lundi 10 décembre 2012

La gloire de Rama 3 : Pavane pour un temps défunt chapitre 18

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Chapitre 18
Août 285. Un camp militaire romain quelque part dans la province de Mésie, état-major de Carinus. La chaleur écrasante filtrait à travers la toile de la tente impériale. L’Empereur d’Occident, entouré de ses légats, consultait les experts afin de mettre au point le plan de bataille pour les prochains jours. Le détenteur légitime de la pourpre affichait sa mauvaise humeur. Le site ne lui convenait guère, le climat non plus. Un terrain escarpé avec une rivière charriant des eaux furieuses, un été qui ressemblait plutôt à un automne avec des orages presque quotidiens, une moiteur envahissante et épuisante, des pluies diluviennes qui rouillaient glaives et cuirasses, des troupes peu motivées et des augures incertains…
- Caesar, le nombre n’est pas pour toi!
- C’est une évidence!
- Tu dois donc te résoudre à user de la ruse, poursuivit le vieux général qui avait traîné sa carcasse désormais rhumatisante sur de nombreux champs de bataille.
- Quoi? S’écria l’Imperator offusqué. Est-ce à cela que se réduit ton conseil?
- L’usurpateur semble bénéficier de soutiens particuliers. Il se montre plus cruel que toi. Il ne te reste donc que la tromperie.
Un préteur surenchérit.
- C’est exact, César! Ton adversaire fait courir d’étranges bruits à ton propos. Il publie partout des libelles blessants dans lesquelles il te décrit, telle une femme de mauvaise vie, paré de bijoux, parfumé, le visage maquillé, outrageusement fardé. Il dit que tu fréquentes plus les tavernes que les ors des palais, que tu invites tire-laines et larrons à partager tes orgies dans ta demeure. Il te calomnie tant que le peuple doute et que de nombreuses curies se rallient aux rebelles.
- Et toi, Matronianus, mon fidèle préfet du prétoire, que penses-tu de tout cela?
Matronianus se gratta la joue puis parla d’une voix lente, cherchant manifestement des mots qui ne blesseraient pas son souverain.
- Ô César, mes lèvres oseront-elles répéter ce qui court les rues? D’après ce chien de Dioclès, je ne serais qu’un ancien proxénète que tu aurais soustrait aux cloaques de Suburra et mené jusqu’à ta couche!
- Quelle vilénie! S’écria l’Empereur hors de lui.
Il n’alla pas plus loin car un messager fut introduit sous la tente, dégoulinant de pluie. Il s’agissait d’un émissaire de Dioclès lui-même, porteur d’un parchemin lui communiquant la nouvelle de la condamnation de la mémoire de son frère Numérien et celle également de la proclamation de sa déchéance à lui, Carinus Comme de coutume, celui qui était le César légitime était voué aux gémonies.
La missive se poursuivait ainsi:
Dioclès jetait un défi à la face de l’Empereur d’occident, lui écrivant qu’il ne serait jamais assez courageux pour l’affronter en ligne, selon les tactiques anciennes des légions.
La mine renfrognée, Carinus accepta le pli et renvoya le messager lui certifiant qu’une réponse viendrait bientôt.
- Maître, fit le premier légat qui avait pris la parole, c’est un piège! N’y tombe pas dedans! Agis selon notre conseil, celui de tes fidèles généraux.
- Je ne puis! Ce serait faillir à l’honneur! Dioclès a sali la mémoire de mes ancêtres et des vôtres également!
- Tu n’as pas à te plier à ses exigences, poursuivit Matronianus, mais fais comme bon te semble. Tu es le maître! Que les dieux t’assistent et soient avec toi!
Le visage fermé, le préfet du prétoire revêtit son casque qu’il attacha avec une lenteur calculée. Carinus avait déjà pris sa décision. Il laissa partir son bras droit sans un mot pour le retenir ou le rassurer.
Et les buccins sonnèrent le rassemblement des légions, de la cavalerie et des troupes auxiliaires. Légats, préfets, centurions s’en vinrent aux ordres. Le sort en était jeté. L’avenir de l’Empire allait se jouer dans cette bataille.
***************
A plus de deux mille années dans le futur et à des centaines de millions de kilomètres, le médecin en chef du Langevin, Lorenza di Fabbrini, inocula un calmant à son patient Gregory Kamenev. Le membre d’équipage allait tantôt subir l’influence psychique d’Antor. Le Russe, qui présentait l’aspect d’un fœtus géant de trois mois, devait, si tout se déroulait normalement, retrouver en quelques minutes son apparence habituelle, celle d’un jeune adulte dans la plénitude de ses moyens, c’est-à-dire celle d’un Caucasien de trente ans au plus. Son organisme métabolisait le médicament sans signes de rejet. Alors, Lorenza demanda à Schlffpt de lui faire absorber le cocktail qui allait aider à l’accélération de ses cellules.
Le médusoïde s’exécuta en émettant les pensées suivantes.
- J’ai légèrement modifié la précédente composition en diminuant le taux de résidu des toxines et en augmentant de 0,4% celui d’adrénaline. Ainsi, la formule se rapproche maintenant de celle contenue dans le sang de notre pilote K’Tou.
- Entendu. Voyons ce que cela donne. Allez-y, Antor, procédez.
Concentré, l’ambassadeur dirigea sa force mentale sur l’homme d’équipage. L’expérience se renouvela comme la fois précédente, la doctoresse égrenant d’une voix monotone l’âge apparent du cobaye.
- Quatre mois et demi… Cinq mois… Six mois… Sept mois… Huit mois… Neuf mois… terme. Pour l’instant, tout se déroule normalement.
Le médusoïde se réjouit.
- Notre Grégory a bien l’aspect d’un nouveau-né humain. Mais il faudrait peut-être accélérer!
- Restons prudents.
- Mmm… Pas tout à fait d’accord. Intensifiez vos efforts, Antor. Sur la passerelle de commandement, il n’y a plus de valides, possédant la conscience et la capacité de réagir dans le bon sens qu’Uruhu, et le dinosauroïde Chtuh! Ce matin, le capitaine Maïakovska a perdu connaissance.
- Hélas! Soupira Lorenza. Il est exact que j’ai dû la placer en stase. Son corps était réduit à l’aspect d’une fillette de quatre ans.
- Espérez, Lorenza. L’expérience fonctionne normalement. Notre capitaine n’accomplira pas jusqu’à son terme l’horrible mutation.
Impassible, comme insensible à cet échange, le vampire avait poursuivi ses efforts et émis des pensées encourageantes envers Kamenev. Celles-ci l’enveloppaient et le ramenaient peu à peu vers la réalité.
- reviens parmi nous, Grégory. Reviens pour savourer du bortch avec tes amis du Langevin, pour partager avec eux tes joies quotidiennes, pour pêcher le saumon un clair matin d’avril tout neuf… Encore… Bien! C’est cela! Un pas… Un nouveau… Et puis encore un autre vers nous…
En cet instant, Grégory ressemblait à un garçonnet de dix ans. La métamorphose paraissait se dérouler parfaitement. Mais, soudain, tout s’emballa, sans explication, sans signes avant-coureurs. Le docteur di Fabbrini eut alors du mal à égrener les années biologiques qui s’enchaînaient à un rythme accéléré.
- Quatorze… seize, dix-huit, vingt, vingt-deux, vingt-cinq ans! Arrêtez tout, Antor! Kamenev va être plus âgé que son âge officiel!
L’ambassadeur qui s’épongeait le front, plus ému qu’il ne l’avait jamais été, déclara.
- Désolé, je n’y suis pour rien! J’ai cessé tout contact avec Grégory dès qu’il a atteint quinze ans. J’ignore ce qui arrive.
- Mais pourtant, il continue à vieillir. Trente-deux, trente-cinq, trente-huit, quarante-trois ans! C’est un nouvel échec! Débranchez-le, Schlffpt.
- Opération déjà effectuée. Fit le médusoïde. Néanmoins, le vieillissement se poursuit…
Effectivement, passant en quelques minutes par tous les stades de la vie humaine, Grégory Kamenev mûrissait à vue d’œil. Homme encore dans la force de l’âge, les officiers le regardaient se tasser, perdre ses cheveux tandis que l’éclat de ses yeux se ternissait. Ses muscles fondaient, son visage et ses mains se ridaient, de profondes ravines apparaissaient sur son front, ses rares cheveux et ses poils blanchissaient, sa poitrine se creusait, ses joues s’émaciaient et ses doigts se repliaient ressemblant chaque seconde davantage à des griffes, leurs articulations toutes déformées par l’arthrite.
- Jusqu’où ce vieillissement va-t-il aller? Pensa Lorenza avec angoisse. Nous ne pouvons faire machine arrière. Quatre-vingt-quinze ans! Cent ans! Quel sort atroce!
Malgré elle, la jeune femme jetait des regards dérobés sur les cadrans, fascinée, ses yeux se fixant sur l’innocent Grégory qui achevait son existence en quelques ultimes secondes. Parvenu à l’âge apparent de cent dix-huit ans, le patient connut une agonie sereine, les moniteurs des appareils médicaux émettant des signaux d’alarme. Enfin, toutes les fonctions vitales cessèrent tandis qu’un ululement retentissait dans l’infirmerie.
Pourtant mort, réduit à l’état d’un vieillard chenu dépourvu du souffle de la vie, Grégory n’en continua pas moins sa métamorphose effrayante, quasi surnaturelle. Son corps se réduisit à celui d’un cadavre momifié spontanément et naturellement, semblable aux dépouilles retrouvées dans le désert de Khémi (ancien nom de l’Égypte pharaonique).
- Si j’étais superstitieuse, s’écria Lorenza avec une rage mêlée de dépit, je dirais que nous sommes maudits et qu’une déité malveillante se joue de nous et prend plaisir à nous faire souffrir! Nous payons pour notre orgueil!
- Ah non! Pas de défaitisme! Moi, je ne renonce pas! Émit Schlffpt, virant au mauve. Après tout, il ne s’agit que d’une simple erreur de dosage! Et j’en assume l’entière responsabilité.
- Le professeur a raison, dit Antor avec un calme remarquable. Ne nous décourageons pas Lorenza. Nous n’en avons pas le droit.
Le docteur allait répliquer durement lorsque l’alerte d’attaque retentit dans tout le Langevin. Par interphone, Uruhu communiqua la nouvelle épreuve que le vaisseau devait affronter.
- Docteur di Fabbrini, nous sommes entourés par une vingtaine de vaisseaux Asturkruks. Ils viennent d’émettre un message nous intimant l’ordre d’abaisser immédiatement nos boucliers et de nous rendre. Si nous refusons ou faisons mine de résister, ils nous éparpillent dans la Galaxie après nous avoir bombardés avec des torpilles à bosons!
- Quelle option avez-vous prise?
- J’ai négocié et obtenu dix minutes de délai.
- Lieutenant Uruhu commanda Antor, je vous rejoins sur la passerelle. Je sais comment surprendre ces gens-là!
- Oui, Excellence, à vos ordres!
***************
Un soir d’avril 1900, à Paris, rue Rambuteau. Dans les ruelles, les réverbères projetaient leur doux halo doré sur les minuscules trottoirs et les pavés humides. Un je ne sais quoi dans l’air flottait, léger, montrant que le printemps tant espéré était bien arrivé.
Dans la pension de familles tenue par madame Gronet des effluves embaumés de nourritures assaisonnées et cuites à point s’exhalaient et se répandaient à tous les étages, s’infiltrant jusque sous les rainures des portes des chambres, réveillant les appétits des moins affamés des pensionnaires. Dans les cuisines, Daniel Lin s’était surpassé. Et tout le monde se hâtait de rejoindre la salle à manger commune où une table oblongue, impeccablement dressée accueillait les familiers des lieux ainsi que les invités de cette soirée exceptionnelle à plus d’un titre.
Deux vieilles demoiselles, deux sœurs, vêtues sans grâce de drap suranné à la couleur prune un peu passée, les cheveux remontés en chignon, portant bésicles sur de longs nez, le cou serré, emprisonné dans un col trop empesé, se réjouissaient par anticipation à propos de ce repas offert par l’hôtesse de cette pension. L’une s’appelait Adélaïde, l’autre Clotilde. Elles parlaient à un rentier veuf, sans enfant, au ventre bedonnant, à l’abondante barbe couleur châtaigne mûre, une barbe qui s’étalait sans complexe, majestueusement même sur un plastron blanc.
- Monsieur Raoul ce soir, c’est Byzance!
- En effet, mesdemoiselles, répondit aimablement le bourgeois. Aujourd’hui, Lucullus dîne chez Lucullus! J’avoue que nous sommes gâtés et ce depuis que notre hôtesse a changé de cuisinier!
Un militaire à la retraite, blanchi sous le harnais, qui avait connu les campagnes d’Italie du « neveu », lissait sa moustache, scrutant d’un œil suspicieux les nouveaux venus. Le vieux commandant portait encore avec prestance l’uniforme bleu et garance, alors que pourtant les galons dorés de son habit militaire avaient terni. Il répondait au nom de Melchior Bonnefoy et sentait la vielle France. Mais il votait bonapartiste!
- Je me demande, disait-il avec sa voix bourrue et enrouée, comment notre hôtesse a pu ainsi se décider à engager un cuisinier qui ignore Harpagon!
- Oui, tout à fait! Je me suis posé la même question, répliqua un étudiant en droit longiligne, la figure criblée de taches de rousseur.
On promettait à Marie André Delcourt une carrière au barreau de Paris des plus remarquables.
Les Michaux descendirent bon derniers, une famille française des plus ordinaires, composée du père à la quarantaine joviale, à la figure rubiconde, un employé travaillant dans les assurances, prénommé Rodolphe- Roudoudou par sa tendre moitié-, de la mère, la trentaine plantureuse, avec des cheveux blonds merveilleux s’ils n’avaient été sobrement tirés en arrière, aux yeux de porcelaine, une jeune femme soumise et obéissante, Mathilde de par son nom de baptême et, enfin, le garçonnet, un enfant hypocrite doté d’un fond cruel dont l’amusement favori consistait à découper vivants les poissons rouges ou encore dont la distraction de substitution était de sauter à pieds joints sur les chaises jusqu’à les défoncer! Alors, on pouvait entendre la voix grasse de Mathilde crier : « Bernard, veux-tu cesser? ». Cela n’avait bien entendu aucun effet sur l’odieux enfant.
Ce soir-là, Bernard, les chaussettes tire-bouchonnées sur ses jambes malingres, le costume marin incontournable légèrement froissé, cherchait la prochaine victime de ses divertissements particuliers. Il avait chois de s’en prendre au gros chat noir et blanc du cuisinier, au placide Ufo. Ce félin lui paraissait une proie facile. Le plus souvent, en effet, le chat passait son temps à somnoler près de la cheminée du salon, ronronnant de bonheur, la panse bien remplie. Quant à Bing, il n’avait pas l’honneur de dépasser les cuisines à la suite d’un caractère trop folâtre.
Erik Satie discutait le bout de gras avec Gaston Leroux dont la signature n’était pas encore célèbre. Il avait accaparé le journaliste spécialisé dans les affaires judiciaires, lui racontant avec forces détails sa première entrevue avec cet étrange cuisinier qui connaissait ses compositions et qui lisait couramment le mandarin et le tibétain.
Aure-Elise fit son entrée avec élégance, vêtue d’une gracieuse robe blanche toute simple, le col et les poignets rehaussés d’une touche de rose fuchsia. Elle sourit aimablement à l’assemblée puis s’empressa de monter quelques gammes et arpèges sur le piano, attendant le tintement de la petite cloche qui devait annoncer le dîner.
Peu après, vinrent Marie et Violetta. Dans leur ignorance des usages, elles pensaient pouvoir assister à ce dîner un peu spécial. La fillette avait passé une adorable robe de velours rouge et ses mignons petits pieds potelés étaient chaussés de souliers vernis noirs. Dans ses cheveux, relevés en macarons, des rubans blancs accentuaient son innocence. Quant à sa « sœur », elle fit tapage dans une imposante tenue de voyage à carreaux jaunes, marron et verts aux parements en velours saumon! Ses cheveux, au lieu de retomber librement sur se épaules comme le voulait la morale, étaient remontés en chignon avec des tresses incorporées, le tout piqueté de fleurs jaunes artificielles. Naturellement, les vieilles demoiselles s’empressèrent de chuchoter.
- Clotilde, quelle faute de goût manifeste!
- Et de savoir-vivre, ma chère sœur! Depuis quand les enfants des domestiques mangent-ils à la même table que les maîtres?
- Peut-être madame Gronet a-t-elle accordé son autorisation… Attendons. Il y a là-dessous un mystère…
- Oui, tu as raison, Adélaïde, ne commettons pas d’imper. Ces couleurs criardes, tapageuses! Cette enfant s’est vêtue comme pour se rendre au Vésinet en train!
- Certes! Clotilde, « mademoiselle » Violetta porte une tenue de parvenue!
- Sans aucun doute, mais cet ensemble coûte cent francs pour le moins! Où son père prend-t-il les sous pour lui permettre autant d’extravagance?
- Chut! Aure-Elise m’a fait comprendre que monsieur Dumoulin serait un riche prospecteur ayant fait fortune en Afrique. Il se cacherait des services secrets anglais…
-Ah! La guerre des Boers! J’ai compris!
Dans sa naïve candeur, Violetta souhaita le bonsoir à l’assemblée. Elle ne comprenait pas pourquoi Adélaïde et Clotilde la détaillaient d’un air pincé. Néanmoins, elle leur fit une révérence parfaitement étudiée. Alors, les vieilles filles la saluèrent à leur tour un peu moins raides après un mystérieux et furtif coup d’œil échangé avec Aure-Elise. Madame Michaux préféra quant à elle embrasser l’adolescente avec une affection non feinte.
Pendant ce temps, le futur avoué présentait à Gaston Leroux le quotidien du soir qu’il venait d’acheter.
- Monsieur Leroux, avez-vous lu l’article qui fait la Une du « Figaro »?
- Certes, Marie André, j’ai eu le temps d’en prendre connaissance. Mais mon journal n’a, hélas, pas eu la primeur de cette nouvelle: Voilà un crime bien étrange!
- L’assassin a dû tuer le gardien parce, à mon avis, il a été surpris durant son vol!
- En êtes-vous bien certain? Cette hypothèse, formulée trop facilement, ne cadre pas avec le fait que la mort du gardien remontait déjà à une douzaine d’heures! Monsieur Boule affirme que les manuscrits volés ont été enfermés à une heure du matin dans un coffre spécial.
- Oui, il est vrai. Or, le gardien était déjà mort d’après les premières constatations médicales.
- Pourquoi, bigre, voler de vieux manuscrits? Quel secret renfermaient-ils donc?
- Messieurs, dit Satie se mêlant à la conversation, il ne s’agit pas de manuscrits ordinaires, loin de là! Monsieur Dumoulin les a eus en mains et les a traduits. Enfin, ce me semble que ce sont bien eux qui ont disparu.
- Est-ce à dire que vous soupçonnez l’employé de madame Gronet d’avoir accompli ce forfait? S’exclama un peu trop fort l’étudiant.
- Oh! Pas moi personnellement! Se défaussa le compositeur. Mais la police judiciaire a trouvé la coïncidence plus que troublante! Elle est venue ici tantôt, non? En arrivant il y a une heure, je me suis heurté à un inspecteur…
- Oui, tout à fait, reconnut Michaux qui avait rejoint le trio. L’inspecteur Flandrin a mené un interrogatoire cet après-midi. Mais l’employé n’a pas été arrêté! Il a dû prouver qu’il ne détenait pas lesdits manuscrits!
- Je sais également que toutes les chambres ont été fouillées, répliqua Marie André. Comme de bien entendu, la police a fait chou blanc!
- Évidemment! Jeta Mathilde avec un sourire.
- Pourquoi ? demandèrent en chœur Satie et Leroux.
- Tout simplement parce que j’étais l’alibi de monsieur Dumoulin!
- Expliquez-vous, bon sang!
- Euh… C’est assez délicat, hésita madame Michaux, croisant le regard soupçonneux de son « Roudoudou ». Cette nuit, j’ai souffert d’une insupportable rage de dents. Fort énervée et épuisée, je me suis réfugiée à la cuisine, à la recherche d’un clou de girofle remède souverain contre ce genre d’affection.
- Et?
- Il était un peu moins d’une heure du matin. Monsieur Dumoulin se trouvait à l’office, en train de consulter un livre de recettes. Je lui ai expliqué ce dont je souffrais. Il m’a alors donné à boire un verre d’eau avec une minuscule pilule blanche…Peu après, la douleur s’était évanouie. Puis, nous avons parlé. Au moins durant deux longues heures! Cet homme a une conversation des plus extraordinaires! Il peut aborder n’importe quel sujet! Nous avons discuté de nombreux problèmes telles l’éducation des enfants, la mode et sa tyrannie, la position de la femme dans notre société moderne… Et j’en oublie.
- Bref, résuma Marie André, vous lui avez fourni l’alibi rêvé!
- Sans doute, mais je le crois parfaitement innocent!
- J’approuve madame! Enchaîna le compositeur. Monsieur Dumoulin est une personne très respectable et fort fréquentable qui n’a rien à cacher!
- Oh! Mais d’après mademoiselle Gronet votre innocent cuisinier ne serait autre qu’un agent des Boers recherché par les services secrets de l’armée britannique!
- Chut! Répliquèrent dans un ensemble parfait les époux Michaux.
- Revenons plutôt aux écrits disparus, fit Gaston Leroux en frottant les verres de ses lunettes. Ils développeraient une thèse hérétique à ce qu’il paraîtrait. Pensez! Des singes qui auraient dû dominer la Terre, notre planète! Un crime originel, mais pas celui d’Adam, une théorie de l’évolution fantastique, voire fantasque! Ces Tibétains me semblent pour le moins étrangement éclairés! Nous avons là la trame d’un bon roman populaire! Ah! Si j’avais le temps et si j’étais libre dans mon travail! Plutôt que de traîner dans les tribunaux et relater de vulgaires et sordides affaires de crimes passionnels et de spoliations, je ferais des récits d’aventures où le mystère côtoierait le merveilleux et la science!
Violetta qui avait l’oreille fine, se rapprocha, plus qu’intéressée.
- Que voilà une excellente idée, vraiment, monsieur Leroux, déclara l’adolescente avec aplomb et sérieux. Je vous encourage vivement à changer de métier. Vous y trouverez aisance et gloire! Effectivement, ce vol bien mystérieux, cet assassinat crapuleux, ce coupable tout désigné… mon « père » en l’occurrence… Je me crois plongée dans un livre policier, un « Fu Manchu » de Sax Rohmer mais revu et corrigé par vous, Gaston Leroux! « Les enfants de Balaou »! Cela ferait un bon titre!
- Balaou? Qui est-ce? On dirait un nom d’ours en peluche mis à la mode par Teddy Roosevelt!
- Précisément, ricana la jeune fille espiègle. Mais Balaou est un anthropopithèque majordome recueilli par un savant rescapé de l’île de Bornéo!
- Oh! Je vois de qui tu parles, fit Marie en soupirant. Balaou est très intelligent pour son espèce. Pourtant, il n’a pas été manipulé au niveau de son génome. Il possède la parole. Je me demande cependant, si, en réalité, dans la vraie vie, c’est possible qu’un pithécanthrope parle! A cause de son larynx!
Marie André, quelque peu étonné par les propos de la fillette, allait ajouter quelque chose lorsque madame Gronet, parée de sa plus belle robe en soie, couleur feuilles mortes, fit, enfin, tinter la clochette annonciatrice du dîner. Puis, elle invita ses pensionnaires et ses hôtes occasionnels à prendre place autour de la table. Mais elle fronça quelque peu les sourcils lorsqu’elle vit Violetta et Marie se joindre à l’assemblée. Se souvenant des diamants et autres mirifiques joyaux de Daniel, elle préféra ne pas faire d’esclandre, oubliant volontairement ce manquement aux règles strictes de l’étiquette et du savoir vivre de l’époque.
Aure-Elise qui avait faim et qui ne chipotait jamais sur la nourriture, se renseigna sur le menu.
- Violetta, savez-vous ce que nous a préparé votre père?
- Quelque chose d’assez simple, jugez-en. En entrée chaude, des minis vol-au-vent, aux cèpes et aux rognons de veau, le tout baignant dans une sauce au madère… Puis des pommes rissolées destinées à faire patienter les convives avant le plat principal, les pigeonneaux aux petits pois, façon bonne femme, autrement dit aux lardons et oignons. Ensuite, il y aura une salade verte garnie de croûtons et de noix, et, bien sûr, le plateau de fromages comportant un assortiment complet, roquefort, brie, munster, camembert, tome de Savoie… Pour terminer, nous aurons le choix entre une crème catalane parfumée à la liqueur d’orange ou un sorbet glacé à la noix de coco…
- Mmm! Que tout cela paraît appétissant! Un sorbet à la noix de coco? Je pense n’en avoir jamais goûté! J’ignorais même que cela pût exister! Souffla Aure-Elise presque en extase car fort gourmande.
- Oh! Papa a longuement hésité! Renseigna Marie. Il ne savait pour quel parfum se décider. Noix de coco, mangue, fruit de la passion, litchi, que sais-je encore? Ce ne sont pas des parfums synthétiques sortis tout droit de l’affreux synthétiseur de nourriture! Je l’ai vu préparer le sorbet avec de l’authentique lait de noix de coco. Au départ, j’ai cru qu’il allait cuisiner chinois, comme presque à l’accoutumée: poulet aux champignons noirs, rouleaux de printemps, crabes farcis, ravioles aux crevettes, galettes au sésame… Tout le bataclan du vaisseau, quoi! Bon, mais la police est venue l’interroger longtemps, et il n’a pas eu envie de passer en hyper accéléré… Il paraissait fourbu! Et puis, il s’est aussi dit que vous tous n’étant pas habitués à manger extrême oriental, vous ne sauriez apprécier à leur juste valeur les plats de Canton ou de la Cour impériale de Pékin!
- Tant qu’il ne cuisine pas russe! Souffla Violetta avec soulagement.
- Tu confonds avec Maman! Elle n’est pas très douée pour les tâches ménagères et tout ça! Mais Papa ne veut pas la décevoir. Alors, il mange tous les plats, même ratés qu’elle a préparé! Mais en silence! Et je ne suis pas d’accord avec ce que tu avances! C’est la cuisine américaine la plus indigeste! Ou encore la tex-mex! On a la bouche qui saute tellement les plats sont pimentés! Je me souviens, pour mes quatre ans. Maman m’avait dit que je pouvais désigner la ville pour mon repas d’anniversaire. Alors, j’ai chois Séoul. Le garçon qui officiait a installé devant nous plein de petits bols, vingt-cinq si j’ai bien compté, tous emplis de viande de porc ou de chair de divers poissons trempant dans des sauces différentes. C’était délicieux!
La bonne à tout faire, Marinette, encadrée par Daniel, fit son entrée, apportant les plats contenant les minis vol-au-vent. Le commandant Wu ne commit aucune faute en servant madame Gronet et ses hôtes. Il avait lu Jeeves et Lord Peter. Il avait aussi assisté à de nombreuses réceptions diplomatiques un peu partout dans la galaxie et dans le passé de la Terre.
Adeline goûta une bouchée et acquiesça.
- Mmm… parfait, Daniel, la sauce est exquise!
- Heureux que cette recette vous plaise! Chère madame, je n’ai fait que me souvenir de la lecture des carnets du divin Curnonsky! Personnellement des pousses de bambou et du soja accompagnées d’une sauce aigre-douce m’auraient suffi amplement! Je suis par nature fort frugal et réprouve l’excès dans tous les domaines! Mais je ne pouvais décemment cuisiner chinois car cet Occident- ci n’a ni les oignons ni les épices adéquats! Franchement, utiliser mon synthétiseur! Non! Je n’aime pas du tout perdre la face! Mon éducation paternelle me pèse parfois!
Retournant aux fourneaux avec la domestique, Daniel n’entendit pas la suite de la conversation qui flottait autour de la table. Les vielles filles abordèrent un sujet qui leur tenait à cœur: la convocation des esprits! Adélaïde, en veine, déclara.
- Ce soir, il me semble que nous formons une assemblée suffisamment nombreuse pour faire tourner les tables.
- Pourquoi pas? Bien entendu, il ne faudrait pas qu’un esprit fort perturbe notre séance. N’est-ce pas commandant? Oui, c’est à vous que je m’adresse, fit Clotilde abruptement.
- Je n’ai rien dit, moi, objecta Melchior. Après tout, si votre foutu tour fonctionne, j’aimerai assez parler avec feu l’Empereur!
- Napoléon le grand ou le petit? Émit Violetta avec une certaine perfidie.
Erik Satie ne put s’empêcher de rire sou cape, retenant difficilement sa joie. Bonnefoy, quant à lui, s’étrangla de rage. Il toussa avant de répondre à l’insolente jeune fille.
- Mademoiselle Dumoulin, vous n’êtes qu’une enfant malpolie. Vous ignorez de quoi vous parlez. Vous n’avez pas connu le règne de Napoléon III. Sous son gouvernement, on respectait les militaires!
- Oh! Sans aucun doute! Mais la défaite de Sedan, c’est lui! Lança avec amertume monsieur Raoul.
Le commandant amorça un geste envers son interlocuteur mais Adeline s’écria vivement.
- Messieurs, un peu de tenue, je vous prie! Nous ne sommes pas à une séance de la Chambre des Députés, ici!
Melchior se rassit alors, la mine renfrognée.
- Pardonnez-moi, commandant, fit le veuf avec amabilité. Cela m’a échappé. Voyez-vous, j’ai combattu à Sedan, et je n’ai toujours pas digéré cette défaite.
- Vous êtes tout excusé, monsieur, conclut le commandant magnanime.
- La discipline, reprit Violetta, je sais très bien ce que c’est! Et l’uniforme également, commandant Bonnefoy!
- Monsieur Melchior, articula Marie avec candeur vous faites pâle figure à côté de Kiku U Tu! Kutu aussi fait plus peur que vous, uniforme ou pas!
- C’est tout à fait exact, ça! Les Troodons sont nettement plus dangereux et imposants! Ils n’ont pas besoin de sabre laser pour se faire craindre ou respecter! Leurs cinq cents crocs suffisent!
Gaston Leroux, usant de diplomatie, ramena la conversation sur un terrain plus connu.
- j’ai ouï dire que le grand écrivain Victor Hugo, dans son exil, faisait tourner les guéridons dans le but d’évoquer sa défunte fille Léopoldine morte tragiquement.
- Il n’y a pas que lui! La mode est venue des îles britanniques. Connaissez-vous Arthur Conan Doyle, l’auteur de quelques nouvelles policières des plus passionnantes dont le héros est un certain Sherlock Holmes, le détective consultant? Questionna Marie André tout en faisant un sort à son plat. Ce médecin reconverti fait partie d’une ligue spirite de Londres ou d’Édimbourg, je ne me souviens plus trop…
- Il y a quinze jours, lorsque mademoiselle Adélaïde a servi de médium, la séance de spiritisme a été particulièrement intéressante, proféra Melchior. Voyez, je l’admets.
- C’est exact, renchérit Mathilde.
- L’esprit d’Abraham Lincoln s’est manifesté fort à propos, compléta Clotilde.
- Oui, mais il y avait aussi la petite Fanny la jeune prostituée du Parc aux cerfs! Souffla Marie André avec un sourire qui en disait long.
Un regard furibond de madame Gronet dissuada l’étudiant en droit de rajouter sur le même ton une réflexion salace. Le plat principal fit son entrée détournant l’attention de tous, les fameux pigeonneaux aux petits pois, façon bonne femme. Marie applaudit instinctivement mais, malgré son enthousiasme, elle ne fut pas servie la première, loin de là!
- Mmm! Succulent! Divin, même, monsieur Daniel! Déclara sincèrement Mathilde après avoir goûté une bouchée conséquente. Cuit juste à point! Et cet arôme d’oignons et de lardons!
- Rajoutez-y un soupçon de thym et… le tour de main.
- Où donc avez-vous appris à cuisinier aussi excellemment? Demanda Adeline avec curiosité.
- Mes parents étaient de piètres cuisiniers! Ils ne se préoccupaient nullement de ce qu’ils avalaient! Trop pris par leur travail! Quant à mon grand-père paternel, il s’intéressait davantage aux nourritures de l’esprit! Après l’Académie militaire de Ventiane, lassé du synthétiseur, je me suis décidé à me plonger dans des livres de cuisine de différentes origines. Ensuite, j’acquis la pratique auprès du commandant Fermat qui m’a servi de bonne grâce de cobaye!
- Ainsi, monsieur Daniel, remarqua Melchior, vous avez donc bien servi en Indochine, sous les ordres d’un vieux colonial! Avez-vous visité le Laos et les trois Ki?
- Pas tout à fait! Répondit le commandant Wu avec une certaine malice. Le commandant André Fermat n’aurait pas du tout apprécié s’entendre appeler « vieux colonial »! Il était très strict sur de nombreux points et…
- Vous nous aviez caché votre passé militaire! Soupira Aure-Elise. Ou peut-être pas, après tout! Seriez-vous un agent secret, rattaché au deuxième bureau?
- C’est là ce que vous supposez! Libre à vous de le croire! Fit en souriant énigmatiquement Daniel Lin.
- Cette stupide affaire Dreyfus a révélé au grand public le rôle important et, naturellement occulte, des services secrets de l’armée! Osa proférer Adeline.
- Hélas! Toute la presse en a fait des gorges chaudes! L’Allemagne s’est bien sûr réjouie de nos démêlés! Compléta Melchior. Heureusement que ce salaud de lieutenant colonel Picquart a été muté en Afrique, par mesure disciplinaire! Un pur Français pro sémite! On aura tout vu! Il s’est fait tuer lors d’un rezzou il y a cinq mois environ. Bénie soit la balle qui l’a abattu! Il avait été cassé de son grade et rabaissé à celui de simple lieutenant. Et le général Henry, ce patriote, est désormais notre ministre de la guerre, et ce depuis la reprise en main de l’État par le Président actuel du Conseil, notre valeureux Paul Déroulède!
- Quant au Président de la République, Félix Faure, il a été sommé de ne plus voir sa belle amie, la Marguerite! Ainsi, le palais de la République a retrouvé la morale et la vertu, des valeurs disparues depuis trop longtemps à mes yeux! Conclut Adeline sévèrement en fixant Marie André qui, manifestement voulait ajouter son point de vue.
- Intéressant et instructif! Proclama Daniel. Vous me servez sur un plateau les quelques détails clés qui me manquaient encore pour comprendre la déviation.
- Comment! S’étonna le futur écrivain. Vous ignoriez les événements de l’an passé! Où étiez-vous donc en mission? Au Tibet? Sur la Lune?
- Presque! Répondit le commandant Wu avec un aplomb ironique. Sur Naor, en train de mettre un terme à un régime tyrannique esclavagiste! L’Alliance avait besoin de ce monde pour affermir son autorité sur ce quadrant…
- Cela ferait un beau morceau de musique, une pièce délicieuse, jeta Erik, avec un je ne sais quoi de mélancolique et de suranné. Cela commencerait en do dièse mineur avec une sixte napolitaine!
Adeline Gronet qui voyait les pigeonneaux refroidir, rappela tout son monde à l’ordre.
- Monsieur Daniel, n’avez-vous pas des casseroles qui attendent sur le feu à la cuisine?
Le commandant Wu comprit la critique non formulée. Il acquiesça et se hâta de rejoindre ses fourneaux.
Le reste du dîner se déroula sans incident notable hormis l’algarade que subit le jeune Michaux.
- Quand cesseras-tu de te conduire comme un porc? Fit Rodolphe à son fils avec acrimonie. Regarde-toi! Tu es dégoûtant! La sauce dégouline de ton visage et tu as déjà taché toute ta serviette! N’es-tu point honteux?
A ces mots, Bernard se renfrogna et haussa les épaules. Il marmonna assez distinctement.
- Zut!
- Allez! Monte donc dans ta chambre! Ordonna Mathilde. Vilain garnement! Tu devrais prendre exemple sur Marie! Son assiette est propre et son visage aussi!
- Je sais me tenir à table, fit Marie avec sa petite voix d’enfant modèle. J’ai déjà participé à des repas diplomatiques, voyez-vous! Ajouta-t-elle, remuant le couteau dans la plaie.
Boudant, traînant les pieds, Bernard regagna le deuxième étage. Il était privé de dessert. Il promit de revenir un peu plus tard et de se venger.
Le dîner achevé, monsieur Raoul, se frottant ses doigts courts et rouges, offrit des cigares à la gent masculine. Puis, comme il éprouvait un sentiment amoureux pour la jeune fille de la maison, il lui demanda de sa voix suave, empreinte de mélancolie.
- Nous régalerez-vous, ce soir encore d’un de vos airs ou d’un petit morceau plaisant?
- Volontiers, monsieur Raoul. Que voulez-vous donc entendre?
- Ma chérie, articula Adélaïde en fermant les yeux, mon cœur se réjouirait d’écouter, sous votre jeu exquis et délicat, cette chanson de Noël d’Augusta Holmes!
- Oh! Je vois! Entendu!
Souriante et gracieuse Aure-Elise prit place sur le tabouret devant le piano et égrena d’une façon tout à fait charmante mais qui sentait encore l’école, l’air insipide de « Trois anges sont venus ce soir »…
Violetta ne reconnut pas immédiatement de quoi il s’agissait, mais par contre, Marie, ravie, se mit à sautiller.
- Ooaah! Super! Violetta, c’est ce vieux chant de Noël! Il est un peu massacré mais reconnaissable tout de même! Tu ne te souviens pas? Madame Elisabeth nous avait mis le disque!
- Oh! Tu sais, moi, les rengaines!
Après ce morceau, vint un extrait d’une opérette d’Offenbach, l’air principal de « la Périchole », « Il grandira car il est Espagnol ». Il fut repris en chœur par toute l’assistance. Ensuite, d’autres intermèdes musicaux s’enchaînèrent. Finalement, lassé, Erik Satie demanda humblement le clavier.
- Qu’allez-vous donc nous interpréter, monsieur Satie? S’enquit poliment Leroux. Une de vos pièces spirituelles? Une Gnossienne?
- A votre choix, répondit doucement le compositeur.
- La première Gnossienne! S’exclama Marie. J’aime particulièrement ce morceau!
- Comment le connais-tu, fillette? Interrogea Erik, intrigué. Je ne t’ai jamais vue à un de mes petits concerts. Je m’en souviendrais… Tu ne fais pas partie de mes familiers. Ni ton père…
- Ben… Papa le joue tout le temps sur son Steinway à bord du vaisseau!
Erik préféra ne pas approfondir ce mystère. Les yeux dans le vague, il interpréta la pièce fétiche de Daniel Lin avec une retenue dans le jeu fort remarquable. Ayant terminé, il se retourna pour voir les réactions de l’assistance, attendant des applaudissements qui ne vinrent que de Violetta et de la petite Asiatique. Gaston Leroux avait bien esquissé un geste, mais il s’était ravisé, pas assez audacieux pour montrer qu’il avait apprécié.
- Bien, soupira le compositeur, j’ai l’habitude de recevoir pareil accueil de la bourgeoisie bien pensante! Pour vous ma musique, dépourvue d’artifices et de pathos est trop dépouillée! Trop moderne!
- C’est beau, déclara cependant le journaliste. Empli d’une émotion toute intérieure, certes…
- Pardonnez-moi, monsieur Satie, jeta Marie André, crucifiant Erik, ce génie méconnu du grand public à l’époque, mais je préfère amplement Paderewski au piano et ce compositeur prometteur, ce nom russe, là…
- Serge Rachmaninov, il vous tire les larmes du corps! Renseigna aimablement Gaston Leroux.
Daniel Lin entra alors en coup de vent. Malgré la distance, il n’avait rien perdu des dernières minutes.
- Moui…fit sceptique le génie de la Galaxie. Mais on le joue justement avec trop d’effets, de pathos! Écoutez plutôt qu’est pour moi la beauté pure, l’essence même de la musique et de l’harmonie! Pardon monsieur Satie de vous bousculer ainsi, mais laissez-moi le clavier. Vous allez entendre Jean Sébastien Bach comme jamais auparavant! Je vous le garantis! Les suites anglaises puis le concerto italien!
Dans un silence médusé, l’assistance écouta, figée et religieusement Daniel Wu communier directement avec l’esprit de la musique du Grand Ancêtre, incontournable pour tout connaisseur. Ayant à peine achevé, il enchaîna aussitôt avec un extrait de « l’art de la fugue », puis, changeant de compositeur, il attaqua « les barricades mystérieuses » du non moins grand Couperin, et termina avec les sonates 141 et 213 de Scarlatti. Il avait réussi ce prodige de faire sonner le piano comme un clavecin!
Aure-Elise le remarqua.
- Monsieur Daniel, je me suis crue transportée à la cour du roi Louis XV, vêtue d’une robe à paniers, les cheveux poudrés…
- Oh! Ce n’est rien là que de très ordinaire de ma part! Le jeu de Don Moss avec une pincée de ma sensibilité personnelle.
- Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, excusez-moi de me montrer rabat-joie mais le temps presse! Fit Adélaïde. L’heure tourne! Et je souhaiterais dès maintenant convoquer les esprits!
- Dépêchons, dépêchons! Renchérit madame Gronet. Pendant que je fais l’obscurité, Aure-Elise et Daniel, dégagez donc la table!
Obéissant à l’ordre de la propriétaire, le commandant Wu déplaça sans marquer le moindre effort la lourde table sur laquelle le dîner avait été servi. Puis, il mit au centre de la salle de séjour un charmant guéridon de style Premier Empire. Aure-Elise, quant à elle, installa autour dudit meuble une dizaine de sièges.
- Et moi, demanda Marie candidement, je ne peux pas participer à ce jeu?
- Ah! Non! Tu es trop jeune! Rétorqua son père. Passe encore qu’Irina t’apprenne les prières. Monte plutôt te coucher.
- Monsieur Dumoulin, seriez-vous prêt à tenter cette expérience? Fit Adeline légèrement contrariée.
- Pourquoi pas? Rien de ce qui est nouveau pour moi ne me rebute!
Madame Gronet eut une moue de désapprobation mais n’insista pas. Elle se remémorait les deux ou trois rubis que le matin même son étrange cuisinier lui avait donnés.
Tout le monde prit place. La fillette s’était réfugiée sous le piano en compagnie du chat Ufo qui se laissa chouchouter avec une satisfaction bien compréhensible. Violetta s’était installée auprès de son « père », certaine de ne pas être repoussée. Personne ne vit que Bernard Michaux avait profité de l’obscurité pour s’introduire en catimini dans la salle à manger.
Pendant les dix premières minutes, il n’y eut aucune manifestation d’un quelconque esprit défunt. Enfin, cependant, le guéridon parut réagir à une présence surnaturelle.
- Esprit, es-tu là? Chuchota d’une voix déformée Adélaïde.
Un coup sourd lui répondit.
- Oui, tu es bien parmi nous. Esprit, dis-nous qui tu es.
Une série de claquements secs, irréguliers, suivit cette question, égrenant les lettres de l’alphabet.
- O-L-I-V-I-A, épela lentement la médium.
- C’est là le prénom de ma chère épouse! Sanglota, ému, monsieur Raoul. Où es-tu? Que deviens-tu?
- La voix d’Adélaïde reprit, à peine reconnaissable, désincarnée, étouffée, avec des inflexions qui ne lui appartenaient pas.
- J’ai… un message… pour toi…. Mon bien-aimé, je ne t’oublie pas…. Nous serons… encore séparés… Un long moment…
- Où es-tu, mon amour? Où es-tu?
- Dans un lieu où tout… est lumière… Où la lumière blanche baigne tout… et tous… Je ne suis … pas seule… Tout, ici est… bonheur!
Mais la voix de la médium se brisa et le silence se fit. Pendant la manifestation de ce phénomène, Daniel Lin observait tous les détails, analysait et se posait des questions. Parallèlement, il envoyait quelques coups de sonde mentaux vers Adélaïde afin de vérifier si la vieille demoiselle était en contact avec une entité ou bien, si, tout simplement, elle n’était pas sujette à un dédoublement de la personnalité. Ou, mieux, il pouvait aussi s’agir de tromperie et de trucage… Mais dans quel but? Après tout, cette séance était entièrement gratuite et aucune publicité n’avait été faite. L’esprit suprêmement logique du daryl androïde se refusait à accepter les phénomènes surnaturels. Or, ici, il sentait confusément qu’il y avait réellement un mystère qu’il aurait résolu volontiers.
Adeline Gronet s’impatientait. De sa main gauche, elle tapotait nerveusement le guéridon, se faisant rabrouer par Gaston Leroux. Mais un miaulement pitoyable rompit le lourd silence revenu… Toute l’assemblée sursauta.
- Ufo! S’écria Daniel, scrutant attentivement l’obscurité. Le commandant Wu était passé en vision infrarouge. Avisant le petit Bernard, qui, son sa farce accomplie, se retirait en catimini, il l’attrapa par le col de son habit marin. Le sale garnement gigotait, en vain.
- Méchant enfant! Tu mériterais un bon coup de ceinture sur les fesses!
Bernard reniflait, le regard fuyant, le visage écarlate de colère.
- J’ai rien fait, m’sieur! C’est votre bête! Elle m’a griffé sauvagement! Voyez! Elle n’aime pas les enfants!
- Parce que tu l’as cherché! Ces ciseaux! A quoi devaient-ils te servir?
Bernard renifla une nouvelle fois et préféra rester muet.
- Va-t-en avant que je me fâche vraiment et que je t’administre la fessée de ta vie!
Le garçonnet, boudeur, voulut répliquer qu’il n’appartenait pas au cuisinier, un domestique à ces yeux, de le punir, mais il se ravisa, rendu craintif soudain. Penaud, tête baissée, il remonta se coucher en silence.
Après cet intermède malencontreux dans lequel Rodolphe n’était pas intervenu, heureux au fond de lui de voir son rejeton être remis à sa place, la séance de spiritisme put reprendre. Pourtant, Marie André ne croyait plus assister à de nouvelles manifestations de l’au-delà. Or cinq minutes s’écoulèrent à peine lorsque la petite table ronde se souleva comme mue par une force inconnue.
Semblant devenu fou tout à coup, le guéridon traversa en vol plané la salle de séjour pour aller se fracasser contre une porte-fenêtre heureusement close. Néanmoins, sous le choc, le verre de la vitre se brisa! Une voix caverneuse retentit alors, sombre et frémissante à la fois.
- Ma descendance détruite! La France entre les mains d’un usurpateur! Qui me rendra gloire et justice?
- Qui êtes-vous? Demanda Gaston Leroux, troublé.
- Mon nom fut autrefois vilipendé. Mes campagnes d’Italie sont pourtant encore dans toutes les mémoires! Je mourus en exil, loin de mon sang… Mon descendant, l’ultime rejeton, connut une mort anonyme en Afrique…
- Le grand Empereur! S’exclama Clotilde, au bord de la pâmoison. Ah! Mon Dieu!
- Taisez-vous donc! Lança Marie André fort impoliment. Je pense qu’il y a erreur sur la personne.
- Je vais m’en assurer, fit Rodolphe Michaux. Êtes-vous Sa Majesté Napoléon Premier, le vainqueur d’Austerlitz, le libérateur de l’Europe?
- Je ne suis point de son sang directement. Un écrivain, naguère m’appela Napoléon le petit!
- Pourquoi êtes-vous venu nous rendre visite? Poursuivit Michaux.
- Pour apporter un message à une personne présente parmi vous qui ne croit pourtant pas à la puissance des esprits défunts. Cet homme n’a pas sa place dans ce siècle… Ni dans cet Univers… Je sais qu’il écoute attentivement mes propos… Étranger à ce monde, à ce temps et à toi-même, attention! Laisse le fil de ce cours suivre paisiblement son déroulement quoi qu’il t’en coûte! Ne change rien ! Même si la tentation te pousse à réparer ce qui te déplaît! Alors, la bannière de la France claquant au vent de la victoire retrouvera toutes ses couleurs!
- Une guerre? Une de plus? Jeta Gaston Leroux avec une pointe de déception et d’amertume. Si c’est pour la perdre comme à Sedan, je dis non!
L’hostilité du journaliste fit fuir la grande âme défunte.
Madame Michaux, bouleversée, transpirant abondamment, demanda une nouvelle interruption qui lui fut accordée avec grâce. Adeline, qui se sentait oppressé elle aussi, alluma quelques chandeliers. Tout le monde put alors voir la plantureuse jeune femme, le visage congestionné par la peur qui l’assaillait.
- Mathilde! S’écria Rodolphe, inquiet. Pourquoi cette mine? Il n’y a pourtant aucun danger!
- Là! Désigna madame Michaux, tendant un index boudiné et tremblant vers le mur qui lui faisait face, montrant ainsi, au-dessus d’une reproduction bon marché de Monet quelque chose de blanc et de léger flottant dans les airs!
Marie André s’exclama, secrètement ravi:
- Un ectoplasme! Authentique, j’espère!
Courageux ou totalement inconscient, le jeune homme se leva et s’empara du spectre!
- Bizarre! Souffla-t-il. C’est chaud et doux au toucher, un peu comme de la laine… Et puis… Cela palpite! Non! Je n’ai pas la berlue!
- Oui, en effet, rajouta Melchior qui avait imité l’étudiant. Ce machin est vivant et ressemble à un poulpe!
- Pas d’accord! Fit Violetta jusque là muette. C’est un bébé médusoïde, le petit frère de Schlffpt!
- Mais oui, renchérit Marie, sortant opinément de sa cachette, Ufo ronronnant dans ses bras. Tout y est: les yeux globuleux, les ventouses, la luminescence…
Soudain, un sifflement strident, inattendu, suraigu, vrilla les oreilles des convives. Il fut suivi d’un ululement étrange et d’une série de claquements brefs, puis d’un bruissement inquiétant et d’un hurlement de sirènes! Le tout formait des mots que Gaston Leroux parvint à comprendre.
- … Et l’on entendra encor parler de rumeurs de guerre, et la guerre sera là, et la guerre détruira l’humanité!
Le journaliste répéta le message pour ses compagnons. Adélaïde sortit à propos de sa transe.
- Ce n’est pas moi l’auteur de la dernière manifestation, confirma-t-elle lorsqu’elle sut l’incident. Je ne suis pas capable, en état d’extase de produire de tels sons, du moins à ma connaissance! Pour moi, il n’y a rien de surnaturel dans le dernier cas. Il s’agit d’un vulgaire tour mécanique, engendré par un phonographe!
- Il n’y en a pas dans toute la pension! Répliqua madame Gronet, vexée.
- Cela ne change rien au fait que l’un d’entre nous tente de tourner en ridicule cette séance! Poursuivit la vielle demoiselle avec fermeté et assurance. Je le répète, un esprit fort se joue de nous!
Violetta retint difficilement un fou rire. Elle avait parfaitement compris ce qui était en train de se passer. Enfin, Daniel Lin se décida à avouer, le regard quelque peu malicieux et ironique.
- D’accord, je le reconnais, je suis l’auteur de cette farce! Mea Culpa! Premièrement, j’ai voulu tester votre crédulité, deuxièmement, les capacités de mademoiselle Adélaïde. J’implore humblement votre pardon…
Madame Gronet ne put s’empêcher de dévisager furieusement son employé. Elle souhaitait le renvoyer sur l’heure, croyant s’être fâchée avec ses pensionnaires. Mais les diamants et autres pierres de prix qu’il lui avait offerts la firent réfléchir et réprimer son envie.
- Monsieur Dumoulin, vous avez donc osé!
- Parfois, j’ignore pourquoi, je me montre terriblement gamin et cède à mon esprit primesautier! Cependant, là, je reconnais, que dans cette pièce, à cette heure, il se passe quelque chose d’incompréhensible! Ce phénomène dépasse mes facultés d’analyse et d’identification! Il défie la logique! Toutes ces manifestations auxquelles nous avons assisté, hormis la dernière, ne sont pas que le pur produit des fantasmagories et de l’inconscient de la plupart d’entre nous! Je sens la présence réelle d’une entité cherchant manifestement à entrer en contact avec moi! Mais les barrières du temps et des dimensions lui font obstacle!
- Mais alors… Monsieur Dumoulin, s’écria Clotilde quelque peu soulagée, vous aussi avez des pouvoirs de médium!
- Non, répondit Marie. Papa n’est que télépathe!
- Pourtant, il y a bien quelqu’un qui veut te parler! Conclut Violetta. Moi aussi j’en suis persuadée. La preuve!
Ces paroles jetèrent un froid dans l’assemblée. Un silence pesant envahit la pièce. Tout le monde retenait sa respiration. Sous le vent glacial, brusquement ressenti par les convives, les fragiles flammes des chandelles vacillèrent puis s’éteignirent. Des pas lourds, réguliers martelèrent le plancher, faisant trembler toute la maison. Ils appartenaient à un être humanoïde extrêmement massif, originaire d’un monde à la pesanteur élevée. Une broigne fut un instant visible dans la semi pénombre.
- Attila! S’étrangla Erik Satie.
- Je ne crois pas! Soupira le rentier. Observez bien! Le faciès n’est pas humain!
L’ombre gigantesque s’avança lentement jusqu’au centre de la pièce là où tantôt se dressait le guéridon, une épée laser lui battant les flancs. D’un geste précis, à la suffisance calculée l’être inconnu ôta son masque, révélant tous les traits grotesques et hideux de son visage. Des poils roux, drus et hirsutes envahissaient une figure taillée à la serpe, au front fuyant et trop large tandis que d’immenses et inhumains yeux mauves lançaient des éclairs de colère.
- Fils spirituel de Sarton, articula l’entité en pure langue Haän de la cinquième caste de la noblesse impériale, je suis envoyé par celui que tu admires tant. Vois comme cet être vénérable d’ans et de sagesse a été capturé par perfidie tandis qu’il faisait retraite au monastère de Soriak, dans le désert de Vohrr. Les Asturkruks l’ont conduit de force sur Gentus, leur planète mère. Là, ils lui soutirent tous ses secrets, tout son savoir. Souffre et communie dans la douleur avec ce vaillant ennemi!
Au fur et à mesure que les terribles paroles du baron Haän s’égrenaient, sur le mur éclairé par une lumière qui venait véritablement d’ailleurs, les scènes de la capture de l’Hellados et de son abominable torture défilaient, comme s’il s’agissait d’un écran de cinéma.
Après une pause, le guerrier Haän reprit.
- Moi, Opalaand, j’ai combattu l’Hellados, ce que tu sais déjà, je le haïssais. Je le hais toujours, par-delà la mort et les enfers! Il m’a vaincu, vois-tu! Mais honorablement! Par sa faute, j’erre dans les spirales du Pan Multivers, sans repos, sans répit… Le cube de Moebius est ouvert! Saisis-tu toute l’horreur de la chose? Une partie de l’Homunculus danikinensis vogue dans toutes les dimensions, à ta recherche! Il a soif de vengeance! Et cet être s’est fait femelle ici, pour mieux te piéger! Ailleurs, hors du temps, j’ignore sous quel aspect ton pire ennemi se dissimule. Es-tu prêt à affronter la cruelle et absurde Réalité?
Les Asturkruks ont cru, à tort, avoir crée Winka. Bientôt, libre de toute entrave, elle échappera à leur influence. Alors, le Pan Multivers, tourmenté, déchiré, sera détruit par l’Entropie généralisée! A moins que tu ne relèves le défi… Si le Néant triomphe, plus aucune vie ne sera possible dans tous les passés, dans tous les futurs! Sarton, dans sa cage de verre et d’acier, souffre et sue sang et eau. Goutte à goutte, Kraksis, le sans honneur, lui soutire son savoir, ses souvenirs…
- Daniel Lin Wu, par ta faute, par tes agissements et par ton intervention sans oublier les manifestations de Penta p, ce traître à sa propre espèce, la Galaxie a oublié le glorieux Empire Haän! Elle est impuissante à se souvenir qu’elle tremblait jadis à l’évocation du nom de l’intrépide Tsanu!
Commandant Wu, Daniel Lin, quel que soit l’avatar sous lequel tu as choisi de mener ton combat personnel, tu te montras un ennemi loyal. Je me permets donc de te mettre en garde. Mon but, tu le sais pertinemment, n’était pas l’annihilation du Pan Multivers. Je ne voulais que la gloire éternelle et l’immortalité de mon suzerain bien aimé, l’honorable Tsanu XV. Désormais, dans cette histoire-ci, il t’appartient de capturer la perfide homuncula et de l’emprisonner pour toujours dans le cube de Moebius. Elle est ta sœur… Auras-tu le courage de ne pas céder à ta sensiblerie trop humaine? Je le crois et t’accorde toute ma confiance. Va! Ta mission est toute tracée. L’honneur te commande!
Ayant dit, le spectre du valeureux Opalaand s’estompa pour disparaître bientôt. Instantanément, les lumières des chandelles ressuscitèrent! Dans le silence revenu, la voix sourde et grave du Haän résonnait pourtant encore aux oreilles de l’assistance. Tandis que madame Gronet perdait connaissance imitée par Mathilde, Aure-Elise, aussi avait ses vapeurs. Troublée, Violetta oubliait de rire et restait obstinément muette. Mademoiselle Clotilde s’éventait, oscillant entre la colère et l’effroi. Enfin, elle apostropha le cuisinier d’une voix criarde et geignarde à la fois.
- Encore un de vos tours, sans doute! Cet olibrius usait d’un langage que je n’ouïs point!
Daniel se contenta de hausser les épaules.
- C’était du Haän, la langue de la noblesse impériale, renseigna Violetta aimablement. Si vous le désirez, je puis traduire cette longue harangue!
- Violetta, ma grande, je t’en prie…
- Oui, je comprends on… papa!
Mortifiée, l’adolescente, consciente qu’elle avait failli gaffer encore plus, se tut. Melchior Bonnefoy exprima ce que tous ressentaient tandis que Gaston Leroux, Erik Satie et Rodolphe s’empressaient auprès des dames évanouies.
- Morbleu, le spectacle n’est pas terminé! N’avez-vous pas l’impression que le temps est comme suspendu?
-Ô temps, suspends ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours! Déclama espiègle l’étudiant en droit.
- Chut! Sacrebleu! Qu’est-ce que je disais? Là, un visage, encore un, des cheveux de lin, des yeux rouges d’albinos… ma foi, ce spectre s’exprime en latin, et de Cicéron, encore! Bravo!
- Urgence! Antor à Daniel! C’est un message de priorité dix, niveau de sécurité dix! Vaisseau Langevin en situation de détresse dix! Le combat est engagé avec la totalité de la flotte de l’Archontat! Le Langevin échappe à tout contrôle. J’ai enclenché la procédure d’atterrissage d’urgence sur la planète Aruspus! Je t’en prie, arrange-toi au plus vite et reviens! Premier et ultime appel!
L’image se désintégra, pixel par pixel.
Daniel Lin, embarrassé, hésitait à occulter la mémoire des participants à cette séance plus que mouvementée de spiritisme. Il s’y résolut néanmoins, n’ayant pas le choix. Tous perdirent sans transition le souvenir des vingt dernières minutes.
***************
Bagne de Penkloss, la nuit, troisième heure. Moins quarante-cinq degrés Celsius malgré le chauffage qui fonctionnait à fond, les chaudières qui rugissaient et menaçaient d’exploser à chaque seconde. Dans les cavernes dortoirs des esclaves et chiourmes.
Les réprouvés dormaient ou faisaient semblant de dormir. Tous les esclaves étaient solidement enchaînés par des liens de dur acier contrôlés électroniquement. Les parois, inégales, rugueuses et glacées, réfléchissaient une pâle lueur violette. Dinosauroïdes et humanoïdes étaient étendus à même la roche pour les moins favorisés d’entre eux tandis que quelques uns reposaient sur de très minces nattes de fibroblaste qui ne les protégeaient pas du froid intense. Pour survivre dans ce bagne, le mouroir de la Galaxie, il fallait, sans aucun doute, posséder un instinct puissant de conservation, une volonté chevillée au corps de poursuivre sa triste et morne existence avec pour moteur la haine, la rage ou l’espoir…
Dans le coin le plus renfoncé, le plus sombre, se tenait un conciliabule entre deux Haäns autrefois fiers guerriers, aujourd’hui barons déchus, un Kronkos et un caninoïde. Ils chuchotaient dans le langage universel de toutes les prisons de la Galaxie. Le petit groupe complotait une révolte, c’était ce qui lui permettait de tenir. Malgré son intelligence quelque peu réduite, le Troodon en était le chef. Il est vrai qu’il palliait un intellect défaillant par une force prodigieuse.
Le véritable Maximien appelait le dinosauroïde le « lézard hercule ». Il savait que quelque chose se préparait bien qu’il y eût l’obstacle de la langue. Le Romain s’était vite adapté. Dans son for intérieur, il avait décidé de prendre la tête du vaste mouvement de révolte qui couvait. Malgré les conditions étranges de sa détention, il n’avait nullement perdu ses qualités de stratège et de commandant. Il avait également jugé que ses compagnons de misère n’attendaient que le moment propice pour passer à l’action. Il ne se trompait pas.
Un baron Haän persuadait Kaalk, le Kronkos d’utiliser les foreuses à plasma comme armes d’attaque. Or, le Troodon rechignait croyant que ses muscles et sa dentition effrayante suffiraient à donner la trouille aux gardes-chiourmes!
- Certes, poursuivait le Haän, usant de toute la diplomatie dont il était capable, mais songe que nous, humanoïdes ou caninoïdes, ne possédons pas tes cinq cents dents! Les armures Asturkruks ne peuvent se briser sans des armes performantes ou encore sans rayons fuseurs!
- Les Asturkruks nous ont vaincus, compléta le caninoïde. Mais, dans leur arrogance, ils ont omis un détail. Jusqu’à maintenant, ils n’avaient comme prisonniers que des êtres plus faibles qu’eux en masse musculaire ou en force physique. Or, ici, toutes les races de la Galaxie sont représentées. Kronkos, Sertoris- plantigrades de cinq mètres-, Lance Lianes possédant la capacité de s’enrouler autour de leurs victimes et ainsi de les étouffer, Augures, rapaces intelligents disposant d’un langage primitif, au dangereux bec acéré et aux serres puissantes…
- N’oublie pas également les ancêtres de cette race honnie, les Humains, souffla le deuxième baron Haän, ces singes qui marchent debout, au crâne fuyant.
- Ah! Oui, les Giganto… pi thèques, répondit le caninoïde, butant sur le nom.
Pour Delmn, ce mot appartenait à une langue étrangère et n’avait pas son équivalent dans le standard des prisons de ce temps. Après deux secondes de réflexion, le caninoïde reprit.
- Ces Humains et ces singes géants sont les seuls aptes à survivre ici, dans cet enfer de glace, avec les K’Tous, tandis que les ébauches humaines meurent comme une volée de Volns, ces oiseaux insectes originaires de mon monde natal!
Maximien était enchaîné à un Pithécanthrope de pékin, moribond et sénile, âgé déjà d’une trentaine d’années. Pour l’espèce, il s’agissait là d’un âge plus que canonique!
Le baron Haän après s’être gratté le poil qui envahissait sa figure, fit.
- Delmn, j’ai constaté que les Asturkruks, dépourvus de leurs armures, pouvaient effectivement être vaincus… Donc, parvenons à leur ôter leur carapace de protection! Nous aurons alors en face de nous des nourrissons débiles!
Le caninoïde hocha la tête, approuvant.
- Bien sûr! Leurs armures font office d’exosquelettes et de multiplicateurs de force! L’Alliance des 1045 planètes a, à ma connaissance, réussi à adapter lesdites armures. Autrefois, à mon époque, je me suis heurté à un Humain, un dénommé Fir… For… Fron… Fermat! Il possédait plusieurs armures Asturkruks de combat, ce qui, dans l’Alliance, était formellement et officiellement interdit!
- Vous croyez les Asturkruks assez naïfs pour se balader sans armure de protection! Objecta Kaalk. Vous espérez sans doute qu’ils vont les oublier pour vous faire plaisir! Même moi, je suis conscient de cette absurdité!
- Pas du tout! Éclata le premier baron Haän. Mais avec les foreuses en notre possession, il nous serait facile de les faire fondre!
- Pas les restes de Svorr! Éructa le Troodon. Foutaise et délire que tout cela! Il nous faut attaquer tout de suite, avant la relève de la prochaine garde!
- Chut! Commanda le deuxième Haän. Moins fort! Nous ne sommes pas prêts! Tu vas ameuter le sergent et sa troupe.
- J’ai repéré où était planqué le matériel de forage, articula Delmn avec calme. J’ai même réussi à subtiliser deux clés du hangar.
- Et absolument personne ne s’est rendu compte de la chose? S’étonna le premier Haän.
- Non, je ne crois pas. Je me suis montré prudent. Personne n’a été puni.
- Tu les prends pour plus idiots que moi, rugit alors le Kronkos. Sans codes holographiques, ces clés ne servent à rien! Et ça, ils le savent très bien!
- Voilà ce qu’il nous faut faire, vous permettez baron, siffla le deuxième Haän. Vous permettez baron…
- Mais oui, mon compagnon de misère, Ici, les castes nobiliaires ne comptent plus!
- Ces prochains jours, il nous faut obtenir, par tous les moyens, les fameux codes de sécurité. A nous de nous arranger à roder autour des hangars et des stalles de rangement des machines-outils. Puis, nous verrons alors de fixer la date du grand soulèvement. Êtes-vous d’accord pour suivre ce plan Kaalk?
- Je suis un guerrier! Que l’attente ne soit pas trop longue! Mes écailles pourraient ternir sous l’ennui et l’impatience!
- Il nous faut aussi des complices, rajouta Delmn. Une révolte avec quatre lieutenants, c’est insuffisant.
- Des Castorii? Des Helladoï!!! Ces femmelettes! Jeta le premier Haän avec mépris.
- Non, cet Humain qui nous écoute!, répondit Delmn avec assurance.
Le baron Haän haussa les épaules.
- Il ne comprend pas le langage universel des bagnes et des prisons! Il use d’un idiome étrange que je n’ai entendu qu’une fois, il y a longtemps, lorsque l’ambassadeur Antor avait signé un traité de coopération avec la planète Hersche qui venait de faire sécession avec notre Empire! Ce monde repose sur un équilibre fragile où cristaux et arbres vivent en parfaite symbiose et s’entraident… mais là n’est pas mon propos… L’Humain avait nommé cette langue dont il usait avec une aisance remarquable, le latin!
Le dernier mot lâché par l’extraterrestre n’échappa point aux oreilles de Maximien. Malgré l’accent du Haän, particulièrement guttural, le Romain reconnut le terme. Il se mit à réfléchir à toute vitesse.
« Ici, personne ne parle la langue des civilisés! Le grec aussi n’est point ouï. Le perse non plus… Et si j’essayais un de ces idiomes germains pour me faire comprendre? Par moment, certains sons émis par ces êtres difformes et bien laids ressemblent à quelques mots que j’ai entendus prononcer chez les Goths… Essayons, pourquoi pas? ».
Avec son intelligence vive, Maximien avait entrevu l’ouverture possible. Jamais cependant, il n’avait envisagé que son salut viendrait un jour d’une langue qu’il méprisait profondément, pratiquée par des Barbares!
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