samedi 5 décembre 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : le Jeu de Daniel chapitre 17.



Chapitre 17

Mardi 10 mai 1966, Boulogne-Billancourt.
Le temps était maussade et le vent froid. Une matinée semblable à tant d’autres, du moins en apparence.
Dix heures venaient de sonner à la grande horloge du hall. Ufo s’était tapi dans le grenier et guettait désespérément une souris, son estomac criant famine. Dans la cuisine, Daniel Lin lisait attentivement la recette du poulet Marengo, plat qu’il comptait servir le soir-même. 
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Ce calme précédait la tempête car nos amis pensaient bientôt déménager afin d’habiter dans une des multiples propriétés privées du duc von Hauerstadt, une gentilhommière située en Seine-et-Marne lui venant de son héritage maternel.
Dans le hall, Violetta essayait de trouver des objets pouvant lui servir de patins à roulettes. Elle avait déjà essayé avec des tasses et des soucoupes de sa dînette. Cela n’avait pas marché.
Profitant de ce que son oncle descendait à la cave chercher une bouteille d’huile, la fillette entra subrepticement dans la cuisine, ouvrit le placard du bas qui renfermait les ustensiles les plus volumineux, s’empara de deux casseroles, puis, tout aussi rapidement, retourna dans sa chambre afin de réfléchir quant à la façon d’attacher les deux récipients pour qu’ils devinssent des patins de substitution. 
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Revenant dans la cuisine, Daniel ne s’aperçut de rien.
Après quelques minutes, l’enfant trouva comment s’y prendre pour transformer des casseroles en patins. Promptement, elle ouvrit une commode, mit tout en l’air avant de se saisir d’une paire de lacets. Alors, toute joyeuse, elle redescendit, s’assit à même le carrelage et attacha à ses pieds sa paire de patins improvisés. Enfin, tant bien que mal, la fillette se releva, tentant de rester debout. Après quelques essais infructueux, elle glissa à toute vitesse dans le corridor, non sans émettre des grincements insupportables.
Daniel, qui préparait une julienne de légumes sursauta et s’écria:
- Ah! Non! Qu’a t-elle trouvé encore comme jeu? Jamais elle ne se tient tranquille?
Laissant là éplucheur, carottes et navets, il surgit dans le couloir.
- Violetta, veux-tu cesser? Tu réveillerais un mort. Mais tu es en train de rayer les carreaux!
- Oncle Daniel, répondit la petite en boudant, je ne fais rien de mal, je t’assure. Je joue aux patins à roulettes.
- Mais… ce sont mes casseroles! À quoi penses-tu donc? Tu les as cabossées. Allez. Enlève-les. Vite…plus vite que cela.
- Je veux de vrais patins! Se mit alors à geindre l’enfant. Je veux de vrais patins comme les garçons que je vois dehors le soir.
- Violetta, tu es trop jeune pour avoir une paire de patins à roulettes. Lorsque tu auras cinq ans, maman t’en achètera une paire.
- Non. Tout de suite. Je ne peux pas jouer comme je veux, ici.
- Ecoute. Arrête de faire l’enfant gâtée. Va plutôt terminer les additions que je t’ai données.
- Toujours apprendre. Tu exagères, oncle Daniel. Je suis trop petite pour des patins mais assez grande pour travailler et compter. Je n’ai que trois ans je te le rappelle.
- Tu te rajeunis un peu, fifille. Tu as exactement trois ans et quatre mois. Enfin… Si tu savais ce que j’apprenais à ton âge… je connaissais déjà plus de cinq cents idéogrammes chinois sans parler que je lisais et écrivais couramment en français, anglais et Basic English . Je te passe les mathématiques et la physique.
- Bien sûr… mais tu oublies que tu as un ordinateur dans ton cerveau. Pas moi. C’est maman qui me l’a dit. Elle ne ment pas. Jamais!
- Il est vrai que je n’ai pas l’habitude des enfants normaux. Bon… je vais me faire pardonner. Cet après-midi, si tu le souhaites, nous irons à la Fête des Loges. 
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- Qu’est-ce que c’est?
- Une gigantesque fête foraine avec de nombreux manèges et des attractions diverses, des vendeurs de barbe à papa, de beignets et de sandwichs, de bonbons, avec des stands de tir où on peut gagner des ours en peluche ou des poupées, des ballons, avec des trains fantômes, des grands huit, des palais des mirages avec des glaces déformantes et j’en oublie.
- C’est vrai? Il y a tout ça? Tu m’amènes?
- Mais oui, ma fille.
- Maman ne dira rien? Elle est si sévère.
- Elle a raison. Mais tu es sous ma responsabilité. Alors, si tu veux aller à la Fête des Loges, tu dois le mériter. Tu termines tes additions, je te les corrige, et, à midi, tu manges ton assiette de soupe sans rien jeter.
- Oui oncle Daniel, promis.
La petite se jeta au cou du capitaine et, contente, l’embrassa.

***************

Il était quinze heures. Dans la forêt de Saint-Germain, la Fête des Loges attirait une foule jeune et joyeuse. Parmi tout ce monde insouciant, il y avait le capitaine Daniel Wu et sa « nièce ». L’enfant, émerveillée, avait visité le Palais des glaces où elle avait ri aux éclats devant les déformations, puis avait fait plusieurs tours de manège. Elle n’avait pas réussi à attraper le pompon mais elle s’en moquait. Pour l’heure, la fillette tenait précieusement un ballon multicolore muni de sa raquette tout en mordant dans une jolie pomme rouge enrobée de sucre. Nullement effrayée par le brouhaha, il lui tardait maintenant de monter dans une auto tamponneuse. 
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- Mais enfin, ma puce, tu n’es guère raisonnable! Faisait Daniel Lin tentant vainement de prendre un air sévère.
- Je veux y aller, trépignait Violetta devant le stand. Tiens… je choisis la voiture bleue.
- C’est trop violent pour toi. Or, tu te plains d’être secouée dans la 4L. Là, ça va être pire.
- Je veux essayer. Avec toi, je ne crains rien. Tu es plus fort que tout le monde. Les autres conducteurs vont avoir peur de toi.
Dix minutes plus tard, la petite ressortait ravie de l’expérience. Effectivement, les autres conducteurs avaient vite compris qu’il fallait éviter le duo.
Ensuite, le daryl androïde et la fillette firent la queue devant le stand de tir. Des poupées hautes de soixante centimètres, en tenues folkloriques, de gros ours en peluche roses ou bleus étaient à gagner. 
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- Je peux viser, moi? Demanda naïvement Violetta.
- Tu es trop jeune.
- Ah? Dans ce cas, ce sera toi. Tu vas gagner, j’en suis certaine. Tu me laisseras choisir la poupée. Ou plutôt, non. Je sais déjà laquelle je veux. Celle avec des tresses, la bonde… et puis aussi la brune toute bouclée. L’ours bleu.
- Décidément, tu ne doutes de rien, fifille.
- Pourquoi? Tu n’es pas capable d’atteindre la cible et de gagner?
- Si… mais le patron ne me laissera pas jouer plusieurs fois.
- Ah. Pourquoi?
- Comprends un peu. Ce serait du vol… je vaux tous les tireurs d’élite de la Terre.
- Oncle Daniel tu cherches un prétexte. Tu ne veux pas me faire plaisir? Commença la petite câline
- Mais oui, je vais te satisfaire. Ce sera la dernière fois…
- Oui….
- Entendu?
- Promis. Je ne te demanderai plus rien.
Les cibles présentaient différentes formes: des cartons carrés, des pipes blanches ou noires qui défilaient, des faux canards sans oublier des personnages anciens de bandes dessinées comme Zig et Puce, Bécassine ou encore Les Pieds Nickelés. 
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Le bonimenteur attirait la clientèle par son bagout.
- Un franc seulement les cinq balles. Mesdames et messieurs, n’hésitez pas à tenter votre chance. Montrez votre habileté. Allez! Un peu de cran…
Le tour de Daniel était venu. Il sortit une pièce de cinq francs de sa poche, prit une arme, une petite carabine à plomb assez légère, observa trois secondes - laps de temps fort long pour lui - les pipes qui semblaient se pourchasser, puis, imperturbable, presque désinvolte, fit feu à cinq reprises à une vitesse époustouflante, ne donnant même pas l’impression d’avoir visé. Naturellement, les cinq pipes sélectionnées avaient été brisées par les impacts de plomb.
- Hé bien, monsieur, bravo! Vous avez gagné. Vous n’êtes pas un tireur professionnel au moins?
- Non, pas du tout. Je ne m’exerce pas régulièrement pour cela.
- Ah? Heureusement. Mais si vous désirez un gros jouet comme un ours ou une poupée, il va falloir recommencer.
- D’accord.
Avec un haussement d’épaules, le daryl androïde visa une fois encore mais cette fois-ci, il porta son choix sur les figures caricaturales des personnages de bande dessinée qui s’abaissaient et se relevaient régulièrement, mais pas ensemble. C’étaient en fait les cibles les plus difficiles à atteindre. Pourtant, Daniel Lin fit mouche à cinq reprises sans difficulté.
- Alors, là, j’en perds ma cigarette, s’exclama le forain. Allez… Choisissez votre cadeau.
- C’est moi qui choisis, lança Violetta en zézayant, les yeux brillants de joie.
- Qu’est-ce que tu veux, ma mignonne?
- La jolie poupée avec des tresses. Celle-là, oui, avec la jupe bleue.
Le patron tendit la poupée désignée à la fillette qui s’en empara et la serra contre son cœur. Puis, innocemment, l’enfant attendit que son « oncle » rééditât son exploit. Espoir déçu. Doucement, mais fermement, Daniel poussa Violetta vers une autre attraction. Mécontente, la fillette se fit entendre.
- Tonton! Tu n’as pas tenu ta promesse. Tu as menti.
- Ma puce, ne te mets pas en colère et ne crie pas. Sois sage. Nous sommes en train de nous faire remarquer. Tu sais que je déteste cela. Réfléchis… je ne peux pas ruiner cet homme juste pour te faire plaisir.
- Pourquoi?    
- Ma chérie, il n’a que cela pour vivre. De plus, il porte une alliance.
- Oui et alors?
- Cela veut dire qu’il est marié et qu’il a des enfants. Tu ne vas pas faire manquer de pain cette famille, non?
- Euh… Non… ce serait mal… tiens… là, ce stand m’intéresse.
- Lequel?
- Celui-ci… il y a des porte-clefs à gagner. De toutes les couleurs et de toutes les formes.
Pour obtenir lesdits porte-clefs, il fallait lancer des balles sur des têtes en papier mâché d’hommes célèbres. L’enfant trouva à redire sur le réussi de ces caricatures.
- Oncle Daniel, tu as remarqué comme ces marionnettes sont moches, moins bien faites que celles des Pantins de l’Actu?
- Tais-toi un peu. Veux-tu que je gagne un porte-clefs ou pas?
- Oui, bien sûr.
Le capitaine Wu avait envie de se défouler. Il laissa donc une nouvelle pièce sur le comptoir et parvint à faire tomber les têtes avec les balles en caoutchouc sans se fatiguer. Ainsi, il fit l’acquisition d’un porte-clefs en plastique de forme carré dans lequel une mini bouteille de coca-cola était incrustée. Heureux de sa victoire, il entraîna ensuite la fillette vers une estrade sur laquelle un bonhomme ventru à moustaches demandait aux plus costauds parmi le public - un public assez blasé il faut l’avouer - d’oser venir affronter l’homme le plus fort du monde, un certain Milon, ou encore le dénommé Kakou, l’homme singe originaire de Bornéo ou le Gorille des acacias un gigantesque catcheur à la carrure impressionnante dont le torse dépourvu de poils choquait. En outre, l’individu était coiffé d’une cagoule noire dissimulant ses traits.
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- Regarde Violetta, ceci me semble amusant.
- Quoi? Tu veux rire, là! Ce singe qui se dandine est faux. Je peux mieux imiter un gorille, disons un bébé gorille que cet homme déguisé. On parie?
- Ma fille, combien de fois t’ai-je dit qu’il ne fallait pas te métamorphoser en public! Soupira Daniel Lin.
- Pourtant, tu le sais, je peux faire un adorable bébé gorille avec un joli poil tout propre.
- Non, Violetta, je te l’interdis.
- Bon… ne te fâche pas. J’ai compris. Alors, tu affrontes les trois affreux qui se pavanent. Les trois à la fois. Sinon… je me métamorphose…
- Tu pratiques le chantage maintenant?
- Ben oui… Comme toi lorsque tu m’obliges à avaler mon lait que tu as oublié de sucrer.
Avec malice, la fillette envoya un coup de pied bien senti dans les tibias de Daniel. Surpris, le daryl ne put retenir un cri. Il attira ainsi l’attention du patron du ring.
- Ah! Enfin un amateur courageux! S’écria le forain, satisfait, comptant gruger ce nouveau gogo. Allez mon gars, monte donc. Tu es attendu. Montre que tu as du ventre et que rien ne te fais peur. Dis-moi lequel de mes lutteurs tu souhaites affronter. Le gorille, l’hercule ou l’homme de Bornéo? Fais ton choix.
- Qu’est-ce que je gagne en cas de victoire?
- Tu es drôlement pressé d’encaisser, toi. En cas de victoire, tu emportes cent francs et une bouteille de pastis.
- Hum… et pour les trois à la fois?
- Oh! Oh! Tu ne doutes de rien l’amateur. Tu n’as peut-être pas bien lu la pancarte. Chacun de mes lutteurs totalise cent vingt victoires consécutives au minimum.
- Vous n’avez pas répondu.
- Mais tu y tiens vraiment… trois bouteilles de pastis et trois cents francs. Sache que tu me ruines. Du moins si tu l’emportes… ricana le moustachu ventripotent.
- Combien dois-je débourser pour ce combat?
- Toi? Rien. C’est le public qui paye.
Sous le charme de l’amateur, la foule se hâta de verser son obole. Elle voulait assister à cet affrontement inhabituel. Croyant sa fortune faite, le patron se frotta les mains. Trop tôt car, moins d’une poignée de secondes plus tard, il déchanta.
Le public hurlait sa joie devant l’authentique exploit que venait d’accomplir l’amateur. Le tohu-bohu était incroyable. Imaginez un peu la scène. Sur le ring, le Gorille des acacias gisait knockout, emmêlé dans les cordes, trois dents à ses pieds tandis qu’à quelques pas Milon croyait entendre le chant des oiseaux. L’homme singe, quant à lui, se frottait vigoureusement la mâchoire ornée d’un beau bleu.
Violetta sautillait d’allégresse.
- Bravo, oncle Daniel. Je n’ai jamais douté de toi. C’est toi le plus fort. Tu les as mis quenottes outre.
- Mon enfant, j’ai honte… lui répondit le daryl androïde. J’ai l’impression d’avoir commis une mauvaise action. Un vol… or, je les ai à peine frôlés… heureusement d’ailleurs…
- Vous m’avez ruiné, gémissait le propriétaire du stand. Mes champions k.o. Maintenant, personne ne viendra les voir. Cela va se savoir et se répandre comme une traînée de poudre. Ah! Fichez-moi le camp d’ici avant que je me fâche.
Pendant que le public huait les champions déchus, Daniel descendit rapidement de l’estrade et s’éloigna, Violetta à ses côtés, ne réclamant même pas le prix de sa triple victoire.

***************

Une demi-heure avait passé, bien employée par la fillette. Elle avait dévoré un sandwich aux merguez, tâté de la grand-roue, essayé quatre nouveaux manèges tandis que son « oncle », au stand de pêche à la ligne, avait attrapé pour l’enfant une splendide montre de pacotille.
Désormais, le capitaine Wu et Violetta déambulaient au hasard dans la Fête des Loges, prêts à regagner Boulogne-Billancourt. Leurs pas les conduisirent devant une tente sous laquelle un chiromancien officiait. Il s’agissait d’un pseudo mage chinois, répondant au nom de Ti. Il proposait aux crédules de dévoiler leur avenir grâce à la science du Yi Qing.
- On n’entre pas là-dedans, oncle Daniel? Interrogea la fillette.
- Pourquoi faire? Il me semble évident que ce Ti est un charlatan. Pour commencer, il n’a qu’un seizième de sang chinois. Il est plutôt cambodgien avec une ascendance thaï.
- En face, qu’est-ce que c’est? Un train comme lorsque nous sommes venus à Paris en février?
- Pas tout à fait, ma puce. Il s’agit d’un train fantôme. 
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- Euh… On s’amuse dans un train fantôme?
- On s’amuse à avoir peur.
- Pourquoi?
- Parce que, justement, il y a des fantômes et des squelettes.
- Comme dans le Musée de l’Homme?
- Non. Ici, ce sont des faux.
- Alors, je veux y aller!
- Fifille, il commence à se faire tard.
- Mais je veux y aller, oncle Daniel.
- Violetta, tu avais promis d’être sage.
- C’est la dernière chose que je te demande aujourd’hui. Après, nous pourrons partir.
- Très bien, soupira la daryl androïde qui cédait une fois encore à la fillette capricieuse. 
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Le stand du train fantôme arborait avec un mauvais goût ostentatoire un décor de carton-pâte en noir ou bleu nuit. La peinture reproduisait une imitation assez réussie d’un château-fort comprenant des balcons ainsi qu’une allée couverte à l’étage dans laquelle on pouvait voir des portes automatiques s’ouvrir régulièrement, laissant passer des wagonnets poussés par des mannequins de diables ou de vampires ou encore de créatures de Frankenstein. Des automates divers s’animaient et se mouvaient. Une pieuvre géante agitait ses tentacules, un calmar gigantesque venu du fin fond des abysses nageait, un python surdimensionné s’enroulait autour d’un pantin, une tête de sorcière à l’œil torve ricanait. Dans ce décor pseudo cauchemardesque, périodiquement, une fenêtre laissait entrapercevoir une momie se penchant maladroitement au-dessus des wagonnets qui défilaient, pâle imitation de ses sœurs hollywoodiennes des années 1930. 
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La première porte conduisant au train était dominée par un pendu tirant une langue pustulée aux courageux aventuriers qui osaient pénétrer à l’intérieur de l’attraction.
Daniel Lin et Violetta montèrent dans une voiturette poussée par un diable rouge muni de poils rêches.
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 Le wagonnet s’engouffra ensuite à l’intérieur plongé dans une totale obscurité. Les nouveaux visiteurs furent alors accueillis par d’étranges soupirs pressants, de ululements de hiboux pré-enregistrés, bruits destinés à plonger les explorateurs dans cette ambiance macabre.
La voiturette suivit des rails cahotant lors des brusques changements de direction, secouant fortement ses occupants, plongeant parfois brutalement dans le vide, mais aussi grimpant des côtes avec difficulté.
Violetta, pas apeurée pour deux sous, riait aux éclats.
- Encore! Tonton, j’adore!
Mais soudain, des squelettes armés d’une faux surgirent de deux sarcophages qui s’éclairèrent d’une lumière verdâtre. Une araignée velue et monstrueuse par sa taille progressa sur le wagonnet. Puis, après cette péripétie, le véhicule entra dans la gueule d’un dragon toujours en cahotant. Des boyaux illuminés par un halo d’un vert bouteille phosphorescent s’écartèrent au tout dernier moment, laissant ainsi le véhicule avancer vers l’inconnu.
Ce fut alors qu’un fantôme, un spectre des plus repoussants, recouvert d’un drap rapiécé et moisi au trois-quarts, brandissant une lourde chaîne cliquetante, franchit en un coup de vent l’étroit espace qui se trouvait devant nos amis. La fillette ne frémit même pas à ce spectacle.
Ensuite, la voiturette fut assaillie par un pirate sans tête et une momie aux bandelettes salies et souillées qui se détachaient par endroit. 
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Le wagonnet finit par atteindre l’étage supérieur ressortant ainsi brièvement dans l’allée couverte extérieure pour retourner bientôt aux ténèbres après l’ouverture d’une nouvelle porte sur laquelle était peinte, criante de vérité, une tête de mammouth chargeant.
Après une seconde plongée toute aussi brusque que la précédente, des mannequins métalliques de cyclopes semblèrent menacer le véhicule puis reculèrent juste à temps en s’entrechoquant. Comme on le voit, tous les assauts étaient calculés au millimètre près. 
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Violetta s’amusait toujours autant et la frayeur était bien loin de ses pensées. Pourtant…
Ce fut l’affreuse et méchante sorcière de Blanche-Neige qui vint à bout de son ravissement. Sa vue la terrorisa. En effet, le mannequin représentait avec la plus grande authenticité une vieille femme au corps décharné revêtu d’une robe noire plus qu’usée, la longue chevelure blanche en désordre, au regard cruel et flamboyant dont un œil était pourtant crevé, la bouche édentée riant sardoniquement, le teint blême. La créature maléfique tendait d’une main aux ongles acérés comme des griffes une pomme verte et rouge aux visiteurs. 
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Se mettant à pousser des cris stridents, la fillette entrecoupa ses hurlements de pleurs. Pour la réconforter, Daniel, l’embrassant gentiment sur la joue, lui dit affectueusement:
- Ma puce, calme-toi. N’aie pas peur. Ce n’est qu’un automate. Il ne t’arrivera rien. C’est bientôt fini…
Mais un vampire plus vrai que nature brandit ses doigts crochus, prêt à tordre le cou des deux audacieux.
- Il est faux celui-là, jeta l’enfant entre deux reniflements. Je préfère Antor.
Le daryl androïde allait lui répliquer mais il n’en eut pas le temps. Il perçut un chuintement étrange. Croyant que le bruit incongru provenait d’un python se mouvant dans un décor fluorescent de pseudo forêt vierge, il se retourna pour focaliser en direction de l’automate. 
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En fait, un gaz soporifique s’échappait du plafond, absolument invisible.
Daniel Lin et Violetta perdirent rapidement conscience.
Lorsque les deux victimes furent profondément endormies, des silhouettes déguisées en yétis au poil fauve se saisirent des corps, ni vu ni connu, le patron du train fantôme ayant été grassement soudoyé par Ti, un cousin éloigné de Sun Wu, le grand maître du Dragon de jade.

***************

Dans la banlieue de Rambouillet, une immense propriété isolée tout au fond d’un grand parc sinistre à souhait, cachait les agissements illégaux de la bande du Dragon de jade. Le temps, maussade, s’était chargé de pluie. La tempête approchait rapidement. Un peu plus de six heures du soir s’inscrivaient sur le cadran de la pendule de la chambre aux tapisseries fanées. Une lumière tremblotante filtrait à l’extérieur, au niveau du premier étage malgré les vieilles tentures usées tirées aux fenêtres.
Dans la pièce, deux ombres s’activaient monstrueusement déformées par la lueur des bougies. Sun Wu père et son factotum. Le vieil homme, s’exprimant en mandarin, donnait des ordres à son serviteur.
- Allons, dépêche-toi donc! Daniel peut reprendre connaissance d’une seconde à l’autre. L’enfant est-elle bien isolée?
- Oui, maître vénérable. N’ayez aucune crainte.
- Parfait. La solidité des liens de mon jeune parent?
- De l’acier.
- Tu comprends mon inquiétude. Je me méfie de la force de mon cousin. Ti m’a raconté comment Daniel Lin a assommé les trois lutteurs.
- Maître! Attention! Votre parent se réveille déjà.
- Que te disais-je? Le gaz soporifique devait faire effet durant encore au moins cinq heures. Or, il n’y a pas une heure qu’il est endormi.
Effectivement, le capitaine sortait de son sommeil artificiel. Ses pensées étaient claires. Il avait pleinement conscience d’avoir été enlevé avec Violetta. Immédiatement, il reconnut Sun Wu qui s’approchait de son prisonnier à petits pas. Sur le visage du vieillard transparaissait un air cauteleux où cependant se mêlait une froide satisfaction.
- Mon jeune parent, êtes-vous donc assez naïf pour supposer que je puisse oublier la tromperie dont vous vous êtes rendu coupable à mon égard? Mon fils n’est pas allé en URSS. Il est retourné en Chine. Pas les mains vides. Il a emporté avec lui les écrits interdits de Lobsang Rama.
- Vénérable cousin, je le reconnais humblement. Mais votre fils n’a entre ses mains que les copies que j’ai bien voulu lui laisser. Sachez que j’ai dû obéir à un ordre supérieur au vôtre. Je n’ai pas obtempéré de bonne grâce, bien au contraire. Qu’avez-vous fait de Violetta? Je suis responsable d’elle. Passe encore que vous vous vengiez sur moi. Mais pas sur cette enfant. J’ai identifié le gaz que vous nous avez fait inhaler. Il s’avère dangereux pour une fillette de trois ans.
- Violetta repose paisiblement quelque part dans cette maison, répondit Sun Wu, un sourire indéfinissable sur ses lèvres minces. Votre coopération vous garantit sa vie. 
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- Ma coopération? Je ne saisis pas. Qu’attendez-vous, qu’espérez-vous de moi? Je ne vous dois rien!
- Oh que si, mon cher cousin! Certes, vous n’avez pas volé les documents rédigés de la plume de Lobsang Rama puisque je détiens encore ces écrits. Ce que je veux savoir, c’est comment vous avez fait pour transmettre à Sun junior ces informations cruciales. Et pourquoi?
- Je vous ai dit que je possédais une mémoire photographique. Je m’en suis servi.
- Cela ne marche pas, cousin! Le mensonge est trop gros. Pour une fois, usez de franchise.
- Bien sûr, vous ne me croyez pas. Pourtant, je vous dis la vérité. Avez-vous l’intention de me torturer? Quel scénario éculé! Soupira Daniel.
- Vous vous pavanez, vous avez tort, mon parent.
- Un futur ex-président de la République s’est attaqué à moi. Il est mort fou.
- Hum… peut-être… mais moi, je possède un avantage sur lui. Je détiens votre nièce.
- Quel coup bas!
- Je fais avec ce que j’ai. Alors, quel ordre dois-je donner à mon serviteur?
- Pff! Allez vous faire cuire un œuf!
- Quelle impudence! Décidément, les sangs mêlés… on ne peut attendre rien d’autre d’eux, dit le vieil homme avec le plus grand mépris.
Sun Wu esquissa un geste immédiatement compris par le factotum qui, aussitôt, appuya sur un bouton dissimulé derrière une tenture. Daniel à qui aucun détail n’échappait, capta ce qui se passait.
- Que venez-vous d’ordonner? Demanda-t-il d’une voix sourde.
- Une seconde dose de ce gaz innervant administrée à l’enfant, tout simplement, répliqua le chef du Dragon de jade sèchement. Rassurez-vous, cela ne la tuera pas, je ne suis pas aussi cruel, mais les dommages nerveux subis seront irréversibles.
- Salaud! Articula le capitaine Wu.
Alors, il tenta de se relever pour s’apercevoir que les liens qui le maintenaient étaient plus résistants que prévu.
- Ah? Très bien, Sun Wu, murmura-t-il. Vous l’avez cherché, vieil homme. Ne venez pas vous plaindre ensuite sur ce qui va advenir.
- Qu'espérez-vous donc? Quoi que vous fassiez, vous arriverez trop tard! Le gaz a déjà commencé son action. Les liens qui vous attachent ont été testés sur des rhinocéros furieux.
Daniel Lin refusa de répondre. Les attaches qui le maintenaient au lit en cuivre se distendirent et sautèrent une à une. Pendant ce temps, le factotum approchait, une seringue emplie d’un poison létal à la main alors que Sun Wu, fouillant dans une chiffonneuse, en sortait de minuscules bâtons de bois ainsi qu’une boîte d’allumettes.
Tandis que le serviteur se saisissait du poignet gauche du capitaine, celui-ci fit céder les derniers liens qui l’attachaient encore. Puis, d’un seul revers de bras, il projeta le domestique violemment à travers la chambre. Le cou brisé, l’homme atterrit douze mètres plus loin.
Cependant, Sun wu s’était emparé d’un poignard richement orné et délicatement ciselé. Il le lança en direction de Daniel qui le bloqua avec son bras droit. Las! La lame se planta néanmoins dans la chair. Imperturbable, le daryl androïde l’arracha comme si de rien n’était alors que le vieil homme marmonnait:
- Mon jeune parent, vous avez tort. Gravement tort. Il ne faut pas croire que vous avez si vite partie gagnée. Ne vous agitez pas. La lame qui vous a blessé était enduite d’un poison subtil sans aucun antidote.
Sun Wu père disait vrai. Daniel Lin commençait à ressentir les toxines se diffusant dans son organisme. Les murs de la pièce lui semblèrent gondoler soudainement tandis que le chef du Dragon de jade se métamorphosait en un varan d’une taille imposante, créature monstrueuse pourvue d’écailles et de pustules. Les hallucinations ne faisaient que débuter. Elles allèrent en s’amplifiant au fur et à mesure de la progression du poison dans le sang du capitaine.
Sous les yeux brillants de Daniel Lin surgirent du plancher des centaines et des centaines de fœtus humains rampant dont le cordon ombilical tournoyant s’agitait dans tous les sens. Tels des ventouses, ces tuyaux se collèrent sur les membres du daryl androïde, se nouèrent pour aspirer ses fluides vitaux, se nourrir de lui.
Avant de perdre connaissance, Daniel eut l’impression et la sensation de n’être plus qu’un corps pourrissant d’où émergèrent, dans un bruissement sinistre, des milliers et des milliers de guêpes tueuses. De ce cadavre, une vie abjecte naquit: la reine des guêpes. Avant de s’envoler, elle avait donc utilisé le corps du daryl androïde comme nid dans lequel elle avait pondu ses œufs. Les larves et les lymphes s’étaient abreuvées de sa substance afin de produire l’insecte parfait.
Comme on le voit, le capitaine avait totalement cédé aux assauts de ce cauchemar halluciné. Son inconscient se peuplait de visions horrifiques.
Pendant cet évanouissement de son jeune cousin, Sun Wu, toujours aussi glacé et résolu, enfonçait méthodiquement sous les ongles de sa victime les minuscules brindilles de bois. Bientôt, il les enflamma.
La douleur ramena Daniel Lin à un semblant de vie. Il rouvrit les yeux alors que son cerveau luttait contre les émanations du poison. Peu à peu, celui-ci fabriquait des antitoxines qui se répandaient lentement dans son sang. Les circuits positronique avaient pris le relais avec succès et un terrible combat se déroulait dans le corps du capitaine. Pourtant, le phénomène n’allait pas sans s’accompagner de douleurs insupportables tandis que ses mains subissaient une torture effroyable.
Ainsi, notre daryl androïde avait la cruelle impression que, de chaque côté de son corps supplicié des incubes simiesques aux ailes de chauve-souris, aux visages composites multiformes ricanant accrochés sur leur poitrine, leurs genoux ou encore leur ventre, se disputant les lambeaux de sa propre chair. La douleur était si intense qu’un trop long moment, Daniel sombra dans la folie.
Or Sun Wu veillait. Une nouvelle fulgurance foudroyante, rougeoyante multipliée par dix tira brutalement le capitaine de son effrayant émoi intérieur. La voix du vénérable chef du Dragon de jade parvint déformée et réverbérée à ses oreilles.
- Mon jeune parent, j’attends toujours vos révélations. Dépêchez-vous. Plus vous tardez, plus le poison agit et s’insinue dans vos organes. Si vous ne pouvez sauver la vie de la fillette, sauvez du moins la vôtre.
Daniel Lin s’emmura dans le silence. Avait-il compris les propos de Sun Wu? Les hallucinations paraissaient augmenter d’intensité. 
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Désormais, des doubles anthropophages du daryl androïde, génération spontanée engendrée par la folie chimique, nus tels des Papous, la peau enduite de kaolin, leur sorcier le visage grossièrement dissimulé derrière une figure d’écorce emblématique inhérente à sa charge, dansaient et tressautaient à l’unisson dans la tête du capitaine sur un rythme primitif et monotone allant en s’amplifiant. Encore quelques secondes et, les caricatures déformées de ce qui avait été autrefois l’intelligence la plus brillante, la plus extraordinaire de la Galaxie, la plus prodigieuse du Panmultivers, furieuses et haineuses, se battaient avec une rage effroyable, se déchiraient les membres, s’éventraient et s’arrachaient les organes dans lesquels les survivants mordaient avec une écoeurante avidité. Au sang se mêlaient les fluorescences, les rayonnements les micro-fils supraconducteurs.
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Symphonie horrifique absolue de noir, de pourpre, d’or et d’acier. Grondements assourdissants et saccadés de battements de cœur de plus en plus irréguliers, rugissement du sang dans les artères, visions paroxysmiques des terreurs les plus enfouies venues du tréfonds de la mémoire.
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Les abdomens gonflés et déformés des Daniel cannibales éclatèrent tandis que de ces entrailles putrescentes sortaient, titubant, car déjà ivres et repus de trop avoir mangé de nouveaux daryls androïdes grotesques, repoussants et sanglants.
Sun Wu finit par s’inquiéter sincèrement, estimant que le temps durant lequel le contrepoison pouvait encore faire de l’effet était largement dépassé. Le sadique Chinois avait menti à son cousin en disant qu’il n’y avait aucun antidote.
Alors, il commit une erreur. Imprudemment, il avança vers le lit sur lequel gisait sa victime, apparemment loin de tout et inconsciente de sa présence, déjà hors de ce monde.
Le vénérable vieillard se pencha sur le moribond afin de l’examiner de près. Mais il n’alla pas plus loin dans son geste. Une douleur soudaine et inconnue le transperça de part en part. Sa bouche se tordit en un affreux rictus son visage grimaça, se déforma et son corps se ratatina.
Il ne fallut qu’une poignée de secondes pour que la métamorphose inattendue du chef du Dragon de jade s’achevât. Le résultat s’avéra des plus surprenants.
Désormais, un mignon tout plein nouveau-né chinois vagissait sur le plancher, noyé dans des vêtements de soie bien trop grands pour lui. Le bébé était enveloppé de mucus comme s’il n’avait pas plus d’une minute d’existence. 
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Mais qu’advenait-il de Daniel Lin?
La partie positronique du cerveau du daryl androïde avait fini par prendre définitivement le dessus. Recouvrant ses facultés, le capitaine rouvrit les yeux, son intelligence intacte. Mais il n’en allait pas de même de ses forces, minées par le poison.
Examinant ce qui l’entourait, le décor, le cadavre, le bébé vagissant, il s’étonna de voir ce nouveau-né à la place de Sun Wu père. Des dernières minutes écoulées, il ne se rappelait presque rien, sauf l’instant où il avait fait valser dans les airs le serviteur du chef du Dragon de jade.
Flageolant sur ses jambes, le cœur battant la chamade, rongé par un étrange sentiment de malaise, le capitaine partit à la recherche de Violetta. Au fur et à mesure que les secondes s’écoulaient, son angoisse augmentait. Si jamais la petite était malade ou pis, il ne se le pardonnerait pas.
Après trois minutes d’investigations et de fouilles fébriles, Daniel découvrit la fillette juste à l’étage au-dessus.
Dans une pièce poussiéreuse, Violetta reposait, endormie paisiblement, allongée à même un matelas. Sa respiration était régulière et elle suçait son pouce. Apparemment, le gaz innervant n’avait eu aucun effet sur elle.
Daniel saisit l’enfant, la serra contre son cœur, écouta attentivement sa respiration et projeta son esprit à l’intérieur du songe de sa nièce. Il n’y avait rien à signaler. La petite rêvait d’Ufo qu’elle gavait de gâteaux comme à l’accoutumée.
À peine rassuré, transpirant et hagard, le daryla androïde sortit de la maudite villa et s’orienta. Dans le parc, la tempête faisait rage. Elle finit de réveiller les sens du capitaine. Passant en mode accéléré, il courut, Violetta toujours endormie entre ses bras, protégée de la pluie.
Daniel Lin mit moins de trente minutes pour franchir les kilomètres séparant Rambouillet de Boulogne-Billancourt. En temps normal, il aurait été encore plus vite…
On s’en doute, les deux rescapés parvinrent jusqu’au petit pavillon leur servant de domicile dans un état pitoyable.
Lorenza folle d’inquiétude, accueillit le capitaine et sa fille le visage bouleversé. Après quelques rapides explications, elle donna les soins appropriés aux deux malades.
- D’abord l’enfant, avait dit Daniel d’une voix hachée avant de s’écrouler sur le divan.
Les détails de la terrible aventure attendraient le rétablissement du daryl androïde.

***************

Le lendemain matin, Fermat s’introduisit dans le salon où le capitaine se reposait, réveilla son subordonné et l’interrogea afin de savoir si le danger existait toujours du côté de Sun Wu et de son équipe. Le commandant n’était guère rassuré, ne comprenant pas comment le vieux Chinois avait pu disparaître pour laisser la place à un nouveau-né. Daniel Lin pressentit une explication qu’il tenta de développer tant bien que mal.
- Monsieur, après tout s’agissait-il réellement de Sun Wu… Un Sun Wu devenu un nourrisson.
- Voyons, capitaine! Cela est tout à fait impossible.
- Hum… je crois que mon cousin a été victime d’un phénomène de distorsion temporelle localisée.
- Distorsion provoquée par quoi bon sang de bonsoir!
- Commandant, écoutez-moi attentivement. Vous vous rappelez ce qui est arrivé au Sakharov .
- Bien évidemment.
- Le vaisseau a été capable d’effectuer cinq sauts quantiques consécutifs dont un à 10 puissance moins 44 secondes après le Big Bang alors que l’énergie disponible était à peine suffisante pour un seul déplacement dans le continuum espace-temps et ce, sans que les structures de la nef ainsi que les personnes à bord se soient fondues dans la soupe chaude primordiale. J’en conclus que les deux phénomènes improbables mais réels ont la même origine.
- C’est-à-dire?
- Un être beaucoup plus puissant que Sovad le contrecarre et nous protège…
- Dans quel but?
- Dans l’intention évidente de nous voir aboutir dans notre projet monsieur.
- Peut-être capitaine… mais je ne jouerais pas ma vie là-dessus. À propos… Comment vous sentez-vous depuis hier soir?
- Mes circuits logiques sont fonctionnels. Quant à l’organisme, il est assez fatigué. J’ai dû puiser dans mes réserves pour éliminer le poison mais mon sang charrie encore des résidus toxiques, sous forme de traces.
- Que vous administre Lorenza?
- Un traitement à base de tri CBP15, ce dont j’ai horreur. Sous l’influence de ce remède, j’ai des difficultés à rester concentré.
- C’est pour votre rétablissement, Daniel.
- J’en ai conscience monsieur.
- Violetta?
- J’avoue mon inquiétude la concernant. Le diagnostiqueur de poche a révélé quelques anomalies.
- bon sang! Lesquelles? Sa vie est-elle en danger?
- Je l’ignore… en fait, il semblerait qu’elle ait été soumise au même phénomène distorsionnel que Sun Wu mais à un degré moindre. Son métabolisme est ralenti.
- Avec quelles conséquences?
- Bien que l’intelligence de Violetta reste vive et poursuive une évolution normale, désormais ses cellules vivent deux fois plus longtemps. Bref, son espérance de vie est rallongée. Or la fillette n’a pas reçu le même traitement que moi dès avant ma naissance.
- La fille du docteur di Fabbrini aurait été protégée par la mystérieuse entité qui nous aurait sauvé la vie une première fois déjà… bon… laissons là pour l’instant cette énigme. Il faut que, d’ici cinq jours au plus tard nous ayons plié bagages. Dès demain, vous commencerez à vous occuper du déménagement tandis que le docteur et moi-même allons trouver un prétexte pour nous absenter de notre travail.
- A vos ordres, monsieur.
Ce que les rescapés du XXVIe siècle ignoraient c’était que le sort de Sun Wu était déjà réglé. Le nouveau-né mourut de faim dès le lendemain, personne ne s’étant rendu dans la villa. Lorsque le cousin Ti, inquiet de la disparition du chef du Dragon de jade, osa franchir le seuil du repaire de la propriété de Rambouillet, il y découvrit, stupéfait, deux cadavres ceux du factotum et d’un bébé inconnu.
La guerre de succession du chef de bande ne tarda pas. Bientôt, on ne compta plus ni les exécutions ni les corps abattus d’Asiatiques un peu partout dans la capitale, en France mais aussi en Grande-Bretagne. Ti ne sortit pas vainqueur de ce combat.

***************

Le 13 mai 1966, le commandant Fermat, son second, le lieutenant di Fabbrini et sa fille déménagèrent pour loger dans une gentilhommière mise aimablement à leur disposition par le duc von Hauerstadt.
En guise d’adieu à ses employeurs, André avait abandonné sur sa table de travail quelques épures de véhicules qui ressemblaient à des glisseurs mûs par l’électromagnétisme, bref, des magnéto porteurs futuristes qui présentaient l’avantage de n’avoir aucune pièce en mouvement avec pour résultat une absence d’usure et aucune émanence de pollution. De tels engins atteignaient en vitesse le demi-millier de kilomètres à l’heure. En bonus, le commandant laissa également une voiturette, maquette en réduction d’un modèle qu’il était possible de mettre immédiatement en chantier, ce que les ingénieurs de la Régie se gardèrent bien de faire. Ce que le véhicule avait de remarquable, c’était que son moteur fonctionnait à l’eau de mer!
Daniel Lin s’était occupé de tout. Il avait même pris soin de récupérer la 4L parisienne garée à proximité de la fête foraine, près de Saint-Germain-en-Laye.
Ce soir-là, notre petit groupe dîna pour la première fois dans sa nouvelle demeure. Un couple de domestiques le servait. Lorenza soupirait de soulagement. Elle pensait pouvoir se reposer quelques jours car la phase qui débutait ne la concernait nullement.
Dans cette partie de la mise au point du transmetteur matérialisateur temporel, le capitaine Wu écrivit au propre les équations et dessina les schémas de l’engin tandis que Fermat se chargea de régler les détails non anodins tels que les jonctions entre les différents relais. Un jeune professeur d’université, voué à un brillant avenir, Noël Gagnoux, paraissant quelque peu farfelu dans son allure, avait été engagé par Franz afin de seconder les deux officiers de la flotte de l’Alliance. Jamais il ne sut en fait sur quoi il travaillait précisément.
Mais quelle était la première phase? 
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Il s’agissait de construire une maquette au 1/24ème. Or, le matériel dont disposait le trio était des plus hétéroclites. Transistors à profusion, câbles, cyclotron, circuits intégrés, dynamos, radiophares, ordinateurs, enregistreurs, capteurs solaires, piles, aimants, caméras, compteurs Geiger, lasers, masers, refroidisseurs, microscopes électroniques, centrifugeuses, uranium 235 et 238 enfermé dans des conteneurs scellés en plomb, filtres, spectromètres, lampes infrarouges et à UV, et ainsi de suite…
Ce week-end, le duc von Hauerstadt rendit visite à la petite équipe afin de se rendre compte par lui-même à quoi ressemblaient les travaux. Le matériel, des plus encombrants, avait été entreposé dans les caves pour plus de discrétion.
Franz fut surpris par la taille impressionnante de la maquette. Il s’en fit expliquer le principe par Fermat. Puis, souriant, le commandant dit à son hôte:
- Cher ami, en votre honneur, nous allons effectuer devant vous le tout premier essai.
- Y-a-t-il un danger quelconque? S’enquit le Germano-américain.
- Non…
- Cependant, ne dois-je pas revêtir une combinaison de protection?
- Pour quoi faire? Demanda Daniel Lin. Il n’y aura aucune irradiation. En fait, cette maquette n’est qu’un téléporteur amélioré qui identifie les formes de vie désirées dans un temps et un lieu donnés, et les transporte jusqu’à l’émetteur.
- Ah? Bien. Qu’envisagez-vous de capter aujourd’hui?
- Pour ce premier essai, nous faisons preuve de modestie. Un animal fera l’affaire.
- Comment donc saurez-vous qu’il vient du passé ou du futur?
- J’ai opté pour une espèce disparue d’oiseau, répondit le capitaine Wu détendu. Un dodo de l’Île Maurice.
- Pourquoi pas?
- A vous l’honneur, von Hauerstadt, dit Fermat.
Tandis que le capitaine tapait un ordre sur son clavier relié à l’ordinateur, le duc abaissa cinq manettes.
- Un clavier? Interrogea-t-il. Vous êtes à la pointe.
- Oh! Pour les gens du XX e siècle… mais j’ai quelque peu amélioré la transmission des coordonnées. Attention! L’appareil répond. J’obtiens des signaux de réinitialisation.
Des fulgurances se produisirent dans la cave. Elles s’accompagnaient d’éclairs en boule alors qu’une forte odeur d’ozone se dégageait de l’élément central du montage hétéroclite. Nos amis ne purent s’empêcher de tousser tandis qu’une lueur de près de dix mille watts éclairait violemment le laboratoire. Elle ne tarda pas à s’éteindre.
Or, à la même seconde, sur un des plots de matérialisation, des atomes se rassemblèrent et s’amalgamèrent. Bientôt, quelque chose d’informe, d’indéfinissable couleur vieil ivoire, reposa sur la plateforme futuriste et anachronique. Il s’agissait d’un squelette d’oiseau plutôt pataud, aux vestiges caractéristiques de pattes palmées. Ce détail permit au capitaine Wu d’identifier la dépouille mortelle du dodo. 
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- Est-ce que l’oiseau ne devait pas se matérialiser vivant? S’étonna Franz.
- Effectivement, marmonna le daryl androïde confus. Pourtant, mes calculs sont justes. Il doit y avoir une surchauffe dans un des circuits. Il me faut localiser le point précis où le dysfonctionnement s’est produit.
- Bien évidemment, compléta Fermat aussitôt afin de rassurer Daniel Lin, ce n’était après tout qu’un premier essai. Je vais réviser la superstructure de cette maquette avec Gagnoux. Nous aurons terminé dans vingt-quatre heures.
- Oh, je ne suis pas pressé. Je puis rester quatre jours ici. Les jumelles seront ravies de jouer avec la fille de votre docteur, fit Franz.
- Merci pour votre indulgence, conclut avec aménité le commandant.
- C’est tout naturel.

***************

Au premier étage de la gentilhommière, dans une pièce qui servait de nursery, les jumelles rousses Liliane et Sylviane s’amusaient en compagnie de la petite Violetta remise de sa mésaventure. Les fillettes jouaient avec Barbie et sa famille: la nouvelle Barbie blonde, pas encore en vente en France, la même en brune, l’ancienne Barbie brune, une blonde encore et une rousse du même type, à coupe Bubble cut, la copine Midge pleine de taches de rousseur, sans oublier la jeune Skipper, la petite sœur avec son ami et Ken, le chevalier servant. Accompagnant cette nichée, un trousseau de vêtements à faire se chamailler une classe entière de filles d’école primaire. Il y avait des maillots de bain innombrables, de toutes les couleurs, de toutes les formes, des tenues de loisirs, de la lingerie féminine à foison, des robes d’intérieur, d’après-midi, de soirée, des tailleurs imitation Chanel, des manteaux en laine et en fausse fourrure, des étoles, des bas et des chaussures, des gants et des chapeaux, des sacs, des tutus, des bijoux, sans oublier des imperméables, des tenues de cocktail, des pulls, des survêtements, des shorts, des bermudas et des pantalons, des jupes, des perruques et du maquillage à l’infini. 
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Violetta ne savait plus quel vêtement, quelle poupée choisir. La tête lui tournait. Elle voulait tout toucher, tout essayer. Jamais elle n’avait vu autant de tenues.
- Décide-toi, fit Liliane. Tu veux la rousse ou la brune? La blonde ou la décolorée?
- La blonde est fadasse. La brune a un air trop sévère. Je prends la rousse sans les taches de rousseur sur la figure. Elle a les jambes qui plient et c’est plus facile pour l’asseoir et lui mettre les chaussures.
- Il n’y a pas que les tenues vestimentaires! Rajouta Sylviane. Nous avons aussi pensé à apporter les meubles, un salon avec un divan recouvert de vrai tissu, des fauteuils et des poufs, des chaises, des lits, une fausse télévision, une salle de bains qui fonctionne. Elle s’éclaire et l’eau coule dans la baignoire.
- Tu oublies la chambre à coucher avec sa table de nuit, la lampe de chevet qui s’allume, l’armoire, et la cuisine avec tous les ustensiles nécessaires: la gazinière marche et on peut y voir un poulet en train de cuire à l’intérieur. Tu veux vérifier?
- Oui! S’écria la plus jeune avec enthousiasme.
Violetta manifesta sa joie en tapant dans ses mains.
Les fillettes jouèrent une bonne partie de l’après-midi au papa et à la maman version américaine jusqu’à ce qu’Elisabeth les appelle pour le goûter.
Toutes trois se précipitèrent au rez-de-chaussée, chacune tenant une poupée mannequin qui avait été changé une dizaine de fois au bas mot.
- Que mange-t-on? S’enquit Violetta. Pas des cornflakes au moins? Je n’aime pas ça.
- D’abord des berlingots de lait condensé sucré parfumé. Vanille ou orange, Violetta?
- Euh… Il n’y en a pas au chocolat?
- Tu as mangé le dernier hier je te le rappelle.
- Ah! Toi tu es pire que maman ou oncle Daniel. Bon… d’accord. Qu’est-ce qu’il y a d’autre?
- Du jus d’orange. Avec des oranges fraîchement pressées.
- Sucré?
- Si tu veux. Une gênoise fourrée à la crème de noisette.
- Maman, demanda Sylviane, on ne pourrait pas avoir une glace plutôt?
- Il fait un peu frais pour déguster un cornet glacé, répondit Elisabeth.
- Oh oui, maman, je t’en prie! Dirent les jumelles à l’unisson.
Elisabeth céda.
Quelques instants plus tard, un joyeux brouhaha auquel se mêlaient des bruits de mastication montrait que les fillettes faisaient honneur au goûter. Au moment de choisir le parfum de sa crème glacée, Violetta fit un nouveau caprice. Les glaces proposées ne lui convenaient pas. Vanille, praline, fraise ou abricot lui paraissaient trop ordinaires.
- De la glace aux amandes? ou à la noix de coco? Avec des gros morceaux d’amandes, des gâteaux au chocolat dedans? Tu n’en as pas? Tu sais, ces gâteaux noirs et blancs, comme ceux que j’ai mangés avant Noël, au boulevard Saint-Germain avec oncle Daniel.
- Je vois, murmura la duchesse surprise. Tu veux parler des glaces américaines. Mais on n’en trouve pas ici. Comment as-tu pu en manger puisque tu n’es jamais allée aux Etats-Unis?
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- Tu dis un mensonge! C’est pas vrai! À Paris, on en trouve…
- Puisque je te dis que je n’en ai pas dans mon réfrigérateur.
- Alors, je n’en veux pas! Na!
- Tant mieux! Rétorqua Sylviane. J’en aurai plus pour moi.
- Non… je veux deux boules à la fraise et une à la vanille, renifla la jeune métamorphe.
- Ma puce, cela fait beaucoup… attends… j’ai compris…
- Quoi?
- Comment tu as pu manger des glaces que l’on ne trouve pas encore en France.
- Ah? Firent les jumelles. Tu le sais, maman?
- Violetta, tu n’es pas venue directement de ton monde en 1966, n’est-ce pas?
- Ben oui, c’est ça…
- Tu as d’abord fait un séjour dans notre futur…
- Je crois. Il faut demander à oncle André ou à oncle Daniel.
Sachant qu’elle s’approchait de la vérité, Elisabeth sourit et servit les enfants. En boudant, la plus jeune mangea sa crème, prenant un malin plaisir à la laisser fondre.
Mais Lorenza entrait dans la cuisine. Immédiatement, elle se rendit compte que sa fille avait sa tête des mauvais jours.
- Encore en train de faire la moue? Décidément, cela devient une habitude chez toi. Tu vas enlaidir. Ne penses-tu pas que tu exagères?
La fillette ne répondit pas.
- C’est une enfant difficile, se contenta de constater Elisabeth.
- Non en fait. Elle peut se montrer adorable. Mais Daniel Lin est en train de la pourrir en lui passant tous ses caprices. Jamais il n’ose la gronder ou lui administrer une petite fessée. Je vais devoir la reprendre en mains en espérant que ce ne soit pas trop tard.
- Pourquoi le capitaine Wu ne fait-il pas davantage preuve de sévérité?
- Premièrement, Violetta n’est pas sa fille. Deuxièmement, il ne veut pas que la petite connaisse l’enfance dépourvue d’amour et de tendresse qu’il a vécue. Troisièmement, par certains côtés, il est aussi gosse qu’elle.
La fillette osa interrompre la conversation. 
-Finalement, elles sont bonnes ces glaces, même si elles n’ont pas les parfums d’avant Noël.
- Bien sûr. Elles sont fabriquées au lait entier et aux œufs frais.
- Quelle chance! Soupira Lorenza. Dans trente ans, elles ne seront plus faites qu’avec du lait écrémé et sans œufs, parce que cela fait grossir. Je ne parle pas de celles crachées par le synthétiseur de nourritures.
- Maman, pour les yaourts, c’est pareil.
- Mais non, ma fille, c’est l’inverse.
- Dis maman… pourquoi ici, les yaourts n’ont-ils pas la même forme de pots? L’emballage a un goût de carton et non plus de plastique. Il y a aussi moins de choix. Vanille, fraise, citron, chocolat… ou bien yaourt nature sucré ou pas… Et c’est tout! Sans sucre… bah! C’est celui-là que me fait manger oncle Daniel. Il m’interdit les bonbons parce que, sinon, d’après lui, je vais me transformer en petite boule de graisse. De toute façon, ils sont moins bons que ceux que j’avalais l’été dernier. Sauf pour les ours en chocolat ou en gélatine. Le reste est dégueulasse!
- Où as-tu appris ce mot? Tu n’as pas toujours dit cela si je me souviens bien. Daniel m’a justement rapporté que tu t’empiffres souvent derrière son dos, que tu avales des Mars, des Smarties, des Milky Way, des Treets, des Nuts et j’en oublie certainement.
- Quel appétit! Pourtant, reprit Elisabeth, au contraire de ce qu’avance le capitaine, tu ne sembles pas avoir un gramme de trop.
- Ben… c’est normal. Il me fait é-tu-dier! Tiens… aujourd’hui, il m’a appris à faire les additions avec retenues. Et surtout, interdiction de compter sur mes doigts.
- Déjà, ma puce?
- Ce n’est pas tout! Il me donne aussi des cours d’anglais et de chinois, de mandarin plus précisément,  tandis que maman se charge du français, de l’italien et du métamorphos. Je ne suis pas un ordinateur sur pattes moi! Quand mon papa sera de retour, je lui dirai ce que l’on me fait subir.
- Ma fille, allons… avoue que tu l’aimes bien ton oncle Daniel.
- Oh oui! Mais pas quand il cache mes galettes du goûter dans le buffet qu’il a fermé à clef. Ensuite, il cache aussi la clef et je dois la trouver. Ou alors, il la met dans sa poche et je dois la lui reprendre.
- Oui? C’est si difficile?
- Il ne se laisse pas faire! Hier, j’ai été obligée de le griffer et de le pincer pour gagner! Alors, il s’est mis à rire… mais à rire… il a dit ensuite que j’aurais mieux fait de me métamorphoser en tigresse. J’aurais été plus efficace.
- Sûrement ma chérie… opina Elisabeth, retenant un fou-rire.
- Maman, c’est quoi une tigresse?
- La femelle du tigre.
- Ah! C’est l’animal au pelage rayé orange, blanc, marron ou noir avec de méchants gros yeux jaunes. Il n’est pas beau. Il me fait peur. Il n’est pas comme Ufo. Je ne me changerai pas pour l’imiter.
- Peut-elle se métamorphoser réellement en animal?
- Bien entendu, Sylviane, fit Lorenza qui parvenait à identifier les jumelles sans se tromper. Mais Violetta n’est capable de garder cette apparence qu’une dizaine de minutes pas plus.
- Mais vous? Questionna à son tour Liliane.
- Plusieurs jours.
- Cela doit être véritablement fantastique de pouvoir prendre l’apparence désirée, soupira Elisabeth.
- Je ne sais pas. Pour moi, c’est quelque chose de tout à fait naturel.
- Maman, reprit Violetta, pourquoi il n’y a plus les jouets ordinateurs avec les écrans de télé où on pouvait créer son propre dessin animé? Tintin et Milou, Spirou et Fantasio, Aladin et Jasmine? Le Roi Lion? C’était drôlement bien! Dis, c’est parce que maintenant nous sommes dans le passé? Ça ne me plaît pas, mais pas du tout! 
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- Violetta, tu veux trop de choses. Pourtant, les poupées Barbie, tu t’amuses bien avec, non?
- Oh oui maman! Tu m’en achètes une?
- Si tu la mérites…
- Toi, tu es pareille qu’oncle Daniel. Tu me fais du chantage. En attendant, je peux garder la Barbie rousse? Je la rendrai quand Maman m’en aura acheté une, avec le manteau de fourrure qui imite la panthère et le tailleur doré.
- Ma puce, encore une fois, tu exagères! Ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela.
- Mais non, souffla Elisabeth qui finissait d’éclater de rire. Lorenza, votre fille m’amuse… si Sylviane et Liliane sont d’accord, tu peux garder la poupée.
- Bien évidemment, Violetta, lancèrent les jumelles à l’unisson, la Barbie rousse est à toi. Nous, on en a des malles entières.
 - Merci! Mille fois merci, vous êtes gentilles, les filles, jeta la jeune métamorphe.
Toute heureuse, la fillette sauta spontanément au cou de Liliane et de Sylviane et les embrassa avec fougue.

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