vendredi 23 septembre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1885 (1).



1885

Los Angeles, 29 mars 1993.

Chez lui, le professeur Möll passait une soirée maussade. La situation internationale avait de quoi inquiéter tout Américain et tout catholique.
 Le message télépathique de Gerta lui parvint à 20h45. Se devant de répondre, il expliqua alors d’une voix hésitante les soucis qui étaient les siens présentement.
- Je ne puis vous secourir pour l’instant. Michaël est parti pour je ne sais où. Mais ce n’est pas tout, loin de là! Le pape Urbain IX vient de mourir. Il a été assassiné alors qu’il tentait une démarche en faveur de la paix. Il s’était rendu en Israël. La presse et les chaînes de télévision mettent cet acte odieux sur le dos de fanatiques intégristes musulmans, pro Palestiniens. Un conflit généralisé semble désormais imminent…
Ne percevant aucune réponse de la part de la baronne, Stephen n’insista pas. Scotché devant le poste, le chercheur se rongeait les ongles, délaissant sur la desserte une canette de Seven Up. 
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CNN passait en boucle les terribles images de la découverte du corps sans vie du Souverain Pontife. Le cadavre gisait sur le plancher métallique d’une vieille camionnette abandonnée. Le crâne avait été sauvagement fracassé et la soutane blanche présentait de multiples impacts de balles. 
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La dépouille avait été retrouvée dans le quartier du vieux Jérusalem. Cela accusait donc les Palestiniens. La police israélienne ne voulait pas en savoir davantage. CNN et les autres chaînes américaines non plus. Le Hamas était mis en cause. L’examen rapide du corps disait que le pape avait été abattu par les tirs du fusil mitrailleur UZI.
Tandis que toute la chrétienté pleurait Urbain IX, l’aviation effectuait des raids dévastateurs contre la Syrie et le sud Liban, là où se trouvaient les camps des réfugiés palestiniens. Le napalm, les défoliants et les bombes au phosphore firent des ravages parmi les civils.
Aussitôt, l’URSS réagit en massant des troupes à la frontière afghane et en envoyant un contingent en Syrie avec l’accord du président Assad. 
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Un ultimatum parvint également au président Drangston. Il disait à peu près ceci.
Si, dans les vingt-quatre heures, Israël n’était pas ramené à la raison, l’Union soviétique se verrait dans l’obligation d’intervenir au Moyen-Orient. Israël se voyait menacé directement.
Alors, à son tour, Malcolm Drangston montra ses muscles. Le 30 mars 1993, à quelques heures à peine de la fin de l’ultimatum, Gregory Williamson, commandant en chef des forces de l’OTAN, reçut l’ordre de se tenir prêt à envahir l’Europe de l’Est. Bref, tout cela sentait mauvais.
Le monde paraissait au bord du gouffre.
Cependant, la situation allait se décanter. Faisant pression sur le Premier Ministre conservateur israélien, Chaïm ben Herbin, Drangston obtint de celui-ci sa démission immédiate. L’Israélien céda d’autant plus vite que cela bardait à la Knesset. Les partis religieux venaient d’abandonner Herbin après une séance houleuse où les insultes avaient fusé.
Dans la nuit du 30 au 31 mars 1993, Chaïm ben Herbin annonça donc aux télévisions du monde entier qu’il renonçait à sa charge. De plus, l’aviation israélienne cessait ses bombardements meurtriers. Les troupes de l’Etat hébreu se retiraient également du sud Liban et du nord de la Syrie.
Le chef de l’opposition, appartenant au parti travailliste, Moshé Chareem se déclara prêt à constituer un gouvernement d’union nationale comportant des membres de la droite conservatrice aussi bien que de l’extrême gauche.
À cinq heures du matin, le 31 mars, alors que ben Herbin était démis de ses fonctions et qu’une commission d’enquête était instituée par la Knesset afin d’étudier les destructions effectuées par l’aviation israélienne lors des derniers bombardements, l’ex-premier Ministre fut décrété d’arrestation. 
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Ce fut ainsi que la crise internationale fut résorbée. Devant la bonne volonté israélienne et celle non moins importante des Etats-Unis, Moscou choisit de faire marche arrière à son tour.
Afin de calmer le ressentiment des Arabes, le président de la république française, Serge Bouteire parcourut tous les pays du Golfe en tant qu’ambassadeur de la paix entre le 9 et le 20 avril 1993.
Pendant ce temps, Moshé Chareem était chargé par le président de l’état hébreu de constituer un nouveau gouvernement.
Parallèlement, à Rome, après seulement quatre jours de conclave, un nouveau pape était élu. À la surprise générale, il s’agissait d’un Africain, un Noir vivant au Kenya, le cardinal archevêque de Nairobi. Pour l’état civil, il répondait au nom d’Andrew Chelton. Il avait la double nationalité américano kényane car sa mère était américaine et il avait vu le jour à Chicago.
Chelton fut intronisé souverain pontife le 21 avril 1993, choisissant de s’appeler Sébastien Premier.
Or, certains membres de la curie contestaient l’élection de Sébastien Premier, l’accusant de professer des idées peu conformes aux dogmes de l’Eglise catholique.
En effet, Andrew Chelton était un adepte du jésuite Teilhard de Chardin
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 dont les écrits avaient été mis à l’index quelques décennies plus tôt. Acceptant la Préhistoire, ce qui était généralement admis par le clergé catholique, il mêlait cependant aux théories de l’évolution une étrange doctrine remettant quelque peu en question les concepts du temps, de l’éternité et de la mort.
Le nouveau pape avouait, il ne s’en cachait nullement, avoir forgé sa pensée en s’appuyant les recherches du célèbre penseur italien Giacomo Perretti, mort dans des circonstances tragiques en 1981. Sébastien Premier reconnaissait avec fierté avoir fréquenté ledit philosophe et journaliste à ses heures.
Tout cela sentait la poudre. Allait-on vers un nouveau schisme?

*****

Le soir du 21 avril 1993, Michaël était enfin de retour en 1993. Devant les questions de Stephen, il se contenta de lui répondre qu’il était parti enquêter vers l’an 3000, et était parvenu à s’introduire dans la cité souterraine dans laquelle officiait le concepteur des hommes synthétiques. Ainsi, il avait réussi à apprendre que plusieurs hommes robots avaient fait défection d’une façon étrange et inhabituelle. D’après les différents témoignages recueillis, il apparaissait que les déserteurs avaient été enveloppés d’une intense lumière violette avant de se volatiliser.
Qui avait pu ainsi forcer les défenses de la cité interdite de Shalaryd? Voulant creuser le mystère, Michaël avait tenté de se transporter lors de la disparition d’un des hommes synthétiques. Mais là, il s’était heurté à un mur au propre comme au figuré. Dépité, l’agent temporel s’était donc résolu à regagner le XX e siècle.
Stephen Möll ne crut pas un mot du récit de l’Homo Spiritus. Avec hargne, il lui apprit ce qui s’était passé les dernières semaines. Il n’omit pas non plus l’appel au secours de Gerta von Möll.
- Là-bas, à Ravensburg, on a besoin de nous plus que jamais…
- Ah bon? Fit semblant de s’étonner Michaël. Pourquoi n’êtes-vous pas parti sans moi, Stephen?
- Comme si vous ne saviez pas que vous avez configuré le module temporel de telle sorte qu’il n’obéit qu’à vous!
- Pourtant, c’est extrêmement facile de le reprogrammer, objecta l’Homo Spiritus.
- C’est ça, foutez-vous de ma gueule! J’ai tout essayé. Impossible de passer outre.
- Parce que vous vous y êtes pris fort mal…
- Enfoiré! Je vais vous casser la figure.
- Stephen, votre attitude me désole au plus haut point. Au lieu de rugir comme un dément, vous devriez commencer les préparatifs pour un séjour assez long en… 1885.
- C’est déjà fait! Tamira et Cynthia attendent mon coup de fil. Elles viennent avec nous, que vous soyez d’accord ou pas.
- Tiens donc! Cette fois-ci, vous ne craignez pas qu’il leur arrive quelque chose?
- Bloody Hell! Si jamais c’est le cas, je vous descends!
- Hum… je ne vous conseille pas d’essayer, professeur. Bon. Passez vos coups de fil. Mais Cynthia ne vient pas…
- Quoi? Pourquoi?
- Elle sera plus utile ici, à LA. Je vais la charger d’une petite mission de recherche. Elle va fouiller les archives pour mon compte… je ne vous en dis pas davantage… vous saurez tout à notre retour.
- Vous décidez toujours à ma place, hein? Fumier! Et moi, comme un con, je vous obéis.
- Stephen restez poli. Jamais je ne vous ai insulté. Faites de même. Téléphonez à vos deux étudiantes. Nous partons demain dès l’aube.
Haussant les épaules et marmonnant, le professeur s’empara du combiné et commença à former le numéro personnel de Tamira.
Le translateur se matérialisa dans le parc du château des von Möll le 22 mars 1885 à quatre heures de l’après-midi. Le soleil était invisible et une pluie fine tombait depuis la vieille, détrempant la pelouse et les allées. Cependant, il ne faisait pas si froid et la végétation commençait à revêtir un aspect printanier.
Les voyageurs temporels furent accueillis sur le perron par une Gerta en larmes. La baronne était encadrée par ses deux fils qui tentaient de lui apporter un certain réconfort.
La maîtresse des lieux approchait de ses quarante ans. Sa robe de velours vert à passepoils beige peinait à dissimuler une taille épaissie. Toutefois, le port obligatoire du corset avantageait sa poitrine généreuse.
Gerta avait pris soin de sa chevelure relevée en chignon. Toutefois, quelques mèches échappaient aux épingles et retombaient librement sur le cou. Ce détail suffisait à démontrer le trouble de la baronne von Möll. 
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Rien n’avait changé concernant l’ameublement et les tapisseries. Les serviteurs étaient tout aussi nombreux et zélés, absolument pas curieux. Sous la houlette du majordome Peter, ils ne s’autorisaient aucune question. Il faut dire qu’ils étaient largement payés, bien plus que la norme admise.
Quant aux deux fils, des jeunes gens désormais, ils avaient négligemment passé une veste de daim sur des pantalons larges. Cette tenue débraillée et anticonformiste pour l’époque s’expliquait aisément. Wilhelm et Waldemar revenaient du lac où, malgré le temps pas si clément, ils s’étaient entraîné en vue d’une prochaine compétition d‘avirons. Ils devaient représenter Ravensburg dans cette course la semaine suivante.
Tandis que Tamira saluait fort bas les von Möll comme l’exigeait la politesse japonaise, Stephen ne put dissimuler son étonnement à la vue des fils de la baronne. Il s’attendait à revoir des garçonnets et non des adolescents ou des jeunes hommes.
« Jamais je ne me ferai à ce déficit temporel, soupirait-il dans son for intérieur. C’est dur de voir vieillir à l’accéléré ses ancêtres alors que moi, je reste le même. Il ne s’est écoulé que quelques semaines, voire quelques mois depuis que cette fichue machine est entrée en fonction,  en 1993.
- Le temps est relatif, Stephen, émit Michaël.
- Ouais! Quel âge ont-ils tous, monsieur je sais tout?
- Gerta fêtera ses quarante ans le 26 juin. Wilhelm a près de dix-neuf ans et Waldemar est un fringant adolescent de quinze ans ». 
Justement, le plus jeune, s’approchant du professeur, interrogea sa mère.
- Mère, est-ce là l’éminent professeur de physique dont vous me contiez les exploits alors que je n’avais pas six ans?
- Oui, mon fils; Herr Stephen est un inventeur qui a déjà expérimenté les merveilles du voyage… sidéral.
- Le voyage vers les étoiles? C’est fantastique! S’exclama Waldemar.
- Il vit dans un monde futur où les plus lourds que l’air volent quotidiennement, où l’homme a déjà posé le pied sur la Lune.
- Quelle chance!
- Mon fils, ne vous émerveillez pas trop cependant. Ce monde n’est cependant pas un éden, loin de là. Le spectre de la guerre totale plane sur la conscience des hommes et des femmes de cette époque.
- Hem… Je suis déçu, mère… Je croyais que les progrès techniques allaient engendrer les progrès moraux!
- Hélas, ce n’est pas le cas, jeta Michaël à haute voix. Où est Rodolphe?
- Dans sa chambre…
- Montons donc…
- Mais, s’offusqua Wilhelm, mère, vous n’allez pas laisser une inconnue, une étrangère pénétrer au chevet de mon père?
- Wilhelm, fit durement madame von Möll, si mademoiselle Ogada accompagne ces messieurs, c’est que l’on peut avoir confiance en elle.
- Madame, si je dérange, je reste en bas, commença Tamira.
- Il n’en est pas question, siffla le chercheur entre ses dents. Tamira est experte en gadgets électroniques. C’est ma meilleure étudiante. Elle a mis dernièrement au point une sorte de senseur médical comme dans cette série Star Trek…
Comprenant qu’il ne devait pas insister, Wilhelm fit la moue et se retira brusquement.
Accompagnés par Gerta et Waldemar, les tempsnautes entrèrent dans la chambre du baron qui était alité, plus pâle que jamais, et qui somnolait, les yeux fermés. Il n’eut même pas conscience de l’arrivée des nouveaux venus dans la pièce. 
L’atmosphère lourde était envahie de relents peu agréables de médicaments. L’air était vicié. La chambre du malade avait besoin d’être aérée. Stephen, n ’ayant cure des cris de Gerta, s’empressa d’ouvrir les fenêtres.
Pendant ce temps, l’étudiante japonaise se penchait sur le baron et l’auscultait à l’aide de son petit engin futuriste. Elle y détecta bien vite des traces conséquentes d’arsenic dans les tissus, les ongles et le système pileux de Rodolphe.
- Madame, effectivement votre mari est en grand péril. Il est victime d’un empoisonnement à l’arsenic. À la vue des doses enregistrées, je dirai qu’il subit cet empoisonnement depuis près de deux ans.
- Madame la baronne, pourquoi avoir tant tarder à nous prévenir ? Interrogea le chercheur américain.
- Je ne sais pas… La peur…
- Qui soupçonnez-vous? Reprit Stephen.
- Euh… le docteur Kastler. Il est venu à la demande de Rodolphe afin de le soigner de sa dépression. Il est arrivé au château au mois de juillet 1883.
- Hem, je vois, siffla le professeur entre ses dents. Ainsi, votre mari absorbe des drogues mortelles camouflées en médicaments pour les nerfs.
- Depuis plusieurs mois, il est lymphatique. Il ne répond plus lorsque je lui parle. Comme s’il était prisonnier d’un rêve intérieur, rajouta Gerta les larmes aux yeux.
- Ne se plaint-il pas parfois de maux d’estomac? Demanda la Japonaise.
- Ce que je sais, c’est qu’il ne mange que fort peu. Il rejette presque tout ce qu’il avale.
- Nous arrivons à temps, lança Michaël. Madame von Möll, votre époux n’avait pas deux mois à vivre. Je sais pourquoi vous avez hésité à faire appel à nous. Il n’en va pas de votre faute.
- Comment? Expliquez-vous, Michaël, rugit Stephen.
- Toute la maison est sous l’influence mentale de ce pseudo médecin Kastler. Pour moi, il s’agit d’une évidence. Si vous avez pu lancer cet appel télépathique aujourd’hui, c’est parce que Herr Kastler n’était pas au château.
- Qui est ce criminel? Un homme synthétique du futur?
- Tout à fait, Tamira. Il se nomme Klatoo.
- Encore lui?
- Oui, Stephen. Il m’avait échappé il y a dix ans. Cette fois-ci, ce ne sera pas le cas.
- Michaël, comment pouvez-vous vous montrer aussi catégorique quant à l’identité de l’assassin?
- Dois-je vous rappeler que je suis télépathe? Je lis dans les pensées de madame von Möll. J’y ai capté des « images » du bon professeur. Lui seul a accès à la pharmacopée. Il détient la clé de l’officine où sont entreposées les drogues. De plus, dans votre subconscient, madame, vous pressentez que le docteur n’est pas tout à fait humain.
- Mon subconscient? S’étonna Gerta. Je ne comprends pas, Herr Michaël.
- Il s’agit de vos émotions, de vos sentiments cachés. Un nom revient sans cesse dans votre tête, celui de Dieter/ Yaktam.
- C’est la vérité, avoua Gerta.
- Nous allons tendre un piège à Klatoo.
- Fort bien. Comment? Demanda Tamira.
- Je suppose que Herr Kastler doit bientôt revenir?
- D’après ses dires, demain matin vers dix heures, répondit madame von Möll. J’espère que vous parviendrez à le maîtriser. Ma belle-sœur, Maria s’inquiète chaque jour davantage. Elle m’écrit quotidiennement. En principe, elle doit venir nous rendre visite dans trois jours, le 25 mars.
- Madame, je vous promets que nous en aurons fini avec Klatoo d’ici là. 
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- Vous allez le faire arrêter, Herr Stephen?
- Hum! Difficile de mettre en prison un homme robot appartenant à la première civilisation post-atomique, proféra l‘agent temporel. À ma connaissance, toutes les créations d’Okland di Stephano sont dotées de la faculté de se métamorphoser en à peu près n’importe quoi.
- Alors?
- Alors, nous allons ruser, Stephen. Tout d’abord, nous allons laisser croire à Klatoo que nous ne sommes pas là, que son emprise mentale se poursuit.
- Formidable! S’écria la Japonaise, oubliant sa réserve habituelle.
- Sera-ce si facile? Douta le professeur.
- D’une simplicité enfantine, jeta Michaël avec désinvolture. Je vais effacer de votre mémoire notre arrivée ici. Bien évidemment, tous vos domestiques seront également concernés par cet ajustement.

*****

Les trois hôtes passèrent une nuit paisible au château. Rodolphe était désormais soigné par Michaël directement. L’Homo Spiritus annihilait à la fois les effets toxiques de l’arsenic et les conséquences néfastes de l’emprise psychique de Klatoo sur le conscient et le subconscient du baron.
À dix heures moins cinq, ce matin-là, le docteur Kastler gravissait les quelques marches du perron. Il sonna à la porte et Peter lui ouvrit aussitôt. Le majordome s’inclina respectueusement devant le médecin et lui prit son chapeau et son parapluie. 
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Tandis que Klatoo s’engageait dans le hall, une silhouette s’interposa brutalement.
- Michaël Xidrù! Se trahit l’homme bionique.
L’homme synthétique tenta alors de se saisir d’un minuscule boîtier recouvert d’or. Cet engin anodin, fabriqué vers l’an 3000, était supposé pouvoir paralyser l’Homo Spiritus. Mais l’agent temporel fut plus rapide. Ce fut Klatoo qui se retrouva pris à son propre piège! Le boîtier permettait de changer le rapport temps. Comme nous le savons, Michaël n’avait nul besoin de tels moyens artificiels pour cela.
Une minute plus tard, dans le grand salon du rez-de-chaussée, l’homme robot, qui ne pouvait faire un seul mouvement et qui était tout juste capable de parler, était contraint, sous la peur, de répondre aux questions de Stephen et de Michaël. Quant à Tamira Ogada, au chevet du baron, elle veillait sur lui, déchargeant ainsi Gerta de cette tâche.
Klatoo craignait par-dessus tout un châtiment de la part de l’Homo Spiritus. Par exemple, le plus redouté était celui de se retrouver incarcéré à l’intérieur d’un univers bulle parallèle dont la chimie était différente de son monde ou même d’ailleurs des humains ordinaires… ce fut pourquoi il parla sans trop se faire prier.
- Effectivement, mon maître m’avait chargé d’éliminer Rodolphe von Möll dans les années 1874-1875. Ainsi, j’ai officié en tant que serveur dans le fameux club scientifique formé par le baron. Mais comme vous le savez, j’ai échoué à cause de votre intervention. Ensuite, je reçus une autre mission. Sous l’identité d’un pèlerin slovaque, je devais rendre le baron dément et l’acculer au suicide. Or, démasqué par Anton Verdok, je fus contraint de l’éliminer, mais d’une façon subtile. Rodolphe von Möll se chargea de tuer l’étudiant à ma place. Par la même occasion, cette solution en partie improvisée me permit toutefois d’enclencher le processus conduisant monsieur von Möll à la folie.
- Intéressant.
- Mais abominable, s’écria le professeur Möll.
- Pourquoi avoir choisi le destin de ce chevalier napolitain pour investir le psychisme de Rodolphe? S’enquit Michaël.
- Antonio della Chiesa? Son œuvre et ses écrits intéressent mon maître. Un de ses essais l’interpelle tout particulièrement. Il y voit un précurseur des grands théoriciens des civilisations ultérieures.
- Ah? Bigre! C’est fascinant.
- Terrifiant, voulez-vous dire, corrigea Stephen.
- Votre maître connaît donc les civilisations qui ont suivi la vôtre? Prodigieux! Insista Michaël. Mais d’où et de quand vient-il? Quelle est son identité?
- Vous aurez beau faire, Michaël, je n’en dirai pas davantage, prononça courageusement Klatoo. Il m’est interdit de prononcer le nom de mon maître.
- Tu parleras, que tu le veuilles ou non, dit l’agent temporel d’un ton dur.
Alors, Michaël, usant de toute sa puissance psychique, scruta en profondeur les pensées de l’homme robot. Suant et grimaçant e souffrance, Klatoo s’obstina dans son silence. La créature artificielle s’agita sur son siège, tentant de réchapper à la sonde mentale de l’Homo Spiritus. Désespérée même, elle essaya de renvoyer les ondes qui fouillaient son cerveau à Stephen.
- Ce que tu fais est idiot, gronda Michaël. Oublies-tu, Klatoo que je suis un Homo Spiritus? Tu ne peux me vaincre. Le mieux que tu ais à faire, c’est de tout me dire. Ainsi, tes souffrances cesseront. 
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- Je n’en puis plus. J’ai mes composants artificiels qui brûlent, hurla l’homme synthétique. Je vais révéler le nom de mon maître, un individu bien plus puissant que vous deux…
- J’attends, articula l’agent temporel lentement.
- Son identité le place au-dessus de tout soupçon…
Les vagues de douleurs submergeaient Klatoo. Pourtant, il parvint subitement à s’effacer de cette réalité. Avec courage, l’homme robot avait effleuré une touche sensitive de la montre qu’il portait au poignet. Ainsi, il plongeait dans l’espace-temps…
- Ha! Grommela Stephen. Que s’est-il passé? Où ce démon est-il parti?
- Il est parti pour le passé, proféra Michaël. Il a pris un sacré risque. En quittant ainsi cette sphère de temps sans protection et sans bulle temporelle, Klatoo n’en ressortira pas indemne.
- Vous aviez promis de le maîtriser. Or, une fois de plus, il vous a échappé. Fuck! À croire que vous le faites exprès! 
- Tout de même pas. S’insurgea l’Homo Spiritus. Quel intérêt aurais-je à cela?
- Vous le savez fort bien!
- Je ne suis pas un agent retourné, Stephen… je vais vous en donner la preuve… Klatoo vient d’atterrir, brûlé au troisième degré, dans les environs de Nancy, le 17 janvier 1477.
- Vous racontez n’importe quoi!
- Non… j’ai réussi à pister la trace des ondes méta ioniques… aïe!
Tout à coup, à la grande stupeur du chercheur, l’agent temporel s’effondra sur le tapis, sans connaissance. Michaël venait d’être victime de l’onde de choc du déplacement temporel de Klatoo.
Dans un premier réflexe, Stephen pensa: « il me joue un tour à sa façon! ». Mais il dut se rendre à l’évidence. Il ne s’agissait pas d’une plaisanterie.  En effet, un autre phénomène était en train de se produire. Sans crier gare, un incendie venait de s’allumer dans le grand salon. Déjà, les tentures et le tapis brûlaient, les flammes grondaient…
- Allons, bon! Le feu prend de l’ampleur, s’inquiéta le chercheur. Bon sang! Au secours! À l’aide! Au feu!
Les appels de Stephen furent entendus. Des galopades dans les escaliers. Peter ainsi que deux autres domestiques se pointèrent sur le seuil de la pièce.
- Vite! De l’eau! Il faut éteindre ce feu.
La valetaille ne se le fit pas répéter deux fois. Aussitôt, elle s’enquit de seaux d’eau.
Or, tandis qu’on s’activait ainsi à circonscrire l’incendie, Michaël recouvrait ses sens. Secouant la tête, il murmura:
- Fichu mal au crâne! J’aurais mieux fait de reprendre mon aspect habituel…
D’un mouvement hésitant, il se releva. Alors, il constata que le feu l’entourait et gagnait du terrain. Déjà, Stephen toussait, à demi asphyxié par la fumée.
- Je vais devoir payer de ma personne, murmura l’homme du futur.
À peine eut-il prononcé cette phrase que l’incendie s’éteignit comme par miracle. Quant à Stephen, se précipitant vers une des fenêtres, il l’ouvrit et aspira une bonne bouffée d’air frais.
Entre deux hoquets, le professeur demanda:
- Comment vous sentez-vous? C’est vous qui avez éteint le feu, n’est-ce pas?
- Oui, en usant de ma faculté à distordre le temps… je vais bien…
- Moi aussi… tiens… la cavalerie arrive enfin… un brin trop tard…
- Ne vous moquez pas, Stephen… les gens de cette époque font ce qu’ils peuvent.
- C’est de la sorcellerie, s’écria Peter lorsqu’il vit que l’incendie s’était brusquement éteint.
- Pas tout à fait, lui répondit l’Homo Spiritus en souriant.
- Je suppose qu’il est désormais trop tard pour espérer rattraper Klatoo, émit le chercheur avec colère.
- Il ne survivra pas à son saut temporel… il n’avait aucune protection, rappelez-vous…
- Ouais… je ne vous crois plus!

*****

vendredi 2 septembre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1877 (3).



Ravensburg, 10 juillet 1883.

Ce matin-là, alors que les oiseaux joyeux pépiaient dans les ramures, que le soleil brillait dans le ciel sans partage, que les paysans s’activaient dans les champs, un nouveau personnage Friedrich Kastler était introduit auprès du baron von Möll par le majordome Peter. 
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- Monsieur le baron m’a fait venir de Hambourg. Voici ma carte et la lettre d’introduction.
- Ah ? Vous êtes sans doute le nouveau médecin de monsieur ?
- Tout à fait. Je suis Herr Doktor Kastler, spécialisé dans le traitement des troubles du système nerveux. D’après les lettres de monsieur le baron, votre maître a besoin de toute ma science.
- En effet. Monsieur est apathique depuis quelques mois déjà. Il est devenu quelqu’un de très solitaire, lui jadis si sociable.
- Je vois. En m’appelant, monsieur von Möll a fait le meilleur choix.
- Tout le monde au château espère que monsieur recouvrera la santé au plus vite. Je vais vous présenter tout d’abord à madame la baronne. Ensuite, vous verrez monsieur.
- Où se trouve-t-il présentement ?
- Dans sa chambre, sur le balcon donnant sur l’arrière du parc. Si monsieur veut bien me suivre, c’est à l’étage.
Dommage qu’Anton Verdok ne fût plus de ce monde pour filmer et enregistrer la venue de nouveaux visiteurs. Sans nul doute aurait-il remarqué chez le docteur Kastler un petit air de famille avec le faux pèlerin. Le regard était semblable ainsi que la couleur des yeux.
Le traitement médical subi par Rodolphe allait durer deux longues années et s’apparenter à de dangereuses médications, alternant séances d’hypnose avec conditionnement mental approprié et prise de drogues douteuses destinées à rendre docile l’esprit du patient.
Lentement mais sûrement, le baron glissait vers la tombe.
Après un an de traitement, Gerta commença à avoir des doutes quant à l’efficacité de tels remèdes. Pourtant, Herr Doktor Kastler était diplômé de la faculté de médecine de Paris et avait été l’un des meilleurs étudiants de Charcot. 
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Madame la baronne avait tout à fait raison de s’inquiéter. Son époux, changé au possible, le teint cireux et l’œil morne, avait désormais le geste lent et ne s’intéressait plus à rien, lui autrefois si dynamique. Même son intelligence paraissait amoindrie. La cure se prolongeant, Gerta von Möll prit le courage de poser une question au docteur.
- Docteur Kastler, pourquoi donc Rodolphe est-il si faible ?
- Madame la baronne, ma méthode particulière est difficile à comprendre pour des esprits non éclairés et néophytes.
- Tant pis, monsieur, expliquez-moi malgré tout ce qu’il en est.
- Fort bien madame. Voici. Ma méthode consiste dans un premier temps en une mise en conditionnement du patient afin de le faire changer d’état. Il faut qu’il passe d’un état mental à un autre, d’un stade au stade inverse. Puis, dans une deuxième étape, qui peut prendre plusieurs mois, nous rétablissons avec mille et mille précautions, la situation antérieure avant la maladie.
- Donnez-moi un exemple, Herr Doktor.
- Ainsi, un patient souffrant de crises de tremblements deviendra mou et paresseux avant de recouvrer une santé parfaite.
- Je vois mais…
- Malheureusement, les cures sont longues… il faut compter entre deux et trois ans avant d’espérer une guérison totale. C’est le prix à payer.
- Mon mari a-t-il une chance de voir son état s’améliorer ?
- Bien sûr, madame. Jamais je n’ai connu d’échec !
Gerta se retira peu convaincue. Elle décida d’attendre encore quelques temps avant d’en référer à qui de droit.

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Le scramble ou partage colonial de l’Afrique entra dans une phase décisive en cette année 1884 lorsque s’ouvrit le 15 novembre la Conférence de Berlin dont les répercussions allaient se faire sentir durant de trop longues décennies. Cette Conférence ne devait se terminer que le 26 février 1885. 
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Ladite Conférence reconnut l’Association internationale du Congo ou encore Etat libre du Congo, œuvre et propriété du roi des Belges Léopold II; elle fixa également les frontières de cet Etat ainsi que les zones d’influence des diverses puissances coloniales. 
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Les conférenciers s’étaient mis d’accord sur les principes du partage du gâteau africain afin d’éviter toute contestation et donc tout conflit entre les diverses puissances européennes. Le partage devait partir des côtes. On espérait naïvement que la prise de possession de certaines régions permettrait le recul de la traite des esclaves. Certes, cela eut bien lieu, mais les malheureuses populations africaines n’échangèrent une soumission odieuse que pour une autre qui ne l’était pas moins.

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30 octobre 1884.
En pleine jungle équatoriale, quelque part dans le bassin conventionnel du Congo. 
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« Ah! Là c’en est trop! Gronda le capitaine Craddock. Ceci me rappelle de trop mauvais souvenirs. Je me refuse à en voir plus.
- Symphorien, mon ami, lui dit Gemma son épouse. Chaque fois tu dis cela, mais il n’empêche, tu es toujours aussi accro à ce feuilleton.
- Cochon qui s’en dédit. Cette fois-ci, c’est pour de bon.
- Mais que t’est-il donc arrivé lors de ton expédition africaine en 1888? 
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- Tout! Il nous est tout arrivé… des automates zombies, une reine au ciboulot dérangé, des radiations, des torrents au débit incontrôlable, une faune et une flore démentielles, des mutants à faire peur, des poupées possédées par les démons,
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 le temps qui oscillait entre les trombes d’eau et la chaleur étouffante, juillet succédant à novembre sans prévenir - parfois c’était l’inverse - les caprices de mademoiselle Deanna qu’il nous fallait supporter, les jérémiades de Saturnin qui se plaignait pour un oui ou pour un non, les leçons de Spénéloss, un commandant Wu dépassé, et j’en oublie. 
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- Mon tendre et cher, tu en es revenu vivant, tes compagnons également…
- Oui, d’un chouïa. Grâce à madame la chance et pas à ce foutu de mes deux de Superviseur.
- Symphorien, tu ne devrais pas parler ainsi de Daniel Lin… il a fait ce qu’il a pu, j’en suis sûre.
- Ouais… mais, c’était limite.
- Tout s’est bien fini non, puisque Deanna a mis au monde un fort beau bébé?  
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- Albert Edward, ricana le Cachalot du système Sol… un bâtard de première…
- Chut! Un peu de charité…
- Bon, j’ai compris. Je m’en vais faire une partie de poker avec Denis, Jean et Lucien. Tu me raconteras ce qui se passe dans la scène suivante.
- Je croyais que ça ne t’intéressait plus?
- Non, ça me tape sur le système, c’est tout!
Tout en fouillant dans ses vastes poches à la recherche d’une hypothétique blague à tabac, Symphorien sortit de ses appartements pour se rendre au niveau en dessous où était située la suite du médecin Denis O’Rourke. Après avoir sonné, il entra pour y trouver l’hôte ainsi que son compagnon Kilius mais aussi Geoffroy et Jodie en train de mettre au point la cérémonie de mariage. Les noces devaient avoir lieu la semaine suivante. Il fallait que rien ne gâche la fête.
Le capitaine Craddock avait oublié ce fait. Néanmoins, il resta auprès de ses amis, s’incrustant et acceptant avec reconnaissance un verre de brandy.
- Merci, Kilius, tu es un véritable pote, toi.
- Je sais. Un verre, Symphorien pas davantage…
- Oh! Je connais Gemma.
- Daniel Lin aussi te connaît, rétorqua Denis.
- Je n’abuserai pas, promis.
Puis, ne pouvant s’empêcher de s’épancher, Symphorien narra son trouble éprouvé au visionnage des épisodes du feuilleton. O’Rourke lança alors.
- Cette série a un but thérapeutique. Elle exorcise en quelque sorte ce qui ne va pas chez nos concitoyens.
- Parle pour toi, moi, je vais très bien, siffla Symphorien.
- Je ne faisais pas allusion exclusivement à toi, mais je pensais tout d’abord au commandant Wu.
- Notre génie a des problèmes?
- Oui, comme tout le monde.
- Ah! Ça, je ne l’aurais jamais cru, émit Jodie.
- Tu te trompais, sourit Geoffroy.  
- Bon, si nous changions de sujet? Proposa Kilius.
- Revenons à la cérémonie… les garçons d’honneur… qui en sera? Demanda l’Américaine.
- Pacal pour commencer, il m’a donné son accord… renseigna le comte d’Evreux.
- Ensuite, je suggère Guillaume, fit Denis.
Et ainsi de suite. Tous ceux qui comptaient parmi les amis et les relations du couple y passèrent.

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Le capitaine français Hubert de Mirecourt parcourait la forêt équatoriale africaine pour le compte de l’Association internationale du Congo. Grassement payé, il devait piller les ressources qui se présenteraient sur son périple. Les soldats qu’il avait sous son commandement s’en donnaient à cœur joie à effectuer des razzias dans les villages traversés. Malheur à ceux qui résistaient à la furia occidentale! Les paysans étaient le plus souvent battus et massacrés, sans discernement. 
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La troupe enrôla de force les habitants mâles les plus costauds pour le portage des marchandises et les ressources pillées. Si ce n’était pas de l’esclavage, qu’est-ce que c’était?
Le caoutchouc, l’huile de palme, la gomme, la laque, les produits artisanaux fabriqués par les villageois, tout cela fut pillé, sans remord. 
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Au fur et à mesure que le capitaine s’enfonçait dans la jungle inhospitalière, les porteurs succombaient sous les mauvais traitements et la sous-alimentation. Les coups pleuvaient comme des hallebardes sur les dos des nouveaux esclaves. 
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Cet après-midi-là, peu avant les pluies de la soirée, alors que la petite troupe cheminait depuis des heures à travers un enchevêtrement de broussailles qu’il fallait couper à la hache et à la machette, un des porteurs s’effondra soudainement, épuisé au-delà de tout entendement.
L’homme, encore jeune, mais le corps décharné, haletait sur le sol humide. Ses yeux roulaient dans leurs orbites. Quant à son dos, on voyait qu’il avait reçu son lot de coups.
Sans pitié aucune, Hubert, cravache en main, se rapprocha, tout hurlant.
- Fainéant! J’en ai plus qu’assez de tes simagrées! Relève-toi! Tu retardes la troupe. La route est encore longue d’ici jusqu’à Hadjdj.
Sous la colère, l’officier donna plusieurs coups de pied au porteur.
- Pitié, missié… moi plus pouvoir continuer… râlait le Noir.
- Hop! Debout! Plus vite!
- Moi être sans force… Avoir faim et soif… rien mangé depuis hier… rien bu…
- Sale chien!
De plus en plus furieux, le capitaine cingla le villageois de plusieurs coups de cravache.
- Pitié, missié… pitié… non…
Les cris du paysan ne firent que décupler la rage de l’officier. Alors, le malheureux Noir perdit connaissance sous les coups de Hubert. Cela ne suffit pas au Français. Il continua de frapper sauvagement sa victime.
Enfin, un sergent barbu, au casque colonial défraîchi, à l’accent méditerranéen caractéristique, prit sur lui d’interrompre son officier supérieur.
- Mon capitaine, arrêtez. Ce que vous faites est inhumain.
 Le soldat se pencha sur le corps étendu et l’examina.
- Mon capitaine, je crois bien que ce porteur est mort. Vous l’avez tué.
- C’était une petite nature!
- Mon capitaine, c’était un paysan… un être humain…
- Nul n’a le droit de plaindre ces sauvages! Ces inférieurs à qui nous apportons la civilisation. Ils ne savent pas ce que travailler veut dire. De la vermine, sans plus… sergent, je pourrais vous mettre aux arrêts pour vos propos qui sentent la sédition.
- Mon capitaine, telle n’est pas mon intention.
- Alors, reprenons notre route. Nous avons assez traîné.
L’expédition repartit, abandonnant là le cadavre du Noir. Aucun des autres porteurs n’osa y jeter un coup d’œil. Tous les civils tremblaient. 
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Ravensburg, 22 mars 1885.

Gerta von Möll, échappant momentanément à l’emprise mentale du docteur Kastler, celui-ci étant absent pour la journée, craignant le pire pour son mari dont l’état ne faisait que s’aggraver, prit sur elle d’entrer en contact télépathique avec Stephen Möll, en 1993. Parvenant à mettre la main sur l’émetteur récepteur ayant appartenu à Anton, elle émit le message suivant:
- Herr Stephen, je vous en supplie. Venez au plus vite. Rodolphe va mourir. Nous sommes sous la coupe d’un être maléfique. Vous seul pouvez faire quelque chose. Je ne puis en dire davantage, me sentant moi-même en danger. Mes enfants sont également menacés.
Emplie de chagrin, éclatant en sanglots, Gerta laissa échapper le petit appareil.
Cependant, la réponse ne tarda pas à venir.

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