samedi 18 octobre 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : le Retour de l'Artiste chapitre 10.



Chapitre 10

Lorsque l’Artiste reprit conscience, ce fut pour constater qu’il était enfermé dans une sorte de cage digne de celles des célèbres fillettes de Louis XI, du moins si l’on devait en croire les légendes sombres de ce souverain du XV e siècle. Sa prison, d’un mètre vingt sur quatre-vingt centimètres et d’un mètre cinquante de haut, se balançait à trois mètres du sol, suspendue à une chaîne rouillée. À proximité, se trouvait un caveau suintant d’humidité, les murs rongés par de la mousse. 
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Lorsque la fantaisie lui prenait, le maître des lieux pouvait ainsi ramener la cage dans son renfoncement habituel.
À dix mètres de la prison particulière de Tellier, une cage semblable contenait des restes ratatinés de Gorkh, un reptile à la peau d’alligator verdâtre, aux yeux couleur de soufre, tout globuleux, à la mâchoire prognathe munie de crocs monstrueux, notamment de canines de trois centimètres. Le crâne de la créature, ovoïde, se terminait par une crête aux épines empoisonnées qui descendait jusqu’à l’échine. 
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Baissant les yeux, l’Aventurier put alors admirer quelques spécimens parmi les plus rares du comte c’est-à-dire:
- une momie éventrée de caïman, du tronc duquel émergeait un squelette humain quasiment intact;
- un crocodile du Nil ayant dévoré un fellah: la sympathique bête était morte d’indigestion et avait été momifiée telle quelle. 
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En fait, pour ces deux exemplaires tératologiques, il s’agissait d’une mise en scène d’un goût douteux, élaborée par Sarton afin d’effrayer les éventuels hôtes humains forcés du Maudit.
Puis venait:
- un sarcophage inquisitorial qui renfermait, empalé sur ses pointes sanglantes, un moinillon novice que la curiosité avait cruellement puni et qui avait voulu sans doute expérimenter, à ses dépens, hélas, le terrible engin. 
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Pieds Légers, quant à lui, se retrouvait prisonnier à l’intérieur d’un vaste aquarium dont les vitres en plexiglas étaient quelque peu anachroniques. L’adolescent baignait dans un liquide amniotique et, afin de respirer, était protégé par une sphère transparente en plastacier à laquelle aboutissaient de longs tuyaux en caoutchouc souple dont la fin première consistait à véhiculer de l’oxygène et de l’azote dans un mélange parfaitement dosé.
Immobile mais réveillé, le jeune homme regardait, fasciné, la tête décapitée d’un scaphandrier mort, tête réduite à l’état d’écorché, ornée de lambeaux de peau toute racornie, trophée surnageant dans cette piscine improvisée. Le liquide physiologique nourrissait également des embryons indéterminés, croisements plus ou moins aboutis de têtards de grenouilles et de poissons faucons d’Hellas. Il s’agissait pour ces derniers de créatures mi-aériennes mi-aquatiques évoluant avec grâce dans l’air éthéré de ce monde surchauffé. 
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À la gauche de la sphère, un humanoïde mort par strangulation, sorte de géant simiesque de trois mètres, aux poils angora grisâtres et emmêlés, au museau aplati, aux yeux jaunes et aux dents abîmées, restait pendu le long d’un câble de fin acier. Au bout des doigts, des griffes acérées, armes plus que redoutables.
Cette description était valable pour le devant du cadavre car son dos revêtait un aspect bien différent. Il paraissait s’apparenter à celui d’un caméléon surdimensionné, doté d’une queue spiralée.
L’être appartenait manifestement à l’espèce des transformistes et, surpris par la mort au moment de sa métamorphose, n’avait pas réussi à recouvrer sa forme première.
Cependant, tout cela, les spécimens et le décor sonnaient faux!
Ces dépouilles provenaient de créatures en plastique volées aux célèbres studios de la Hammer ou encore à ceux de la MGM ou de la Lucas Firm.
Certains de ces leurres pouvaient être animés électroniquement tandis que d’autres n’étaient que du carton-pâte! Même l’extraterrestre à gros cerveau, si cher à un réalisateur fêlé d’Hollywood, reposait, assis, sur un des coffres du laboratoire.
Marchant à grands pas, l’inénarrable Saturnin de Beauséjour, promu gardien des monstres du comte di Fabbrini, marmonnait sans cesse, tentant de se rassurer:
- Oui… Oui, monseigneur, je n’ai pas peur. Je n’ai absolument pas peur… c’est cela. Je suis courageux… un véritable Tancrède… Un Roland. J’obéis à vos ordres sans frémir. Tous ces êtres sont parfaitement inoffensifs. Mais… mais… ne me laissez pas dormir ici, tout seul, la nuit… Hein? Vous ne serez pas aussi cruel avec moi?
Le vieil homme, tel un automate, voûté et tremblotant, marchait d’un pas saccadé poursuivant sa litanie monotone.
Une ombre menaçante se profila dans la salle, chassant le valeureux cerbère d’un geste méprisant. Ne demandant pas mieux, Saturnin s’enfuit, laissant Galeazzo jouir de son triomphe.
Petite parenthèse.
Je ne sais pourquoi mais je me suis pris d’une affection sans bornes pour ce benêt de Beauséjour. Assurément, je me montre déraisonnable au possible, mais je ne puis me corriger… c’est ainsi. Il me rappelle tout ce que je ne suis pas… Que j’aurais voulu être sans nul doute… la peur ne m’est pas étrangère… la vilenie aussi… Peut-être Saturnin incarne-t-il les vices dissimulés au tréfonds de mon âme…
En fait, j’aime mentir, me mentir, c’est plus fort que moi… moi qui ne suis rien maintenant et qui n’aspire plus à rien, même pas au repos éternel puisque ma conscience ne peut être effacée… Mala suerte comme dirait le capitaine Craddock… mais j’anticipe, j’anticipe… reprenons le fil de cette histoire… 
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Le comte resta silencieux quelques secondes, savourant le spectacle de son ennemi vaincu.
- Ah! Fils dénaturé! Fit-il de sa voix grave si caractéristique. Tu n’as pu t’empêcher de courir fatalement jusqu’au piège que je t’avais tendu! Connaissant ton cœur si sensible aux détresses humaines, je n’en attendais pas moins de toi.
- Oui, Monseigneur, je n’ai aucune honte à l’admettre. Le coup était bien calculé. Toutefois, vous me décevez.
- Comment donc? Tu te moques? Je te tiens à ma merci, l’oublies-tu, paon?
- Monseigneur, ce décor est digne d’une fête foraine ou d’une pièce de grand guignol du Boulevard du crime. Convenez-en tout comme moi. Il ne fait peur qu’à monsieur de Beauséjour. Quel mauvais goût! Vous savez, j’ai encore en mémoire votre hospitalité qui n’avait rien à envier à celles des grands inquisiteurs, Torquemada par exemple… je ne citerai pas Nicolas Emmerich… à mon avis, vous vous êtes trop entiché de romans gothiques, des œuvres d’Ann Radcliffe et de Mary Shelley entre autres… elles furent un temps à la mode, oui, mais c’était jadis, il y a fort longtemps…
- Tais-toi, Frédéric! Je te voulais comme mon successeur. Quelle ironie! Cependant, une fois encore, je veux me montrer magnanime, en souvenir de l’affection que je te portais antan, et je ne céderai point à la colère. Sache mon fils c’est Sermonov, ou plus exactement Sarton qui a élaboré ce décor de théâtre des horreurs.
- Hem… A bien y réfléchir, je ne suis pas étonné.
- Ah! Pourquoi donc, l’Artiste?
- Derrière tout ce fatras, on sent l’esthète qui s’amuse des sentiments primitifs de l’homme crédule. Mais changeons de sujet mon maître. Nous ne sommes pas ici pour palabrer dans le vide… je vous croyais mort… jusqu’à l’année dernière… les balles de Danikine ne vous avaient point raté…
- Quelques-unes ont fait mouche en effet, mais pas toutes… heureusement pour moi. J’étais assez mal en point. Or, toi, fils dénaturé, fils ingrat, tu n’as pas même daigné t’assurer que le souffle de vie avait quitté ma poitrine…
- Monseigneur, quelle piètre idée vous avez de moi! Vous avez joué une si belle comédie, ma foi, en parfait histrion que vous êtes, que le spectacle de votre agonie m’a suffi pour vous croire passé ad patres.
- J’ai quelques modestes talents, il est vrai, mais, vois-tu, je comptais aussi sur ta sensiblerie. Dire que pendant près de vingt ans j’ai tenté de te modeler à mon image! Quel échec! Tu n’as rien retenu de mes leçons ou presque. Sache que la pitié n’est seyante qu’aux faibles! L’aigle royal, lui, n’a cure des mulots et des homoncules. Je suis un loup à la queue argentée et mon lignage vaut celui de Charlemagne lui-même! Majestueux et superbe, je plane dans le ciel, ignorant la souffrance des vermisseaux, je chasse sous la lune, déchirant de mes crocs les chairs tendres et pantelantes des proies naïves tombées sous mon charme!
- Bravo! Belle tirade mon maître! Vous surpassez Talma…
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- Tu oses encore persifler! Seuls les plus forts ont le droit d’éprouver et de manifester l’orgueil qui étreint mon cœur depuis l’aube des temps! Ah! Frédéric! Tu es la honte de ma vie… mon plus grand échec… Si je le pouvais, je laisserais couler une larme…
- Pas d’apitoiement, aucune hypocrisie, monseigneur… Soyez vous-même! Je ne suis pas le seul à vous avoir vaincu. Brelan, Alban de Kermor ont fait de même… pourquoi donc vouloir recommencer vos machinations alors que la défaite est votre lot? Pourquoi tant d’acharnement?
- Hortense ne penserait point cela. Elle m’admirait, elle m’aimait…
- Votre première victime Monseigneur…
- Cela dépend du point de vue. À terre, je me relève et monte encore plus haut. Mon étendard claque toujours au vent de la fierté, plus hardi, plus beau que jamais malgré les déchirures et les reprises, les salissures…
- Un drapeau pitoyable plutôt.
- Tais-toi donc l’Artiste! Tu vas finir par m’agacer.
- Je suis parvenu à vous offenser, comte… j’en suis tout à fait marri.
- De toi, plus rien ne peut m’atteindre… de toute façon, à mes yeux, tu es déjà mort. Il y a longtemps que je t’ai rayé du monde des vivants. Il ne me reste plus qu’à trouver comment je vais t’ôter la vie. Il va de soi que ce sera d’une manière raffinée. Noblesse oblige!
- Décadence oblige plutôt! Puisque je suis en sursis, pourquoi ne pas me révéler les aboutissements de votre projet monseigneur?
- Ah! La curiosité te titille… j’hésite grandement à te satisfaire. Mais… pourquoi pas? Toi seul est à même d’apprécier toute la grandeur et la spécificité de mon génie. J’ai élaboré un plan grandiose, démesuré, à la dimension de…
- … votre folie?
- Non! De ma générosité! Je veux annihiler la souffrance humaine. Pas moins. J’envisage l’établissement sur terre et ailleurs du bonheur total, absolu et éternel.
- Oui, avec vous en démiurge.
- C’est exact. Je serai le père de la nouvelle humanité, le dieu fondateur et fécondateur des hommes nouveaux qui peupleront et cette planète et le firmament. Tout ce monde sera délivré de l’asservissement des sentiments, des émotions qui, jusqu’à aujourd’hui ont entravé le progrès. Alors, mon nom sera vénéré pour les siècles des siècles. Enfin, j’atteindrai la paix suprême, la félicité. La sphère céleste sera emplie des harmoniques les plus mélodieuses; elles retentiront jusqu’au trône de Dieu.
- Pas mal… mais… monseigneur, je vous croyais athée…
- Par commodité.
- De quels moyens disposez-vous pour construire ce paradis?
- Me penses-tu assez naïf pour tout te dire?
- Monseigneur, je vais mourir bientôt…
- Sache que le savoir des Tibétains a été enfin déchiffré et maîtrisé. Grâce à eux, j’ai dompté la matière elle-même. Désormais son cœur n’a plus aucun secret pour moi. Je puis à loisir emprisonner le feu céleste, le sculpter et remodeler le vivant…
- Chapeau, mon maître. Je vous salue bien bas. Mais que devient l’humanité actuelle?
- Ce déchet? Rien si ce n’est qu’il devra céder la place en silence. 
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- Donc, si j’ai bien saisi, vous allez déclencher l’Armageddon.
- Précisément! J’attends cet instant depuis toujours! Peu me chaut d’incarner l’ultime cavalier de l’Apocalypse! Songe que le prix à payer est bien faible. Ensuite, oui, ensuite, ce sera le Premier Matin du Monde dans un Eden retrouvé, recréé pour une humanité régénérée.
- Monseigneur! Vos paroles flamboient et distillent tout le poison mortifère de l’ange des ténèbres. À vous écouter, on ne peut s’empêcher d’être séduit par cette beauté de la destruction. Cependant, je ne puis vous suivre car j’ai choisi la vie et vous la mort! Votre monde ne sera que ruines fumantes et silence infini. Vous verrez que j’ai raison… mais il sera trop tard…
- Ah! Cela signifie-t-il que tu te sais vaincu?
- Même au tombeau, je vous combattrai…
- Fils ingrat, ton heure a sonné. Il est temps de…
Mais Galeazzo fut interrompu par l’arrivée soudaine de Sermonov. Celui-ci avait aperçu des mouvements étranges dans les Arènes de Lutèce.
- Monsieur le comte, fit l’extraterrestre de sa voix dépourvue d’inflexions, la bande de Tellier cerne les Arènes et ne va pas tarder à investir les souterrains. Vous avez eu tort de ne point vous emparer de ce journaliste. Vous ne le jugiez pas dangereux… maintenant, il est à la tête du petit groupe.
- Sermonov, que craignez-vous donc? Tout a été prévu ce me semble! Contentez-vous d’appliquer mes ordres.
- Oui comte, répliqua Sarton faussement servile. 
Pendant ce court échange, l’Artiste qui savait que Levasseur finirait par donner l’assaut, avait repris espoir. Mais il ne devait pas se réjouir trop vite. Les pièges de Galeazzo étaient réputés pour leur fourberie.

***************

Effectivement, conduite par André Levasseur, la bande de repris de justice s’engageait dans l’entrée des souterrains. Mais le Piscator était à la traîne, jetant des coups d’œil furtifs autour de lui. Il n’était pas rassuré, loin de là.
- Oh! Que je n’aime pas ce lieu! Marmonnait-il dans sa barbe. C’est l’endroit idéal pour se faire égorger. On n’y voit goutte.
- Allons, le Marseillais, jeta Marteau-pilon, je t’ai connu plus hardi. Tu n’es pas seul ici et il y a mes poings ainsi que ceux de Milon.
- C’est vrai ça, opina le colosse qui, en fait, était d’un naturel paisible.
- Chut! Les interrompit Levasseur. Vous êtes trop bruyants. L’écho de vos voix résonne dans ce boyau et porte loin. Maintenant, je dois me concentrer afin de me rappeler de la position des pièges.
- Laissez-moi plutôt agir, recommanda Tchou. J’ai les moyens de détecter les mécanismes actionnant les trappes grâce à ce petit boîtier. Il émet une lumière face à une importante masse métallique et…
- Ah! Ouais? Ça m’a l’air amusant! S’esclaffa Hermès. Si ma grand-mère avait des ailes, elle serait un bel albatros et volerait au-dessus de l’Atlantique. 
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- Bon sang, taisez-vous donc! Écoutez… Vous n’entendez rien? Demanda le journaliste soudain troublé par un bruit inattendu qui ne lui paraissait pas naturel.
Le grincement sinistre s’amplifia et se prolongea faisant frissonner tout le monde. Malgré les lampes de mineur dont nos amis s’étaient munis, ils ne distinguaient absolument rien d’anormal autour d’eux. Toutefois, ils sentaient des choses immondes, des créatures ramper près d’eux, des frôlements subtils au niveau de leurs membres. Enfin, des grognements inquiétants les entourèrent, émis par des bêtes insaisissables se confondant avec les parois de terre.
Un court instant, les lampes parvinrent à accrocher les éclats sanglants de prunelles non humaines. Le phénomène ne dura qu’une seconde et tout redevint vide.
- C’est incompréhensible! S’écria le journaliste avec une peur qu’il ne pouvait plus longtemps dissimuler.
- Quelle est cette diablerie? S’enquit en tremblant le Piscator.
  Personne ne lui répondit car une lumière violente où les verts, les rouges et les bleus alternaient, illumina soudain le souterrain. Tous se figèrent d’horreur en découvrant les animaux qui se préparaient à les charger. Il y avait là des cynocéphales caméléons aux yeux rouges qui avaient attendu silencieusement, dociles et très bien dressés, dans l’obscurité relative, le signal de leur maître, le Pygmée des îles Andaman, posté sur une pierre de granit, pour attaquer. Le petit homme parlait à sa horde dans une langue inconnue des Occidentaux. Le cri poussé par le nain effrayant déclencha l’assaut des êtres modifiés génétiquement, créatures semblant sorties d’un roman de H.G. Wells ou de Maurice Renart. 
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Les cynocéphales s’agrippaient à leurs victimes tout en hurlant, les mordaient et les griffaient avec cruauté. Rapidement, les bandits comprirent qu’ils ne pourraient jamais faire face à une pareille fureur; il leur fallait abandonner la partie.
Mais comment faire demi-tour dans ce boyau étroit alors que les singes bouchaient la sortie et que le Noir, soufflant dans sa sarbacane, les arrosait d’épines empoisonnées?
Tchou, à cause de sa haute stature, reçut deux dards qui vinrent s’enfoncer dans son cou. Dans un cri de rage, ignorant la douleur, il les arracha. Deux filets de sang mauve coulèrent sur ses vêtements de récup. Or, notre Haän ne semblait ressentir aucun malaise particulier. Le poison était donc sans effet sur lui.
Par contre, les singes piqués par les épines s’immobilisaient aussitôt pour se dessécher et ce, d’une manière accélérée. Une fois atteintes, les victimes poilues se transformaient en momies en moins de dix secondes, des momies paraissant vieilles de trente siècles au minimum.
Par malheur pour lui, une de ces dépouilles racornies et peu ragoûtantes resta accrochée au Piscator. Le Marseillais poussa des cris d’orfraies tentant vainement de se libérer de cet hôte indésirable. Voyant son compagnon dans de mauvais draps, Hermès voulut lui porter secours, en souvenir d’une amitié née au bagne de Toulon. Hélas, il paya son élan de générosité de sa vie. À son tour, il mourut, criblé par des dizaines de dards imparables. Se figeant instantanément dans une posture grotesque, son corps subit une dessiccation rapide.
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Bientôt, le bel Hermès ne fut plus qu’un peu de poussière qui s’en alla voleter autour des combattants. Les repris de justice risquaient de subir le même triste sort que le joli cœur des assises.
Mais soudain, le Pygmée des Îles Andaman grimaça comme s’il captait des ultrasons, imité par les cynocéphales apprivoisés. Immobiles, les monstres écoutaient un message inaudible.
Mettant à profit ce répit inespéré, la bande de l’Artiste, en un éclair, rebroussa chemin dans le plus parfait désordre. Tous n’avaient qu’une idée en tête: quitter au plus vite ce souterrain maudit, fuir le plus loin possible.
Le journaliste fut entraîné presque malgré lui jusqu’à l’extérieur. Seul Tchou, plus exactement Opalaand, le sang des valeureux guerriers Haäns coulant dans ses veines noueuses, resta face à la horde sauvage, magnifique de courage et de hargne, refusant d’abandonner le terrain sans gloire.
Se jetant sur les babouins avec un cri à faire s’écrouler les murs, il fit un carnage des singes, les étripant, les égorgeant ou encore les étranglant.
Ce combat dantesque s’acheva non par la victoire de l’amiral mais bien par sa défaite! Les cynocéphales étaient décidément trop nombreux.
Inconscient, son sang coulant de mille blessures, le faux Chinois fut emporté dans l’antre maléfique du nouveau Prométhée.
Pendant ce temps, le cœur rongé par le remords, la bande des anciens bagnards avait trouvé refuge dans un mastroquet rue Caulaincourt, à proximité du cimetière de Montmartre. Aucun des survivants n’osait regarder en face son voisin. Le bilan de cet assaut raté était lourd: un mort, le valeureux Hermès, et un prisonnier, Tchou, le géant Asiate.
Levasseur, promu chef par intérim malgré son inexpérience et sa jeunesse, osa enfin exprimer à haute voix ses ressentiments.
- Nous avons lamentablement échoué. Soit! Mais il nous faut y retourner avec davantage de préparation…
- Quoi? Maintenant? Fit le Marseillais.
- Vous n’avez pas écouté ce que j’ai dit! Répondit du tac au tac André.
- Petiot, nous allons essuyer un nouveau revers. C’est certain.
- Laissez-moi donc achever. Il faut aller là-bas en force et non à quatre ou cinq.
- C’est-à-dire? Demanda Marteau-pilon.
- Avec le renfort de la police.
- Tu es fou, mon gars, objecta le Bonnet rouge. Il n’en est pas question.
- Oui… Tu oublies que nous avons une sacrée ardoise avec la rousse et le curieux.
- La rousse, la police… mais le curieux?
- Le juge, petiot.
- Oublions la police. Nous retournerons là-bas avec d’autres amis de Frédéric… s’obstina Levasseur. De ceux que la peur ne paralysera pas…
- Nous ne sommes pas des trouillards! Rugit Milon qui, pour une des rares fois de son existence, sortait de ses gongs.
- Je n’ai pas sous-entendu cela. Nous ne pouvons rester sans rien faire. Votre maître, mais aussi Pieds Légers et maintenant Tchou sont prisonniers de ce maudit comte.
- On le sait trop bien, émit Marteau-pilon d’une voix lugubre.
- Une idée me vient… ce renfort, une personne pourrait nous le fournir… le comte de Kermor… commença le Marseillais. 
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- Le comte de Kermor? Pourquoi nous aiderait-il? Où vit-il? S’enquit André enchaînant les questions.
- Le comte est le demi-frère de Galeazzo di Fabbrini, le renseigna Marteau-pilon. Il l’a déjà combattu et vaincu. C’était il y a quinze ans. Mais te dire où il habite aujourd’hui, je l’ignore. Alban, tel est son prénom, depuis cette histoire, mène une vie fort discrète.
- Ah! Mais je sais où me renseigner, jeta le journaliste avec un sourire. Je vous donne vingt-quatre heures pour refaire vos forces. Espérons que ce di Fabbrini n’ait pas déjà mis à mort ses prisonniers.
- Non, ce n’est pas son genre, siffla le Marseillais. Il préfère les plans élaborés et les exécutions tordues.
- Dans ce cas, je vous reverrai demain à Bougival, dit André en se levant, une confiance nouvelle dans le regard.
- Attends un peu avant de partir mon gars, compléta Marteau-pilon. Il faut que tu saches une dernière chose. Une broutille, mais qui peut avoir son importance ici. Kermor ne porte pas le Maître dans son cœur. Sois diplomate lorsque tu verras le comte.
Haussant les épaules, le jeune journaliste s’en fut, laissant les anciens bagnards à leur inquiétude sourde et à leurs remords. Ils avaient failli à secourir l’Artiste!

***************

Tchou reprit ses sens dans une des cages du comte di Fabbrini. Malgré la douleur lancinante criblant son corps, il se redressa brusquement pour se heurter durement aux barreaux de sa prison. De rage, il poussa alors des rugissements qui allèrent se répercuter jusque sous la voûte du laboratoire faisant s’effriter quelques moellons usés. Sa colère décupla encore lorsqu’il reconnut plus bas, l’observant d’un œil clinique son ennemi Sarton Sermonov. Ne contrôlant plus sa haine, il gesticula tout en abreuvant l’Hellados d’insultes en langue Haän de la vingt-quatrième caste.
- Servachk! Viin klagh!
- Tss! Tss! En voilà un langage, cher adversaire, répondit Sarton en persiflant. Usez donc d’une langue plus châtiée. Le sabir trivial du bas peuple Haän ne vous convient guère. Les expressions de la caste impériale atteignent selon moi un degré poétique rarement égalé par nos propres aèdes.
Fouetté par ce coup ironique, Opalaand passa donc à la langue de la haute noblesse devant Frédéric Tellier qui, toujours assis dans sa prison suspendue, ne comprenait mie à ce qui se disait. Toutefois, l’Artiste saisit rapidement que ni Tchou ni Sermonov n’étaient humains.
- Si tu es ici, représentant d’Hellas, si tu t’es acoquiné avec di Fabbrini, c’est que tu t’es résolu à ma mort. Or, un guerrier de ma trempe ne peut accepter de vivre ainsi, enfermé dans une cage pour le restant de ses jours. L’humiliation n’est pas souhaitable.
- Comme cela est bien dit. Jadis et ailleurs, je t’avais mis en garde. Tu ne devais pas te mettre en travers de mon chemin. Ta plus grande qualité est également ton plus grand défaut, amiral Opalaand. Tu me contrains à ta suppression physique bien avant que le continuum espace-temps désiré soit établi.
- Certes, mais ces deux humains? Vont-ils donc assister à mon exécution?
- J’aviserai.
- Ainsi, tu es donc prêt à fouler aux pieds les principes de ton vénéré Vestrak pour que ton espèce domine la Galaxie! Je savais ton peuple fourbe mais pas à ce point-là! Le meurtre ne vous est-il donc pas interdit à vous Helladoï ? 
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- En effet, et ce, depuis près de sept mille années terrestres. Mais, aujourd’hui, la cause est suffisante. Parfois, certaines morts peuvent être utiles à toute la communauté, surtout lorsqu’elles doivent servir à consolider la paix et la vie. L’avenir que tes congénères préparent à la Galaxie ne débouchera que sur le désordre généralisé, engendrant souffrances, guerres et asservissements. Pour finir la victoire de l’Entropie sera inéluctable avec plus de dix milliards d’années humaines d’avance. Voilà la raison ultime pour laquelle l’Empire militaro-industriel Haän ne doit pas voir le jour. Seule l’union pacifique Terra/Hellas donnera une chance à l’Univers de parvenir jusqu’au bout de son existence. Voilà ce que le chronovision nous a révélés à mon peuple et à moi.
- Sarton, tu n’es qu’un salaud et de la pire espèce! Hurla Opalaand en français. Tu te drapes dans les vêtements de la civilisation, mais tu ne vaux pas mieux que le pire des barbares de la Galaxie!
Mais l’Hellados fit comme s’il n’avait pas entendu les dernières éructations du Haän. Il partit sans un bruit. Avant que l’amiral ait repris conscience, il avait pris soin de le fouiller et de lui enlever tous ses gadgets électroniques. Beauséjour, qui écoutait derrière une porte comme à son habitude, pouvait reprendre son poste de cerbère qui lui déplaisait tant.

***************

Après s’être rendu à la préfecture de police et s’être heurté à une fin de non-recevoir, le fringant journaliste André Levasseur eut l’idée de prendre des nouvelles de mademoiselle de Grandval. Il alla donc jusqu’à l’hôtel particulier de Madame de Frontignac, le cœur léger, sifflotant un air célèbre d’Offenbach dont les paroles commençaient ainsi: « Dis-moi Vénus… ». Il s’agissait là d’un extrait de l’opérette La Belle Hélène.
Reçu fort civilement par Brelan, André fut surpris de constater que la jeune femme avait totalement oublié les incidents de la veille et semblait quelque peu indifférente quant au sort de Victor Martin. Perplexe, le journaliste ne montra pas son inquiétude et, profitant de l’absence momentanée de la jeune femme qui s’était rendue à l’office afin de donner des ordres à sa domesticité, il prit à part Clémence afin de l’interroger.
- Que se passe-t-il ici? Demanda-t-il d’une voix pressante. Madame de Frontignac me semble étrange. Comme frappée d’amnésie sélective. De plus, il y a ces coups d’œil qu’elle jette par instant. 
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- Mon ami, vous avez tout à fait raison. Louise ne paraît pas être dans son état normal. Quant à sa voix… vous avez dû remarquer ce détail tout comme moi…
- En effet, elle est plus grave, plus sourde et plus rocailleuse…
- Monsieur Levasseur, je suis profondément inquiète. J’ai l’impression qu’elle me surveille constamment… Elle commet parfois de ces impairs.
- Quant à la disparition de Victor Martin, elle n’a pas l’air de lui accorder une grande importance. La presse évoque ce fait inouï avec plus ou moins de détails. Au fait, vous avez certainement reçu la visite de quelques-uns de mes confrères, Dubois ou encore Paquet, non?
- Absolument personne, du moins d’après ce que j’en sais, n’est venu aujourd’hui, à part vous, bien sûr. Lorsque j’ai lu les journaux ce matin, j’ai demandé à Louise ce qu’elle pensait de la disparition du directeur de votre journal. Elle est entrée alors dans une colère aussi soudaine que violente. J’ai préféré ne pas insister.
- Hum… Plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit. Madame de Frontignac serait-elle droguée, envoûtée ou hypnotisée? Il me faut éclaircir ce mystère. Autrefois, votre hôtesse, sous le nom de Brelan d’As s’est retrouvée mêlée à une sombre affaire de captation d’héritage. Un certain comte de Kermor a mis à jour la machination. Je vais de ce pas aux archives de mon journal afin de connaître l’adresse actuelle du comte. Je pense qu’il pourrait nous aider. Soyez prudente, ma douce, et… 
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- Chut, monsieur Levasseur… Voici Louise qui revient. Parlons d’autre chose.

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