. Terriblement faim. Plus personne à tourmenter, plus rien à gagner. L’impuissance à son tour le frappe et l’englue; il se retrouve seul, oui tout seul face à l’Eternité, face au Vide infini. Son combat est achevé. Tout cela pour ce résultat? Décevant! Confronté à l’incommensurable ennui. Risible? Non, tragique! Fu Pense encore, râle et vitupère. Il voudrait cesser de penser, cesser de ressasser son extrême solitude. Il regrette. Il regrette sa victoire. Inanité de ce Triomphe incontestable. Les pseudos Big Bang, les simulations les plus abouties, tout cela a désormais un goût de cendres. Mais tout se délite et se mélange. Les rêves se font et se défont, prennent un semblant de consistance pour s’effilocher subrepticement au sein de la Supra Réalité. Là, fatidiquement, lié sur l’Autel de son ego, Fu sait qu’en vainquant, il a perdu!
- Enfin, vous avez compris, Dan El. Quittez maintenant l’Infra Sombre. Revenez en 1476.
- Voilà qui est fait mon père. Mais quelque chose ne va pas. Talleyrand. Il s’entretient avec Spénéloss. Il vient de réchapper d’un cheveu à un piège terrible. Une boucle de néant. Par tous les Juges, pourquoi?
- Le prince de Bénévent a eu le tort de manipuler le Baphomet, mon fils.
- Dans ce cas, il s’agit de Charles Maurice de la piste des Napoléonides.
- Tout à fait.
- Que dois-je faire? Intervenir également dans ce continuum? Les temps s’interpénètrent tandis que les chronolignes s’enchevêtrent et forment des nœuds inextricables. Des incongruités naissent et vont en se multipliant. Je compte déjà trois 1473 qui se heurtent, se chevauchent et cinq 1476 tout aussi embrouillés, tout aussi intensément imbriqués. Tout va dérailler. À moins que…
- Mon fils, rappelez-vous. La Suprême Tentation se tient là. Il serait si simple pour vous d’abandonner là votre Avatar et de souffler sur tout ce micmac pour revenir à un schéma plus cohérent. Fu n’attend que cela de votre part du fait de votre jeune âge, de votre impatience innée. Or, vous ne devez l’affronter qu’en possession de tout votre sang-froid, qu’avec votre conscience pleine et entière. Avec votre corps matériel aussi. Vous avez accepté cela depuis le début. Souvenez-vous-en.
- Oui, Gana-El, je tiendrai parole et vous obéirai. Je repousse l’ambroisie empoisonnée. Si je suis pleinement humain, Fu ne pourra m’absorber car il répugne à se nourrir de chair. Il ne mange que les esprits, les âmes tourmentées.
- Tout votre moi Surgeon se prépare à ce combat depuis le commencement.
- Tout mon moi, mon père? Ne suis-je pas encore complet? Devrais-je donc fusionner avec Daniel Deng? Autrement dit Dana -El?
- Mais Dana-El n’était qu’un simulacre Daniel Lin.
- Pourtant…
- Oui, vous fusionnerez avec votre côté obscur car lui aussi est devenu Autre. Lui aussi a appris, vécu et a su s’amender.
- Purifié, je lierai le Dragon Inversé pour l’infinie Eternité.
- Ce qui passe pour tel du moins.
- Donc pour un Instant… il me faudra  recommencer… désespérante situation! Mais je suis las, Gana-El, si las! Il me faut dormir, prendre un peu de repos. Tout ce que j’ai dû sacrifier, tout cela pour gagner moi aussi. Mon âme est fatiguée de tous ces crimes, de ces personnes que j’ai repoussées dans les limbes, de ces vies que j’ai effacées. L’IA des Olphéans par exemple, ou encore les agents temporels, les Michaël, notamment et surtout l’agent terminal…
- Mais ces derniers n’étaient que des masques, vous le savez pertinemment.
- J’ai sommeil, mon père et je crois bien que je vais abandonner maintenant…
- Non, Dan El tenez bon encore une femto seconde.
- Comme c’est facile pour vous d’exiger cela de moi. Votre corps, au contraire du mien, n’est pas un simulacre. Il n’a pas tant de besoins.
- Mon fils, du courage, je vous en conjure!   
Si cinquante lieues séparaient encore Daniel Lin et son escorte de Plessis-Lez-Tours, cette distance n’était qu’un détail pour l’Observateur. Ayant fait apparaître un couloir interdimensionnel, il surgit brutalement devant le cheval qui portait le commandant Wu et ce, sous sa forme serpentine de trois mètres de haut. Gana-El reçut à temps le corps semi conscient de l’ancien daryl androïde. Mais ce coma n’était pas naturel. Comment en venir à bout? Fortement inquiet, le Ying Lung déposa Daniel Lin sur le bord du chemin. L’herbe humide sentait bon la rosée.
« Inutile de s’interroger sur l’auteur de ce tour. Fu a trouvé la faille. Comment le contrer? Il veut à tout prix obliger Dan El à se dépouiller de son corps trop encombrant ».
Or, tout en formulant ces pensées, l’Observateur agissait. Ainsi, il figea le temps ambiant dans un rayon d’un kilomètre et personne ne put pénétrer à l’intérieur de cette sphère de protection, hors du continuum espace-temps en vigueur dans cette chronoligne. Maintenant, il devait redonner de l’énergie au Surgeon. Sans hésiter, il baigna Dan El de son essence opalescente.
Revenu à lui, Daniel Lin murmura:
- Mon père, j’ai tout compris. Je sais qui est l’autre partie de moi-même.
- Chut. Vous croyez tout savoir. Remontez en selle. Désormais, il n’y a plus aucun risque à ce que vous vous endormiez avant longtemps. Je me hâte de disparaître. Ah! Je ne puis maintenir indéfiniment cette suspension du continuum temporel local. Après tout, je ne suis pas l’auteur de cette chronoligne. Nous nous reverrons demain comme il était prévu après le déjeuner.
- Donc rien ne s’est passé, Gana-El.
- Bien sûr.
Avec un sourire triste rapidement esquissé, le jeune Ying Lung se remit en selle. Le temps reprit son cours. Quant à l’Observateur, il avait disparu comme s’il n’était jamais intervenu.
- Décidément, j’ai la tête à l’envers. J’ai oublié de vous demander, mon père, s’il me fallait annuler l’action conduite par Tellier. Je suppose que la réponse est non… Fu se montre bien plus pragmatique et efficace que moi. Je dois m’efforcer de ne pas douter de la stratégie mise en place dès les prémices de cette chronoligne.
Ensuite, sans le formuler expressément, le commandant Wu remercia le vice amiral pour le soutien qu’il lui avait apporté.

***************

Si Frédéric Tellier avait su s’imposer avec une facilité déconcertante auprès de la faune de la Cour des miracles, s’il avait pu être intronisé Grand Coësre et persuader ses nouveaux sujets de prendre les armes et de marcher sur le Châtelet, le Louvre, l’Hôtel et les souterrains de Cluny, c’était évidemment grâce à sa maîtrise du Harrtan et à ses dons d’orateur. Mais pas seulement. Il devait beaucoup au capitaine Craddock qui avait su se rendre indispensable auprès des tire-laine et autres malandrins. Symphorien tenait les réprouvés par le gosier, l’envie d’alcools forts comme le cognac, l’eau-de-vie, le tord-boyaux Castorii, le whisky et le rhum! Ses provisions s’étant vite taries, le mendiant de l’espace avait dû se ravitailler en catimini à bord du Vaillant, pour la bonne cause se répétait-il, à peu près convaincu par ses propres paroles. 
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Il était environ deux heures de l’après-midi, heure locale, et notre Cachalot du Système Sol venait de se téléporter sur son vaisseau, les bras encombrés de pichets, de brocs et de tonnelets qu’il lui fallait remplir au plus vite. Prestement, sous les yeux ébahis d’Alexandre et de Marie, il programma le synthétiseur afin qu’il lui fournît du rhum en abondance. Voilà pourquoi les pichets se remplissaient et se remplissaient encore.
- Qu’est-ce donc? Ça sent l’alcool, capitaine, remarqua le grand échalas.
- Hé oui, mon gars, c’est vrai. Tu as le nez développé. J’ai fabriqué du fort, qui arrache et décape. Pas de la bibine. Du rhum! Non pas du Cabernet, du Bordeaux, de l’Anjou et autres boissons pour fillettes dont tes personnages avortés sont si friands.
- Euh… cela fait une énorme quantité là. Vous n’allez pas la boire seul tout de même, fit Marie assez naïvement.
- Je ravitaille la racaille d’en bas, les brigands et autres coupe-jarrets. Mais taisez-vous. J’ai besoin de me concentrer afin de me souvenir du code de la bière Castorii. Mm… 26... Zêta, Phi, 32, Epsilon, 40, Thêta, 69, Upsilon… oui, pas d’erreur! Au goût, c’est bien le tord-boyaux de ces macaques aux yeux de cristal.
- Puis-je en boire une lichette? Hasarda Alexandre.
- Ah! Mais non! Faut être habitué! Elle tire à 95° d’alcool au bas mot, cette bière. La première fois, tu bois un dé à coudre et tu tombes raide mort.
- Elle a une belle couleur lilas, agréable et innocente pourtant.
- Cela dépend de la qualité du synthétiseur, mam’selle…
- La quantité affichée est de cinq litres. Ça devrait suffire, non?
- Peut-être, l’écrivain. Mais il faut prévoir large. Maintenant, du whisky écossais de chez moi. Cette arôme de malt! Une pure merveille. Sentez comme ça embaume…
- Pff! Cela pue la chaussette mal lavée plutôt.
- Parce que vous n’y connaissez rien Alexandre.
Craddock n’avait pas réagi comme il l’aurait dû à la dernière remarque, tout occupé à changer la programmation du synthétiseur. Ce n’était pas Dumas qui avait parlé mais Fermat imitant la voix du métis. Lorsque le capitaine se retourna, de stupeur il laissa échapper quatre pichets pleins à ras bord au contenu plus que précieux. L’alcool d’une chaude et agréable couleur ambrée se répandit sur le sol métallique fort généreusement. S’apercevant de la catastrophe, Symphorien gémit.
- Amiral, tout ce bon whisky gâché par votre faute. Quel gaspillage irréparable. Mais pourquoi ces deux-là ne m’ont-ils pas prévenu?
Alexandre et Marie préférèrent ne pas répondre.
- Capitaine Craddock, reprit André avec sa voix habituelle, que comptiez-vous faire avec toutes ces boissons? Enivrer un régiment tout entier? Vous rendez-vous compte que vous utilisez le synthétiseur pour des futilités? Dans ces contrées, l’orona ne court pourtant pas les rues et recristalliser le charpakium à bout de course coûte du temps et de l’énergie.
- Maître espion, je ne vais pas me fatiguer à vous répondre et à vous objecter. Que je sache, en soufflant sur l’orona vous le doperiez pour mille années au moins. Ce vaisseau m’appartient encore. Or, là, je remplis une mission pour l’Artiste. Vlan! Ça vous coupe le sifflet, non?
- Cela m’étonnerait qu’il vous ait ordonné explicitement de saouler les coupe-jarrets. Vous avez dû interpréter ses paroles à votre guise.
- Si! Justement. En tout cas, il m’a fait comprendre qu’il avait besoin d’un coup de main. De toute manière, les envies des simples mortels vous demeurent inaccessibles. Notre psychologie vous échappe. Mais jamais vous ne le reconnaîtrez. Alors, laissez-moi terminer. Lâchez-moi les baskets! Puis, hasta luego sire à la triste figure!
- Symphorien Nestorius Craddock, vous faites preuve d’une insolence insupportable et…
- Et quoi, foutre mort! Je commets encore un sacrilège, sans doute? Mais je ne vous dois rien, mon vieux! Rien! Que dalle! Bien au contraire, j’en ai ras la patate d’être sans cesse surveillé comme si j’étais un foutu chenapan. Vous me courez sur le système à la parfin! J’ai soixante-neuf ans et bon sang, par tous les diables de l’enfer, je sais ce que je fais!
- Capitaine, vous n’avez pas bu et pourtant vous osez m’apostropher sur ce ton?
- Oui, démon! Vous avez raison, je n’ai pas absorbé une goutte d’alcool depuis une éternité! Vous voulez savoir pourquoi aujourd’hui j’ose? J’en ai ras-le-bol de devoir sans arrêt m’écraser devant vous, sous prétexte que vous pouvez m’anéantir, m’écrabouiller comme si je n’étais qu’une fourmi ou un cafard. J’ai supporté votre présence depuis trop de mois. Sans compter vos sondages de mon esprit. Vous ne m’avez pas ménagé. Oh! Non! Depuis que je vous connais, vous me menez la vie dure. Est-ce ainsi que vous avez agi avec votre fils? Hé bien! Je le plains sacrément… voilà pourquoi il s’est révolté… mais… ce n’est pas à vous que j’ai prêté allégeance. C’est à Daniel Lin. Lui, voyez-vous, ne m’a pas ôté ma femme, le seul être d’importance à mes yeux, celle qui me maintenait dans le droit chemin. Oh! Arrêtez de bouillir, de me fustiger du regard… inutile de me mentir non plus, de me déclarer la main sur le cœur que vous n’y êtes pour rien, que mon malheur n’est que le résultat d’une sombre machination de l’Inversé! Foutaise! Dans les maux qui m’accablent, j’y ai reconnu votre patte. Si Gemma avait vieilli paisiblement à mes côtés, si elle m’avait donné de beaux enfants à la morale solide et rigoureuse, courageux, dévoués et promis à un bel avenir, jamais je n’aurais roulé ma bosse de la Terre à Sestriss, d’Alpha du Centaure à Mondani, de Deltanis à Persia! Ouais, amiral d’eau de cale! J’ai fini par vous percer à jour. Moi aussi je suis capable de faire preuve de logique, de raisonnement sans faille. Moi aussi je comprends dans ma chair et mon âme ce qu’impérieuse nécessité signifie! Maintenant, je débonde tout ce que j’ai accumulé de rancœur dans mon ventre. Je devais rencontrer Daniel Lin, votre rejeton, votre espoir, devenir son ami, son féal, lui fournir un soutien sans faille. Être un adepte, un converti… pour atteindre ce résultat, froidement, vous avez tué ma femme.
Après tout, une petite vie de plus ou de moins, qu’est-ce que cela fait? Mais cela ne vous a pas suffi. Vous avez été encore plus loin dans l’ignominie. Vous vous en êtes pris également au bébé. Il est mort étouffé par le cordon ombilical. Quant à Gemma, son cœur avait lâché dans une ultime contraction tandis qu’elle expulsait de ses entrailles notre fils. Or, jamais, oui, jamais, elle n’avait eu de problèmes cardiaques. Les électrocardiogrammes précédents en témoignaient. Le nierez-vous? Ce satané cordon ombilical, justement, comme agité d’un mouvement propre, s’est enroulé autour du cou de Rick, tout vagissant et encore entouré du placenta.
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 Vous avez éliminé cet être innocent, cet enfant qui ne demandait qu’à vivre. Cela est arrivé il y a près de quarante ans, mais pour moi, c’était hier! Jamais je ne vous pardonnerai ce crime, amiral, faux dieu et vrai démon. Je n’oublierai jamais, vous m’entendez? En cet instant, je ne sais pas ce que vous pensez, ce que vous tramez, mais je m’en fous! Voilà! J’ai eu le courage de cracher ma bile. Gardez votre venin, Shaitan! Votre fils, le prodige de la galaxie, vaut plus que vous. Chaque seconde, il le prouve. Lui ne s’abaisserait pas à commettre de telles horreurs. Oui, je sers Daniel Lin, librement. Je l’ai choisi et vous ne me l’avez pas imposé. Cela me plaît, cela m’agrée et me rend fier. Maintenant, j’ai fini. Vous pouvez me punir, me châtier encore plus cruellement que vous le fîtes jadis pour une faute dont je n’étais pas coupable mais je m’en fiche! Sévissez Juge bonimenteur! Montrez à tous ce que vous avez dans le ventre, révélez-vous… allez!
Fermat esquissa un pas, un seul en direction de Symphorien. Personne ne pouvait déchiffrer l’expression énigmatique de son visage. Doucement, il prit le vieil homme par les épaules et, le regardant fixement dans les yeux, sans ciller, il se mit à le serrer contre lui tel un frère aimé retrouvé.
- Capitaine Craddock, j’admire votre culot, votre courage aussi. Sincèrement… voilà pourquoi vous avez été choisi, bien avant votre naissance. J’avais mesuré avec justesse votre potentiel. Vous refusez de me pardonner, soit. La belle affaire. Mais, je puis réparer mes torts, les erreurs du Chœur Multiple…
- Ah! Parfait! Ricana Symphorien. Comment? En effaçant ma mémoire? En endormant ma douleur? Je ne veux pas que vous manipuliez mon esprit. Je m’y refuse. Je suis bien comme je suis. Je souhaite conserver tout ce qui fait que je suis moi, le capitaine Craddock.
- Mais Dan El peut vous rendre… Gemma. Je le lui demanderai…
- Oh! Bravo! Vous supprimez les humains comme bon vous semble, au nom de cette foutue nécessité supérieure, vous faites souffrir les survivants et puis, hop! Vous suppliez votre rejeton de réparer la casse. J’aurais tout entendu aujourd’hui. Vos remords et votre compassion, je m’assieds dessus. Je ne m’abaisserai pas à quémander un semblant de pitié, je ne m’agenouillerai pas devant vous, m’aplatissant devant un pseudo dieu moqueur le priant de ressusciter Gemma. Pour qui me prenez-vous, dragon de mes deux? Un mendiant sans dignité? Un gueux qui n’a aucun honneur? Bougre de coco fesse! Purée! J’ai ma fierté, mon orgueil. D’ailleurs, à cause de vous, je n’ai plus qu’eux. Alors, allez vous faire voir! Basta!
- Craddock… sublime Symphorien… admirable vieux bougon… vous hurlez votre rage, votre désarroi, vous tempêtez, vous me défiez mais au fond de vous-même, vous…
- Non! Je ne me suis pas assez fait comprendre, il paraît. Non, salaud! Fils de pute!
- Gemma, vous la reverrez telle qu’elle devrait être aujourd’hui, une grand-mère comblée, épanouie, le visage à peine ridée, souriante, apaisée, heureuse, une femme emplie d’amour et de tendresse envers vous, son époux légitime, mais aussi envers ses deux fils Rick et Simon, et sa fille chérie Chloé. Ne les voyez-vous pas tous quatre à vos côtés?
- Stop, vous dis-je! Ou je vous jette dans le vide. Cessez de me tourmenter, de me tenter…
- Dans la Cité, je vous en fais le serment, tout sera raccommodé.
- Vous ne comprenez rien. Vous êtes obtus. Vous vous obstinez absurdement. Laissez-moi. Je m’en retourne auprès de mes frères humains, les réprouvés. C’est là mon choix. Auprès de ces viles créatures que vous méprisez, qui ne valent pas plus qu’un pet de mouche à vos yeux, qui tuent, étripent, volent, mentent, maraudent, égorgent, trompent, rompent leurs serments, prient dieu et diable tour à tour, craignent la mort, les flammes de l’enfer, forniquent, pissent, chient, crachent, vomissent, bâfrent, s’enivrent, se mettent en colère, s’insultent, s’entretuent, s’éventrent mais… qui valent plus que vous, bien plus que vous, parce que tout cela, ces crimes, ces reniements, ces abominations sont accomplis franchement, sans arrière-pensée, sans dissimulation. Ces humains souffrent à l’unisson, partagent leur douleur, éprouvent des émotions et ne font pas semblant, ils sont sincères, eux! Mes frères, mes semblables n’ont pas honte de clamer haut et fort leurs péchés, véniels ou mortels. Ils reconnaissent ne pas valoir plus cher que la corde du gibet qui les attend. Alors, je pars, empêchez-moi si vous l’osez, moi qui vous ai affronté. Oui, je m’en vais rejoindre mes compagnons de beuverie, faire la fête avant d’aller mourir pour vous! Surtout, oui, surtout, ne me venez pas en aide. Madre de Dios! Restez où vous êtes, Shaitan! Oust! Pâtissier! Vaya al infierno! C’est là qu’est votre place. 
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Fièrement, crânement, Symphorien redressa son menton broussailleux mangé par une barbe sale et défia une fois encore du regard l’Observateur. Pour la première fois depuis qu’il avait emprunté un avatar, Gana-El resta désemparé. Devant la détermination de ce vermisseau d’humain, il capitula. Symphorien avait dit vrai. Le capitaine valait plus que lui le Ying Lung qui, par sa seule volonté, pouvait renvoyer dans les limbes tous les êtres de cette Simulation. Mais s’il cédait à sa colère, il ouvrait grand la porte à l’Inversé. Ce fut pour cela que Craddock put quitter librement son vaisseau chargé comme un mulet.
Alexandre et Marie n’avaient pas compris ce qui s’était réellement passé. Ils avaient simplement capté la colère de Symphorien et vu combien Fermat retenait sa fureur.


***************

 Dans la taverne de Maître Larripont, l’inénarrable Symphorien, attendu comme le Messie, était enfin de retour. Avec un rire sonore un peu forcé, il étala ses provisions devant les yeux concupiscents de ses compères.
- Ah! Qui as-tu donc estourbi pour revenir ainsi chargé comme un baudet? S’exclama joyeux Va-à-confesse.
- Oui, dis-nous un peu où tu fais ton marché, crapule! Rajouta un mendiant édenté répondant au sobriquet de « Rentre dans le lard ».
- Oh! Tout beau, les amis! Cornes du diable! J’ai droit à mes petits secrets, mes foutriquets. Si je dévoile mon adresse, la boutique où crèche tout cet alcool, et pas l’espèce de vinasse vinaigrée que vous lampez habituellement dans cette foutue taverne, alors, nib de nib! En un jour, il n’y aura plus rien à boire! La mer se sera asséchée.
- T’as raison. Assez causé. Montre ton trésor, souffla Joyeux Drille.
- Mmm… Du meilleur. Le nectar des dieux en provenance directe de mon Ecosse natale. Du whisky pur malt. Ça pue, ça râpe, mais ça rince et ça purifie. Effet garanti! L’ambroisie des dieux, je vous dis.
- Une boisson mauve! J’en ai les yeux qui pleurent tellement c’est beau et bon!
- Maraud! Doucement avec la bière Castorii!
- Castorii! Ventrebleu! Quel fumet!
- Cette bière provient du fin fond de l’Italie, l’Assoiffé, mentit Symphorien. Rien à voir avec la piquette à six degrés. Holà! Vas-y mollo, mon gars. Tu biberonnes comme un moutard. Fais gaffe; sinon, attention, tu vas tomber raide mort.  
- Hic! Par tous les démons de l’enfer, ça brûle!
- Je t’avais prévenu. Faut avoir l’habitude. Doux à la vue mais démoniaque dans les entrailles. Oui, certes, mais, ensuite, tu vas te mettre à aimer la Terre tout entière et entendre chanter les cloches et les petits oiseaux. « Cuicui ». C’est-y pas mignon Rentre dans le lard?
Quant à Va-à-confesse, il avait débusqué un tonnelet d’eau-de-vie et, sans façon, après en avoir ôté la bonde, il buvait la liqueur directement, par décilitres! À la vitesse à laquelle il se désaltérait, il n’allait pas tarder à perdre tout entendement. Déjà d’ailleurs, son visage s’empourprait d’une belle teinte cramoisie et ses yeux se voilaient.
- Bougre d’enfoiré d’ahuri! Tonna Craddock. Stop! Gardes-en pour les autres!
Avec brutalité, le capitaine d’écumoire arracha le tonnelet à moitié vide à Va-à-confesse et, promptement, y remit la bonde.
- Non mais quels soiffards ces bougres d’ânes!
- As-tu du rhum? Demanda prosaïquement Marteau-pilon qui venait de quitter sa dépouille d’estropié. Le garde du corps de l’Artiste faisait à merveille l’unijambiste.
- C’est pas pour toi, rétorqua sèchement Symphorien. Tu dois garder toute ta tête vu que tu n’en as pas beaucoup dans le ciboulot.
- Quoi? En voilà une injustice! C’est que je crève de soif, moi.
- Non! Le Maître a dit non. Tu ne vas pas discuter ce qu’il ordonne?
- Euh… mais il n’empêche… c’est injuste…
Paracelse, qui entrait à son tour, sourit devant la déconvenue du colosse. S’approchant de Craddock, il jeta:
- Symphorien, veux-tu que je t’aide à déballer ce capharnaüm et à distribuer équitablement ton trésor?
- Je ne refuse pas ton coup de main, Jules.
- Explique-moi un peu ce que tu comptes obtenir en saoulant ces tire-laine, reprit le technicien de la bande en anglais.
- Je veux qu’ils soient capables de tuer pour un godet d’alcool, sans poser aucune question, qu’ils puissent affronter les Francs Archers, les gens du roi pour une minuscule gorgée de rhum. Je veux les rendre doux comme des agneaux devant l’Artiste et déchaînés comme des tigres mangeurs d’hommes face au guet de la Prévôté, et ce, sans le moindre remords, Paracelse. 
- Rude tâche, l’Ecossais.
- Qui ne me déplaît pas.
- Naturellement, tu as reçu l’aval du danseur de cordes?
- Pour sûr, mon gars!
- Tu tiens l’alcool, au moins?
- En tout cas, mieux que toutes ces andouilles.
Une heure plus tard, on se serait cru à Rome, dans une Bacchanale sordide, ou une orgie de première.

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Apparemment, dans la taverne, plus personne n’avait conservé une once de raison. Par exemple, Sans Peur et Sans Regret rampait avec la plus grande difficulté sur le sol. Mû par l’instinct, il se dirigeait vers un tonnelet de rhum afin d’en lamper les ultimes gouttes. L’Angelot soliloquait en tenant serré amoureusement contre son sein un pichet. Va-à-confesse, roulé en boule, ronflait comme un bienheureux sous la table. Joyeux Drille avait été soudainement foudroyé alors qu’il lutinait une fille. Désormais, il dormait, affalé sur le ventre de la putain tandis que celle-ci, les yeux dans le vague, tétait le goulot d’une flasque de whisky. Le Ravageur, qui avait l’alcool mauvais, s’était emparé d’un tournebroche et tentait maladroitement de viser son compagnon de soûlographie, un certain Mange-Foin. Heureusement, Paracelse, qui n’avait bu qu’un dé à coudre de rhum, vit le danger. Sans difficulté, il maîtrisa le fou imbibé et l’assomma d’un magistral coup de poing administré derrière la nuque. Marteau-pilon, lui, avait obéi à Craddock en maugréant. Sa sobriété forcée l’énervait. Dans son coin, boudeur, il répétait inlassablement:
- C’est injuste! C’est totalement injuste.
Il faudrait un chapitre entier pour décrire en détails le pitoyable spectacle offert par ces fripouilles qui, pour la plupart, cuvaient leur alcool dans des positions plus ou moins hétérodoxes ou grotesques.
Craddock avait-il agi raisonnablement? Tenait-il aussi bien le whisky qu’il le prétendait? Certes, le Vieux Loup de l’Espace s’était bien gardé de boire de la bière Castorii ou encore de lamper de l’eau-de-vie. Il s’était juste contenté d’un peu de rhum et de quelques godets de sa boisson natale. Mais voilà; il avait perdu l’habitude des alcools forts au contact de Daniel Lin.
Lorsque Tellier pénétra dans la taverne et se cogna au corps ivre-mort de Maître Larripont, une voix rauque l’accueillit, balbutiant en anglais:
- Hello the Artist! Tu n’pourras pas dire que je n’me suis pas foulé pour toi!
En hésitant et avec une certaine difficulté, Symphorien se redressa en s’appuyant sur un banc plus que branlant. Stupéfait, Tellier mit deux secondes à se reprendre.
- Craddock, j’avais pourtant recommandé de ne pas abuser.
- Oui-da, mon Sire roi de la pègre. Effectivement. Mais, maintenant, grâce à mon sacrifice, tous iront dire bonjour à Satan en chantant joyeusement dès que tu claqueras des doigts.
- Ils sont dans un tel état que ce n’est pas pour tout de suite, fit Pieds Légers qui accompagnait le Maître.
- Oui, j’en conviens, il faudra patienter d’ici à demain soir. Hé bien, mon gars, tu ne me remercies pas pour tous mes efforts? Décidément, y a personne qui m’soit reconnaissant en ce bas monde! J’suis vachement déçu. Quelle déconvenue! Bon… ben, j’ai plus qu’à me recoucher, j’pense. Je veux cuver en paix. Des corbeaux sont en train de faire bombance sur mon crâne et ils me croassent dans les oreilles comme des démons moqueurs.
D’un pas ferme, Frédéric s’avança alors que le Cachalot du Système Sol se rallongeait sous l’âtre de la cheminée et, rudement, il releva l’ivrogne. Puis il le secoua d’abondance.
- Craddock, il n’est pas temps de dormir, vous m’entendez? Hop! Pieds Légers, débusque-moi de l’eau au plus vite!
- Derrière la taverne, l’abreuvoir des bêtes.
- Tu as raison.
Sans ménagement, le danseur de cordes, portant le capitaine, prit par l’arrière et, après avoir ouvert l’huis à coups de pieds, jeta directement son fardeau dans l’espèce de bassin en pierre qui servait aux cochons, aux chèvres, aux mules et aux chevaux. L’abreuvoir déborda lorsqu’il reçut le mendiant de l’espace. L’eau qui y stagnait avait une vilaine teinte verdâtre et puait la vase.
Réveillé par ce liquide glacé et nauséabond, Symphorien gémit.
- J’ai cru agir pour le bien de la mission, plaida-t-il, le visage ruisselant d’eau sale et de larmes.
- Vous avez outrepassé mes ordres, capitaine.
- J’avais mes raisons pour me saouler, va! J’ai affronté le Shaitan tout seul et il m’a épargné. J’ai su me montrer persuasif et il s’est montré magnanime malgré tout ce que je lui ai dégoisé.
- Le Shaitan… Gana-El?
- Bien sûr… pas Daniel Lin, évidemment. Mais vous savez à quoi vous en tenir je vois…
- Craddock, vous êtes fou. Oui, un fou inconscient.
- Vous pouvez pas m’comprendre danseur de cordes, malgré toute votre bonne volonté… c’matin, c’était l’anniversaire de Gemma. S’il ne s’en était pas mêlé, ce foutu démon, ma femme fêterait ses soixante-cinq ans. Or, il a osé me faire une proposition bigrement tentante.
- Laquelle donc? Faillit demander Guillaume qui s’arrêta juste à temps.
- Une proposition que j’ai eue le courage de repousser. Oui, j’ai refusé sa bougre de graisse de cochonnerie de charité de mes deux! Oui, j’en ai eu la force!
Symphorien se mit à pleurer de plus belle. Ses larmes coulaient librement sans honte, traçant sur ses joues sales d’étranges arabesques. Compatissant, Frédéric tendit la main au vieux capitaine et l’aida à sortir de son auge.
- Craddock, je souhaitais vous donner mes dernières instructions, dit l’Artiste simplement.  Mais vous voir dans ce triste état m’a fait sortir de mes gongs.
- Pardon… toutefois, l’Artiste, j’ai encore assez de lucidité pour tout ouïr. Y compris les non-dits.
- Très bien. Alors, voici…
Pieds Légers, qui savait déjà à quoi s’en tenir, leva les yeux et admira l’écharpe étoilée par-dessus les toits de la courette.

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L’ambassade du sire de Grimaud avait regagné le château de Plessis-Lez-Tours. Le souverain s’était montré satisfait des résultats obtenus par son nouveau serviteur. Dans son for intérieur, Dan El se disait que si Louis XI apprenait qu’Edouard avait repris langue avec le Grand Duc d’Occident, il ne sourirait pas. Au contraire, il commencerait à monter une armée commandée par le connétable de Saint-Pol.
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« Mais pourquoi m’en faire et m’attacher à ce roi? Il est rusé comme pas deux et a des espions partout chez les Grands Féodaux ».
Tout en se faisant cette réflexion, le commandant Wu, après s’être retiré selon l’étiquette, se dirigea vers les appartements mis à la disposition de la comtesse de Mons, autrement dit la délicieuse Delphine Darmont. À peine fut-il entré, qu’il fut accueilli par la jeune comédienne qui l’accabla de ses suppliques.
- Daniel Lin, enfin vous voici! Presque un mois absent. Je n’en pouvais plus. Je vous attendais avec une impatience anxieuse, vous n’avez pas idée.
- Tiens donc! S’exclama l’interpellé quelque peu étonné.
- Vous allez me sauver, n’est-ce pas?
- Holà, Delphine, du calme. Pourquoi tant de hâte à me revoir?
- Mais… regardez-moi et constatez le désastre. Je suis affreuse! Tout cela par la faute de cette nourriture trop riche et trop épicée.
- Vous faites de l’urticaire, tout simplement. Un peu de pommade à base de zinc et il n’y paraîtra plus, ma chère.
- Une pommade à base de zinc. Mais, justement, je n’en ai plus!
- Comment? Vous avez usé les cinq tubes de réserve? Diable, Delphine, vous avez exagéré.
- Il n’y a pas que mon visage et mes bras à être envahis par cette saleté Daniel Lin. Mon corps aussi est plein de boutons y compris dans les parties gênantes. Bref, ma vie est devenue un enfer.
- Et le synthétiseur du Vaillant? Pourquoi ne pas l’avoir utilisé? Il suffit de donner à l’appareil moins d’un milligramme à dupliquer pour obtenir le produit dans la quantité désirée.
- Euh… L’amiral m’en a refusé l’accès. Ce monstre a même interdit au reste de votre équipage de m’approvisionner. Il a dit que ce qui m’arrivait était bien fait pour moi, que cela me servirait de leçon et patati et patata… il me traite comme une gamine, une enfant gâtée! Non mais pour qui se prend-il? Cela est inadmissible!
- Vous êtes plus que remontée contre André Fermat je constate. Je puis comprendre ce sentiment. Mais qu’attendez-vous de moi précisément Delphine? Que je passe outre ce Diktat?
- Non Daniel Lin, vous pouvez mieux, beaucoup mieux.
- Aïe! Bigre! Qui vous a fait croire que j’étais capable de vous soigner et avec succès?
- Violetta…
- Ah! Violetta. Ma fille vous aurait déclaré tout de go que j’accomplissais des miracles? Je sais qu’elle a habituellement tendance à trop parler mais elle mûrit et apprend à garder un secret. Avouez que cet aveu vient en réalité de Beauséjour.
- Pourquoi vous mentir en effet puisque vous êtes télépathe? Alors, vous allez me rendre figure humaine bientôt? Fit Delphine câline et emplie d’espoir. Je vous en prie, soyez chou!
- J’hésite, vous savez… Après tout, Fermat vous a bien jugé.
- Oh! Daniel Lin, ne m’obligez pas à me mettre à genoux et à vous supplier. J’ai trop mal pour cela. Tout me gratte, y compris le linge le plus doux. La literie n’est pas en cause. Ici, nul pou, nulle puce ou punaise. Votre croquemitaine de mentor y a veillé.
- Voyez ma chère, qu’André est capable d’altruisme, lança l’ex-daryl androïde avec humour.
- Bon sang, Daniel Lin, ne me faites pas languir davantage! Voulez-vous ensuite, recevoir un câlin?
- Cessez vos minauderies agaçantes, Delphine! 
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- C’est la première fois que je transgresse ainsi la morale et fais une pareille proposition…
- Je vais vous soigner et gratuitement. Je n’ai pas besoin de recevoir une récompense en nature! Jamais je n’exige de paiement, quel qu’il soit, en retour de mes actes. Décidément… je me demande si, après cette aventure, je ne vais pas vous renvoyer en 1939. Vous n’avez pas l’étoffe d’une citoyenne de l’Agartha.
Si, jusqu’à cette seconde, la délicieuse et frivole artiste simulait ses larmes, à la menace implicite proférée par Dan El, elle éclata réellement en sanglots. Sans façon, elle se jeta aux pieds du commandant Wu et, le serrant par les jambes, lui débita ce petit discours sincère.
- Oui, je reconnais être frivole, futile, sans cœur, égoïste et immature. Je ne pense qu’à moi, je ne vois que mes intérêts, seule ma petite personne m’importe, j’ignore magnifiquement les autres, leurs sentiments et leurs besoins. Tout cela est vrai, hélas! Je pourrais rejeter la faute sur le fait que j’ai vécu dans un monde doré et artificiel, coupée des difficultés et de la réalité de la vie depuis mes quatorze ans… mais je ne le ferai pas. Je vais m’amender, Daniel Lin, je vous le jure! Ce ne sont pas des promesses en l’air. Laissez-moi une dernière chance, montrez-vous plus généreux, plus grand que moi. Soyez magnanime. Mais je ne veux pas retourner en 1939 avec tous ces bruits de guerre! Et s’il vous faut un gage de ma bonne volonté, hé bien… tant pis, ne me guérissez pas, abandonnez-moi à mon inconfort, à ma laideur et ce, pour le temps que vous jugerez nécessaire. Voilà! Je ne demande rien d’autre.
- Delphine, lâchez-moi. Vous m’entravez. Or, je répugne à utiliser la force.
S’essuyant le visage d’une main, se moquant de ses yeux rougis, de ses paupières gonflées et de ses cheveux en désordre, la jeune femme se releva, refusant le soutien offert galamment par le commandant Wu.
- Je me suis montrée ridicule, n’est-ce pas? Marmonna doucement Delphine, ne songeant plus à se lamenter sur son sort.
- Un peu, je ne vous le cache pas… mais, désormais, puisque cet incident est réglé, je puis me rendre auprès de Louise et d’Aure-Elise, non?
- Comment réglé?
- Delphine, ne vous sentez-vous pas mieux? Tenez, voyez vos mains. Puis, votre gracieux minois dans ce miroir joliment ouvragé…
- Mon eczéma a disparu… mes boutons se sont envolés comme par un coup de baguette magique! Seigneur, c’est trop fort! Comment vous y êtes-vous pris?
- Cela s’est produit lorsque je vous ai touché, voilà tout. J’ai d’abord annulé l’action de l’agent pathogène puis j’ai détruit ce dernier.
- Vous me dites cela comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfant. Merci, Daniel Lin… du fond du cœur. Votre générosité n’est plus à prouver… oh! Dieu du ciel! Je songe encore à moi. Cela ne vous a pas trop coûté, au moins? Vous êtes si pâle et vous paraissez si fatigué.
- La dépense d’énergie n’a été que fort minime, je vous l’assure. Vous guérir ne m’a pas posé de difficultés, rassurez-vous. En fait, Gwenaëlle me manque, voilà tout.
- Votre compagne… Je l’avais oubliée. Et moi qui vous ai proposé de… que j’ai honte!
- Mon amie, il ne s’est rien passé. J’ai effacé l’ardoise. Personne ne saura ce qui s’est dit entre nous. Changeons de sujet. Où sont présentement Louis et Aure-Elise?
- Auprès de la reine lui lisant un récit de chevalerie.
- Je cours les rejoindre.
- Daniel Lin… Merci… Merci mille fois. Je veillerai à ne plus manger autant de gibier avancé.
- Tant mieux très chère. Vous m’en voyez soulagé.
En souriant, le jeune Ying Lung quitta les appartements de la gente Dame de Sarrieux pour se rendre dans la suite réservée à la reine Charlotte. En chemin, il croisa Antor qui le cherchait.
- Je constate que DD t’a retardé, dit le vampire à mi-voix.
- Cela t’étonne de sa part? répondit Dan El sur le même ton. Mais elle ne recommencera plus. Tu voulais me voir?
- La révolte des Gueux de Paris est en bonne voie. Déjà, les Petit et Grand Châtelets sont entre les mains de nos amis. Et le Louvre ne va pas tarder à tomber.
- Tellier agit avec efficacité, comme toujours. Un précieux atout dans mon jeu. Mais, Antor, quelque chose te tracasse…
- Le ciel de la capitale subit d’étranges phénomènes. Des dragons noirs, toutes leurs ailes déployées y ont été vus, planant librement. Quant au Soleil, il se voile lentement mais sûrement.
- Mon frère, je m’y attendais. Fu sort du bois. Ces témoignages émanent de Frédéric et de Benjamin, non? Donc ils sont fiables.
- A cent pour cent.
- Pourtant, tantôt, lors de mon compte-rendu de l’ambassade que j’ai conduite, le roi n’a rien laissé paraître.
- Et pour cause! Aucun courrier ne lui est encore parvenu. Tous les messagers se sont égarés en route.
- Ah! Il s’agit de ton œuvre.
- Pas seulement. Les brigands pullulent et franchir les portes de Paris s’avère une entreprise des plus périlleuses à l’heure actuelle.
- Bien. Tu filtres encore les sorties quinze heures et puis tu laisses passer les envoyés des autorités. Quoi? Tu n’es pas d’accord?
- Il vaut mieux laisser Frédéric se rendre entièrement maître de Paris, Daniel Lin…
- Ah! Ordre de Gana-El dont tu prends directement les ordres. Je comprends.
- Désolé, mon frère, fit Antor en baissant les yeux.
- Il n’y a pas de mal. Mon père est-il pleinement conscient que Fu a maintenant investi cette partie de l’Expérience? Oui, évidemment. Le sent-il aussi envahir l’Agartha? Les quartiers des Kronkos, des lycanthropes, des Marnousiens et des Otnikaï sont en train de subir de plein fouet les assauts de l’Inversé. Sait-il que je dois dorénavant combattre sur plusieurs fronts à la fois? Désormais, je vois mille et mille 1473 enchevêtrés, mosaïques, éclatés, dédoublés, fragmentés, pixélisés, à peine formés… et ce n’est pas tout, non, loin de là. Le dauphin Charles est mort à sa naissance… il court et gambade dans le parc, ou encore, monte à cheval pour la première fois… il agonise, mais il avale également de travers un noyau de cerise… et ainsi de suite, à l’infini… as-tu la moindre idée de ce que j’éprouve, ressens, vis et subis?
- Mon frère, je n’y peux rien… tu as accepté cela depuis le commencement. Il te faut attendre encore avant d’agir…
- Attendre! Tu me la bailles belle.
- Daniel Lin… à t’entendre, on croirait que nos personnalités ont été échangées. Songe à l’équilibre…
- Je ne le perds pas de vue, mon frère, je te l’assure. Si je voulais me montrer cruel je dirais…
- Tais-toi! Tu suggères que j’ai intérêt à retarder l’enlèvement de l’ultime voile. Mais c’est inutile. Je sais ce qu’il dissimule. Et toi aussi… souffres-tu dans ton âme? Me pardonnes-tu tout ce que tu as vécu et connu?
- Certes. Mais toi, tout ce que tu as enduré par mon inconséquence?
- Notre inconséquence, Dan El, autrefois Danael…
- Oui, la nôtre, Antor, A-El… crains-tu la seconde où nous allons fusionner, nous retrouver enfin entier? La douleur? Le choc? La perte de ton indépendance?
- Non, pas cela. Je m’y suis préparé… mais l’effacement de ma conscience…
- Oh! Tu la conserveras. De cela, j’en suis certain… je t’en fais la promesse…
- Dans ce cas, je poursuivrai mon existence en toi. Parfois, tu me laisseras prendre les commandes. Tu me le jures, mon frère?
- Oui, mon Serment sera tenu. Je puis maintenant t’accorder toute ma confiance. Tous deux, nous avons assez appris. La somme de nos connaissances, de nos expériences ne pourra que profiter à nos petites vies.
- Tu dis bien Préservateur. Tu n’auras rien à craindre de moi. Désormais, je sais le prix de la Vie, la valeur des créatures. Elles aussi pensent, peinent, souffrent, ressentent, élaborent des projets, espèrent, tentent des expériences, ont foi en l’avenir, chérissent leurs petits… je ne tuerai point…
- Surtout, je ne créerai point d’autres êtres aussi imbus et immatures que je l’étais jadis, hier, il y a des éons…
- J’accepte cette forme de censure, Dan El.
- Pourquoi ce vilain mot de censure? Réfléchis… combien de variantes, de possibilités, de couleurs, de surprises s’offriront à nous!
- Dan El, tu as su dépasser la noirceur du désespoir, de la haine et de la méchanceté…
- Mais toi aussi, A-El… unis, retrouvés, la fatale adversité n’aura aucune prise sur nous, sur Moi.
Rassuré, A-El reprit la montée de l’escalier tournant tandis qu’au contraire, le Ying Lung dédoublé en poursuivait la descente. Les deux frères s’étaient tout dit, à cœur ouvert. Réconciliés, ils pouvaient suivre à la lettre le plan établi pour contrer Fu qui s’évertuait à multiplier les obstacles devant le Préservateur.

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