jeudi 17 avril 2014

Le Tombeau d'Adam 1ere partie : L'Introuvable chapitre 2.



Chapitre 2

2222. Croiseur léger intersidéral Vestrak, originaire de la planète Hellas, cinquième heure du 35e jour de la 4ème saison en direction du système Sol, encore distant de 12 U.A. 
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À bord du vaisseau, le prospectiviste Sarton repassait dans sa mémoire les dernières directives émanant de l’aréopage. Confortablement installé sur un authentique siège de Vern, l’Hellados jouait machinalement avec un décompresseur anti-stress. Son calme apparent était trompeur.
Muni de pouvoirs spéciaux, le scientifique avait interdit à tous les membres de l’équipage de s’approcher de sa cabine. Cet isolement permettait à Sarton de se concentrer sur tous les aspects de sa mission si insolite. Méthodiquement, il récapitulait:
« Hellas craint avec raison une menace des Haäns pour les prochaines années. Non pas des Haäns actuels mais ceux issus d’un Empire futur.
- Vu l’idéologie si chère à ce peuple, les sentiments primaires qui l’animent, l’absence totale de scrupules dont il fait preuve, et, de notre côté, l’interdiction qui nous est faite de porter atteinte à la vie même si notre propre existence est en jeu, il est probable qu’Hellas disparaîtra avant la fin de ce siècle. Les calculs donnent un pourcentage de 93,1285666%.
- Le point faible d’une hégémonie potentielle du monde Haän est Terra. Actuellement, bien que nous, Helladoï, soyons parvenus à nous purger de tout sentiment négatif et à vivre en paix avec nous-mêmes selon l’enseignement de Vestrak, nous n’avons pu imposer notre façon d’être et de concevoir le monde ni aux Castorii ni aux Asturkruks et encore moins aux Haäns. Cela aurait été contraire aux principes de notre philosophie d’obtenir leur approbation par la force.
- Par conséquent, la Galaxie connaît à l’heure actuelle un état que je qualifierai de « guerre tiède ».
- Désormais, les Haäns en ont terminé avec leurs problèmes intérieurs. Maintenant, ils vont pouvoir s’intéresser à la conquête de planètes extérieures à leur système solaire. De préférence et logiquement, s’il y a de la logique là-dedans, ils attaqueront les mondes les plus prospères et les plus fertiles. Bien qu’ils ne maîtrisent que le luminique, leurs descendants ne seront pas limités par une technologie inter spatiale encore balbutiante.
- Mais pourquoi Terra? Nous l’observons depuis mille cinq cents années standard. Elle ne présente rien de remarquable si ce n’est un climat relativement clément, une atmosphère humide et riche en oxygène, des paysages variés et une faune multiple. Il est vrai que comparée au monde froid de Haasücq, Terra paraît un Paradis. 
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- Quant à l’espèce intelligente qui domine la planète, là, je reste perplexe. Les Terriens sont humanoïdes, ils nous ressemblent extérieurement à nous Helladoï mais sans notre teint cuivré et nos yeux si sombres. Ils ont le sang pourpre et non jaune soufré, un seul cœur, un foie, deux poumons… leur espérance de vie est courte et atteint soixante-quinze de nos années. Leur civilisation aurait pu être plus brillante s’ils avaient été capables de contrôler leurs instincts violents.
- Pour l’heure, les technologies humaines les plus performantes ont permis à ces êtres à demi barbares, mais si attachant, je l’admets volontiers, de se poser sur leur unique satellite, d’envoyer quelques missions d’exploration robotisées sur les deuxième et quatrième planètes du Système Sol, de lancer des sondes jusqu’à Alpha Centauri et… c’est tout. Exploits tout à fait remarquables lorsque je songe qu’ils en sont encore à la propulsion par fusée! Ils ignorent l’hyper espace et les équations de Veltürn n’ont pas encore été redécouvertes par leurs mathématiciens…
- A la décharge des humains, je me dois de tenir compte de leur histoire agitée et confuse. L’espèce n’a pas de gouvernement unifié. Ainsi, Terra a été retardée  sur le plan scientifique et notamment celui du voyage dans l’hyper espace à la suite des conflits qui ont marqué les trois derniers siècles. Je veux parler de leurs Première, Deuxième, Troisième Guerres mondiales. Je dois y rajouter la « révolte des Parias », la « Guerre Sainte » du sectateur Ahmed et je m’arrête ici…
- Je me demande comment les Terriens parviennent à respirer un air littéralement empoisonné par toutes ces guerres mais également par l’utilisation d’énergies fossiles totalement obsolètes sur Hellas, que nous avons abandonnées il ya 5300 ans.
- Enfin, rendus plus pacifiques par toutes les pénuries qui les affectent, les humains s’apprêtent à envisager la conquête de l’espace d’un œil neuf. Or cela me semble un sursaut des plus tardifs. Les Haäns sont à leurs portes.
- La paix universelle de la Galaxie. Une chimère ou bien une réalité? Pourtant, d’après nos chronovisions, il ne tient à presque rien que ce désir se concrétise. Pourquoi l’histoire doit-elle appartenir exclusivement aux Haäns? La justice et la raison ne gouvernent pas l’Univers, soit! Mais Stadull nous a fait libres de choisir notre destin.
- Revenons à des pensées plus rationnelles. Cette mission me trouble particulièrement. J’en oublie mon équanimité. Où se situe le point névralgique du temps où tout a basculé pour Terra d’abord et pour la Galaxie tout entière ensuite? En fait, il me faut agir sur au moins deux plans. L’économique et le scientifique. Aux XIXe et XX e siècles terriens selon leur calendrier le plus répandu dans les pays dits développés… je dois contrecarrer l’action de l’Empire Haän et devenir le nouveau Prométhée des humains afin de leur éviter l’hégémonie de Haasücq. Réduits en esclavage, ces frères parmi les étoiles régresseront vite et finiront par s’éteindre…
- Quelle tâche ingrate et peu reluisante que m’a confiée personnellement l’aréopage! Je ne suis pas un homme d’action. Vestrak lui-même ploierait sous le fardeau. Mais il ne se déroberait point. L’honneur commande. Je ne suis rien et j’obéis ».
Ainsi Sarton avait-il conclu à regret.
Constatant que l’heure du souper approchait, le prospectiviste entreprit de faire toilette afin de ne pas déshonorer le capitaine Alruns. Après une douche avec de l’eau véritable - un grand luxe - le scientifique revêtit avec soin une toge noire et argent aux couleurs du clan Senriss qui gouvernait Hellas depuis maintenant cinquante-deux années standard.
Sarton, tout en s’apprêtant, était parfaitement conscient de l’aura de pouvoir qui l’entourait. N’appartenait-il pas à la plus ancienne famille de l’aréopage? Il avait un rang et une réputation à préserver et il n’était pas dans son caractère de se dérober. Son confort mental passait après les obligations de sa caste.
Fin prêt physiquement, le fils de Pimela fit le vide dans son esprit afin d’affronter avec succès le repas formel auquel il avait le devoir d’assister. Puis, il annula l’isolement de sa cabine et appela sa garde personnelle. Il pouvait enfin se rendre dans le séjour privé du capitaine Alruns, un Hellados de quatre-vingt années standard, grand, sec, imposant, à la chevelure impeccable.

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Même jour, 11e heure.
Le vaisseau léger Vestrak se déplaçait dans l’hyper espace à supra luminique 4 avec une grâce remarquable que Sarton appréciait silencieusement. Les yeux scrutant le vide intersidéral grâce à la baie de la terrasse panoramique, le prospectiviste attendait que le capitaine reprît la conversation interrompue. Les deux hommes étaient seuls, loin de toute interférence télépathique. 

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- Vous voulez me parler Sinkar, dit Sarton d’une voix où toute inflexion était absente.
- Excellence, c’est cela. En toute franchise.
- Laissez tomber ce titre dont je n’ai point l’usage.
- Les pouvoirs spéciaux font que vous pouvez disposer de mon vaisseau et de son équipage sans que j’y trouve à redire.
- Effectivement. Croyez, cependant, que je n’ai pas sollicité une telle charge. Mais vous connaissez le pourquoi de cette mise à disposition.
- Hum… Si je ne me trompe pas, ce sera la première fois qu’un croiseur léger sera projeté à supra luminique 17 en direction d’un soleil afin de « remonter » le temps.
- La première fois pour nous Helladoï. Mais il n’y a aucune crainte à avoir. Les équations de Stankin sont exactes. J’ai pu les vérifier en simulation.
- Justement, Excellence… pas dans la réalité.
- Ayez confiance. Vous ne risquez pas grand-chose. Et moi non plus. De toute manière nous n’avons pas le choix. Le sort d’Hellas repose entre nos mains.
- Je demande à être convaincu.
- Puisque vous le prenez ainsi. Je vais d’abord vous apprendre un secret d’Etat bien gardé. Stankin a disparu en mission temporelle, il y a trente de nos années…
- Mission temporelle?
- Oui, c’est cela.
- Il a disparu, dites-vous… effectuait-il une translation?
- En quelque sorte. Si son vaisseau a disparu dans un des tourbillons temporels, c’était parce qu’il était poursuivi…
- Par qui?
- Hé bien… par des Haäns…
- Par des Haäns… mais ces derniers savent à peine se déplacer dans leur système solaire…
- Je puis vous certifier qu’il s’agissait bien de Haäns… Mais du futur…
- Comment le savez-vous?
- Mon maître a juste eu le temps d’envoyer un ultime message avant de disparaître… l’aréopage a préféré taire le fait. Maintenant, vous allez comprendre pourquoi. Asseyez-vous devant cette console et soyez attentif. J’ai couplé l’ordinateur scientifique avec ce capteur interdimensionnel. L’appareil ainsi modifié permet de visionner tous les temps possibles d’un lieu déterminé. Il n’y a aucune modification de     
De ma part. Stankin a appelé cet engin chronovision.
- Quelles séquences avez-vous sélectionnées? Celles de la disparition de Stankin
- Pas vraiment…  la teneur précise du dernier rapport de mon professeur doit rester secrète. En fait, je vais vous montrer cinq points focaux de notre propre passé. Tout d’abord, la mise en application des préceptes de Vestrak, il y a 5280 ans. Il ne s’agit pas là bien sûr d’un film de divertissement mais de la réalité d’un temps révolu. Attendez-vous à un choc.
Sarton se tut. Manipulant quelques touches sensitives de la console, il matérialisa sur le centre de l’appareil une image holographique de dimensions réduites.

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L’Argelios, le centre du gouvernement d’Hellas par une fin d’après-midi, alors que le deuxième soleil de la planète se couchait, enveloppant d’une lumière bleue irréelle la ville qui s’assoupissait après une journée où la chaleur avait atteint le record de 85°C. 
 
Heureusement, la salle voûtée, construite en briques crues exsudait la fraîcheur. L’obscurité nimbait les neuf personnes présentes adoucissant leurs traits secs, comme taillés à la serpe. Trônant sur le siège le plus élevé, un Hellados dans la fleur de l’âge, aux yeux d’un noir intense, aux cheveux longs couleur bronze, parlait d’une voix profonde, s’exprimant dans l’antique langue rituelle, utilisée lors des cérémonies cultuelles en l’honneur du dieu du feu Stadull.
- Aujourd’hui, 17e jour de la 6e saison du 137e cycle, nous, Vestrak, 13e descendant du fondateur de notre cité, Senriss, jurons solennellement de bannir à tout jamais de notre cœur et de nos pensées tout sentiment de colère, toute impulsion de violence et tout acte de vengeance. Que Stadull, le dieu bon qui apporta à nos pères le feu et l’agriculture soit le témoin de notre serment et qu’il nous foudroie sur l’heure, nous et tous nos descendants qui le rompront. Ainsi soit-il pour l’éternité.
- Ainsi soit-il pour l’éternité! Reprirent en chœur les huit autres aréopages.
Puis la scène s’effaça pour laisser la place à un autre moment clé de l’histoire d’Hellas.

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198e cycle, 1ère saison, 22ème jour, 3ème heure, sur Hellas et plus précisément dans la capitale Deltanis édifiée par Senriss.
Le palais du gouvernorat fourmillait d’une activité insolite. Des Helladoï vêtus de la tunique or de secrétaire croisaient dans les larges corridors les gouverneurs des provinces lointaines et les conseillers privés reconnaissables à leur toge noire et pourpre. Tous marchaient à pas rapides. Pourquoi tant d’agitation chez un peuple habituellement si pondéré? Que se passait-il donc? Quel événement soudain venait perturber la quiétude de cette espèce capable de contrôler toute manifestation indécente d’émotion?
La guerre avec les Castorii s’achevait enfin. Elle avait duré huit cycles. Jamais la planète Hellas n’avait eu à affronter des adversaires aussi déterminés et coriaces. Le cessez-le-feu était officiel depuis la première heure de la journée et le général Vatan, le représentant des Castorii, était reçu par Vestrak en personne, le sage, maintenant atteint par les premières manifestations du syndrome de Larsk, mal qui devait emporter le noble personnage cinq cycles plus tard. Toutefois les souffrances que lui infligeaient la maladie n’ôtaient en rien à Vestrak ses capacités de concentration et d’argumentation. 
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D’un ton neutre qui, pourtant, n’admettait aucune argutie, le sage énonçait les conditions au général Vatan.
- Vous retirerez toutes les troupes Castorii avant la première heure de la deuxième saison, c’est-à-dire dans une de vos décades. Une zone neutre dont les frontières sont encore à définir sera créée entre le système solaire d’Hellas et le vôtre. Quiconque la franchira se verra infliger des représailles graduelles…
- Oui, Orateur, mais…
- Vous n’êtes pas en état d’objecter. Laissez-moi poursuivre… vous devrez rembourser les dégâts commis par vos armées en livrant à nos gouverneurs le matériel énoncé sur la liste 15 djs.
La longue énumération se poursuivit durant près de deux heures. Vatan n’en pouvait mais. Toutefois, il se taisait, maîtrisant mal sa colère.
L’entrevue s’acheva enfin au grand soulagement du général Castorii qui quitta l’immense bureau après un salut militaire empli de raideur et d’orgueil.
Les Castorii avaient perdu la guerre alors qu’ils étaient les agresseurs. Leur fierté ne supportait pas une conclusion aussi contraire à leur mentalité. C’est pourquoi, après avoir scrupuleusement obéi aux dures conditions de l’armistice, tout le peuple de Castorus migra vers un système solaire distant de douze années lumière de celui des Helladoï. Ce fut le Grand Exode chanté jusqu’à la fin des temps par les rhapsodes Castorii, dont les ballades parvinrent aux confins de la Voie Lactée.

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Changement de décor et d’époque.
Plus de mille années s’étaient écoulées. Vestrak était désormais entré dans la légende. Sa statue trônait devant tous les monuments publics d’Hellas tandis que chaque famille possédait au moins un portrait du sage vénéré. 
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Un nouveau danger guettait les Helladoï. Forts de leur victoire contre les Castorii, appliquant les principes de la logique à toutes leurs entreprises, ils en oubliaient d’apprécier les petits bonheurs quotidiens, ramenant tout à l’aune de l’efficacité. Ce fut cette suffisance qui les conduisit presque à leur perte.
L’attaque soudaine des Asturkruks alors que la planète entière célébrait la fête de Loourkis vint remettre en cause ce sentiment diffus de supériorité.
Tandis que les cérémonies rituelles se déroulaient selon le rite antique formellement codifié depuis des millénaires, où toute spontanéité était prohibée, sur la place Harduk là où étaient rassemblés dans des tribunes des milliers d’Helladoï, tous psalmodiant le chant du Renouveau, le ciel à la clarté rougeoyante s’illumina brusquement de fulgurances vertes accompagnées de grésillements et de grondements assourdissants. En un staccato infernal, les traits de feu venus de la stratosphère s’accélérèrent jusqu’à carboniser les trois quarts d’une assistance qui tentait de conserver son sang-froid. La place ainsi nettoyée, le calme revint brutalement alors que des bulles opaques se posaient telles des myriades d’insectes sur le sol vitrifié de Deltanis. L’invasion Asturkruk venait de commencer.
En quelques heures à peine, toute la planète fut occupée. Cependant, la résistance s’organisa méthodiquement. Quelques officiers de la défunte armée d’Hellas, des scientifiques, des professeurs, des étudiants, des prêtres, des religieux, des commerçants, entrèrent dans la clandestinité ou menèrent un double jeu afin de contrer les envahisseurs.
Mais qui étaient donc ces Asturkruks? À quoi ressemblaient-ils? Quelles étaient leurs motivations?
De forme vaguement humanoïde, ils possédaient une tête surdimensionnée au teint livide, aux yeux sans paupières, à la bouche édentée. Leurs crânes dénudés présentaient la forme d’un œuf. Leurs corps rabougris étaient protégés par des armures ultra perfectionnées de couleur sombre, en titane renforcé, matériau quasi indestructible et ce d’autant plus que les carapaces se complétaient d’appendices meurtriers tels des ciseaux gigantesques ou encore des foreuses à rayon laser.
La technologie des Asturkruks était en fait empruntée à celle des Odaraïens qu’ils avaient dus affronter un siècle auparavant. À l’expansionnisme des crustaçoïdes, les Cyborgs qui ne faisaient qu’un avec leurs armures, avaient répliqué par une conquête encore plus sanglante. L’invasion pour la survie de l’espèce. La colonisation pour principe!
Face à de tels prédateurs qui se livraient à cette partie de chasse depuis quatre-vingt cycles du temps d’Hellas, le quadrant bêta de la Galaxie étant devenu le domaine réservé des affrontements entre les Odaraïens et les Asturkruks, que pouvait tenter le peuple si raisonnable des Helladoï? Leur monde à cette échelle ne représentait qu’un enjeu mineur.
Patiemment, les adorateurs de Vestrak supportèrent le joug des Cyborgs Asturkruks durant toute une génération. Mais lorsque tout fut prêt, la population tout entière se souleva, dans un bel ensemble, à la même heure, sur tous les continents et  sous toutes les latitudes à la fois. 
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En quarante années, les Helladoï avaient eu le temps d’assimiler les techniques d’armement et les tactiques de leurs oppresseurs. Sans, merci, déterminés et impavides, oubliant momentanément les enseignements de leur sage légendaire, les habitants de la planète aux doubles soleils massacrèrent vingt millions d’Asturkruks sans sourciller en une décade. Toute les villes, tous les villages, jusqu moindre hameau, aucun lieu ne servit de refuge au colonisateur. Partout, des rigoles de sang blanchâtre, des armures démantelées, des gémissements, des corps pitoyables et rachitiques en train d’agoniser, des membres épars encore frémissant de soubresauts convulsifs.
Un spectacle dantesque aux couleurs de fin du monde, comme un tableau issu de l’imagination tourmentée d’un peintre éthylique.
Le chronovision, d’un réalisme précis, n’épargnait aucun détail aussi atroce fût-il à Sarton et au capitaine Alruns.
- Excellence, aviez-vous donc besoin de me montrer ce massacre pour me convaincre? Cessez je vous prie.
- Capitaine, ces faits font partie de notre histoire. Nous devons accepter ces images provenant de notre sombre et lointain passé. Nos ancêtres avaient chois la violence pour survivre et nous permettre d’exister, nous, leurs descendants. Nous sommes toutefois devenus trop policés pour agir de même. Or, la libération d’Hellas du joug Asturkruk ne fut que le prélude d’un âge de paix et de progrès. Après la victoire, les survivants Helladoï entreprirent l’exploration et l’observation du quadrant alpha de la Galaxie, négligeant le secteur bêta afin de ne pas se heurter, une nouvelle fois aux cruels Cyborgs ou encore afin de ne pas affronter les redoutables Odaraïens. Maintenant, je règle les curseurs sur la fréquence ZIII. Voici donc Terra, telle qu’elle se présenta il y a mille cinq cents cycles à nos ancêtres émerveillés.

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Les images transmises par la sonde automatique en orbite géostationnaire au-dessus de la Terre n’étaient pas d’une grande qualité. La définition en était floue, emplie de parasites, le son pratiquement inaudible; cependant, les relais renvoyaient les signaux jusqu’au vaisseau Albriss, immobile, à plus d’un million de kilomètres de distance.
Dankin, le responsable de la mission, à la vue des images tremblotantes, ne parvenait pas à cacher son impatience malgré l’entraînement qu’il avait subi à l’Académie. Il lui tardait de visualiser Terra et ses habitants. Mais très vite, l’exobiologiste déchanta.
Certes, la Terre était une planète qui paraissait bénie par les dieux. Seuls quelques déserts étaient localisés au niveau des tropiques ou encore à proximité des pôles. De l’eau partout, en abondance, des forêts sempervirentes, des montagnes recouvertes d’une étrange pellicule blanche, des océans féconds, mais aussi des êtres frustes, des sociétés préindustrielles ne connaissant que la traction animale, se combattant sans cesse pour d’obscures raisons, ignorant l’honneur et la justice, des humanoïdes violents et impulsifs. Des enfants! Oui, par Stadull, des enfants non éduqués, incapables de comprendre le vaste Univers qui contenait Terra et Sol.
Au bout d’un cycle, Dankin avait dû prendre une décision qui pèserait lourd dans le millénaire à venir. Il en référa à l’aréopage par message radio subspatial. Terra serait mise en quarantaine tout en étant soumise à une observation continue tant que ses habitants n’auraient pas progressé sur le plan éthique. Et les siècles s’écoulèrent immuables et changeants à la fois.
Désormais, les Helladoï n’ignoraient rien de leurs frères potentiels. Les sondes s’étaient multipliées, les chercheurs succédés, tous avides de connaissances et fascinés malgré eux par l’histoire confuse et agitée de la planète Terre.

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Au cours des XX et XXIe siècles, les Helladoï qui observaient toujours la Terre, se posaient la question de savoir si cette mission était encore utile. En effet, les humains montraient la même propension à la destruction malgré les années écoulées. Les guerres s’enchaînaient, toujours plus meurtrières à cause des progrès technologiques. Certes, des efforts avaient été accomplis au niveau des droits de la personne mais, dans l’ensemble, ces droits étaient peu respectés.
Sur Hellas, d’autres problèmes voyaient le jour. Désormais, l’adversaire potentiel avait pour nom le monde Haän. Le peuple batailleur qui vivait sur Haäsucq, malgré les innombrables guerres civiles, commençait à s’intéresser aux autres systèmes solaires.
Stankin, le plus éminent savant de la planète aux doubles soleils, s’était penché sur la possibilité de se déplacer dans le temps. Après cinq décennies, ses recherches avaient abouti. Tout d’abord, elles s’étaient concrétisées par la mise au point du chronovision. Cet appareil prodigieux permettait de visualiser non seulement des scènes de passé mais également les différents avenirs virtuels.
Grâce au chronovision, les Helladoï pouvaient explorer les arcanes des Univers virtuels, et tenter de modifier le futur si besoin était. Or, il fallut à l’aréopage rédiger de nouveaux principes aux préceptes de Vestrak afin d’empêcher toute dérive mettant en danger les autres formes de vie de la Galaxie.
Puis Stankin disparut dans des circonstances mystérieuses dans les environs du nuage de Oort.
Sarton, son meilleur disciple, reprit les recherches de son maître avec une ferveur toute religieuse. Le premier, du moins le crut-il, il constata que trois destins différents s’offraient aux Helladoï:
- Hellas poursuivait son exploration pacifique de la Voie Lactée, mais dépourvue d’alliés, elle finissait par croiser le chemin d’êtres décadimensionnels et disparaissait sans tambour ni trompette;
- Hellas cessait de voyager dans l’espace, contrainte d’affronter les Haäns conquérants et, vaincue, se suicidait;
- Hellas formait une alliance avec Terra. L’entente donnait naissance à L’Alliance des 1045 Planètes qui, seule, pourrait voyager dans tous les infinis jusqu’à l’extinction de tous les soleils.
Tout passait par la Terre aussi surprenante soit cette conclusion. 
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Seul dans son laboratoire de l’Académie, à cinq verstes de la capitale, le chercheur méditait. Il attendait une convocation de l’aréopage après son rapport écrit. Enfin, celle-ci lui parvint par porteur spécial. Après s’être muni de minis disques translucides renfermant les preuves de ses recherches, il suivit sans tarder l’envoyé du conseil.
Malgré les millénaires écoulés, le siège du gouvernement central avait peu changé. En effet, les bâtiments avaient été édifiés selon des techniques leur permettant de résister à l’outrage des ans. Mais cela importait peu à Sarton.
Le Président du Conseil d’Hellas, cousin au huitième degré de Pimela, accueillit les informations complémentaires de son jeune parent sans qu’un muscle de son visage ne tressaillît. Pourtant, le chronovision en fonction montrait des images qui pouvaient déstabiliser le plus stoïque des Helladoï.
La scène qui se déroulait devant ces témoins impassibles n’était autre que le suicide collectif de tous les habitants d’Hellas. Il n’y avait aucun survivant. Pas le moindre enfançon.
Kissak, celui qui présidait et s’exprimait au nom de ses huit compagnons, interrompit le premier le silence insupportable qui avait suivi.
- Quand cela se passera-t-il, Prospectiviste?
Et non pas: « cela aura-t-il bien lieu? ».
- Le 3ème jour du mois de Kramm de l’an 7955, soit dans soixante de nos années, Sage, répondit Sarton d’une voix sourde.
- Quelle est l’autre probabilité qui pourrait s’offrir à nous?
- Permettez-moi d’expliquer plus en détails le premier destin qui nous incomberait.
Après un acquiescement muet des neuf membres de l’aréopage, Sarton reprit, choisissant ses mots, maîtrisant le combat intérieur qu’il menait.
- La première histoire, celle qui voit la poursuite de nos explorations pacifiques est la plus logique. Mais une intervention des Haäns du futur l’efface des schémas de la trame du temps. Aidés par les êtres décadimensionnels, ils parviennent à étendre leur hégémonie sur la Galaxie tout entière durant deux millénaires.
- Sont-ce ces mêmes entités qui devaient nous vaincre dans le premier schéma?
- Oui, Sage. Apparemment, ces êtres, dont j’ignore l’apparence exacte, préfèreront se servir des Haäns comme intermédiaires pour nous anéantir.
- Avons-nous le droit de modifier l’histoire à notre tour afin d’assurer notre existence? Objecta Kissak.
- Sage, s’il n’y avait eu que le sort d’Hellas dans la balance, je me serais tu. Mais il s’avère que la Galaxie tout entière est menacée par l’expansionnisme sans frein des Haäns. À terme, toute vie intelligente aura disparu de notre dimension. Les Castorii, qui nous ont laissés libres d’explorer l’Univers, les Asturkruks, les Rigeliens, les Centaurii et j’en passe…
- Mais pourquoi intervenir dans le passé de Terra?
- Cette planète est le point focal du temps alternatif mis en place par les Haäns. C’est ce qu’avait découvert mon vénéré maître. C’est pour cela qu’il est mort…
- En effet, opina Kissak, mais poursuivez, Prospectiviste.     
- Voyez son évolution dans la première histoire ou chronoligne…
Sarton plaça alors un disque dans l’holo visionneur. L’obscurité s’établit dans la pièce tandis que se déroulait en accéléré le film du passé et du futur de la Terre. Les guerres des XX e et XXIe siècles, les famines qui frappaient les continents, la surpopulation maîtrisée avec difficultés, les gouvernements dictatoriaux des XXIIe et XXIIIe siècles, la reprise balbutiante de la conquête de l’espace, les inégalités criantes qui perduraient, les nouvelles révoltes, celles du XXIVe siècle, la machine qui finissait par asservir l’homme, et, enfin, le réseau d’intelligences artificielles qui s’emparait du pouvoir sur Terra et les quatre planètes qu’elle avait colonisées. Au IX e millénaire, en temps d’Hellas, l’humanité n’était plus alors représentée que par une poignée d’êtres génétiquement modifiés, vivant en symbiose avec les IA, la civilisation des Cyborgs humains.
- Tout cela sans l’intervention des Haäns, constata Kissak.
- C’est en effet le déroulement « normal » de la destinée des Terriens. Avec le temps alternatif, la deuxième chronoligne, le sort de la Terre n’est guère plus enviable. Voyez vous-mêmes sages d’entre les sages.
Le film en trois dimensions repartit. Cette fois-ci, après la catastrophe climatique du début du XXIIe siècle, les rares survivants de la Terre se retrouvèrent réduits en esclavage par l’armée triomphante Haän. Puis, les manipulations génétiques pratiquées sur les humains aboutirent à la totale disparition de l’espèce aux environs du XXXe siècle.
- Et si nous intervenons? Qu’arrive-t-il à ce peuple?
- Je vais vous visualiser le futur de la Galaxie. Les Terriens participeront alors à la paix universelle.
Un nouveau disque pour un nouveau destin.
Terra, contactée par Hellas, parvenait à vaincre ses démons et, aux côtés des Helladoï, formait pacifiquement une Alliance qui diffusait à travers la Galaxie le meilleur de chaque civilisation, partant à la découverte de nouvelles connaissances, de nouveaux univers, et ce, à travers toutes les dimensions et tous les devenirs.
Le films s’attarda étrangement quelques secondes sur le visage d’un des explorateurs. De toute évidence, il s’agissait d’un humain, un Terrien, un hardi capitaine que les siècles ne semblaient pas atteindre. Découvreur décidé, capable de transcender les défauts de son espèce pour les transmuter en qualités, cet être exceptionnel allait toujours de l’avant, ignorant la peur, compatissant envers les faibles et les humbles, sachant imposer le droit aux dictateurs de tous poils.
Les millénaires s’écoulaient, les Galaxies se mouvaient dans l’espace, fusionnaient et la vie intelligente perdurait, poursuivant sa quête insatiable de la connaissance. Et, parmi ses représentants les plus valeureux, il y avait toujours un humain et un Hellados associés. Non pas que l’avenir fût radieux. Chaque époque devait combattre pour imposer ce qu’il y avait de meilleur parmi les espèces vivantes.
Mais bientôt, les images devenaient floues, incompréhensibles aux témoins, dévoilant des secret merveilleux et terribles à la fois, qui restaient néanmoins inaccessibles à Sarton et aux neuf membres de l’aréopage.
Enfin, le chronovision s’arrêta de fonctionner, ayant apparemment atteint la fin du temps imparti à l’Univers.
Le silence dura plusieurs minutes. Kissak, après avoir consulté ses confrères mentalement, prit la parole pour prononcer d’une voix sans timbre, la décision prise par l’auguste assemblée.
- Prospectiviste Sarton, vous avez tout pouvoir pour contrecarrer le plan Haän. Désormais la destinée de la Galaxie repose entre vos mains. Allez et réussissez, quelles que soient les souffrances intérieures que vous éprouverez, quels que soient les moyens que vous emploierez. La cause est suffisante, jugerait Vestrak.
- Sages d’entre les sages, je vous rends grâce. Que Stadull vous protège et que je sois foudroyé sur l’heure si je faillis.
- Ainsi soit-il, conclut Kissak.
Après un salut cérémonieux, le scientifique se retira, marchant à reculons jusqu’à l’imposante porte en bois de Tronn.

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Le vaisseau léger Vestrak n’était plus qu’à une unité astronomique de Sol. Pensif, le capitaine Alruns se taisait, dissimulant le mieux qu’il le pouvait, les sentiments tumultueux qui l’agitaient. Sarton respectait le silence du soldat. Il ne voulait pas le forcer et attendait patiemment la réponse de l’officier.
- Qui suis-je pour m’opposer à l’aréopage? Pourquoi sacrifierais-je mon peuple par mon entêtement?
- Capitaine Alruns, je comprends.
- Vous pouvez procéder aux calculs préparatoires permettant le saut quantique. Mon vaisseau et tout son équipage sont à vos ordres.
- Merci. Je m’y mets immédiatement. Soyez rassuré. Tout se passera bien.
Sarton se leva pour aller prendre place devant la console scientifique. Après quelques minutes, sûr de son fait, il fit part de ses conclusions au commandant du Vestrak.
- Suivez-moi sur la passerelle. Autant remonter le temps maintenant! 
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Tout se déroula à la perfection. Pas le plus petit incident à signaler.
Désormais, le vaisseau Hellados tournait en orbite autour de Terra, mais une Terra plus jeune de trois cents années environ. L’année 1926 du calendrier chrétien déroulait ses ors mais aussi ses ténèbres. Sarton pouvait agir bien qu’il ignorât qui était précisément son adversaire et où il se trouvait présentement.

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