samedi 29 septembre 2012

Le Nouvel Envol de l'Aigle 2e partie de l'Origine des Napoléonides chapitre 16 1ere partie.



Chapitre 16
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La charte qui régissait la cité de l’Agartha avait été proclamée et publiée. Tous pouvaient désormais s’y référer. Il avait fallu dix-huit mois pour l’élaborer, la rédiger, la raturer, la recommencer, et, enfin, la soumettre à l’approbation de toute la population  dans un référendum véritablement démocratique.
Pour parvenir à un texte non idéal, rien ne l’était, mais compatible avec la démocratie et à l’idée que chacun s’en faisait, un collège composé de cent quatre experts représentant toutes les couches de la société, toutes les ethnies et tous les peuples, s’était attelé à cette immense tâche rédactionnelle s’inspirant de grands textes incontournables.
Ledit collège avait bénéficié de la double présidence de Tony Hillerman, l’historien polyglotte et d’Albriss l’Hellados. La nouvelle constitution, révisable chaque lustre si nécessaire, s’inscrivant sur les fondamentaux, devait normalement résister à l’épreuve du temps.
Le commandant Wu n’avait pas participé à son élaboration, objectant qu’il ne connaissait rien à la mise en œuvre d’une vraie démocratie. Jamais, disait-il, il n’avait vécu sous pareil régime. Toutefois, il avait fourni les références, les textes dont s’étaient inspirés rédacteurs, et accepté le poste d’Observateur.
Les textes référentiels avaient été les suivants:
- La Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique de 1776; 
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- La Constitution de 1787 du même Etat;
- La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, puis celle de 1793 des pistes 1720 à 1725;
- L’Habeas Corpus anglais et le Bill of Rights de 1689;
- La Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948;
- La Constitution de la RFA de 1949;
- La Constitution de 2011 de la VI e République française de la chronoligne 1723;
- Les Actes d’Indépendance des colonies martiennes de 2135 et 2241;
- Les Lois Fondamentales d’Alpha du Centaure de 1351 de l’Hégire post-humaine;
- Les Précieux et Véridiques Écrits de Vestrak d’Hellas de 7957 avant J.-C.;
- Le Système athénien du Ve siècle avant J.-C.;
Et ainsi de suite…
Le résultat de cet amalgame donnait ceci. Des élections annuelles, entièrement démocratiques, au suffrage universel direct, et ce, pour tous les niveaux de décisions, tant pour l’exécutif que pour le législatif - du moins tant que ce dernier pouvoir respectait les Principes énoncés par le Préservateur -. Le pouvoir judiciaire était également soumis à un système électif tant pour les jurys que pour les présidents des tribunaux et les assesseurs.
Mais ici, nul réel besoin de juge d’instruction, de procureur et d’avocat de la défense. Beaucoup s’étonnaient de cet oubli rédhibitoire mais le Conseil, élu et renouvelé périodiquement, qui en savait la raison, disait invariablement:
«  C’est là le rôle du Gardien de la Cité, le Juge par excellence ».
«  Mais qui est donc ce Juge »?
«  Le Préservateur tient à conserver son incognito. Il vit parmi nous comme un citoyen ordinaire. Il ne réclame aucun privilège, aucun passe-droit. Cela doit vous suffire ».
La majorité à qui cette réponse était faite s’en accommodait. Mais pas les Vingt-quatre!
Revenons au Conseil. Celui-ci comportait douze membres dont le mandat d’une durée d’une année était soumis à examen après échéance. Naturellement, les douze étaient entièrement dévoués au bien-être de la cité. Ils prêtaient serment publiquement et rendaient scrupuleusement compte de leur administration devant une commission neutre dont faisaient régulièrement partie Albriss, Tenzin Musuweni, Nadine Lancet, Stamon, Kilius, Kiku U Tu, Chtuh, Celsia et Daniel Lin Wu. Tandis que le cumul des mandats était strictement interdit, la réélection elle, était au contraire admise, mais pas consécutivement. Ainsi, il arrivait d’additionner cinq mandats durant un cycle soit sur trente ans environ.
Quant à l’administration générale, c’est-à-dire les commissaires sélectionnés pour leurs compétences et leurs qualités morales exemplaires, elle assurait le quotidien, l’intendance de l’Agartha.
C’était à ce titre justement que le commandant Wu avait reçu la fonction de Superviseur général en chef des superstructures de la cité. Il se retrouvait à coiffer tous les ingénieurs, techniciens, intendants, économes et agronomes; sans oublier le personnel soignant, les directeurs de l’approvisionnement, les responsables du recyclage des déchets, les spécialistes de l’assainissement des eaux, de l’air et du sol, les chefs de projets et ainsi de suite. Tous avaient obligation de lui présenter un rapport hebdomadaire qu’il avalisait le plus souvent. Aucun ne se dérobait, et, au contraire, montrait un enthousiasme des plus sincères lors de ces séances.
À part cela, nulle contrainte ne pesait vraiment sur les épaules des citoyens de l’Agartha.
Ah! Quant aux croyances les plus diverses, elles étaient toutes admises et respectées. Toutefois, aucune ne devait s’imposer et le prosélytisme était interdit car le régime de la cité s’était proclamé laïc.
Cependant, Denis ne faisait pas mystère de son catholicisme, Daniel Lin s’affichait bouddhiste, Sitruk revendiquait sa judéité. Il va de soi qu’aucune des religions pratiquées ne devait porter atteinte à la vie, à la dignité de l’individu ni remettre en cause le libre arbitre.
Sur le plan de la justice, il est bon de voir comment le système fonctionnait. Lorsqu’il y avait session du tribunal, c’était lorsque l’homicide ou le crime était avéré, soit qu’il avait été commis, soit qu’il était en train de se commettre, quel que soit le point de l’espace et du temps dans lequel se retrouvaient les citoyens de l’Agartha.
Déjà, une porcinoïde avait été condamnée pour l’assassinat du sergent Grronkkt. Dima Fergrii, la Marnousienne, l’épouse légitime de la victime, avait été exclue de la cité après le jugement rendu par le Tribunal. Mais c’était Daniel Lin qui s’était chargé de l’exécution de la sentence. Renvoyée chez les siens mais à une époque fort reculée, la criminelle avait succombé  sous les dents des prédateurs de ces temps préhistoriques. Grronkkt avait opportunément ressuscité mais perdu le souvenir de sa précédente union.
L’humain, Éric Lamirant avait eu le malheur de se montrer jaloux vis-à-vis de Celsia qui courtisait en toute innocence un autochtone de la Chine des Ming alors que le couple effectuait un voyage d’agrément sur la Terre numéro 1733. Un soir, il avait poignardé le lettré Fong Xu Huan qui récitait de si délicats poèmes à Celsia. 
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Aussitôt son forfait accompli, inexplicablement, l’assassin s’était retrouvé devant le terrible tribunal. Condamné, il avait eu le loisir de méditer longuement sur son terrible geste lors de son exil hors de l’humanité. Réduit à la condition de reptile, mais gardant toutes ses capacités intellectuelles, il avait séjourné durant dix ans dans l’arboretum sous l’apparence d’une tortue d’eau. La leçon avait-elle été profitable? Sans doute puisque le dénommé Éric ne recommença pas et accepta les tâches les plus viles après l’exécution de sa peine.
Les forfaits plus anodins n’étaient pas rares dans la cité. Mais le vol restait impossible car lorsqu’un résident de l’Agartha convoitait un bien, immédiatement et inexplicablement celui-ci se matérialisait devant les yeux médusés de l’envieux. Mais il fallait rester dans la limite du raisonnable. Si un objet était brisé par mégarde, il réapparaissait intact dans la seconde.
Il arrivait également que des individus se mettent en colère, fassent une scène de ménage, frappent leurs épouses, leurs enfants, bref, se montrent tout à fait odieux, n’hésitant pas à administrer des coups de pieds à leur animal domestique.
Mais alors, les coléreux et les brutes étaient convoqués par le Superviseur général et les contrevenants n’avaient pas intérêt à se dérober, à oublier le rendez-vous.
Racontons la scène qui se déroula ce matin-là entre Charles, un humain des plus ordinaires et le commandant Wu.
Le dénommé se présenta à l’heure, un point en sa faveur. Étonné, il s’assit face à Daniel Lin, sur invitation de ce dernier. Un silence pesant s’installa. Le violent ne comprenait pas pourquoi le commandant l’avait ainsi convoqué. Il transpirait sous les yeux inquisiteurs du Superviseur général.
Enfin, Charles se rappela que Daniel Lin, télépathe notoire, était en train de le sonder. Mais il ne faisait pas le lien avec son geste de l’avant-veille.
Or, le Gardien attendait patiemment une justification maladroite du violent. Comme Charles s’obstinait dans son silence, de plus en plus gêné et angoissé, le Superviseur se décida à prendre doucement la parole d’une voix calme et posée.
- Ah! Charles! Avez-vous conscience que vous venez de me décevoir grandement?
- Moi? Je ne comprends pas, Superviseur. J’accomplis mon travail consciencieusement, je vous l’assure. Tous les rapports vous le confirmeront.
- Il ne s’agit pas de la surveillance des jardins hydroponiques, Charles. Je veux parler de la violence dont vous avez fait preuve une fois encore envers votre épouse. Cette fois-ci, vous ne vous êtes pas contenté de lui administrer deux gifles.
- Comment le savez-vous? C’est cette garce qui est allée tout raconter à O’Rourke!
- Non, pas du tout. Il est dans ma nature de savoir tout ce qui se passe dans la cité, Charles.
- Parce que vous lisez dans les pensées.
- Une fois encore, non. Parce que je vois tout ce qui se produit en temps réel.
- Je ne comprends pas… c’est impossible. Il n’y a pas de caméras dans les appartements privés…
- Charles, vous méritez une punition.
- Comment? De quel droit? Commandant, vous ne faites pas partie du Tribunal que je sache. Ce n’est pas un délit que d’administrer une petite correction à sa femme qui a brûlé le repas!
- Ah! Violent, macho et têtu! Comment vous êtes-vous retrouvé ici? Vous ne méritez pas de séjourner en ce lieu, Charles… mais il n’est pas question de faire de la peine à votre mère… alors, je vous propose ceci. Soit vous acceptez de vieillir de vingt ans pour une durée objective de mille cinq cents années…
- Vous dites n’importe quoi, Superviseur…
- Laissez-moi achever… soit vous quittez la cité de votre plein gré pour vivre librement votre cycle entier sur une des Terres extérieures. À l’issue de votre existence, vous mourez, il va de soi, mais pour vous réincarner aussitôt dans un autre corps humain.
- Quoi? Que signifie ce marché? Vous plaisantez sans nul doute…
- Charles, j’ai vraiment les moyens de vous réincarner…
- Mourir… Une telle chose arrive dans les mondes extérieurs. Ma mère me l’a dit… mais je me suis refusé à la croire…
- Mourir, mais pas définitivement. Ayant une nouvelle fois atteint l’âge adulte dans votre nouveau corps, vous recouvrerez la mémoire, les souvenirs de votre précédente existence… j’y veillerai personnellement.
- Franchement, je ne saisis pas. Comment êtes-vous en mesure de me faire pareille proposition? Êtes-vous le diable, Dieu?
- Hum… ni l’un ni l’autre, Charles… ah! Je dois vous mettre en garde. Posséder une double mémoire est assez perturbant. J’en ai fait l’expérience moi-même jadis…
- Je veux bien entrer dans votre jeu absurde… vingt ans de plus physiquement. Ça me semble sévère comme punition.
- Cela dépend, Charles.
- Il n’y a que peu de personnes âgées dans l’Agartha. Craddock, Beauséjour…
- Parce que c’est leur choix. Votre vue ne sera plus aussi bonne, vos réflexes seront amoindris. Vous devrez prendre quelques précautions afin de vous maintenir en forme comme éviter les efforts inutiles, consulter O’Rourke régulièrement, subir quelques petits maux tels des essoufflements, des douleurs articulaires, des étourdissements passagers… si j’étais à votre place, je choisirais de vieillir.
- Ah! Parce que vous l’avez aussi expérimenté! Ricana Charles.
- J’ai tout expérimenté, mon ami.
- Durant mille cinq cents ans! Bigre! Gardien, n’exagérez-vous pas? Vous êtes bien le Gardien de la cité?
- Oui, vous avez enfin compris…
- Si j’opte pour le vieillissement, comment allez-vous donc procéder?
- Mais d’une manière fort simple. Je vais accélérer votre métabolisme. En une minute, pas plus, vous aurez vieilli de vingt ans. Vous savez, Charles, vous avez été rappelé à l’ordre trois fois déjà. Vous n’avez pas écouté. Je suis sincèrement navré de devoir sévir ainsi. Pensez au chagrin que vous causez à votre épouse, Gabrielle. Vous la faites souffrir cruellement. Or, elle vous aime d’un amour total qui ne demande rien en échange. Comme c’est son droit, elle pourrait exiger la séparation. Mais elle ne la souhaite pas. Elle s’est confiée à votre mère, Delphine Darmont.

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 Elle est prête à accepter la peine du vieillissement.
- Gardien, accordez-moi une dernière chance…
- Maître Charles, j’ai déjà fait preuve à votre égard d’une trop grande indulgence, croyez-moi. Tôt ou tard, il faut savoir accepter ses fautes et en payer le prix. Cela ne me procure aucun plaisir de punir les humains, mais c’est mon Devoir! Pour le bien de Gabrielle, la victime, pour toutes les victimes…
- Gardien, n’éprouvez-vous donc jamais de la colère? Vous vous contrôlez toujours? En toutes circonstances?
- Charles Soubeyran, j’ai mes faiblesses, comme tout être pensant. Mais jamais je ne m’en prends à plus faible que moi. Si je suis de mauvaise humeur, hé bien, j’évite de retourner celle-ci contre un autre, d’accuser ceux qui m’entourent. Je sais que je suis seul responsable des avanies que je subis et j’assume pleinement mes erreurs.
- Euh… Gardien, suis-je en train de vous manquer de respect en insistant?
- Cela n’a aucune importance, Charles. Respectez vos semblables, cela me suffira.
- Dans ce cas, je choisis… l’exil.
- C’est votre droit. Je comprends ce choix. Dans une heure, vous partirez pour la France du XIXe siècle. Piste 1722, c’est là ce que vous souhaitez. Vos capacités s’épanouiront pleinement. Mais évitez de chambouler le cours de l’histoire.
- Bien entendu.
- Dans ce cas, puisque nous nous comprenons, allez trouver Manoël puis Albriss. Tous deux vous prépareront à ce bannissement.
- Gardien, que ressent-on lorsqu’on meurt?
- Juste avant le néant, une grande détresse, une immense solitude, une désorientation. Puis… plus rien. L’écran noir. Jusqu’au retour de la Lumière…
- Vous avez connu cela. Je l’entends au ton de votre voix.
- Des millions et des millions de fois, Charles. À chaque seconde, à chaque segment du Pantransmultivers. C’est ma Nature. Je ne puis ignorer cette nécessité. Mais je préfère ne pas m’étendre là-dessus, sur ma fonction… au fait, une fois rendu à l’extérieur, vous oublierez jusqu’à mon existence. Une précaution inévitable. Lorsque vous serez une nouvelle fois réincarné, vous ne saurez plus non plus que je suis pour l’éternité et de toute éternité le Gardien de la cité. Pour tous ici, comme pour vous, sauf pour les responsables et administrateurs en exercice de l’Agartha, je me nomme Daniel Lin Wu Grimaud et j’officie en tant que Superviseur général…
- Gardien, merci pour votre franchise.
S’inclinant avec le plus grand respect, Charles Soubeyran se retira, ému. Aussitôt, il fut conduit par Chtuh et Tiburce, prévenus, auprès de Manoël.
Pendant ce temps, Dan El soupirait.
«  Depuis que la Cité est fonctionnelle, j’aurais dû apprendre à mieux juger les humains! La vérité est que ma compassion est certes ma plus grande qualité mais également ma plus grande faiblesse ».
Vérifiant une fois encore la résistance structurelle de l’A-Bulle, le commandant Wu partit rejoindre Sitruk afin de mettre au point un nouveau moteur quantique destiné au vaisseau intergalactique le Celsius.
Comme on le voit, Daniel Lin était fort pris par ses fonctions. Ses seuls loisirs et plaisirs restaient la peinture, la poésie, la musique, les soirées empreintes de chaleur à écouter les récits de Craddock, Gaston, Frédéric, Benjamin, les anecdotes croustillantes de Michel, Pierre, Fernand, Erich, les lectures en avant-première d’Alexandre et de Victor, et, surtout la présence à ses côtés de Gwenaëlle et de Bart, Tim et Tommy ainsi que les visites impromptues de Violetta et de Guillaume, d’Aure-Elise et de Raeva sans oublier celles toujours hilarantes de Saturnin.

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Or donc, Daniel Lin appréciait et chérissait particulièrement ces instants magiques, ces douces félicités volées à l’éternité où Aure-Elise et Violetta - oui, celle-ci était parvenue à développer ses dons artistiques - et Louise donnaient des concerts improvisés à l’adresse de leurs amis. Mozart, Beethoven, Bach père et fils, Schumann, Stravinsky, Servalii, Masilewan étaient souvent à l’honneur. 
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Brelan dévoilait régulièrement ses talents en chantant délicieusement des mélodies de Schubert, de Gounod ou de Brahms. Mais le jazz avait aussi le droit de cité grâce à Benjamin, Chtuh, Celsia, Tiburce et Grronkkt. Albriss non plus ne dédaignait pas de participer à ces réjouissances musicales en tâtant de la flûte ou de la harpe. En réalité, il excellait aussi au hautbois ou au basson. Quant à Uruhu, il régalait les Niek’Tous de berceuses et d’odes hors d’âge, toutes issues d’un monde disparu.
Sans le montrer, Dan El encourageait chacun à pratiquer une activité artistique, à développer un talent caché. Ainsi, Raeva sculptait des coquillages et assemblait des mandalas éphémères de toute beauté, Chtuh fabriquait des instruments à percussion d’une qualité exceptionnelle.
Les comédiens et acteurs séjournant volontairement dans la cité donnaient régulièrement des représentations théâtrales. Le Bourgeois gentilhomme, Polyeucte, le Mariage de Figaro, Cromwell, un Fil à la patte, Il ne faut jurer de rien, les Mouettes, la Mort de Danton, le Prince de Homburg, Mère courage, les Bonnes étaient les pièces les plus prisées et applaudies.
Des films mis en scène, des reconstitutions splendides et époustouflantes de réalisme émerveillaient petits et grands.
Tous les thèmes étaient abordés sans aucun tabou. Seuls les mauvais coucheurs trouvaient à redire et à geindre sur l’organisation et les divertissements de l’Agartha.
Lors de ces soirées informelles, Daniel Lin apparaissait vêtu de la robe chinoise traditionnelle en soie, mais de teinte vermillon. Des fleurs de lotus y étaient brodées. Parfois, selon son humeur, le supra humain passait sur cette robe un long manteau couleur jade orné de dragons. Il s’agissait là d’un discret clin d’œil à sa véritable nature qui amusait grandement Symphorien.
Le Ying Lung, en hôte accompli, régalait ses amis d’un plat de riz cuit à l’étouffé dans de grandes feuilles de thé vert séché. Un délice authentique et simple. Il accompagnait ce mets sans affectation de Lapsang Souchong présenté dans un service en porcelaine, des céladons Song hérités de Li Wu.
Le salon de Daniel Lin s’ornait d’un splendide paravent laqué avec des motifs d’une délicieuse préciosité, des grues cendrées saisies en plein vol, des ponts dessinés délicatement, des cerisiers en fleurs, de fragiles et gracieuses jeunes filles se perdant dans ces paysages printaniers.
Pour rester dans la note chinoise à laquelle il était fort attaché, sur une petite table laquée elle aussi, Daniel Lin veillait à ce que trônât un vase Mille Fleurs du XVIIIe siècle, remontant à la dynastie mandchoue.
Toutefois, quant aux murs du salon, ils s’avéraient plus éclectiques, étant décorés de reproductions des Nymphéas de Monet, de Madones de Raphaël, des Vierges du Giotto ou encore de Bellini, ou des portraits sublimes de Van Eyck. 
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Ces imitations parfaites en tous points avaient été peintes par Dan El lui-même qui, ici, n’avait forcé ni son talent ni fait appel à ses dons particuliers de Riu Shu. Un expert qui aurait examiné ces tableaux se serait trompé en toute bonne foi.
Les râleurs et contempteurs, heureusement ils n’étaient pas très nombreux, reprochaient à Daniel Lin de posséder des objets de luxe. Peut-être se complaisaient-ils dans la médiocrité? Le Superviseur leur rétorquait alors placidement que tous ses biens provenaient d’un héritage, assertion partiellement exacte, et que, si, à leur tour, ils voulaient personnaliser et embellir leur intérieur, il ne s’y opposerait pas. Il suffisait simplement que les demandeurs pensent fortement aux objets et décors qu’ils souhaitaient voir se matérialiser et, aussitôt, ce serait chose faite! Domptés, les mécontents se taisaient et, peu après, leurs appartements privés s’ornaient de services en cristal d’une beauté toute épurée, de porcelaines de Sèvres, de statuettes Tang , de totems Hopi ou Sioux, de mandalas, de masques Fang, Biery Fang, Dogon, Malinké…
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 cela coûtait peu en énergie au Préservateur, il tenait tant à faire plaisir!
Dan El avait ainsi offert à Craddock une tabatière représentant des miniatures chinoises dans le style érotique du plus bel effet, connaissant les péchés mignons du Vieux Loup de l’Espace. Il avait également fait un cadeau presque identique à Michel Simon. Narquois, avec une certaine causticité, ce dernier avait alors jeté:
- Tiens donc! Vous voulez donc m’apprendre les positions du Kama sutra?
- Oh non, cher ami! Vous n’avez pas besoin de ce cadeau pour cela.
- Vous non plus, j’en suis persuadé.
Puis, le comédien avait éclaté de rire, ce rire si caractéristique, désarmant la répartie de Daniel Lin.
Au fait, le jour où ce cadeau avait été offert, Gwen accouchait, cette fois sans douleurs, de Tim et Tommy. La même semaine, d’autres nourrissons voyaient le jour et venaient ainsi augmenter le nombre des résidents de l’Agartha.
Mais il est temps de retrouver Aure-Elise après sa prestation musicale.
- Euh… n’ai-je pas trop massacré cette rhapsodie? Demandait la jeune femme au commandant Wu. Tu ne me mens pas par charité en m’affirmant le contraire?
- Mon amie, ma première amie, je préfère de loin ta maladresse à une exécution trop parfaite dépourvue d’âme!
- Ah! Naturellement tu as remarqué mes erreurs… la soixante-dix-huitième mesure notamment.
- Bien sûr. Mais tu progresses, sois-en assurée. Ton interprétation des pièces de Brahms et de Liszt est marquée par les sentiments, l’émotion sincère d’une véritable artiste.
- Merci… euh… un doute me vient, Daniel Lin. Tu n’es pas intervenu, n’est-ce pas?
- Intervenu? Que veux-tu dire?
- Tu n’as pas amélioré mon jeu?
- Non! Que vas-tu penser là! Cette interprétation venait bien de toi, Aure-Elise, crois-moi.
- Tant mieux! Je me sens soulagée. Au fait, la semaine prochaine, Benjamin Sitruk donne un pot-pourri de jazz New Orléans. Il m’a invitée. Tu en seras? Tu pourras te libérer?
- Je ne manquerai cela pour rien au monde.
- Oui, évidemment. Tu apprécies toutes les musiques. Alors, à après-demain pour le rapport hebdomadaire.
- Ce sera pour moi l’occasion de te prêter quelques partitions. Du Satie, les Gymnopédies par exemple. Je te conseille la deuxième, ma préférée, comme tu le sais déjà. Mais aussi du Debussy.
- Du Satie? La deuxième Gymnopédie, ai-je bien entendu, Daniel Lin?
- Oh! Mais je n’ai pas l’exclusivité de ce morceau, Aure-Elise!
- Ai-je bien compris? Dans ce cas, j’ai réellement fait des progrès…
De joie, spontanément, la jeune femme sauta au cou de son ami d’enfance et, sans façon, l’embrassa sur les deux joues. Après le départ de la fidèle Aure-Elise, Daniel Lin sourit, une lueur sincère d’amusement dans ses yeux bleu gris dans lesquels dansaient de minuscules étoiles et des filaments orangés.
«  Il suffit de si peu de choses pour créer du bonheur. Le génie humain y suffit amplement ».

***************

Juin 1825, Paris.
Dans le galetas qui leur servait de chambre, les subordonnés du capitaine Maïakovska lui rendaient compte des résultats de leur enquête concernant le vaste complot ourdi par Galeazzo et « le Hollandais volant ». Depuis son arrivée à cette époque, Irina avait bien changé. Désormais, dans ses iris couraient de fuligineuses fumées, des éclairs sombres et éphémères particulièrement inquiétants, des fulgurances noires. Entièrement investie et instrumentalisée par le Dragon Noir, la jeune femme ne disposait plus de son libre arbitre. Il ne restait de sa personnalité complexe que les aspects les plus négatifs et les plus repoussants. Chérifi et Warchifi n’avaient d’autre choix que de lui obéir. Quant à Stunk, sous la coupe, il ne se posait aucune question.
- Voilà, capitaine. Le baron Danikine a bel et bien un laboratoire identique à celui de Chatou, situé au nord de Londres, articulait Warchifi, mal à l’aise sous le regard inquisiteur de la Russe.
- Identique, mais jusqu’à quel point? Allons lieutenant, je sens votre peur. Oubliez-la et poursuivez votre rapport.
- Les hangars maquillés en entrepôts de charbon contiennent des centaines de cuves dans lesquelles dorment, plongés en hypothermie douce, des sosies du roi, de George IV et de sa famille, mais également de ses ministres, des Lords, des représentants de la Chambre des Communes et des maires des villes les plus importantes du royaume. Capitaine Maïakovska, les enregistrements de ce disque sont la preuve de ce que j’avance.
D’une main fébrile, Selim tendit à Irina l’enregistrement qu’il avait réussi à effectuer à la suite de son infraction.
- Avez-vous rencontré des problèmes particuliers? Questionna la jeune femme en dissimulant le disque dans une micro pochette. Du genre système d’alarme qui se déclenche, de caméra qui se met en route?
- Pas de cet ordre là. Cependant, il y avait trois gardiens. Inhumains, indescriptibles, balbutia Warchifi. J’en tremble encore.
- Ah! Avez-vous été identifié?
- Ces trois êtres ne pourront rien rapporter. Je suis parvenu à… les tuer.
- Par saint Wladimir, Selim, parlez donc! Aujourd’hui, il faut vous arracher les mots.
- Il s’agissait de robots insectoïdes constitués d’un assemblage d’autres minuscules êtres cybernétiques. Mais leurs structures étaient mouvantes et, lorsqu’on les touchait, ces créatures devenaient comme un gel liquide, se fluidifiaient, glissaient sur vous en tentant de s’introduire dans votre corps par les pores et tous les orifices! J’ai eu l’impression de vivre dans ma chair un holoroman d’horreur.
- Hum! Vous me décrivez une technologie qui n’appartient pas à notre siècle, voilà tout. Lieutenant, comment vous en êtes-vous sorti?
- En plongeant dans une cuve sous tension… fit l’officier en chevrotant à l’évocation de ce pénible souvenir. Or, les robots m’ont suivi et ils se sont fondus dans le liquide amniotique. Ils se sont dissous. Après, cela a été plus terrible encore. Le clone avec lequel je baignais, qui était plongé dans le sommeil, s’est mis à bouger, son bras a tenté de m’étrangler. Il n’était pas achevé. Il s’agissait d’un écorché avec des yeux sans paupières, une bouche dépourvue de lèvres, un cœur à nu qui palpitait pourtant dans la cage thoracique. Je n’ai pas eu le choix et j’ai dû me servir de mon micro fuseur, tirer à bout portant pour sauver ma vie. Le clone et la cuve ont été atomisés. 
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- Ensuite? Fit sévèrement l’officier russe, insensible à l’émotion éprouvée par son subordonné.
- Ensuite, capitaine, eh bien, sans réfléchir davantage, je me suis enfui en courant comme un dératé. J’ai pris le premier train en partance pour Douvres et puis le steamer pour Calais.
- Danikine va apprendre cette intrusion! Siffla Irina contrariée. Di Fabbrini également.
- J’en ai conscience capitaine, se justifia Warchifi. J’ai failli. De retour en 2517, vous pourrez demander la réunion du conseil de guerre. J’en accepte par avance la sentence.
- Warchifi, cessez de faire l’idiot! Vous allez retourner en Angleterre au plus vite et tout détruire par l’utilisation d’une bombe antimatière. Ce ne sera donc pas la peine de pénétrer une fois encore dans les bâtiments. Une distance de vingt mètres suffira amplement.
- Euh… capitaine, le poids et la taille de la bombe?
- La taille, celle d’une tête d’épingle. Le poids? 0,2cg.
- Dans ce cas, non seulement les hangars seront détruits mais aussi la totalité du village. Objecta avec raison l’officier noir.
- Tant pis! Je n’ai pas le temps de finasser. Vous prendrez soin de mettre en route un compte à rebours suffisant afin de ne pas vous exposer négligemment, Warchifi, compris?
- Oui, capitaine.
- Vous pouvez encore me servir, n’est-ce pas?
- Euh… une dernière question… puis-je?
- Comment ai-je obtenu l’antimatière? Dolgouroï n’avait qu’une confiance limitée en Danikine, mentit Maïakovska. Il m’a confié trois capsules de ce genre.
En fait, Fu en personne lui avait donné les précieuses micro bombes.
- La seconde m’est sans doute destinée, marmonna Chérifi avec mélancolie.
- Précisément, Ahmed. Vous vous rendrez à Hambourg en premier lieu. Puis vous ferez le voyage jusqu’à New York et Boston. Danikine m’a avoué sur l’oreiller qu’il y avait là-bas un autre laboratoire, pas encore opérationnel certes, mais déjà bien pourvu.
- Bien, capitaine, acquiesça l’Arabe.
- Oh! Tous les deux, ne me regardez pas de cette façon! En tant qu’officier des services secrets russes, ce n’est pas la première fois que je paie de ma personne. Aucun mâle ne résiste à mon charme slave… sauf, ce maudit Français, l’ancien chef de la section 51, André Fermat.
- Et la troisième capsule, bégaya Ahmed, rougissant.
- C’est mon affaire. Je l’utiliserai plus tard, bien plus tard, ou plus tôt. Cela dépend du point de vue temporel.
Irina éclata de rire et se servit un verre de Xérès. La jeune femme avait pris la décision d’agir d’ici soixante-douze heures.

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