dimanche 14 mars 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou : épilogue.

EPILOGUE


Tous les nouveaux embarqués étaient maintenant affectés dans leurs quartiers. Dans la salle de réunion, le commandant Wu avait réunis tous les chefs de sections de son vaisseau ainsi que les délégués diplomatiques impliqués dans l’Affaire des Asturkruks. Chacun se sentait mal à l’aise, plus ou moins conscient de posséder une double mémoire voire une triple avec des souvenirs incompatibles. En fait, Daniel Wu, lui, paraissait avoir pris son parti de cela et, détendu, présentait une humeur affable.
Après avoir réclamé et obtenu le silence, le commandant du Langevin commença son long exposé d’un ton calme, usant d’un langage clair, accessible à tous, mesurant le sens de chacune de ses paroles. Daniel Wu présidait la séance extraordinaire, placé au centre de la table de forme ovale, faisant face à la salle, ayant à sa droite l’ambassadeur Fermat et, à sa gauche, son ami de toujours l’énigmatique Antor. Puis venaient son officier en second et épouse, le capitaine Irina Maïakovska, le capitaine Benjamin Sitruk, Marie André Delcourt et Aure-Elise, sa jeune femme, le docteur Lorenza di Fabbrini, le lieutenant Uruhu, chef pilote du Langevin, Violetta Sitruk et le professeur médusoïde Schlffpt pour qui on avait aménagé un bassin portatif des plus confortables.
- Si je vous ai tous réunis, ici, ce soir, débuta le commandant Wu, c’est parce que j’ai estimé que des explications s’imposaient. Si je demandais à chacun d’entre vous de me faire part de ses souvenirs, de me raconter les derniers jours, je suis tout à fait certain que j’obtiendrais des récits confus, des réticences à s’ouvrir, un sentiment de trouble et de gêne. Tous vos récits se rejoindraient néanmoins sur un point : l’impossibilité de décrire précisément ses faits et gestes depuis… deux mois. Je vais tenter d’être bref car, certains, ici présents, ont déjà vécu un phénomène analogue.
Disant cela, Daniel esquissa un sourire rapide tandis que ses yeux bleu gris, amusés, se tournaient vers Antor d’abord, puis vers André et Lorenza. Enfin, il croisa le regard malicieux de Violetta. L’adolescente lui rendit son sourire espiègle.
- Bien, poursuivit-il plus sérieux. Voilà ce qui s’est réellement passé! Une fois encore, une fois de plus, une fois de trop pour moi et pour tout le Pan multivers, le cours de l’histoire de cette chrono ligne a été manipulé et la trame du continuum spatiotemporel, trop tendue et maintes fois reprisée, a souffert de la remise en place des événements. J’entre maintenant dans les détails : qu’évoque exactement pour vous le nom des Asturkruks?
Benjamin se gratta la barbe d’un air perplexe puis se décida.
- J’ai vaguement souvenir qu’il s’agit ou plutôt s’agissait d’une race guerrière, terriblement agressive, bionique, mi humanoïde mi calmaroïde. Je crois qu’elle nous disputait l’hégémonie de la Galaxie, usant de moyens prohibés par le Traité du Mowelle.
- Est-ce tout, capitaine Sitruk?
- Oh! Je déteste les paradoxes temporels! Ils me donnent la migraine! Je préfère ne pas creuser!
- Quant à moi, rétorqua Daniel, eh bien, je n’ai pas de tels scrupules! Vous avez mis le doigt où cela fait mal, néanmoins, Benjamin! Les Asturkruks étaient nos plus dangereux adversaires, plus encore que les Haäns!
- Tout à fait, compléta Fermat avec assurance. Plusieurs fois, l’Alliance a dû les affronter. Ils s’en sont pris directement au Sakharov que je commandais il n’y a pas si longtemps encore puis à ce vaisseau même, le Langevin! Et puis, ils ont disparu soudainement, silencieusement, comme s’ils n’avaient jamais existé! Nos mémoires ont été chamboulées à la suite de leur évaporation inexplicable, pour l’instant, mais pas totalement effacées!
Mais il y a plus grave encore! Fit l’ambassadeur après une pause imperceptible. L’Empire Haän, malgré ses importants problèmes intérieurs, ses coups d’État innombrables, ses assassinats, ses révolutions, garde des griffes acérées! Ainsi, il a récupéré le bagne de Penkloss aux Velkriss! 30% du peuple Castorii s’est rebellé contre l’Alliance et a rejoint l’Empire Haän, arguant du fait que notre gouvernement n’a pas satisfait les revendications territoriales légitimes de nos partenaires! Des raids pirates Otnikaï se multiplient dans le secteur d’Ophicius et notre président Marnousien se complait dans ses atermoiements!
Antor compléta ce sombre tableau de la situation.
- D’extrême justesse Naor a rejoint l’Alliance des 1045 planètes. Je rappelle que les Naoriens sont un peuple pacifiste de plantes télépathes capables de parasiter néanmoins n’importe quel humanoïde dans le but d’essaimer dans toute la Galaxie. Leurs ennemis héréditaires sont les représentants de Velkriss, espèce insectoïde semblable à des sauterelles, ou encore, pour la caste militaire dominante, à des mantes religieuses. Notre président Bigst a reçu dernièrement un message troublant émanant d’un illustre membre du monde des Pi… message qu’il ne faut pas prendre à la légère!
- Exactement, reprit Fermat. Si vous désirez plus de détails, apprenez que Penta Pi a demandé l’asile politique sur Terra! Le Président Bigst lui a accordé un statut provisoire, naturellement, sous condition, mais sans mesurer les conséquences politiques et autres de son geste de mansuétude!
- Sans doute cette condition consiste-t-elle à ne pas user de ses pouvoirs transdimensionnels? Demanda Lorenza sceptique. Autant demander à un alcoolique de promettre de ne plus s’enivrer!
- Effectivement, dit Daniel Wu. J’approuve votre méfiance. Cependant, permettez moi de reformuler la promesse d’Axel Sovad dans un langage bien plus direct : Penta Pi a juré sur l’équilibre du Pan trans Multivers de ne pas le foutre en l’air. Il a dit craindre de « mourir »!
Se croisant les doigts d’une façon qui dénotait ses préoccupations, Marie André, à son tour, prit la parole.
- Résumons plutôt la situation géo spatio stratégique de l’Alliance! Il appert que le pacte informel avec la dimension Pi est désormais rompu! Par notre faute, vous l’admettrez tous, ou du moins par la légèreté dont s’est rendu coupable notre Président! Les Haäns se montrent plus menaçants que jamais… des rumeurs circulent quant à un possible partenariat qui les lierait aux Velkriss de Shi-Kaa-A-Ta…
- Mais pas autant que dans la chrono ligne source 1721... Souffla subrepticement Daniel Lin.
Delcourt poursuivit, préférant ne pas tenir compte de la réflexion du commandant Wu.
- Les Castorii, en leur entier, quitteront tôt ou tard une Alliance qui jamais ne les a satisfaits.
- A propos, jeta Antor, nous soupçonnons le dénommé Kilius, malgré ses relations avec Denis O’Rourke, d’être un espion au service du Praetor Castorii. Ceci dit, Denis est d’accord pour surveiller son ami et de nous rapporter tout ce qui lui semblera suspect…
- Bien évidemment! Soupira Violetta narquoise! O’Rourke ne tient pas à se faire renvoyer comme un malpropre de la flotte pour trahison et de finir sur une planète en terraformation!
- Merci, mademoiselle Sitruk! Lança Delcourt d’un air pincé. Permettez que je reprenne! Les Velkriss, vous le savez tous, rêvent de ne faire qu’une bouchée de la planète Naor. Or, le traité que nous avons signé avec ses habitants, nous oblige à les protéger coûte que coûte, quel qu’en soit le prix.
- Bref, mesdames et messieurs, répliqua Daniel Wu sarcastique, vous préférez manifestement la situation antérieure même si vous ignorez dans les grandes largeurs en quoi elle consistait! De plus, vous me reprochez, à mots couverts, d’avoir interféré dans le cours de cette chrono ligne d’une manière désinvolte! Cependant, je vous rappelle que je n’ai pas agi seul et que je n’ai fait réparer qu’une erreur ancienne!
- Ne prenez pas la mouche! Proféra Fermat. Commandant Wu, vos subordonnés ne saisissent pas exactement la situation. La Supra Réalité quantique les effraie! Moi seul peux vous soutenir sans réserves et déclarer froidement: nous n’avions pas le choix! Une fois pour toutes, il nous fallait anéantir les Asturkruks et leurs succédanés, les Alphaego. C’étaient eux ou nous.
- Les Alphaego? S’étonna Irina. Je croyais qu’il s’agissait d’une race éteinte depuis au moins un million d’années. D’après nos études concernant la planète Aruspus, cette espèce se serait détruite par auto vampirisme…
- Capitaine, fit Lorenza, vous ne présentez qu’un aspect du problème!
- Effectivement! Renchérit l’ambassadeur en titre. La nouvelle race des Alphaego était issue des manipulations génétiques des Asturkruks. Et ces manipulations avaient pour but d’annihiler à terme l’Alliance.
- Je répète, marmonna Daniel distinctement que lesdits Asturkruks n’auraient jamais dû voir le jour sans un incident malencontreux provoqué par notre ignorance.
- Incident découlant de nos tentatives maladroites de matérialisations d’Odaraïens et de guerriers Haäns dans la piste 1721 originelle, compléta Fermat.
- Nous pouvons nous poser cette question cruciale, résuma alors Antor : avons-nous, dans notre désir compréhensible de nous défendre, créé un mal pour un bien? Désormais, il suffirait que les Haäns trouvent leur Dioclétien…
A ce nom d’Empereur romain, Benjamin tressaillit. Le commandant Wu remarqua aussitôt le trouble de son subordonné. Cependant, Antor poursuivait comme si de rien n’était.
- … qui mettrait fin à la guerre civile de l’Empire de Haasucq. Ce dernier n’aurait plus alors qu’à signer toute une série de traités d’assistance mutuelle avec les Velkriss, ensuite avec les Castorii et, pourquoi pas la dimension pour que les 1045 planètes se retrouvent isolées et contestées. Notre Alliance demeure fragile ; elle peut disparaître à tout moment! Là, je ne prends pas comme exemple l’Empire romain, mais je fais appel à la logique. Pensez comme ce serait facile à tous nos adversaires, unis, de nous détruire en s’en prenant à Hellas et à la Terre. Pour parvenir à ce but, ils n’auraient que la peine de chercher dans nos passé tumultueux un esprit maléfique qui amènerait nos deux peuples à s’affronter jusqu’à l’anéantissement!
- Pensez qu’il serait si simple pour les Haäns de bénéficier de l’appui de van der Zelden! Jeta Fermat.
Tous frissonnèrent sans en comprendre véritablement la raison. Toutefois, Violetta, qui avait conservé plus de souvenirs de son deuxième moi que le reste de l’assistance, objecta de sa voix pointue:
- Oncle André, je ne suis pas d’accord! Pas d’accord du tout! La Mort ne joue que sa propre partie!
Avec un haussement d’épaules, l’ambassadeur préféra ne pas tenir compte de cette interruption. Pragmatique, la capitaine Maïakovska voulut des détails supplémentaires.
- Supposons que la chrono ligne 1721 originelle n’ait jamais été modifiée, que serait-il advenu de nous tous?
Daniel rectifia tout en remettant en place sa mèche rebelle.
- Nous? Aucun d’entre nous n’existerait et n’aurait jamais existé sauf pour une vague Entité obligée de composer avec la nécessité… Par contre les Alphaego transgéniques et les homunculi « frères » de Pamela Johnson issus du cube de Möbius rouvert accidentellement, du fait même de l’échec de Sarton, auraient anéanti la civilisation Haän, puis auraient parasité le Pan Multivers en son entier! L’étape finale aurait inévitablement conduit à une guerre Asturkruks/Pi, qui aurait abouti à la victoire de ces derniers au grand dam de l’agent temporel Michaël…
- Holà! Il n’y a rien d’éthique dans toutes ses guerres! S’écria Lorenza. Nous n’agirions tous que poussés par la crainte de ne plus exister ou survivre?
- Hélas, c’est là le véritable moteur de l’Univers! La conservation! Pas que de l’information! Soupira Daniel Lin mélancolique.
Irina souleva un paradoxe, se remémorant le fait que son mari avait été involontairement à la source de la création des Asturkruks.
- Si les humains se retrouvent réduits en esclavage, ils ne pourront en aucun cas « créer » les fameux Asturkruks! La ligne temporelle issue de l’échec de Sarton ne devrait pas même exister. Je me trompe ou pas?
- Irina une seconde! Fit le commandant Wu, ses yeux étincelants. Tu ne maîtrises que partiellement la Théorie des Quanta! Les Haäns et les Asturkruks se sont rencontrés quelque part sur une ligne temporelle déviée ou pas… dans le Pan trans multivers quantique, tout est connecté… comme au sein d’un super cerveau, d’une Supra Intelligence… Rien ne se perd, rien ne se crée… Tu connais l’adage…
Pour une fois, le docteur di Fabbrini mit sa morale de côté et osa hasarder:
- Si une Alliance entre , Haäns, Castorii et Velkriss se nouait, ne nous faudrait-il pas intervenir dans l’espace-temps, cela m’est difficile de l’admettre, soyez en assurés, en 1867, je crois, pour empêcher tous nos adversaires d’entrer en contact avec mon ancêtre indirect le comte Galeazzo di Fabbrini, cet être maléfique, dépourvu de tout scrupule?
- Certes, lui répondit le commandant Wu… Mais j’ai déjà soupesé les conséquences d’une possible intervention de notre part à cette époque… j’ai alerté les Helladoï et les ai mis en garde à ce sujet. Ceux-ci ont bien voulu prendre en charge la surveillance transtemporelle de quelques personnes qui ont approché le comte, notamment Frédéric Tellier, Louise de Frontignac, Ignace Loiseau, Guillaume Mortot, et ainsi de suite…
- Ah! Oui! Le choix de Galeazzo, son approche par nos ennemis potentiels entraînerait automatiquement la confrontation avec l’Artiste et Sarton! Acquiesça alors la doctoresse.
- Euh… Siffla alors Violetta, là, je m’avoue dépassée… ce Sarton, est-il mort, en vie? Dans cette dernière hypothèse, duquel s’agit-il?
- Ma grande, le conseiller privé de notre dimension, la renseigna Daniel Lin, est mort en 2485. D’une manière ou d’une autre, nous serons obligés de prendre langue avec lui… Qu’il appartienne directement à notre chrono ligne ou pas…
Aure-Elise Delcourt s’ennuyait ferme. Elle ne comprenait rien ou presque aux échanges qui duraient beaucoup trop longtemps à son goût. L’esprit troublé par des souvenirs brumeux, elle se permit de couper la parole à l’ambassadeur adjoint qui était en train de dire :
-Il n’y a pas que le sinistre Galeazzo qui pourrait être contacté par les Haäns et consorts… Souvenez-vous de ma captivité dans le Londres des années 1890, captivité dont je vous ai fait longuement le récit… Ce britannique qui répond au nom de Sir Charles…
- S’il vous plaît, lança Aure-Elise, vous discourez tous depuis plus d’une heure sans expliquer vraiment pourquoi nous éprouvons tous un mal être plus ou moins prononcé. Dans ma tête, se bousculent d’étranges images semblant appartenir à une autre vie, à un double, une autre Aure-Elise, qui me ressemble comme une goutte d’eau, qui est moi et n’est pas moi pourtant. Pourquoi?
- Précisez, très chère… Demanda la Russe.
- Ce matin encore, j’ai éprouvé la même sensation. Une autre moi-même, mais étrangère, me dévisageait à travers le miroir. Je me brossais les cheveux devant ma coiffeuse et, soudain, l’image qui se reflétait dans la glace ne portait plus les mêmes vêtements. De plus, elle paraissait légèrement plus jeune, plus… naïve! Mon double, les cheveux libres, était vêtue d’un tailleur extrêmement cintré, d’un chemisier à jabot, comme auraient pu en porter les femmes vers… je ne sais pas, moi, vers? 1900? Mais le plus déstabilisent ce n’est pas cela! J’ai à peine vingt ans; je suis donc née en 2497... Or, les souvenirs de mon enfance sur Mars sont comme brouillés, occultés… A leur place, je vois des boulevards pavés, des avenues ombragées, un sol irréguliers où mes pieds chaussés de bottines noires glissent souvent, des véhicules hippomobiles, des fiacres tirés par des chevaux qui n’hésitent pas à lâcher leur crottin. Des exhalaisons d’égout chatouillent désagréablement mes narines pourtant habituées à pareilles senteurs fortes. Notre-Dame est noire! Parfois, dans mon petit salon, j’entends des airs désuets, du Fauré, du Debussy ou… du Satie joués maladroitement sur un piano passablement désaccordé…
Marie André renchérit :
- Tu n’es pas la seule à être victime de ce phénomène bizarre. Moi, il m’arrive de me croire en train de parcourir la salle des pas perdus du Palais de Justice de Paris, ou bien encore, je me vois me balader quai des Tournelles, ou flânant dans les allées du marché aux fleurs un matin de mai, puis aller admirer les peintures et les vitraux de la Sainte Chapelle. Or, je ne suis pas natif de Paris, et ce Paris que je décris et que j’ai l’air de connaître comme ma poche, n’existe plus depuis bien longtemps. Qui peut m’expliquer cela?
Sitruk prit la parole, lui aussi désirant révéler ce qui le tracassait depuis le début de cet échange.
- Puisque nous en sommes aux aveux publics, je viens ajouter ma contribution. Ma désorientation ne va pas aussi loin, du moins dans l’espace car, moi, je suis bien né sur la planète Terre. Par contre, dans le temps, je vous bats tous de loin! La pourpre et les ors de palais antiques de Rome, de Vienne, de Milan, de Nicomédie et d’Alexandrie me sont plus que familiers. Souvent, je crois chevaucher, une lourde et peu commode cuirasse emprisonnant mon torse, un casque muni d’un cimier rouge protégeant mon chef, à la tête d’une légion romaine, entouré de mes légats et de mes préfets, fier des enseignes impériales, allant apporter l’ordre et la paix de mon Empire!
Violetta, à cette description qui ne manquait pas de panache et d’orgueil, éclata de rire d’une manière tout à fait rafraîchissante.
- Papa! Cela ne m’étonne pas! Si je ne me trompe pas avec tous ces souvenirs imbriqués, un instant, tu as été dans la peau de Maximien! Tu t’es comporté comme lui!
Le pilote néandertalien leva timidement la main afin de prendre part à la conversation.
- Euh… je pense être victime des mêmes étranges distorsions mémorielles que vous… Mes souvenirs ne me montrent pas des villes en pierres ou en marbre anciennes, des palais tous plus fastueux les uns que les autres, mais de vastes plaines glacées enneigées, des cieux encore non violés hormis par divers volatiles, éclairés la nuit par des étoiles à profusion qui brillent d’un éclat inconnu. Dans l’air froid nocturne et serein, à peine réchauffé par un maigre feu bien magique à mes yeux, s’élève le chœur des Anciens de ma tribu. Les hommes psalmodient un chant mélancolique aux paroles perdues dans les profondeurs des siècles. Un langage oublié de tous ou presque, que, pourtant, je parle encore. Une langue qui m’émeut par-delà les mots… Faite de cris, de claquements, de hululements, d’onomatopées, de crissements, de grincements…
Ce nom, K’Tou que je porte, la véritable appellation de mon espèce, j’en suis fier! K’Tou! Cela sonne comme le son d’une trompe! Cela claque au vent comme le défi relevé par ceux qui marchent debout, ceux qui pensent, les hommes, enfin! Ceux qui savent tailler la pierre, allumer et conserver le feu, ceux qui chassent, qui enterrent les morts, qui le soir, à la veillée, racontent les fabuleux récits des divinités de la nature, ceux qui, au fond de leur cœur, vénèrent le dieu unificateur du Grand Tout! Le dieu des Dieux qui les a faits frères des éléphants laineux, des ours vaillants, des rennes et des redoutables lions des cavernes! Pi’Ou Minga Brohor Palk Chiiga! Les K’Tous, ce sont les fils du singe dressé, les enfants de Pi’Ou, Pi’Ou le vénéré, qui, le premier marcha debout, dressé, qui, le premier, prit une pierre pour la tailler!
- Lieutenant, je comprends tout à fait votre désarroi, fit amicalement Lorenza. Vous êtes l’unique rescapé d’une espèce disparue depuis des millénaires. Vous ne pouvez expliquer comment vous avez atterri dans ce XXVI e siècle hyper technologique. Vous préférez passer votre temps libre dans l’arboretum, auprès de votre ami Gllump. Ainsi, vous êtes devenu l’interprète attitré de l’orang-outan, notre laborantin. Vous seul maîtrisez le langage du grand singe roux et êtes capable d’en distinguer toutes les nuances.
- Pourquoi tous ces accrocs dans notre mémoire? Pourquoi tous ces échos? Questionna l’adolescente. Qui va répondre? Oncle André? Oncle Daniel?
- Je me dévoue, dit Fermat avec chaleur, ce qui était plutôt rare chez lui. Docteur di Fabbrini, Violetta, Daniel Lin, Antor, et bien évidemment moi-même , nous nous sommes retrouvés munis, à notre corps défendant, d’une triple mémoire… Cela est arrivé il y a quelques jours à peine. Quant aux autres espèces intelligentes, à l’équipage du Langevin, aux Haäns et consorts, ils sont tous maintenant confrontés à une mémoire double. Le problème se résume ainsi: notre monde avec les Asturkruks ou sans les Asturkruks. Pourquoi? Parce que tout simplement cet équipage-ci a dû réagir pour rétablir une histoire de la Galaxie sans les Calmaroïdes afin de survivre!
- Quant à moi, ajouta Antor, je suis le seul témoin direct du temps alternatif de la domination Haän. Détail supplémentaire: je connais très bien Charles Merritt mon geôlier au XIX e siècle, notre adversaire potentiel. Malgré moi, je ne pardonne pas à Penta  ce que j’ai dû supporter durant les deux mois de mon existence en ces temps barbares! Dois-je rajouter quelque chose?
- Inutile, acquiesça Daniel avec compréhension et empathie. Tes souffrances doivent rester intimes…
-Merci Daniel Lin, mais la façon dont j’ai été délivré est encore à venir pour vous…
- Restons-en là! Affirma avec force le commandant Wu, gêné aux entournures. Ne nous quittons pas sur cette note douce amère. Ce soir, je vous invite dans mes quartiers à assister à un divertissement musical impromptu… Violetta, Benjamin et moi-même espérons vous réjouir et vous réchauffer l’âme avec des œuvres du grand Jean Sébastien Bach, de Mozart, de Liszt, puis nous prendrons le thé que je servirai selon l’antique cérémonial, et, si ce concert vous a plus, je ferai en sorte qu’il ne reste pas unique!
Tous approuvèrent, mais Benjamin moins chaudement que les autres car il se voyait déjà s’exercer tant et plus sur sa flûte!

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Le concert eut naturellement un franc succès. Le duo flûte harpe (Mozart), avait enchanté l’assistance, de même que la flûte solo ( Syrinx de Debussy), le duo clavecin flûte ( Bach), le piano (Jeux d’eau de la Villa d’Este), les suites anglaises n° 5 et 6 et, pour terminer en beauté, la grande Chaconne transcrite pour clavier.
Dans le salon privé des appartements de Daniel Wu, il y avait un coin exclusivement réservé à la cérémonie du thé. Vêtu de soie noire, jade et orange, l’hôte recevait ses invités, André Fermat, le couple Delcourt et Lorenza. Le quatuor s’assit autour de la table basse. Sur une desserte se trouvaient la bouilloire, le réchaud et les accessoires. A gauche de la petite table, un récipient faisait office de crachoir. Nullement nécessaire, il figurait cependant afin de respecter le cérémonial multiséculaire.
Daniel prit place à son tour. Il avait près de lui la petite théière dressée sur son bateau. Celui-ci était posé sur le plat à thé. Naturellement, autour de la théière figuraient de minuscules tasses en porcelaine fine, translucides, ainsi que la boîte à thé et le support pour la bouilloire.
Daniel avait veillé à ce qu’il ne manque ni le plateau avec la serviette pliée ni la cuiller pour chacun des invités.
Les cinq amis discutaient de choses et d’autres lorsque enfin le couvercle de la bouilloire se souleva ; le commandant put donc montrer sa maîtrise dans l’art de servir le thé.
Après avoir versé minutieusement l’eau bouillante dans la théière, Daniel y jeta quelques feuilles de thé genre puits du Dragon ( Lung-Ching). Délicatement, il remit le couvercle, inspira et expira trois fois avant de verser le thé dans les tasses. Les invités ne bougèrent pas encore, conscients que la cérémonie commençait à peine.
Calculant tous ses gestes, le commandant reversa immédiatement le contenu des tasses dans la théière, tout cela dans un silence religieux. Enfin, après avoir attendu encore le temps de trois nouvelles respirations, le daryl servit le thé à ses invités qui retenaient leur impatience.
Fermat avala doucement son breuvage, gorgée près gorgée, savourant le goût délicatement parfumé de la boisson, imité par les Delcourt et Lorenza. Entre la première et la deuxième tasse, les amis se permirent de reprendre leur conversation. Respectant eux aussi le cérémonial, Lorenza, Marie André, Aure-Elise, et l’ambassadeur avaient pris grand soin de se vêtir de longues tenues de soie aux couleurs chatoyantes. La doctoresse fit un compliment sincère à son hôte.
- Daniel, permettez-moi de vous dire que vous représentez véritablement la quintessence de l’art ancestral du thé. Avec vous, la tradition ne peut se perdre. Sans doute, cette connaissance vous vient-elle de votre grand-père?
- Plus ou moins, fit l’intéressé. Je dirai plutôt de l’holo simulation de Li Wu car, voyez-vous, je me suis entraîné durement ces derniers jours!
- Je croyais que c’était inné!
- Quant à moi, soupira Fermat, je préfère de loin cette cérémonie à celle du repas rituel guerrier Kronkos! Dire qu’hier, j’ai dû me soumettre aux exigences de Kiku U Tu!
- Vous ne fûtes pas le seul! Lança Aure-Elise.
- Ambassadeur, comme je vous comprends! Fit Lorenza. Les Troodons dévorent leurs défunts afin de pallier toute pénurie! Votre charge n’est pas une sinécure!
- Regrettez-vous votre poste de commandant? Hasarda le secrétaire d’ambassade.
- Parfois! Reconnut André. Il m’arrive d’avoir la nostalgie de la passerelle, du temps où je pouvais dire : en avant toute! Et tout droit jusqu’à l’étoile du matin!
Daniel sourit mais répliqua.
- La citation exacte ne serait-elle pas plutôt: « en avant jusqu’au matin »?
Constatant la mine renfrognée de son ancien supérieur, le commandant Wu préféra ne pas insister. Lorenza eut le mot de la fin :
- Quant à notre mission d’exploration de la Galaxie M 33, celle-ci commence à peine! Si, à cause de la situation du quadrant, les amiraux Venge et Prentiss ne changent pas d’avis, nous allons vivre ensemble durant vingt années une merveilleuse aventure en bonne compagnie!

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La barge venait de s’arrêter, lourdement chargée, sur les rives de Birghâh, le fleuve principal du continent Binkq de la planète Haasucq. Une théorie de paysans débarqua, puis ce furent quelques riches marchands qui espéraient vendre leurs produits rares et précieux lors de la foire annuelle. Par miracle, la capitale était en paix depuis deux ans déjà. Ce fait n’empêchait pas la garde impériale de contrôler activement tout voyageur qui accostait. Les soldats affichaient un air hautain et prenaient leur tâche avec cœur. Il y avait une bonne raison à cela ; le dernier Empereur, intronisé il y avait six mois à peine, Kuruk Premier le Valeureux, en fait un usurpateur de première classe, exigeait une surveillance et une fouille strictes. Il craignait à juste titre d’être renversé par un coup d’état ou encore de finir son existence avec un poignard à double lame Haän entre les omoplates! C’était ainsi qu’effectivement avaient péri ses vingt-quatre prédécesseurs immédiats durant les dernières cinquante années!
Les Haäns, qui, par les manigances de Penta , connaissaient l’anarchie depuis le XXVIe siècle, avaient renoncé à comptabiliser leurs despotes. Certains chefs de guerre n’étaient reconnus que par une minime fraction de l’Empire et s’affrontaient donc en des guerres incessantes. L’Empereur actuel avait réussi l’exploit de se faire introniser par toutes les colonies!
Si craintif qu’il fût, Kuruk ne pouvait cependant se douter que, de la barge, débarquait le futur grand Empereur réunificateur de tous les Haäns, le dénommé baron Opalaanka, rescapé du bagne de Penkloss et de multiples manipulations temporelles. Il avait retenu à la perfection les leçons d’histoire d’un certain Maximien. Le Romain lui avait raconté les heurs et malheurs de l’Empire du IIIe siècle. Ainsi donc, notre noble personnage avait la conviction profondément ancrée en lui d’être l’élu de l’Empereur divinisé Tsanu 1er. Son esprit ne l’avait-il pas chargé de rendre la grandeur et la gloire à toute la nation Haän?
- Je serai le nouveau Tsanu de l’Empire! Se murmurait sans cesse tel un mantra le baron, tout en se laissant fouiller impassible par un géant roux qui puait la mauvaise bière Haän.
Celui qui allait régner sous le nom de l’Empereur Tsanu XIII Gaachak, le Réunificateur, passa avec succès les contrôles et s’enfonça dans les ruelles sombres et étroites de la capitale. En années standard, nous étions le 2 juin 2753. Le futur était en marche et l’alliance humano helladienne était en danger.


A SUIVRE DANS « MEXAFRICA »….

samedi 6 mars 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 35

Chapitre 35

En temps relatif, deux semaines avaient passé. Dans le salon de réunion jouxtant la passerelle de commandement, une vive discussion avait lieu entre André Fermat, Daniel Wu, Lorenza du Fabbrini et Antor qui s’amena avec quelques minutes de retard. Irina Maïakovska assistait à l’échange en enregistrant ce qui était dit. Le débat portait sur la menace représentée par les Asturkruks. Comment en venir à bout?
Du bout des lèvres, l’amiral Prentiss qui avait lu le rapport concernant les dernières pérégrinations du Langevin, avait dû convenir que le commandant Wu avait agi au mieux.
Mais voilà: malgré la mort des Alphaego, de Pamela Johnson, les Asturkruks disposaient toujours d’importants moyens techniques et génétiques afin de créer de nouveaux Homunculi. De plus, leur puissance militaire était intacte. La flotte de l’Archonte Keleur le prouvait chaque jour! D’après les espions de l’Alliance et les stations de relais, des navires de guerre archontaux se regroupaient à la frontière du no man’s land. Une invasion de grande envergure semblait se préparer. Il fallait s’attendre au pire.
- L’amiral Prentiss n’a pas pu nous dissimuler la situation délicate. Grâce à vos codes élevés de sécurité, Daniel, il vous a laissé les mains libres pour agir au mieux, disait Fermat avec assurance.
- Effectivement, André. Répondit le commandant Wu. Tant que la menace Asturkruk pèsera sur nous, la sécurité de centaines de milliards d’habitants ne pourra être garantie. Bien évidemment, le Langevin ne pourra partir explorer la Galaxie la plus proche. De plus, si nous ne levons pas cette épée de Damoclès, notre vaisseau sera requis pour participer à un combat classique!
Irina s’inquiéta.
- Holà! Le Langevin dispose d’armements défensifs, et il est loin de valoir le Sakharov en attaque frontale! Au niveau des hommes, nous n’avons que deux cents personnes à bord. La majorité sont des scientifiques. Quatre-vingts membres du personnel savent se battre au corps à corps. Il est hors de question pour nos civils enrôlés momentanément d’affronter le feu de l’ennemi. Sans compter les enfants! Au départ, notre expédition n’avait qu’un caractère scientifique, pacifique et diplomatique.
Fermat reprit la parole.
- L’amiral Prentiss sait tout cela, capitaine. Et moi, je comprends parfaitement vos objections. Le commandant Wu et moi avons donc envisagé un plan…
- Disons que vous m’avez persuadé que ce serait mieux pour nous… émit Daniel Lin mi figue mi raisin…
- N’ai-je pas démontré la pertinence de mon raisonnement? Jeta André quelque peu mécontent?
- Oui, assurément, mais…
- Mais?
- Euh… l’éthique…
- Justement, l’éthique! Il vaut mieux que ce soient eux que nous! Je reprends: le plan doit donc éviter au Langevin un combat spatial face à un croiseur de l’Archontat.
- Entre autres choses, dit le commandant Wu.
- Mais, nous l’avons déjà eu ce combat, remarqua Irina et nous ne nous en sommes sortis que d’un cheveu! Il en est résulté ce que vous savez, un atterrissage forcé sur Aruspus avec les conséquences que vous connaissez!
La colère du capitaine Maïakovska était telle que son accent russe ressortait.
- J’ai lu attentivement les journaux de bord, déclara André. Je reconnais qu’Antor a été à bonne école.
Avec désinvolture, Daniel Lin rajouta :
- En quelque sorte, l’ambassadeur a été votre élève, mais indirectement.
- Au fait, pourquoi est-il en retard? Ce n’est pas dans ses habitudes, non? Questionna Fermat.
- Il n’avait pas fini son entraînement, lança le daryl sur le mode de dire: « personne n’impose rien à mon ami ».
Fermat fit la moue mais préféra ne rien ajouter. La doctoresse prit alors la parole. Se tournant vers son commandant, elle fit:
- Vous avez un plan, en quoi consiste-t-il précisément? Pourquoi la question de l’éthique fait-elle problème?
André fixa Daniel une seconde puis se décida:
- Ce que je vais vous annoncer, Lorenza, ne va pas vous plaire du tout!
Le docteur di Fabbrini fronça les sourcils. Lorsque le commandant Fermat, si peu amène et familier commençait par l’appeler par son prénom, elle se méfiait. La potion serait rude à avaler!
- Nous allons avoir besoin de votre assistance ainsi que de celle de votre fille, commença le commandant français.
Daniel confirma en hochant la tête.
- Je vous assure que si nous avions eu d’autres métamorphes à bord, nous aurions fait appel à eux plutôt qu’à vous!
- Violetta n’a que 14 ans! Rappela Lorenza. Je ne puis accepter que sa vie soit mise en danger une fois encore!
- Vous serez bien encadrées, tenta de rassurer Fermat. De toute manière ce plan a reçu l’aval de Prentiss et de Venge!
- N’oubliez pas non plus le soutien d’Harduin, rappela Daniel Lin.
- En quelques mots, voici, poursuivit le plus âgé du groupe. Un commando restreint, composé du commandant Wu, de vous-même docteur, de votre fille, de ma personne…
- Vous pouvez y inclure Antor, j’en réponds, dit le daryl en souriant. D’ailleurs, c’est pour cela qu’il s’entraîne…
- Et donc de l’ambassadeur, poursuivit André, se rendra sur la planète mère des Asturkruks, Gentus...
- Pour? Demanda la doctoresse en croisant les doigts.
- Voler la relique du « Grand Ancêtre » de l’espèce, renseigna Daniel.
- En quoi n’est-ce pas éthique? Fit Irina qui ne comprenait pas l’enjeu.
- Attendez! Incidemment, notre mission a aussi pour but de détruire les laboratoires ultra secrets de l’ennemi ainsi que les banques de génomes dans lesquelles sont conservés les divers échantillons qui ont permis la création de Pamela et des Alphaego.
- Ce n’est pas sur ce point que nous nous sommes accrochés, André et moi, déclara le commandant Wu avec tristesse.
- Inutile de vous demander comment vous comptez vous y prendre pour localiser lesdits laboratoires, fit l’Italienne.
- Nous avons une petite idée là-dessus, murmura Daniel. Les compétences de géologue du capitaine Maïakovska vont être requises.
- Tant qu’il s’agit de compétences techniques, je suis partante, fit cette dernière.
- Quel détail a déclenché votre désaccord? Reprit Lorenza.
- Je ne dirais pas « détail », souffla Daniel Lin les yeux tristes. En subtilisant le « Grand Ancêtre », en le renvoyant à son point d’origine, ni les Asturkruks ni les Alphaego recréés ne verront le jour! Les calmaroïdes n’existeront jamais dans notre dimension! Un génocide à la source!
Antor qui venait d’entrer, s’assit et compléta:
- Nous avons été les témoins involontaires des Alphaego originels.
- Quel beau paradoxe! Proféra Irina, pas du tout amusée.
- Moi, je vois le nœud gordien, commandant Fermat, articula Lorenza avec aplomb. Effectivement, ce n’est pas éthique! Mais si une de nos interventions maladroites dans une chrono ligne autre est bien à la source…
- Ah! Vous avez saisi! Souffla lugubrement le daryl androïde. Bravo, ma chère!
- Je reprends. Après notre expédition sur Gentus, nous devrons nous transporter en l’année 1966 de la piste 1721... Plus précisément chez le duc von Hauerstadt, lors des premiers essais du matérialisateur temporel.
- Exactement, approuva Daniel. Et ce, afin d’empêcher nos doubles de réexpédier dans le passé lointain l’homme grenouille capturé malencontreusement avec la pieuvre calmaroïde. Les deux êtres amalgamés sont le « Grand Ancêtre »!
- Ouille! S’écria Irina qui saisissait enfin.
- La fusion des deux êtres a été le point de départ de l’intelligence des Asturkruks, dit Daniel Lin avec détachement.
Le commandant avait repris le contrôle de ses émotions.
- Mission dangereuse, délicate au mieux, articula Antor.
- Tout à fait, jeta Fermat. Pensez! Je vais devoir me neutraliser moi-même! Est-ce que cela ne va pas malmener le continuum spatiotemporel? Déclencher des tempêtes anentropiques?
- Ah! Maintenant vous vous inquiétez! Jeta le commandant. Dans l’immédiat, nous n’en sommes pas là! La Réalité intrinsèque du Pan Multivers est relativement malléable et plus solide qu’on le pense! Mais je ne puis vous faire un cours de haute physique quantique temporelle ici…
- Certes! Vous êtes le plus qualifié de nous cinq pour vous inquiéter ou pas de cette manipulation, déclara Fermat, son inquiétude envolée. Du moment que vous avez dit que c’était possible, je vous suis!
- Merci! Nous devrons donc d’abord effectuer un saut quantique transdimensionnel qui nous enverra au XXVIII e siècle, puis nous mettre en orbite indétectable, cela va de soi, autour de Gentus…
- XXVIII e siècle, marmonna Lorenza pensive… C’est vrai. J’ai tendance à oublier que Kraksis et consorts sont originaires de l’avenir…
- Le translateur couplé aux moteurs du Langevin demande encore un peu d’ajustement. Fit remarquer Irina. Combien de temps cela prendra-t-il pour achever la mise au point?
- Oh! Je dirais pas plus de quatre heures, sans les essais! Répondit André.
- Je vous accorde les quatre heures, naturellement, jeta Daniel Lin. André, faites-vous seconder par la jeune Castorii; elle se montre un élément plus que prometteur.
- La réconciliation est signée? Fit Fermat avec un humour quelque peu forcé.
- Je n’ai jamais été fâché! Déclara le Prodige avec aplomb.
- Avez-vous quelques recommandations à nous faire? Questionna la Russe avec malice. Je vous rappelle que nous ne sommes pas en train d’appliquer à la lettre le règlement de la flotte. En tant qu’officiers les plus gradés à bord, vous commandant Fermat, et vous, commandant Wu, il ne vous appartient pas de risquer vos vies!
- Encore moins celle d’une adolescente! Rajouta di Fabbrini.
Pincé, Fermat répliqua :
- Capitaine Maïakovska, capitaine di Fabbrini, nous sommes au-delà des directives et des consignes habituelles!
- Bien sûr! En attendant, je vais mettre à profit le temps dont je dispose pour m’entraîner à prendre une apparence calmaroïde. Puis je chapitrerai ma fille!
Acquiesçant, Daniel Wu reprit la parole.
- Capitaine Maïakovska, veillez à ce que nous disposions de boucliers occulteurs opérationnels au-delà des normes de 100%.
- Commandant, j’ai déjà mis Chérifi et Warchifi sur cette tâche!
- Dans ce cas, je n’ai rien à rajouter… A dans quatre heures sur la passerelle.

***************

Plus d’une semaine s’était écoulée depuis que la mission avait été définie entre les plus hauts officiers à bord. Grâce à un tour de passe-passe temporel, le Langevin avait pu traverser les frontières de l’Archontat sans être repéré. Cela tenait malgré tout de l’exploit! Mais le personnel du Langevin savait relever les défis et le translateur avait été utilisé avec une maestria digne d’éloges.
Désormais, le vaisseau était en orbite très excentrée autour de Gentus les Asturkruks étaient persuadés que l’Alliance ignorait l’emplacement de celle-ci et aucun navire ennemi ne s’était aventuré aussi loin en territoire hostile. La planète était donc relativement accessible. Toutefois, le Langevin avait été rendu indétectable non seulement parce qu’il était déphasé par rapport à la lumière mais également par rapport au temps! Encore une fois, le translateur, manipulé par le prodige, avait permis ce miracle!
Aux consoles tactiques et scientifiques, Warchifi et Chérifi se démenaient. Fermat présidait sur la passerelle, assurant le quart. D’une voix sèche, il demanda:
- Lieutenant, avez-vous pu localiser précisément le laboratoire sanctuaire?
Warchifi répondit sans se démonter. Il connaissait le commandant depuis longtemps.
- Cinq possibilités s’offrent à nous: au fond de l’océan polaire nord, sous 8000 mètres de profondeur, dont 3000 de banquise; à l’intérieur de la montagne de Gel Mar, sous 7000 mètres de roches… mais, ce me semble, nous pouvons écarter cette hypothèse, les Asturkruks n’étant pas une espèce intra terrestre...
Fermat s’impatienta :
- Et après?
- Alors au plus profond de la fosse abyssale du grand océan Kulmer, à 18800 mètres au-dessous du niveau de la mer, ou bien encore, au cœur d’un lac intérieur, une poche d’eau douce enfermée après l’effondrement de la plus haute montagne de Gentus. Ce lac est né à la suite d’une rencontre de ladite montagne avec une énorme météorite. Enfin, et d’après le commandant Wu, ce serait cette dernière hypothèse qui serait la bonne: le sanctuaire tant recherché serait camouflé entre le manteau inférieur et le noyau de la planète, soit à une profondeur de 35000 kilomètres, la voie d’accès étant constituée par la dorsale océanique de Kulmer!
- Bon sang! Les pressions doivent être énormes! Comment ces Asturkruks parviennent-ils à survivre ainsi au cœur même du magma?
- Commandant, fit Chérifi, permettez-moi de vous rappeler que nous avons affaire à une civilisation bien plus militarisée que la nôtre. Tous les scientifiques de ce peuple font partie d’une branche spéciale de l’armée. Sélectionnés génétiquement, les soldats et encore plus les officiers sont méthodiquement éliminés après avoir servi jusqu’à l’usure leur Archonte. Et leurs codes ADN sont prêts à être aussitôt clonés. Ainsi, l’Archonte dispose de fidèles renouvelables à l’infini ou presque!
- Oui, et ce sont toutes ces banques génomiques plus celles concernant les nouveaux Alphaego ainsi que celles des Homunculi que nous devons détruire! Warchifi, commencez par sonder et scanner le site de la première hypothèse. Avant de procéder, vérifier toutefois que nous n’émettons aucun écho spectre.
- Oh! Nous avons mieux commandant, dit Ahmed en souriant. Nous pouvons leurrer les Asturkruks et leur faire croire que nous sommes un satellite spécialisé en météorologie ou en géomorphologie qui a pour mission de surveiller les mouvements de la troposphère et de la lithosphère de Gentus! Le capitaine Maïakovska a mis au point ce leurre il y a un an environ.
- Elle a été bien avisée! Agissez donc pour le mieux, lieutenant. Une objection cependant. N’y a-t-il pas le risque que les postes d’observation de la planète détectent un satellite de trop?
- Non! Tout est prévu. Nous allons nous substituer au véritable satellite en volant ses codes puis en nous les appropriant. Nous aurons également neutralisé le satellite sélectionné. Ainsi, le Langevin passera à travers la sécurité de la planète. Je sous-entends les brouillages et déphasages photoniques et quantiques aléatoires employés par nos ennemis. Ensuite, nous pourrons espérer obtenir de notre scanner une image quasi parfaite de l’ordre de 99,98%…
- Nous disposons donc d’une avance technologique certaine dans ce domaine… soupira Fermat.
- Tout à fait… Grâce à quelques petites intrusions du commandant Wu dans l’avenir.
- Vous m’en direz tant!
Warchifi et Chérifi se concentrèrent sur leurs tâches. Après quelques minutes d’ajustement, l’écran tridimensionnel sphérique de la passerelle ne révéla aux officiers de service aucun centre de recherche sanctuaire de la zone scannée soigneusement. Maïakovska, qui prenait son quart, s’assit juste derrière Fermat. Elle entendit donc ce dernier ordonner:
- Sélection zone numéro 2. Puis, visualisation.
- A vos ordres, commandant, obéit l’officier Noir.
Comme prévu, la scannérisation du site en question ne montra rien de significatif. Le troisième lieu, apparemment prometteur,- la fosse abyssale-, déçut également. Il révéla qu’il y avait bien eu un immense laboratoire, autrefois, mais les vestiges ne trompaient pas. Le site était abandonné depuis deux siècles environ.
Irina, très attentive, reconnut, parmi les ruines et les débris, des cuves à demi éventrées, contenant encore des flaques de liquide amniotique ainsi que des amas informes de cellules anarchiques d’êtres non aboutis. Le quatrième sondage, le lac, s’avéra également inutile.
- Cette fois, siffla Fermat, si nos scanners ne nous apprennent rien, c’est que tous nos raisonnements patiemment échafaudés reposaient sur du vide!
- Chérifi, déclara Maïakovska d’une voix décidée, vous allez me passer la console! Je suis plus qualifiée que vous pour ce travail.
- Bien, capitaine.
L’officier s’écarta pour laisser son poste à Irina.
Les émissions électromagnétiques du noyau ferreux de Gentus brouillèrent quelques secondes les ondes invasives et les images de la sonde du Langevin. Mais, patiente, Irina parvint à ajuster au milliardième près ses appareils et passa au travers. Avec satisfaction, elle s’exclama enfin :
- Commandant, je pense que nous y sommes!
- Visualisation dans ce cas… mais on n’y voit rien! Tout est noir!
- Pourtant, commandant, dit Warchifi, nous captons bien un écho faible d’un ADN fossile!
- Ah! Non! Pas encore un laboratoire abandonné! Rugit Fermat.
- Calmez-vous, commandant, conseilla la géologue. Mon faisceau laser était tout simplement emprisonné à l’intérieur d’un sarcophage basaltique! J’élargis le champ.
L’image sphère tridimensionnelle se troubla puis s’éclaircit. Alors, soudain, au milieu de la passerelle s’éleva, flottant à deux mètres du sol de plastacier, la momie cartilagineuse d’un mutant. Les restes étaient si anciens qu’ils semblaient pétrifiés. Chérifi ne put retenir son enthousiasme.
- Commandant! Nous venons de toucher le pactole! Il n’y a pas à s’y tromper!
Lentement, le lieutenant éclaira les différentes zones de l’être qu’il reconnaissait.
- Ici, voyez ce bec de calmar tout à fait caractéristique. Et là, une poussière grise, amalgamée au cartilage. Sa forme spiralée nous montre bien de quoi il s’agit: un tuyau respiratoire archaïque et primitif! Et, sur la dorsale, l’os de seiche…
- Nom de Dieu! Jura le commandant à haute voix. Le bassin est humain ainsi que l’os iliaque! Voici donc comment s’explique la bipédie des Asturkruks! Warchifi, qu’indiquent les données chronologiques?
- 21 753 231 années, commandant!
Fermat tapa dans ses mains.
- Magnifique! Fit-il en français. Ça correspond à merveille!
- Commandant, sourit Irina, j’élargis une fois encore le champ. Il faut aussi que nous sachions à quels dangers précis nous attendre.
La sonde révéla peu à peu le saint des saints ; la salle concave baignait dans une lueur bleu pâle naturelle, ce qui allait de soi. Tout le laboratoire Asturkruk était en effet plongé dans un océan reconstitué, ceci afin de le préserver de l’insoutenable chaleur ambiante. Une trentaine d’individus s’activaient autour de dizaines et de dizaines de sarcophages parfaitement alignés. Les laborantins étaient vêtus de larges robes noires, tandis qu’une ample capuche dissimulait leurs traits. La sonde du Langevin était si perfectionnée que les officiers de la passerelle captaient des cliquètements émis par les becs et les mains artificielles.
Les scanners s’attardèrent sur une cuve légèrement surélevée. Entre deux eaux flottaient une douzaine d’embryons plus ou moins avancés dans leur développement. Irina frissonna.
- Par saint Vladimir! Des Alphaego à l’état de larves!
Reprenant une attitude plus professionnelle, la jeune femme poursuivit son travail. Cette fois-ci, ce furent deux sphères orangées à mi chemin entre une bulle énergétique et un plasma organique qui se matérialisèrent holographiquement. A l’intérieur, on y devinait des humanoïdes d’un mètre quatre-vingt-dix de haut environ, au visage à peine ébauché. Pourtant, l’un des daryls présentait déjà quelques caractères manifestement Helladoï. Le deuxième, à n’en pas douter, était totalement humain. Il s’agissait d’une jeune femme à la chevelure noire d’ébène et raide. On y devinait des traits légèrement asiatiques! Ses yeux en amandes étaient en train de se former. Une fois achevée, elle serait d’une beauté éblouissante! Elle avait été programmée pour prendre la relève de Pamela Johnson.
La sonde poursuivit son lot de révélations. Ainsi, dans une autre sphère, Fermat reconnut l’être qui allait se substituer au colonel Kraksis numéro 4 ou 5... Cependant, la créature ressemblait encore à une larve planctonique géante. Imaginez-vous un mélange d’embryon humain à l’appendice caudal et aux fentes branchiales marquées et un amalgame de seiche en formation non encore pigmentée au ventre hypertrophié par le sac vitellin! Le visage de Fermat prit une teinte grisâtre.
- Quelle diablerie nous préparent ces maudits Asturkruks? Notre action devient de l’autodéfense!
Sur les parois, face à la sonde, étaient entreposés de cubes de 12cm sur 12, contenant les mémoires génomiques de tous les êtres humanoïdes de la galaxie! Les séides de Keleur avaient pillé les centres informatiques des membres de l’Alliance! Pour le commandant Fermat, il était de plus en plus évident que le complot qui se fomentait là avait demandé plusieurs dizaines d’années de préparation.
Le capitaine Maïakovska ne cacha pas son inquiétude.
- Commandant, pouvez-vous expliquer ceci?
- Hélas, je n’en ai une idée que trop claire! Nos ennemis ont mis au point un plan qui vise à introduire au sein de chaque planète de l’Empire des individus tout dévoués aux Asturkruks, des êtres génétiquement améliorés, des créatures qui s’empareront sans faillir des leviers de commande. Ainsi, l’Alliance, dans quelques semaines ou quelques mois, puisque le projet est aussi avancé, tombera comme un fruit mûr dans l’escarcelle de ces fichus calmaroïdes! Leur plan B si leur machination précédente échouait!
- A moins que nous n’intervenions avec succès, commandant! Jeta Warchifi en claquant la langue.
Le visage d’Irina s’éclaira.
- Il ne s’agit pas d’un plan B, commandant. La première phase du plan exigeait de Kraksis et de Winka l’élimination de Daniel, mon mari, le seul qui fût à même de représenter un obstacle à cette invasion assimilation!
- Certes, capitaine, je vous l’accorde! Mais en attendant, pouvez-vous encore élargir votre champ et visualiser ainsi un plan 3D de l’ensemble des lieux afin d’y situer précisément le laboratoire sanctuaire… je veux en avoir toutes les coordonnées…
Maïakovska s’exécuta.
La sphère représenta alors une projection holographique du laboratoire en plongée qui, en s’éloignant, donna une vue aérienne . Le tout donnait une coupe dépourvue de plafond ou de voûte, faisant apparaître les différents niveaux. Des ordinateurs contrôlaient les compositions chimiques des roches en fusion. Celles-ci, instables, bougeaient sans cesse, véritable magma liquide, poisseux et gluant.
A l’extérieur du laboratoire, la température était impressionnante. Dans les différentes salles, des compresseurs d’air et d’eau maintenaient une pression constante, une atmosphère idoine, semi liquide. Dans cette imitation de leur milieu naturel, les Asturkruks n’avaient nul besoin de leurs encombrantes armures. Ils se contentaient donc d’une combinaison peau, sorte de gel mi organique mi vêtement. Incrustées dans la sphère, les coordonnées de l’ensemble du labo s’affichaient, se précisant de millionième de seconde en millionième de seconde.
- Enfin! Nous avons le point local exact où nous devons être téléportés. Lança Fermat.
- Commandant, permettez-moi de vous rappeler d’utiliser à bon escient les armures de combat, déclara Maïakovska.
- Merci pour votre sollicitude, capitaine, mais j’ai l’expérience de ce genre de mission!
- Je m’inquiétais tout simplement pour la difficulté technologique! En effet, ce sera la première fois que nous rematérialiserons des êtres vivants à l’intérieur même du manteau d’une autre planète! Bien sûr, nous sommes largement à portée de télé portation et nous possédons la composition exacte des roches liquides de Gentus. Mais… le risque zéro n’existe pas!
Warchifi se permit de dire:
- Capitaine, ayez davantage confiance en notre technologie et en nos ressources!
Irina se contenta de soupirer, tandis que Chérifi rajoutait :
- Maintenant, je comprends les raisons de ces entraînements incessants à la limite de l’épuisement!
- Ah! Tiens donc! Jeta le Français avec ironie! Daniel Wu a donc conservé mes simulations dans cette histoire-ci!
- Oh! Il les a même perfectionnées! Je puis vous l’affirmer! Renseigna la capitaine.
- Commandant, reprit Warchifi, vous n’ignorez pas que les systèmes de sécurité des Asturkruks, assez performants, peuvent parfaitement détecter l’intrusion de tout code génétique étranger.
- Aucun problème, lieutenant! Notre petit commando aura revêtu des armures Asturkruk de combat simulant à la perfection le génome des calmaroïdes! Nos banques de données conservent en effet les ADN de Kraksis, du sergent Golm et de bien d’autres encore. Le commandant Wu et moi-même avons planché plusieurs heures sur les détails de la mission. Ainsi, l’armure protectrice du docteur di Fabbrini renverra les signes vitaux de Pamela Johnson. Quant à Violetta, elle simulera l’identité de la propre fille de l’Archonte, Keleurma! L’Amiral Harduin de ce siècle nous a fourni sans difficultés les renseignements désirés. Donc, je puis dire que les véritables Kraksis, Pamela et Golm, ayant péri dans le non temps concocté par Mister van der Zelden, nous seront utiles, car la nouvelle de leur disparition n’a pas encore filtré jusqu’à Gentus.

****************

Il était environ douze heures trente d’après l’horloge de bord du Langevin. Aure-Elise, la tête emplie de connaissances nouvelles, qui avait travaillé dur depuis le matin dans l’holo bibliothèque, s’empressait de se rendre jusqu’à la petite cafétéria sympa du 8e niveau. Là, elle comptait prendre un repas sur le pouce, mais elle fut rejointe dans les corridors par la doctoresse Lorenza.
- Alors, très chère, fit le médecin sur un ton maternel. Pas trop mal à la tête après ce forcing? Que pensez-vous des avantages du XXVI e siècle?
- Oh! Je ne refuse pas le confort! Quant à l’apprentissage… tout ce qui touche au droit, ça peut aller encore: droit hellados, droit marnousien, règles de conduites et de comportements des Kronkos… mais la fabrication des IA! Pff! Franchement, je m’avoue dépassée! Pourquoi me faut-il donc ingurgiter toutes ces connaissances si pointues et si techniques? Je n’ai pas l’ambition d’être ingénieur! Et six siècles de savoir à rattraper, c’est beaucoup!
- Aure-Elise, à bord d’un vaisseau tel que le nôtre, à l’équipage relativement restreint, il faut que tout un chacun, et vous également, soit à même de remplacer un engagé au pied levé! Votre statut de civil invité ne vous donne aucun privilège. Ne vous plaignez pas. Notre pilote Uruhu a su, lui, combler un fossé culturel plus grand encore! Cependant, si vous vous montrez une hôtesse d’accueil à la hauteur, ou une bonne cuisinière, cela pourra peut-être contenter le commandement!
- Le commandant Fermat est si exigeant, si strict! Quant à Daniel Wu, je ne sais que penser de lui! Il peut être si prévenant, si aimable, s’enquérir de vous avec chaleur, et, une minute plus tard, vous oublier, lancé dans une conversation à laquelle je n’y comprends mie! Mais ce n’est là qu’une infime partie du problème! Je vois Manoël, l’officier psychologue du bord chaque soir pour faire le point sur mon équilibre mental. Qu’il y ait des hommes de couleur à bord… ma foi, ce sont des humains après tout! Et j’avoue volontiers que Selim Warchifi a un côté sympathique… mais votre Sélénite minéral… et vos Martiens à la peau écailleuse et aux mâchoires sauriennes énormes… Pardon! Ils m’effraient grandement!
- Kinktankt n’est pas un habitant de la Lune. Et nos Kronkos sont relativement inoffensifs! Ils connaissent le règlement de l’Alliance sur le bout de leur langue bifide. Aucun d’entre eux n’aimerait se voir éjecté du vaisseau pour avoir dévoré un membre humanoïde de l’équipage! Ils ont trop peur également de recevoir une correction, il n’y a pas d’autre terme, de Daniel Wu ou d’Antor!
- Admettons. Mais pourquoi un cygne noir qui parle comme vous et moi comme membre de la sécurité?
- Vous n’avez jamais vu Eloum en plein vol! Il est d’une terrible efficacité. Il se jette sur l’ennemi avant que ce dernier se rende compte à temps qu’il est pris pour cible.
- Et le petit dinosaure pilote, Chtuh? Il est aussi dangereux que les Kronkos?
- Il y a des millénaires que Chtuh et ses congénères ont atteint le vol spatial! Leur espèce aurait pu aboutir sur Terre, s’il n’y avait pas eu l’astéroïde d’Alvarez!
- Avant-hier, je me suis rendue dans le laboratoire numéro 2. Là, j’ai été accueillie par des pensées amicales. Tous les murs étaient recouverts par un immense aquarium à l’intérieur duquel se déplaçait une méduse géante!
- Ah! Il s’agissait du professeur Schlffpt. S’il n’avait pas été à bord, au plus fort de la crise Alphaego, nous n’aurions pas pu vous recueillir.
- Je comprends! Tout l’équipage aurait alors ressemblé à l’horrible homme têtard du cirque Medra.
Après avoir fait la queue au self-service comme n’importe quel engagé, les deux femmes s’attablèrent devant deux assiettes de potage, un steak frites et une salade de fruits.
- Pardon, Lorenza… ne pourrions-nous pas changer de table? Demanda timidement Aure-Elise. Là, cet insecte scarabée de deux mètres m’effraie! Que mange-t-il donc? Aah! Des vers, des lombrics! C’est répugnant!
- Entendu, répondit di Fabbrini avec compréhension. N’ayez aucun haut-le-cœur, Aure-Elise! Tout ce qui se mange à bord, sauf cas exceptionnel, galas, fêtes, anniversaires, provient en réalité du synthétiseur de nourriture.
Après avoir avalé quelques cuillers de leur potage au cresson, les deux jeunes femmes reprirent leur dialogue à bâtons rompus. Toutefois, la plus jeune ne pouvait dissimuler la tension nerveuse qui l’animait. En effet, à six mètres à peine d’elle, l’officier Kiku U Tu dévorait avidement ce qui semblait bien être une « charogne » de bison!
- Ne focalisez donc pas sur notre chef de la sécurité en train de se nourrir! Recommanda Lorenza. Vous n’êtes pas encore habituée à ce spectacle et vous risquez de le vexer…
- Mais… Il mange d’une façon dégoûtante!
- Selon ses critères, absolument pas! Relativisez! Le lieutenant fait des efforts. Il n’a ni bavé ni craché ni rugi!
- Expliquez-moi quelque chose, Lorenza. Comment votre civilisation si raffinée, peut-elle avoir besoin d’êtres aussi primitifs et sauvages?
- La réponse est dans votre question, Aure-Elise! Aujourd’hui, la plupart des humains répugnent à se battre. Et ne parlons pas des Helladoï! D’ailleurs, « qu’importent les formes qui différencient les êtres du moment qu’ils s’allient pour bâtir un univers meilleur! ».
- Cette phrase est-elle une maxime de Li Wu le grand-père du commandant, dont j’ai pu lire un recueil de poèmes la semaine dernière?
- Pas du tout! Elle est tirée de « Yoko Tsuno », de Roger Leloup. L’album dessiné « Les Titans », avant 1980, si ma mémoire est bonne! Un 1980 d’une autre piste temporelle, évidemment!
- De tous les gens plus ou moins étranges que je côtoie à bord de ce vaisseau, le Langevin, je n’ai lié amitié qu’avec vous, mais également avec l’ambassadeur Antor…
- Là, vous faites concurrence à ma fille, Violetta, ma chère!
- Mais il a un charme irrésistible! De plus, il se montre d’une politesse exquise.
- Oui! Il s’est parfaitement adapté à notre code de comportements.
- Mais pourquoi ne vient-il jamais manger à la cafeteria ou au restaurant?
- Quel mystère pour vous! Éclata alors de rire Lorenza. Antor ne mange pas tout simplement! Il se sustente avec du plasma enrichi. Plasma que j’ai mis au point pour lui, une première fois dans la chrono ligne 1721. Oh! Bien sûr, il lui arrive de prendre un verre avec Daniel, Irina, Fermat ou moi-même, bref les officiers à bord qui connaissent sa véritable nature… Mais je vous recommande de n’en point absorber une seule goutte. Sa boisson favorite est du sang pressé de synthèse!
Aure-Elise qui mâchouillait une frite distraitement, faillit s’étrangler. Elle blêmit.
- Qu’êtes-vous en train de me dire? Qu’Antor est un…
La jeune fille se refusa à poursuivre.
- Un vampire , eh oui! Ma chère amie, il est né ainsi… Il n’a pas choisi sa condition…
Aure-Elise déglutit avec peine, se demandant si elle allait parvenir à terminer son repas. Voyant le sourire ironique de Lorenza, elle crâna et fit un effort pour avaler une bouchée de son steak. A l’intérieur d’elle-même, elle se morigénait durement.
« Ici, à bord, tout le monde s’accommode de l’anormalité qui semble être la norme en ce XXVIe siècle. Le commandant Wu s’est rendu à mon époque et est venu me chercher afin de me sauver de l’épidémie. Mon siècle me paraissait être le summum de la civilisation… Quel sot orgueil! Si je veux être acceptée dans cet Univers si fascinant, il faut que j’oublie mes préjugés de plouc et que je considère les êtres au-delà de leur apparence! ».
De son côté, Lorenza observait la jeune fille devenue subitement silencieuse. Ce fut avec satisfaction qu’elle la vit enfin sourire.
- Chère amie, je pense que vous avez pris une décision.
- En effet.
- La bonne, j’espère?
- Je vais faire tous les efforts pour m’adapter à votre, non, mon époque!
La doctoresse, heureuse, se leva, et serra chaleureusement Aure-Elise contre elle.

***************

Salle de transfert, une minute avant le départ pour le cœur de Gentus du commando spécial. Les cinq membres qui le composaient avaient tous revêtu l’armure Asturkruk améliorée, au camouflage intégral. Ainsi, au titane et au plastacier se mêlaient des cristaux métamorphes. Naturellement, ni Lorenza ni Violetta n’avaient besoin de ce dernier élément. Le docteur et sa fille ressemblaient trait pour trait la première à la défunte Pamela Johnson, la seconde à la fille de l’Archonte Keleurma, l’héritière de l’Empire.
Fermat s’était substitué au colonel Kraksis, Daniel se contentant du rôle de Golm. Antor, quant à lui, avait préféré ne pas avoir d’identité propre. Il restait un anonyme soldat de première classe. Le capitaine Sitruk officiait à la console de transfert. Fermat lui rappela les dernières instructions.
- Capitaine, si vous ne recevez aucun signal de notre part d’ici quatre heures, vous virez immédiatement de bord et quittez au plus vite l’espace Asturkruk, puis vous regagnez le XXVI e siècle. Compris?
- Oui, commandant.
Avec un sourire figé, Benjamin reçut le signe de télé transfert Juste à l’instant où les atomes de Violetta allaient se disperser, l’adolescente émit une remarque agaçante. Décidément, elle était incorrigible!
« On ne me gâte pas avec les rôles qu’on me donne! Ce bec me gratte! J’aurais mieux fait de prendre l’apparence de Pamela! J’avais presque la bonne taille! ».
La métamorphe voulut rajouter quelque chose mais elle n’en eut pas le temps. Déjà, ses atomes étaient téléportés pour se rassembler 70000 mètres plus bas, dans le laboratoire sanctuaire!

***************

Le commandant Kilim qui dirigeait le centre de recherches, s’apprêtait à vivre une nouvelle journée ordinaire. Assis derrière son bureau, il visionnait rapidement les derniers rapports de ses subordonnés. Il ne pouvait cacher son mécontentement. En effet, il trouvait que la production des embryons tardait à s’intensifier et il craignait de recevoir un blâme du sévère colonel Kraksis. Il avait presque terminé sa tâche rébarbative lorsque l’intercom siffla.
- Kilim à l’appareil. Oui, lieutenant. Qu’y a-t-il?
L’holo visiophone montrait un officier Asturkruk parfaitement sanglé dans son uniforme noir mais, chose plus que surprenante, il transpirait à grosses gouttes!
- Commandant… Une inspection surprise de la Princesse et du colonel Kraksis! Tous deux sont accompagnés de la capitaine Winka et de deux autres gardes du corps.
- Quoi! S’exclama Kilim. Mais l’état-major central ne m’a pas prévenu! Avez-vous bien vérifié l’identité de nos visiteurs?
- Bien entendu, commandant. Les contrôles ont été passés avec succès.
- Par les cornes de Virdù! Faites-les donc entrer au plus vite! Le colonel n’acceptera pas ce retard. Il va le prendre pour un affront! Je risque d’être rétrogradé et vous aussi!
Quelques minutes plus tard, dans la pièce qui tenait lieu de bureau à Kilim, le « colonel Kraksis » et son groupe recevaient les hommages embarrassés du commandant du centre de recherches sanctuaire.
Fermat qui assurait le rôle de l’odieux bras droit de l’Archonte, fit d’un ton coléreux:
- Kilim, laissez donc là les procédures habituelles de politesse! Son Altesse, la princesse Keleurma, Winka et moi-même sommes assez pressés.
- Commandant, dit Violetta qui s’était mise dans la peau du rôle, mon père a ouï dire que vos dernières productions ne donnaient pas entière satisfaction. Je suis donc venue voir ce qu’il en était.
La jeune fille maîtrisait parfaitement le langage mi articulé mi gestuel des Asturkruks.
- Votre Altesse, je vous assure que nous n’avons été victimes que d’un léger contretemps! Déclara avec force le commandant.
- Je fais cette inspection avant de rendre un verdict définitif!
- Un verdict définitif! S’exclama Kilim affolé.
- Sa Grandeur est fort mécontente! Ajouta Fermat. Déçue par votre retard, elle a mis d’autres recherches en chantier, beaucoup plus prometteuses! Je ne puis vous donner plus de détails. Mais, avant de condamner ce centre…
Lorenza s’immisça dans la conversation avec une rouerie consommée.
- Nous voudrions examiner de près les cuves et les incubateurs des Alphaego.
- Dans ce cas, votre Altesse, colonel, capitaine, messieurs, suivez moi, fit le commandant en s’inclinant. Je constate que vous avez conservé vos armures avec la protection intégrale. Vous avez bien fait. Votre Altesse, ne prenez pas mes paroles pour de l’impudence. Mais acceptez mon conseil… Je vous suggère de remettre votre casque en place. Nos bébés Alphaego ainsi que nos clones ne sont pas habitués à la présence d’inconnus.
Sur un signe imperceptible de sa mère, Violetta rabattit son casque tandis que Lorenza faisait de même. Puis, sous la conduite de Kilim, le groupe, après avoir passé plusieurs sas, entra dans le saint des saints. Il était tel que l’avait révélé la sonde. Reprenant peu à peu son assurance, Kilim expliqua à ses visiteurs, fort intéressés, cela allait de soi!, tous les processus de fabrication, identifiant parallèlement les différents contenus des cuves.
- Ah! Colonel, justement! Poursuivait le commandant de la base. Ce sarcophage-ci contient votre double à l’état larvaire.
Avec curiosité, Fermat se pencha.
- Comment fait-on glisser le couvercle? Demanda-t-il.
- Là, par les touches sensitives.
N’y tenant plus, André ouvrit la cuve en question. Il observa alors un étrange liquide, troublé par quelque chose qui flottait, d’une forme indéfinie, entre deux eaux;
- Ah! Mais mon lointain successeur n’en est encore qu’au stade du zooplancton! Constata -t-il. Ne possédez-vous pas un autre clone plus avancé de ma personne?
Gêné, Kilim n’eut d’autre choix que de dire la vérité.
- Euh, oui, colonel, c’est exact! Mais je ne pense pas que vous aimerez le voir.
- Depuis quand avez-vous donc commencé la fabrication de ce clone?
- Oh! Depuis peu, colonel! L’Archonte nous avait avertis que vous n’aviez que peu de chance de revenir vivant de votre mission. De même pour vous, capitaine Winka. Vous connaissez la procédure dans ce cas…
- Certes! Voilà donc pourquoi j’ai plusieurs duplicata en chantier! A vrai dire, je n’ai retrouvé la mer natale que depuis 22 chorans! ( 22 heures).
- Vous m’en voyez soulagé.
- Nos prospectivistes ont fait une erreur et je ne peux que m’en réjouir!
- Qu’en est-il de ma propre duplication? Dit alors le docteur di Fabbrini avec un air détaché. Elle se trouve dans cette cuve-ci, n’est-ce pas si j’en crois les inscriptions…
- Pardon, capitaine… Plutôt dans cette sphère!
- Comment cela?
- Les inscriptions sont fausses et destinées à leurrer le personnel de base!
- Ah! J’avais oublié ce détail! On a occulté les premiers instants de ma vie!
Lentement, avec circonspection, Lorenza s’approcha, examinant de près le clone imparfait de Pamela Johnson.
- Je n’aime pas son apparence! Elle ne me ressemble pas du tout! Pourquoi lui avoir donné des traits humanoïdes asiatiques?
Kilim hésita, puis balbutia.
- Capitaine, je ne sais si j’ai le droit de vous révéler ce secret…
- Inutile, commandant, dit la doctoresse gracieusement. Je lis parfaitement dans vos pensées.
C’était un gros mensonge, naturellement! En fait, Antor, qui était le meilleur télépathe de l’Alliance, lui communiquait les pensées de Kilim au fur et à mesure que celles-ci étaient formulées. Ainsi, la jeune femme pouvait abuser l’Asturkruk.
- Beau subterfuge en vérité! S’exclama la fausse Winka. Faire passer cette homuncula pour Perle de Jade! J’apprécie! Le commandant Wu et son frère Georges vont tomber dans le piège la tête la première si Son Altesse ne condamne pas la base! Tous deux n’ont-ils pas été amoureux de cette Terrienne?
Dans le rôle de la fille de l’Archonte, Violetta se trémoussait d’aise. Elle n’en revenait pas! Elle tenait un sacré scoop sur Daniel Wu! Espiègle, elle jetait des coups d’œil furtifs vers le faux sergent Golm, afin de voir comment ce dernier réagissait. Hélas pour elle, l’adolescente fut profondément déçue. Daniel s’intéressait davantage au matériel qui tapissait les murs du laboratoire. Impassible, il s’avançait vers de minuscules cubes contenant les données génomiques de tout ce qui avait vécu ou vivait dans la Galaxie, du moins les ADN de tous les représentants des civilisations importantes de la Voie Lactée!
Dans le rôle de Keleurma, notre Violetta excellait. Elle alternait à la fois la sécheresse et la minauderie. Éternel féminin, quand tu nous tiens!
- Dites-moi, commandant Kilim, expliquez-moi pourquoi tous vos Alphaego n’ont pas la même apparence? Fit la « princesse ».
S’avançant, elle reprit.
- Tenez, celui-ci par exemple… Il est franchement hideux! Il présente des ébauches d’ailes, des yeux énormes tandis que son corps est entouré d’un réseau de vaisseaux sanguins surdimensionnés.
- Votre Altesse, il figure un Alphaego de la planète Cygnus. Vous en comprenez la raison?
- Ah! Certes! L’équipage du commandant Wu comporte justement des natifs de ce monde!
- Là, sur votre droite, poursuivit affable le commandant, trois cuves, contenant des mutants Alphaego Kronkos!
La fausse Keleurma préféra s’arrêter près d’autres cuves. Elle y vit de simples boules de cellules géantes indifférenciées pour l’une et des têtards de grenouilles aux pattes postérieures fortement touchées par la polydactylie dans une autre. La « princesse » fit la moue.
- Commandant, je ne suis guère satisfaite! Vos Alphaego d’Anoures de Servator 7 sont fort mal formés! Et ces morulas sans queue ni tête?
- Votre Altesse, pardonnez-moi, mais vous faites erreur! Il s’agit là d’Alphaego de médusoïdes! Leur embryogenèse étant moins développée que celle des autres êtres, il est tout à fait normal que leur néoténie les fasse ressembler à ceci!
- Oui, sans doute, dit alors Lorenza prudemment. Si l’on réfléchit bien, les médusoïdes adultes ne sont après tout que des invaginations géantes, des gastrulas autrement dit!
Ce plan mis en train par Keleur pouvait se discuter. Il avait pour but de contaminer toutes les planètes de l’Alliance maudite! Mais il avait un défaut rédhibitoire: il prenait trop de temps.
Dans le rôle de Kraksis, Fermat s’agitait. Il lui fallait au plus tôt examiner la dépouille sacrée du « Grand Ancêtre »! De son côté, Violetta ne se pressait pas pour voir de plus près la dépouille fossilisée. Au contraire, maintenant, elle s’attardait auprès des cuves de pseudo Kronkos. Volontairement, elle ignorait les signes discrets mais répétés de Fermat.
- Donc, si vous préparez les Alphaego Kronkos ou cygnes, c’est parce que la contamination de ces êtres par nos alliés temporaires, de lointaine origine humanoïde, n’a pas eu les effets escomptés. Asséna la « princesse ». Les Troodons et les oiseaux, au lieu de régresser ontogénétiquement, le faisaient phylogénétiquement. Les Kronkos devenaient des Axolotls! Vous avez dû le constater comme moi-même!
Kilim marqua sa surprise et s’immobilisa.
- Votre Altesse, vous êtes bien informée… murmura-t-il soudain la mine soucieuse.
- Winka m’a mise au parfum, tout simplement!
A son tour, Violetta s’arrêta net, son esprit recevant un message urgent d’Antor;
« Insupportable gamine, tu as encore gaffé! Pamela je te le rappelle, n’était plus à bord lorsque les effets de la contamination ont eu des conséquences inattendues sur les Kronkos! ».
Pendant ce temps, mine de rien, Daniel avait ramené son bras droit près de sa ceinture. Télépathe lui aussi, il lisait facilement les pensées du commandant Kilim et s’apprêtait donc au pire. L’Asturkruk s’interrogeait, intrigué. Il était presque prêt à admettre que, de par son intelligence prodigieuse, Pamela Johnson avait déduit les différentes régressions des espèces présentes à bord du Langevin. Cependant, le doute fleurissait dans sa tête semblable à une plante vénéneuse ayant trouvé un terreau favorable pour s’épanouir. Durant la phase de contamination Alphaego, l’Archontat avait pu être tenu au courant de la progression de l’épidémie sur le Langevin jour après jour par leurs « alliés » fœtaux eux-mêmes!
Face à cette bévue de « miss » Violetta, Fermat ne perdit pas pour autant son sang froid. Imitant parfaitement Kraksis, il eut sa moue caractéristique et se frotta la prothèse, gauche pour mémoire! Enfin, il ordonna de sa voix sèche:
- Commandant Kilim, ce n’est plus la peine de tergiverser! Vous allez appliquer les ordres que voici! Vous et le personnel qualifié du centre devez désaffecter ce laboratoire dans les 25 chorans!
- Mais, colonel les êtres en développement, que vont-ils devenir?
- En détruisant le laboratoire, ils mourront, un point c’est tout! N’oubliez pas non plus d’effacer toutes les banques génomiques.
- Euh… colonel, comprenez mon hésitation! Possédez-vous bien le code de sécurité approprié pour m’ordonner de mettre fin si vite à un projet de cette envergure qui a six décennies?
La fausse Keleurma prit alors un ton fâché.
- Commandant Kilim, vous me décevez profondément! Si le colonel Kraksis n’avait pas l’ouie de mon père, ce qui est de notoriété publique, je ne l’accompagnerais pas ici! Puisque vous doutez, prenez donc connaissance du texte de cette plaquette, estampillé du sceau de l’Archonte!
Le commandant Asturkruk s’empara avidement de ladite plaquette et vérifia le texte, rédigé conformément aux signaux bulles habituels de la nomenclature archontale. Il dut se résigner à obéir, lecture faite du document.
- Ce n’est pas la première fois pourtant que nous désaffectons un centre de recherches, fit Fermat, enfonçant un peu plus le couteau dans la plaie. Rappelez-vous la fosse abyssale de Kulmer!
- Oh! Mais c’était il y a deux cents ans. Ce projet consistait en la résurrection d’espèces agressives disparues pour en faire des animaux soldats au service de l’Archontat.
- Oui, c’est tout à fait cela! Le programme des bestiaires fut un échec lamentable! Pour l’heure, j’ai avec moi le sergent Golm, qui est un spécialiste de l’informatique. L’Archonte nous a donné une priorité d’accès Goran 4 afin d’interrompre les programmes de l’IA qui supervise et contrôle le développement des Alphaego et des homunculi.
- Bien. Mais le Grand Ancêtre? Allez-vous également le détruire?
- Que non pas! Rassura la « princesse ». Dès que le sergent aura accédé à l’ordinateur, il ordonnera immédiatement à l’IA le télé transfert de la dépouille sacrée aux coordonnées confidentielles que voici.
La pince préhensible fictive de Keleurma montra lesdites coordonnées sur une autre tablette. L’Asturkruk sursauta.
- Votre Altesse, il s’agit là de coordonnées orbitales qui correspondent à un satellite d’observation géomorphologique!
- C’est-ce que mon père a fait croire aux officiers qui, comme vous, n’ont qu’un niveau d’accès Selkirk 3! Fit Violetta méprisante.
Il ne faut pas s’étonner de voir la quart de métamorphe connaître ainsi tous les codes secrets de l’Archontat, cher lecteur. Seriez-vous en train d’oublier que la demoiselle est en contact télépathique permanent avec Antor et que celui-ci capte les moindres pensées non seulement du commandant Asturkruk du centre de recherches mais également de tout l’entourage oeuvrant dans les labos?
Cependant, la branchie supplémentaire de Kilim émit alors une lueur violette. C’était un signe qui ne trompait pas et qui l’alertait d’un message personnel des plus urgents!
- Pardonnez-moi votre Altesse, colonel, capitaine, messieurs! Une simple communication interne. On me prévient d’un léger problème d’échauffement de plasma dans les zones Bunsta et Schkola. Les soucis quotidiens du service!
Esquissant un salut rapide, l’officier sortit du laboratoire central. Antor murmura :
- Il faut que nous nous dépêchions! Cet Asturkruk a menti!
Daniel renchérit.
- Kilim ne vient pas de recevoir un message interne anodin, mais un appel extérieur d’urgence! Tant pis pour notre couverture! Passons à l’action!
Se précipitant en hyper vitesse vers les commandes de l’ordinateur, en moins d’une seconde, le commandant Wu parvint à pénétrer à l’intérieur du programme principal. L’IA répondit à l’ordre.
« Priorité haute! Niveau maximal! Désactivation du développement des homunculi et des Alphaego! ».
Parallèlement, de son côté, Fermat mettait en place les constateurs de phase de relais de télé portation du sarcophage relique. Le personnel du labo laissait faire, craignant le colonel Kraksis comme la peste! De son côté, Lorenza ne restait pas inactive non plus. S’affairant devant les banques de données des génomes, elle parvint à introduire un virus bio informatique qui allait altérer d’abord puis effacer les gigabits d’information ADN. Cependant, cette manœuvre requérait une quinzaine de minutes. La jeune femme émit une réflexion amère :
- Dire que je suis en train de détruire des informations précieuses concernant des espèces alliées que nous rencontrerons dans quelques décennies!
- Comment cela, maman? Subvocalisa discrètement Violetta.
- Ma fille, lorsque nous avons pénétré dans l’espace de l’Archontat, nous avons effectué par la même occasion un saut quantique. Kraksis vit au XXVIIIe siècle!

***************

Dans une cabine spartiate où se tenait habituellement un adjudant surveillant, Kilim recevait directement en clair, à l’intérieur de son armure, un message émanant de la capitale de Gentus provenant de l’amiral Digù en personne!
- Commandant, disait avec tristesse l’amiral, j’ai le regret de vous informer que votre ancien subordonné, l’aspirant Egmar est mort en mission.
- Quelle perte pour l’Archontat! C’était un guerrier prometteur! Qui l’a tué?
- Je n’ai pas les détails mais sachez qu’il n’est pas mort seul. D’après les derniers rapports qui nous sont parvenus du colonel Kraksis et de la capitaine Winka, Egmar est mort en compagnie du sergent Golm, dans un lointain passé de Terra, au temps des K’Tous! Cette mission se rattachait à notre dernier projet ultra prioritaire de cinquième colonne homuncula…
Désorienté, subitement inquiet, Kilim s’étrangla.
- Amiral, pardonnez-moi… Mais êtes-vous certain à 100% de vos informations? En ce moment même, je suis inspecté par son Altesse royale Keleurma accompagnée du colonel Kraksis, de la mutante homuncula Winka, du sergent Golm et du Secutor Irun.
Subitement, l’amiral explosa de colère.
- Commandant Kilim, ce que vous dites est impossible ou alors vous êtes un imbécile! L’amirauté n’a plus reçu de nouvelles de Kraksis et de Winka depuis un guem (semaine) environ! Quant à la princesse Keleurma, elle effectue actuellement un voyage d’agrément sur Sertari VIII. Tous les média en ont parlé pas plus tard que ce matin! Manifestement, des espions de l’Alliance vous ont leurré. Commandant, vous savez ce qu’il vous reste à faire!
- Oui, amiral, je combattrai jusqu’à la mort! Fit l’Asturkruk déterminé.
- Sauvez plutôt d’abord le centre et la relique que de songer à mourir glorieusement! Et tâchez d’avoir vivants ces salauds d’espions! Je veux les interroger moi-même!
D’un simple frôlement de sa pince, Kilim mit fin à la communication. Ensuite, il déclencha l’alerte pourpre.

***************

Instantanément, des escouades d’Asturkruks hyper entraînés, en armure opaque anthracite, surgirent de dizaines de couloirs sur tous les niveaux du centre. Les guerriers, surarmés, convergeaient, disciplinés, vers le saint des saints. Parallèlement, l’éclairage de la base tout entière s’était modifié et avait pris une teinte pourpre foncée. De même, tous les systèmes informatiques s’étaient bloqués, et donc, malgré toute sa dextérité, Daniel ne parvenait plus à faire sauter les verrous. Dépité, il se retourna vers André, pour voir celui-ci, froid et imperturbable tirer à bout portant sur le personnel désarmé du laboratoire imité par Antor! Leurs armes étaient réglées pour tuer.
- Pas de quartier! Jeta le Français. Tirez à coups de fuseur! Vous aussi, Daniel les ordinateurs doivent flamber et être out!
Avec un certain regret, le commandant Wu exécuta l’ordre d’André. Des éclairs bleutés parcoururent alors les conteneurs informatiques. Tandis que la salle principale du laboratoire voyait son atmosphère liquide s’alourdir et s’opacifier, la destruction des programmes des ordinateurs eut pour effet inattendu d’enclencher la reprise anarchique du développement des Alphaego et des homunculi.
Mais cet incident n’intéressa pas Daniel. Ce qui pressait à ses yeux, c’était défendre et protéger Violetta et Lorenza des centaines d’Asturkruks qui jaillissaient de tous les corridors.
Fermat et Antor avaient, quant à eux, activé leurs armures, passées désormais en phase de combat. Ils se mouvaient à une vitesse prodigieuse, tranchant, mitraillant, foudroyant, atomisant sans remords leurs nombreux adversaires. Le commandant Wu, lui, passé en ultra vitesse, déployait toute sa puissance et son talent bioniques. D’une simple chiquenaude, il envoya ainsi valser dans les airs un caporal ennemi du corps des mirmillons. Le calmaroïde eut le malheur de plonger tête la première dans une cuve dans laquelle baignait encore un Alphaego oiseau.
Nous avons déjà dit que le développement des monstres devenait anarchique. Il en allait bien sûr de même pour leurs annexes embryonnaires. Ainsi, un réseau embrouillé de vaisseaux sanguins et de tentacules passait tout autour du fœtus du volatile, enserrant peu à peu l’Asturkruk dans un étau si puissant que son armure et lui-même furent broyés implacablement.
De toute la salle, les cuves explosaient, répandant leur précieux liquide amniotique et éparpillant leurs créatures inabouties. Celles-ci, mues par un instinct rageur de survie, s’ en prirent aveuglément à tous les êtres qui s’approchaient à moins de vingt centimètres d’elles! Le chaos régna!
Un soldat d’élite eut beau mitrailler à bouts portants à l’aide de ses brassards laser un fœtus de Kronkos à la mâchoire effrayante surdimensionnée mais aux bras atrophiés comme ceux d’un T-Rex, il ne put échapper au sort sanglant qui l’attendait. Happé par la créature, il fut croqué comme une délicieuse friandise!
Certains Alphaego dont le développement anarchique allait trop loin, ( polydactylie, membres supplémentaires, organes en surnombre,…), moururent presque instantanément, envahis de tumeurs et de nécroses létales. Subissant une momification fœtale accélérée, leurs corps se parcheminèrent puis durcirent pour enfin se pétrifier.
Une fois encore, une fois de trop, « Perle de Jade » mourut. Déstabilisée par des tirs de fuseurs, la sphère contenant le corps de la demi homuncula heurta violemment le sol de dur acier se craquela,se brisa ensuite, répandant toute son eau dans la salle. Éjectée par la force de l’explosion, Perle de Jade atterrit brutalement sur une console d’ordinateur. Elle eut un dernier spasme avant de ressembler à une pitoyable poupée de chiffons, toute hideuse et boursouflée.
Tout en combattant pied à pied, Fermat ne perdait pas de vue son objectif : téléporter la relique sacrée à bord du Langevin. Profitant de trois précieuses secondes de répit, il commanda le transfert en tapotant sur son armure un code. Juste à l’instant où Kilim pénétrait enfin dans la salle centrale, le sarcophage du Grand Ancêtre se dématérialisa pour se réassembler intégralement dans un des hangars du Langevin.
Il ne restait plus à notre commando qu’à regagner le vaisseau. Mais, hélas, le combat n’était pas terminé! Le commandant Asturkruk, avisant l’ex pseudo sergent Golm, hurla de rage tout en se précipitant vers lui. C’était à peine s’il le voyait éliminer un à un ses soldats d’élite. Kilim comprit avec retard à qui il avait affaire!
- Daniel Wu! Éructa-t-il.
Ce fut alors que la voix désincarnée et mécanique de l’IA alerta le personnel.
« Champs de contention des pressions lithosphérique et magmatique au bord de la rupture! Effondrement probable dans 55 gueums. (secondes). Evacuation immédiate! ».
Antor n’avait pas véritablement le temps de s’inquiéter. Il était aux prises avec le Kronkos fœtus hyper adulte. De son côté, la doctoresse di Fabbrini se retrouvait menacée par deux guerriers Asturkruks. Ceux-ci projetaient en avant leurs bras mécaniques, prêts à la transpercer selon la cruelle tactique Hallucigenia. L’ambassadeur se serait volontiers porté à son secours mais il tentait par tous les moyens d’échapper à l’emprise du saurien mutant qui, à peine né, était déjà plus qu’affamé! Notre vampire avait besoin de toute sa force prodigieuse pour écarter de son cou la mâchoire hyper développée du monstre. Or, accidentellement, ce fut dans ce corps à corps titanesque que le Kronkos Alphaego et Antor se matérialisèrent sur le Langevin, ceci par la faute de Fermat qui venait d’ordonner le transfert du diplomate!
A bord du vaisseau de l’Alliance, Sitruk qui officiait aux consoles de télé portation n’avait pas réussi à séparer les deux combattants. Il craignait de tuer l’ambassadeur dans cette manœuvre délicate. Bien évidemment, à la matérialisation de la créature, Benjamin réagit; mais le mutant Kronkos fut victime bien plus rapidement de ce transfert brusque. Ne supportant ni le changement de pression ni l’atmosphère composée d’air et non plus semi liquide, il haletait péniblement sur le sol de plastacier, au bord de l’asphyxie. Il ne tarda pas à mourir, Antor lui portant le coup fatal. Le processus en cours de dilatation se poursuivit néanmoins et la récente dépouille éclata, jaspant de sang et de lymphe tous les officiers présents dans la salle de transfert. Mais heureusement, désormais, tout le monde était immunisé contre l’épidémie Alphaego!
Daniel Wu s’était rendu compte de la mauvaise posture de Lorenza. Tandis que Kilim convergeait vers lui, son armure activée, le commandant humain se débarrassa d’une pichenette de ses deux derniers adversaires avant de porter secours au docteur. Les Asturkruks qui menaçaient la métamorphe finirent littéralement cassés en deux malgré leur solide armure protectrice!
Poussant un « ouf » sincère de soulagement, Fermat put commander le télé transfert de Lorenza et de Violetta. Pendant l’attaque, l’adolescente était parvenue à se cacher derrière une console d’ingénierie. Les deux jeunes femmes sauvées, Fermat et Wu n’en avaient pas encore terminé. Kilim, en phase d’attaque, essayait de se rapprocher des humains tandis que dix de ses soldats pénétraient en renfort dans le laboratoire central. C’était l’élite de l’élite, la garde noire. Survolté, le commandant Asturkruk lança:
« Tactique combinée Anomalocaris et Formica! Déphasage maximal! Ultra vitesse! ».
Aussitôt, les calmaroïdes semblèrent se décomposer, se démultiplier ; leurs appendices préhenseurs convergèrent vers Daniel et André. Faut-il rappeler que la diffraction des corps induite par la tactique Formica reposait sur une application de l’informatique quantique, permettant ainsi aux combattants d’être partout à la fois, fragmentés au sein d’un espace nuage aléatoire donné?
Or, pendant ce temps, l’effondrement du champ de contention se poursuivait. Nul n’en avait cure apparemment! L’énorme pression magmatique commençait à se faire terriblement sentir dans le centre de recherches. Des craquements sinistres parvenaient dans les hauts parleurs des armures ; les parois de méta dur aciers se tordaient, se fendaient, s’affaissaient, allant jusqu’à fondre! De même, le sol se soulevait également, chauffé au rouge, puis à blanc. Mêmes protégés par leurs armures, les combattants n’en sentaient pas moins les extrémités inférieures de leurs membres commencer à brûler!
A l’instant où un des tentacules meurtriers de Kilim s’enroulait autour de la gorge de Daniel Wu, celui-ci s’estompa fort opportunément de cet enfer pour se reconstituer sur un plot de transfert du Langevin. A ses côtés se trouvait Fermat. Les deux hommes furent accueillis par un large sourire de Sitruk. Alors, ils purent désactiver leurs défenses et repasser en mode de vitesse normal.
Pendant ce temps, Kilim commandait, furieux :
- Réassemblage! Évacuation immédiate!
Mais c’était trop tard! Les malheureux Asturkruks, dissociés en des dizaines de fragments de corps et d’armes, ne purent pas se reconstituer; le décompte venait d’expirer. La pression énorme de la lave balaya impitoyablement bâtiments et êtres vivants sans distinctions, engloutissant tout tel un Moloch affamé. Métal, basalte, ordinateurs, dur aciers homunculi, Alphaego, Asturkruks finirent dans l’affreux magma infernal.

***************

Sa mission enfin accomplie, le Langevin sortit sans peine de l’espace Asturkruk. Grâce au translateur ajusté et raccordé aux moteurs du vaisseau scientifique, ce dernier put quitter le XXVIII e siècle dans lequel il avait pu anéantir les espoirs de l’ennemi. Mais tout n’était pas encore fini.
A bord du vaisseau terrien, Kiku U Tu le chef de la sécurité insista, exigea même que le Kronkos mutant qui s’était retrouvé télé porté sur le Langevin, bénéficiât des rites séculaires Troodons. Le capitaine Sitruk, en tant que chef des opérations, était concerné par ce genre de problème. Il acquiesça, ne désirant pas de querelle avec le sieur U Tu.
La cérémonie se déroula dignement. Tous les Troodons y assistèrent en grand uniforme. Elle fut suivie d’un banquet monstre.
Pendant ce temps, à plusieurs niveaux au-dessus, dans l’infirmerie principale, Lorenza et Schlffpt s’activaient à étudier la dépouille du Grand Ancêtre. Scanners, biopsies, coupes, lamelles, prélèvements d’organes… jusqu’à obtenir la carte génomique complète du précieux mutant.
Sur l’écran médical tridimensionnel sphérique, s’affichaient maintenant les deux ADN amalgamés, enchevêtrés, qui avaient permis à cette créature de voir le jour ; l’antique dépouille vit ainsi sa datation confirmée. Elle remontait à plus de vingt-et-un millions d’années, mais, pourtant, la moitié de son ADN démontrait que l’être était bien issu d’un humain « moderne »! Un de ses ancêtres était l’homme grenouille « Cousteau » transféré malencontreusement par André Fermat et Daniel Wu dans un 1966 appartenant à la chrono ligne 1721.
Dans le bureau du commandant Wu, André attendait avec impatience les analyses finales. Schlffpt se dévoua par intercom.
- Commandant, émit le xéno biologiste, voici nos conclusions au docteur di Fabbrini et à moi-même: nous avons déterminé avec succès les recombinaisons génétiques et chromosomiques qui ont abouti à la fusion des ADN des deux êtres. Si cela vous intéresse, nous pouvons vous démontrer par simulation le processus.
- Est-ce possible immédiatement? Demanda André presque enthousiaste.
- Quand vous voulez, commandant. Nous sommes à votre disposition.

***************

La démonstration était largement entamée. Dans le laboratoire principal, Schlffpt opérait avec maestria, nullement gêné par ses tentacules tandis que Lorenza se contentait d’énumérer les différentes phases à l’intention d’André. Daniel Wu, lui, s’était désintéressé de connaître le processus. En fait, il l’avait déjà « enregistré » grâce à sa mémoire spécifique de daryl androïde. C’était pourquoi il n’assistait pas à la « leçon ».
La sphère tridimensionnelle reproduisait un spectacle véritablement fascinant. Une molécule d’ADN « fusionné » du monstre se scindait, se détachait, s’éloignait, se recombinait en un prisme de couleurs brillantes qui changeaient sans cesse sensiblement. Bientôt, des chaînes parfaitement distinctes, l’une humaine incontestablement, l’autre calmaroïde, se différencièrent.
Fermat, émerveillé, captivé, ne parvenait pas à détacher son regard de la sphère. Naïvement, il demanda:
- Professeur Schlffpt, vous est-il possible, par holosimulation, de reproduire ce phénomène sur l’organisme tout entier du fossile, afin de dissocier les deux corps et de les identifier avec précision?
- Naturellement, commandant, émit le médusoïde heureux. Voici: le processus est en marche.
Aussitôt, le fossile se recombina dans un premier temps pour entamer ensuite à l’envers le processus de fusion des deux êtres. Cette technique était en usage dans l’Alliance depuis déjà un siècle. Mais elle avait été améliorée par l’Hellados Sarton et Tchang Wu, le père de Daniel Lin. Elle avait permis aux paléontologues et xéno paléontologues non seulement de reconstituer les mutations génétiques exactes qui avaient entraîné l’apparition de telle ou telle espèce, - ainsi la mutation d’une population locale d’Erectus africains en Sapiens Sapiens avec une datation précise à cent ans près, ce qui était tout à fait remarquable-, mais également de restaurer l’aspect que les fossiles des espèces disparues revêtaient au temps de leur splendeur.
Deux momies pétrifiées se séparèrent donc pour redevenir, la régression se poursuivant, l’une un squelette d’Homo Sapiens ordinaire, l’autre un os de seiche muni d’un bec ; puis, les chairs se recomposèrent aussi et, enfin, à leur tour, les vêtements de l’homme grenouille, les tuyaux de l’équipement respiratoire obsolète, une partie d’une bonbonne d’oxygène d’un côté, et de l’autre, un calmar d’un mètre de long à peu près, livide, l’œil éteint, en suspension dans sa simulation d’eau de mer.
Fermat, soufflé par l’exploit scientifique, eut une autre question. Pour lui, il s’agissait d’un tour de magie, et, désormais, il ne doutait de rien!
- Pouvez-vous identifier précisément l’homme grenouille? Bref, lui donner un nom?
- Certes, commandant, répondit Lorenza, mais cela va prendre un peu de temps! Je dois d’abord connecter l’ordinateur scientifique à la bibliothèque du bord. La manœuvre est assez délicate, la recherche également car, n’oubliez pas que cet individu a été amalgamé et transféré dans un autre cours de l’histoire! A moins qu’il ait existé dans notre chrono ligne!
- J’en suis tout à fait conscient, docteur.
- Oh! Mais, heureusement, le commandant Wu a réussi à obtenir toutes les archives d’une dizaine de temps déviés! Reprit la métamorphe. Du bon usage du chrono vision et des multiples déplacements temporels de Daniel depuis sept années!
- Son niveau de sécurité doit être au moins de 12! Siffla Fermat.
- Je dirais plutôt 12000!
- Autant que Venge? Pour un simple commandant de vaisseau, c’est tout à fait inhabituel…
Au XXVI e siècle, les archives de l’état civil étaient couplées aux archives génomiques, du moins pour les six derniers siècles. Les recherches des Mormons avaient été fort utiles. Ainsi, en dix minutes, Fermat eut sa réponse.
- L’homme est un Italien répondant au nom de Giulio Grandi. Énonça Lorenza. Il est né en 1912, un 8 septembre. Il a disparu en mer le 4 mai 1955 alors qu’il effectuait une plongée routinière au large de Catane.
Fermat se permit un sourire.
-Bien, docteur, fit-il satisfait. J’aime les officiers compétents! Daniel a bien fait de vous conserver dans son équipe!
- Oh! Merci pour le compliment, commandant, mais nos « retrouvailles » ne furent pas si faciles!
- Je m’en doute! J’aimerais que vous participiez à notre briefing qui aura lieu dans le bureau de Daniel d’ici moins de trente minutes.
- Entendu, commandant, mais je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile!
- Oh! Mais nous aurons encore besoin de vous dans une nouvelle expédition temporelle! Réfléchissez, Lorenza!
- Le temps de mettre de l’ordre dans le laboratoire et je suis à vous!
- Je m’en occupe, docteur, conclut le médusoïde.

***************

Depuis plusieurs minutes, les officiers supérieurs du Langevin discutaient ferme. Le docteur di Fabbrini se demandait encore pourquoi elle assistait à cette réunion puisqu’il était évident que les commandants Wu et Fermat allaient suivre le plan énoncé quelques jours auparavant.
- D’accord, André, disait le daryl très professionnel mais néanmoins avec une pointe de regret, nous allons donc nous téléporter dans la gentilhommière de Franz von Hauerstadt que vous connaissez bien, en juillet 1966. Je me chargerai de moi-même et vous de votre double. Heureusement que ma mémoire dupliquée connaît le moment précis de la malencontreuse expérience qui conduisit à la création de l’ancêtre de l’espèce Asturkruk…
- Une inconséquence regrettable, jeta le Français.
- Certes, mais… Enfin, stoppons là puisque nous n’avons désormais plus le choix!
- Commandant Wu, une question, se permit de dire Lorenza. Puisque nous avons maintenant l’identité du plongeur, la date et le lieu auxquels il a été arraché, ne serait-il pas plus simple de nous translater au large de Catane ce fameux jour de mai 1955, et de dissuader ledit Giulio Grandi d’entreprendre une plongée mortelle ce jour là? Oh! Inutile de m’objecter que votre double mémoire s’en retrouverait altérée! De toute manière, nous sommes en train de vivre des étançonnements que nous forgeons! Nos actions du futur modifient nos actions du passé, ici, celles de nos doubles!
- Bravo, docteur, s’écria Daniel avec une joie factice. Vous avez fait d’énormes progrès en quelques années, même s’il est vrai que nos récentes mésaventures vous ont aidée! Ici, toutefois, il ne s’agit pas d’un affrontement physique avec nos doubles. Bouddha me garde de souhaiter anéantir nos alter ego! En fait, nous allons nous intégrer en nous-mêmes, prendre possession de nos pensées, de nos gestes, à l’instant désiré. Ainsi, nous n’aurons plus qu’à modifier les coordonnées du matérialisateur temporel et, ni vu ni connu! Naturellement, nous allons aussi braquer l’appareil sur le calmar pieuvre qui nageait à proximité de l’Italien.
- Opération quelque peu risquée mais qui reste toutefois à notre portée! Assura Fermat.
- Plus que risquée! Reprit di Fabbrini Si je me souviens bien, la maquette du matérialisateur n’était pas très fiable! Il s’agissait de celle au 1/12e, non? Avec celle-ci, nous avons bien comptabilisé une vingtaine d’échecs! Il me revient à l’esprit fort à propos l’exemple d’un exo globuleux de la planète Tetris IV ou encore… celui d’un malheureux matelot américain de 1943... Inutile d’évoquer également le gigantopithèque!
- Ah! Cruelle Lorenza, vous remuez le couteau dans la plaie! Dois-je vous rappeler, concernant la matérialisation du Gigantopithecus Blacki, accompagnée de celle de son tortionnaire, qu’elle était due à une manipulation des Asturkruks?
- Oui, évidemment, commandant, mais…
- Laissez-moi poursuivre, docteur! Ceux-ci préparaient, dans un de leurs laboratoires, situé quelque part à la fin du Tertiaire, la Terre de la gloire de Rama!
- Manifestement, vous avez plusieurs longueurs d’avance sur moi, Daniel, lança Fermat afin de désamorcer la querelle entre le commandant Wu et le docteur di Fabbrini.
- Excusez-moi de jouer une fois encore l’avocat du diable, reprit têtue la métamorphe, mais Michaël? Nous laissera-t-il agir librement? Sur le plan éthique, nous détruisons une espèce! En tant que Gardien de la Vie, l’Homo Spiritus ne pourra admettre un tel acte! Après notre sordide marché avec Penta , marché qui a eu pour résultat de plonger l’Empire Haän dans l’anarchie, nous franchissons un pas supplémentaire dans l’immoralité!
- Docteur, rétorqua Daniel, l’Entité nous a laissés faire une première fois, et ce ne sont pas toutes les espèces vivantes de la galaxie qu’elle préserve, mais les porteurs de civilisation! En réalité, nous allons rendre au Néant une intelligence, non une espèce. Or, cette intelligence même n’aurait jamais existé sans nos manœuvres maladroites! Il restera toujours dans notre Galaxie une planète Gentus, peuplée cette fois par des calmaroïdes aux perceptions limitées!
- Vu comme cela, évidemment! Mais, votre épreuve dans l’a monde de Johann, plus précisément votre interrogatoire entrepris par les trois moines bouddhistes? Ils vous reprochaient bien par anticipation ce que vous allez entreprendre aujourd’hui!
- Je vous répète: « Il vaut mieux eux que nous! ». Je ne vais pas perpétrer un génocide! Les Asturkruks, en manipulant un fois encore le continuum spatiotemporel risquent d’endommager non la Galaxie mais tout le tissu du Pan Multivers!
- Décidément, vous avez été à bonne école, commandant Wu! Jeta Lorenza en dévisageant non pas Daniel mais André! Vous cultivez désormais le cynisme à un degré rare, avec un détachement remarquable! Vous en arrivez à imiter Pamela Johnson lorsque celle-ci avait entrepris de mettre en chantier notre élimination!
- Ah! Pardon, Lorenza! Se fâcha le daryl androïde. Ce ne sont pas nous les belliqueux! Nous ne faisons que nous défendre! Souhaitez-vous donc voir disparaître votre famille tout entière? Une fois l’horloge biologique de Gentus raccordée nous laisserons la planète évoluer tranquillement à son rythme, je vous le garantis! Ce sont là les ordres de Venge et de Prentiss!
- Argument spécieux! Qui me dit que dans le futur…
- Je ne suis pas Pamela! Mon niveau de sécurité me permet de contrer n’importe quelle tentative hégémonique de nos amiraux, l’oubliez-vous?
- Certes, mais vous… Ne seriez-vous pas tenté par le pouvoir des dieux?
- Non! J’ai une trop haute opinion non de moi mais des philosophes de la Terre. Je m’efforce de leur ressembler et je connais trop bien le prix d’une vie, d’une vie consciente…
- Soit, commandant, je baisse ma garde…
- L’échange a été chaud! Siffla Fermat. Daniel vous me surprenez! Dit Fermat mi figue mi raisin. Vous n’êtes pas du tout celui que j’ai côtoyé dans mon cours de l’histoire! Vous êtes capable de vous résoudre à prendre des mesures et des décisions difficiles qui mettent à mal non votre morale mais votre éthique! Mais, à propos de ces trois moines qui vous ont interrogé, ils appartenaient à une civilisation bouddhiste universelle, celle du tantrisme lamaïque. Leur rejet d’une technologie trop sophistiquée, leur non violence en faisaient des proies parfaites pour les Asturkruks. Pourquoi donc dans ce cas, Winka n’avait-elle pas choisi de favoriser cette histoire alternative?
- Parce que dans cette piste, les Asturkruks, toujours avides de conquérir facilement des planètes sans défenses, avaient été confrontés à trop de rivaux: Haäns plus menaçants que jamais, Castorii guerriers incomparables non soumis par l’Alliance Helladoï-Humains, Otnikaï indisciplinés et pirates hors pair, sans oublier les , naturellement qui auraient fini par remporter la mise.
- J’ai saisi, commandant Wu, siffla Fermat. Quel jour précis devons-nous atterrir en 1966?
- Cela a été délicat à déterminer. Il m’a fallu éviter le 1966 qui découlait de votre première rencontre avec Franz von Hauerstadt en 1963. Ensuite, échapper aux satellites espions des Helladoï qui avaient placé Terra sous surveillance depuis un peu plus d’un millénaire… bref, je suis parvenu à sélectionner le 28 juillet 1966 de la chrono ligne 1721 originelle et non bis, ter, ou autre…
- Ah! Soupira alors la doctoresse. Je suppose que je fais partie de l’expédition!
- Tout à fait! Proféra Daniel sans rancune. Mais pas Antor!
- Nous ne l’avions pas encore récupéré en 1966! Cela, je m’en souviens parfaitement! Conclut la métamorphe.

***************

En cette soirée du 28 juillet 1966, l’air se faisait doux après une averse qui avait été la bienvenue. Les nuages sombres s’évacuaient vers l’Est, dégageant ainsi un ciel tout piqueté d’étoiles. Après avoir bu sa tasse de thé, Franz s’apprêtait à rejoindre le hangar où avaient lieu les essais du matérialisateur temporel. Il savait qu’une longue nuit de labeur l’attendait. Avec des gestes mesurés, il tira les rideaux de son bureau, jetant par la même occasion un regard vague à l’extérieur. Les fenêtres de la pièce donnaient sur le parc de l’immense propriété. Le duc devinait au loin la silhouette caractéristique du chêne multiséculaire dont les branches tourmentées se détachaient dans le soir. Son regard perçut quelque chose d’inhabituel. Trois ombres fugitives couraient sur l’herbe!
Von Hauerstadt sursauta. Il avait cru reconnaître les silhouettes entraperçues.
- Ai-je la berlue ou quoi? Pensa-t-il. Dehors, on aurait bien dit Fermat, Daniel et la doctoresse! Que font-ils à l’extérieur à cette heure-ci? Je croyais les deux officiers du futur en train d’ajuster les appareillages du matérialisateur! Quant à Lorenza, elle devrait être auprès de sa fille. Étrange! Tiens! Les voici encore. Donnerwetter! Ils se dirigent vers le laboratoire mais en se dissimulant! Que signifie ce mystère?
De plus en plus intrigué, Franz ouvrit prestement le tiroir d’un secrétaire, se saisit de son Mauser et sortit du bureau afin de s’assurer de l’attitude bizarre de ses hôtes. A grandes foulées, il courut vers le hangar laboratoire, en ouvrit la première porte, puis, sans reprendre son souffle, toqua le signal d’alerte contre le battant de la seconde porte. Le temps qu’il comprît la situation, c’était trop tard!
Franz eut le juste le temps de sentir qu’il était saisi brutalement par deux paires de bras. Il entendit une voix ferme qui disait en anglais:
- Allez-y, commandant, je le maîtrise! Cela sert d’être métamorphe!
Aucun doute! Cette voix appartenait à la doctoresse. Puis, la seconde porte s’ouvrit et, l’impensable, le difficilement concevable survint.
Le capitaine Daniel Wu, alerté par le signal donné par Franz, se tenait debout devant le seuil quelque peu étonné. Il accommoda sa vue à la semi pénombre du couloir. Mais, soudain, une espèce de tornade entra, le bousculant, manquant de peu de le renverser! Le jeune Daniel se retrouva assis sur ses muscles fessiers, tentant de comprendre ce qui était en train de se passer. Normalement, personne, à sa connaissance, n’avait la force de se mesurer à lui!
De son côté, le commandant Fermat qui contrôlait les plots de réception du matérialisateur temporel fut assailli par une sorte de fantôme qui lui ressemblait trait pour trait et qui, de plus, avait pris soin de revêtir un pantalon de tergal et une chemise de coton identiques!
- Par Vestrak! Murmura André.
- Unmöglich! S’écria Franz en écho tout en écarquillant les yeux.
Puis, Fermat fut envahi, possédé par son double. Cette intrusion ressemblait à un viol. Une brûlure insoutenable lui parcourut les nerfs, les portant au fer rouge, gagnant tout son organisme. Il eut d’abord envie de se gratter, puis de s’arracher la peau et, enfin, de hurler sa douleur. En vain, il se débattit contre cette possession. Ses pensées lui échappaient. Il se secoua, voulut se rouler sur le sol, s’engloutir dans l’inconscience, inutile! L’autre lui-même était plus déterminé, plus fort.
André voulait pourtant en finir. Il éprouvait désormais l’atroce sensation d’être en train de se noyer. Cependant, son propre sentiment d’exister s’atténuait. Inexorablement, il s’enfonçait au plus profond d’un puits empli d’une eau atrocement glacée. Il lui parut que les lumières du laboratoire diminuaient, s’affaiblissaient, clignotaient pour, enfin, s’éteindre.
Un grand calme se répandit alors sur toute sa personne. Il ferma alors les yeux pour les rouvrir aussitôt ; son regard, ses perceptions de la réalité avaient changé. Il eut un sourire indéfinissable et, avec détachement, s’approcha des consoles de commandes du matérialisateur;
Dans le couloir, Franz se débattait encore, pour rien!
- Von Hauerstadt, vous gaspillez vos forces, lui murmura Lorenza di Fabbrini à l’oreille. Je suis en partie métamorphe et si je ne puis affronter au corps à corps un Haän adulte avec succès, toutefois je rends des comptes à n’importe quel humain aussi entraîné soit-il!
Pendant ce temps, au sol, le capitaine Wu observait, fasciné, l’intrus qui commençait à tendre ses doigts d’artiste vers les siens, afin de se fondre en lui.
- Tu es moi ; je suis toi! Laisse-toi faire! Tu n’as rien à craindre! Émit mentalement le double de Daniel.
Les deux mêmes êtres, alignés sur une longueur d’onde identique, fusionnèrent presque instantanément. Le capitaine Wu ne ressentit pas les terribles souffrances qui avaient été celles d’André Fermat lors de la possession. Télépathe, le daryl androïde avait compris qu’il était inutile de lutter et que cette invasion n’avait pas pour but de mettre en danger le matérialisateur temporel. Un calme immense l’envahit bientôt.
Se frottant vivement les muscles de son postérieur, le commandant Wu se redressa. Entant vivement dans le laboratoire, il demanda d’une vois assurée à Fermat :
- Mon horloge interne est légèrement désorientée. Mais je pense que le timing est bon, non?
- Aucune inquiétude, Daniel Lin. Le système est au nominal. J’accroche déjà le signal de la rematérialisation « désirée ».
Effectivement, au centre des plots, la « chose » apparut alors, aussi monstrueuse et hideuse que dans le souvenir du commandant Wu. La porte étant restée ouverte, Lorenza assistait à la scène. Il lui fallut tout son sang froid pour qu’elle ne relâchât pas sa prise sur Franz.
- Quelle horreur! Souffla-t-elle néanmoins.
L’être rematérialisé souffrait visiblement! Ses yeux vous regardaient au-delà de toute expression de douleur. La créature ne saisissait pas de quel phénomène diabolique elle avait été victime. Le visage crayeux du mutant transpirait abondamment sous les vagues de souffrance qui secouait son corps hybride. Le bec de la nouvelle créature s’ouvrait et se fermait mécaniquement. Manifestement, elle criait son désarroi, sa peu et sa douleur mais, pourtant aucun son ne filtrait de la monstrueuse bouche! Pitoyable fusion dépassée par l’expérience malencontreuse de deux humains envahis par la vengeance et gagnés par la haine, Daniel et André qui s’étaient octroyés les pouvoirs d’un dieu afin de reconstruire leur monde effacé, elle comptait peu à l’aune de la nécessité!
Fasciné par le mutant, Fermat eut toutefois une hésitation. Le daryl comprit ce qui arrivait à André. Passant en survitesse, il le bouscula et déconnecta les consoles. Ensuite, avec un détachement étudié, il sortit de la poche gauche de son pantalon un minuscule disrupteur, et, le visage fermé et dur, il fit feu! L’éclair orangé frappa de plein fouet l’innocente créature, pion dans une partie d’échecs à l’échelle du Pan trans multivers. Cellule après cellule, atome après atome, l’être qui n’aurait jamais dû voir le jour se désintégra!
Et…. Non escompté assurément…. (à tort, bien évidemment!), TOUT BASCULA!
Une tempête violente se forma soudain, surgie de nulle part véritablement. Mugissante, rugissante, hurlante, effrayante, en colère! Elle s’abattit sur la propriété des Malicourt, propriété devenue le centre d’un maelström effroyable. La gentilhommière était maintenant secouée comme si elle se trouvait prise dans un shaker géant fou! La réalité frémissait, se pixélisait, se réassemblait douloureusement. Un flot de données à une vitesse impensable engloutissait le présent relatif. Le Pan Multivers se réajustait non à son gré, non sous les caprices d’un démiurge inconséquent, mais poussé par la terrible et incontournable Nécessité! Tout criait, se débattait, gémissait. Un sentiment d’asphyxie, d’étroitesse, de désillusion, d’écrasement…
Des boyaux, encore des boyaux, toujours des boyaux parcourus à hyper supra luminique… Toute l’arborescence fractale se précipitait, se repositionnait au sein de la Bulle engendrée par le Big Bang.
La transition n’était ni parfaite ni instantanée au grand dam de… l’Entité expérimentatrice… Était-elle allée trop loin? Avait-elle préjugé de la résistance de la Vie? Non! La logique reprenait le dessus.
Une bile âcre remontait à travers le larynx de Lorenza. La jeune femme toussa.
Et… La lumière fut! Si vive, qu’elle gêna la doctoresse, lui brûlant les yeux, l’obligeant à garder les paupières closes durant quelques secondes ; un sentiment d’épuisement concomitant à ce qu’elle croyait avoir vécu l’envahit parallèlement. Nauséeuse, elle recracha un liquide vert et jaune sur le sol de plastacier de son bureau.
- Docteur, s’inquiéta une voix familière pourtant pas entendue depuis des éons à ce qu’il lui semblât, vous ne vous sentez pas bien? C’est la première fois que le passage en hyper luminique vous fait cet effet! Vous devriez vous allonger.
Comprenant à peine où elle se trouvait, encore désorientée, Lorenza hésita à ouvrir les yeux. Enfin, elle se décida.
- Lieutenant Wu, ai-je donc perdu conscience longtemps?
Afin de se remettre les idées en place, la jeune femme secoua la tête. Puis, elle prit la peine de s’étonner.
- Hilldbrandt, Georges, que faites-vous ici? Renate, ne devriez-vous pas être de service à la maintenance de l’aquarium principal du professeur Schlffpt?
Renate répondit poliment:
- Mais, docteur, le professeur médusoïde n’est pas encore arrivé à bord. Le vaisseau ne sera amarré à la base 829 que dans douze heures!
Se frottant sa nuque douloureuse, Lorenza poursuivit :
- Et le commandant Wu, pas de problème?
- Non, pas à ma connaissance, déclara son frère. Je sais qu’il vient de recevoir la confirmation de la liste des nouveaux membres affectés à bord.
S’appuyant péniblement sur le dossier de son siège, Lorenza alluma son terminal d’ordinateur ; elle voulait prendre connaissance de l’identité des futurs embarqués. Un détail fugace la rendait soucieuse. Avant de s’atteler à cette tâche, elle demanda à Hilldbrandt et au lieutenant Wu de la laisser.
- Vous pouvez vous retirer tous deux. Je me sens beaucoup mieux.
- Ah! Fit Georges. Ne faudrait-il pas demander au docteur O’Rourke de venir vous examiner?
- Non! Je vous ai donné un ordre!
N’insistant pas davantage, les deux officiers obéirent, comprenant que le médecin en chef du Langevin refusait de montrer l’étendue de son malaise. A regret, ils quittèrent donc l’infirmerie.
Sur l’écran du terminal apparut la liste désirée. En tête, cela allait de soi, la délégation diplomatique, composée d’André Fermat, ambassadeur en titre, d’Antor, son adjoint, du secrétaire d’ambassade Marie André Delcourt et de sa jeune épouse Aure-Elise née Gronet. Venait ensuite Tony Hillerman, attaché spécial au service du professeur Schlffpt, xéno historien diplômé de six universités différentes.
Lorenza fronça les sourcils.
- IA, quelle est la date exacte?
Sans marquer le moindre étonnement, l’IA répondit :
- 25 mars 2517, 14H08.
- Merci, IA ; maintenant, fais défiler la liste de toutes les personnes à bord actuellement, à vitesse normale.
L’ordinateur exécuta l’ordre et le docteur di Fabbrini put s’attarder sur quelques noms:
* Lieutenant Uruhu, pilote en chef du Langevin, origine temporelle inconnue, vraisemblablement la Terre de la période néandertalienne;
* Engagé Huang Xiao, sino tibétain, date de naissance non enregistrée;
* Sergent Gronkt, porcinoïde, originaire de Marnous, blessé en mission sur Naor, décoré de la médaille du courage première classe;
* Civil Kilius, barman, Castorii;
*Enseigne Stamon, natif d’Hellas;
* Nadine Lancet, officier scientifique, Terre…
… et ainsi de suite, jusqu’aux animaux familiers du Langevin: Bing, fox-terrier facétieux âgé de cinq ans, propriété de Violetta Sitruk; Ufo, chaton transgénique de trois mois, créé par le commandant Wu, Gllump, aide laborantin, orang-outan de la planète Terre, sept ans.
« Bon sang! Murmura Lorenza. Ma mémoire chavire! Elle est comme envahie d’échos! La trame du Pan multivers est, certes, élastique, mais pas tant que cela! La tapisserie n’a pas retrouvé son premier motif! Cela signifie que l’Homo Spiritus nous a aidés, oui, mais qu’il a aussi voulu nous faire comprendre que ce que nous avions vécu avait bien eu lieu, et qu’il est dangereux de manipuler le continuum spatiotemporel! ».
Reprenant plus distinctement, di Fabbrini demanda:
- IA, peux-tu visualiser une image de Gentus?
- Pas en direct, docteur. Ce sera un enregistrement.
- Ah. De quel âge?
- Remontant à une année standard galactique, 422 jours de Terra.
L’énorme planète marine et tellurique à la fois apparut dans toute sa splendeur, occupant entièrement l’écran sphérique du terminal.
- IA, n’y a-t-il pas une erreur? La surface de cette planète devrait être entièrement composée d’eau marine; or, j’y vois des forêts splendides, grandioses! Des feuillus, des épicéas, des fougères… et dans les sous-bois, des singes qui marchent debout! De dos, ils ressemblent à des orang-outans.
- Docteur, il ne s’agit pas d’orang-outans mais d’orang pendeks, le stade évolutif postérieur, équivalent sur Terra à celui de l’Homo Habilis d’Afrique. Quant aux océans, il n’y en a qu’un seul, Kulmer. Il représente une superficie d’un dixième par rapport à celui de l’Océan Pacifique.
- Scannez les profondeurs marines.
- Docteur, remarquez ces pieuvres calmaroïdes de 2m50. Elles avaient repéré notre sonde. Ensuite, elles l’ont attaquée et détruite; d’ailleurs, l’enregistrement se termine.
- Ces calmaroïdes ont fait preuve, là, d’intelligence!
- Détrompez-vous, docteur! Les ondes captées n’étaient pas modulées. Ici, nous n’avons affaire qu’à des êtres agressifs mus par un instinct de survie qui les pousse à se reproduire à une cadence accélérée. L’intelligence émergente est bien la horde des orang pendeks!
- Gentus.. Pouvez-vous m’en dire plus sur l’origine de ce nom?
- Genesis… la Genèse… le commencement, l’Eden, le monde vert d’où Rama émergera et dominera toute la Galaxie dans toute sa gloire… d’après les extrapolations temporelles du commandant Wu, il s’en faudra d’un peu moins de dix millions d’années…
- Serons-nous les alliés de ces êtres? S’enquit Lorenza.
- Pas dans cette dimension-ci. L’humanité ne vivra plus alors sur Terre. Elle aussi aura subi d’importantes mutations… les Rama accèderont à l’ère du voyage spatial alors qu’Homo Sapiens aura franchi une autre étape, conduisant sans nul doute à la pensée pure…
- l’Homo Spiritus!
- C’est-ce que le commandant Wu souhaite… Les orang-outans que le lieutenant Uruhu voit parfois en rêve sont en fait les habitants de Gentus!
- Qui a découvert cette planète?
- Le moine astronome bouddhiste d’origine navajo Lobsang Jacinto en 2152, soit trois ans avant sa mort supposée. Il avait persuadé le Dalaï Lama de mettre en chantier des vaisseaux automatiques d’exploration du quadrant alpha.
- Mais je pensais que ce moine appartenait à une chrono ligne parallèle?
- Certes, docteur, mais n’oubliez pas que tous les temps alternatifs se rejoignent au sein du Grand Tout. Nous naviguons sur les super cordes grâce au translateur du commandant Wu. Dans toute l’Alliance, seul le Langevin est autorisé à utiliser la technologie du saut transtemporel. Vous en comprenez les raisons ; Daniel Lin a prêté serment de n’user de celle-ci qu’en des cas spécifiques… A propos, justement, je vous rappelle que vous avez rendez-vous avec le commandant Wu dans moins d’une heure…

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