samedi 12 décembre 2009

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 28

Chapitre 28


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Dans le campement K’Tou, le sorcier Ababuh et la vieille Makar, la matriarche, essayaient de persuader le chef d’annuler la bataille contre les Niek’Tous. Mais Hu-Hung, buté, suivait les avis de son nouvel allié de la horde des Maïermamaous, Ani-Yha. Pamela et Kraksis veillaient. Si les K’Tous refusaient de marcher contre leurs ennemis naturels, les Asturkruks étaient prêts à user de la persuasion et à les aider avec les ressources des dieux de la plaine et des cieux.

- Makar, comment peux-tu faire confiance à cette enfant qui n’a point encore porté de K’Tou?

- Tu ne l’as pas vue entrer en transes! La déesse de la neige l’a marquée sur le front!

(Les K’Tous possédaient une trentaine de termes au moins pour désigner les différents états de la neige ; là il s’agissait du nom générique T’A-Vakrr.)

Elle nous a prédit la disparition du clan si nous osions combattre les Niek‘Tous! Du fin fond des temps, avant que le grand cercle pâle illumine le fond de la nuit, jamais les K’Tous n’ont pris les armes pour tuer ceux qui possèdent la parole!

Ani-Yha objecta :

- La mémoire de ma tribu n’est pas la même que la tienne. C’est parce que toi et les tiens n’ont pas pu ou osé se défendre contre les Niek'Tous, que ces derniers ont gagné des territoires de chasse. Nieras-tu que lorsque le cercle qui luit le jour se fait bien petit et ne réchauffe point nos carcasses, ta descendance a le ventre qui gronde de faim tandis que la panse des Niek'Tous s’arrondit?

Hu-Hung eut un geste de mauvaise humeur qui abondait dans le sens de son allié. Ani-Yha reprit :

- Les ancêtres de mes ancêtres de mes ancêtres, au temps où la glace était aussi épaisse que deux mingas (mammouths) debout, avaient eux aussi l’estomac qui grondait jusqu’à ce que Maïermamaou apparût. Il était aussi grand qu’un Niek'Tou, mais il avait le front K’Tou, le teint clair, le poil comme le soleil. Son corps lourd et massif était rapide à la course. L’étranger était protégé du froid par un vêtement comme on en n’avait jamais vu, un peu semblable à des herbes écrasées ensemble et attachées, cousues. Son langage, incompréhensible, qui ignorait les cliquètements, les grincements, très mélodieux, rappelait le chant des merles et des grives. C’était le temps où les Niek'Tous n’avaient pas encore franchi la haute mer. Chose surprenante, Maïermamaou ne savait pas faire le feu comme nous, mais il connaissait l’art incomparable de la chasse. Il nous transmit les propulseurs, les arcs et les flèches. Il inventa aussi la guerre, K’Tous contre K’Tous, jusqu’à ce que notre clan domine la vaste terre des bords de la mer, qui s’étend jusqu’à la rivière du côté opposé à la chaleur. Alors, suis mon conseil!

Le sorcier tira sur la peau de Hu-Hung et fit :

- Je t’ai vu naître. Tu n’étais pas plus gros que mon poing. Ton père se désolait pour cela. Makar disait que tu n’avais pas assez de souffle de vie. Alors, j’ai posé mes mains sur ta tête, puis, j’ai choisi ma meilleure lame et je t’ai incisé, là, au creux de la gorge. Ensuite, tu as poussé ton premier cri. Depuis ce temps, tu as grandi en force et en santé. Jusqu’à aujourd’hui, tu n’as jamais regretté ce que je t’ai appris et donné.

- Pourquoi les K’Tous Cherl ainsi que la chamane Niek'Toue veulent-ils que nous combattions les Niek'Tous? Questionna Hu-Hung. Pourquoi ne se battent-ils pas eux-mêmes, puisqu’ils sont forts de l’appui de la grande déesse blanche? Ils pourraient vaincre facilement, n’est-ce pas? Je sens bien là la duplicité des étrangers!

- Que gagneraient-ils dans ce combat? Répondit Ani-Yha. La terre nous appartient. Eux, ils possèdent l’eau. Ils retourneront à l’eau tôt ou tard. Ce ne sont pas des K’Tous (ton extrêmement méprisant). Ils ne se nourrissent pas comme nous de viande de mammouth, d’aurochs ou de renne. Leur liquide vital coule blanc. De plus, ils sont dépourvus d’orifice denté pour avaler la nourriture, et leur bec est semblable à celui de toutes les créatures qui volent dans le ciel.

Pendant la durée de ce conciliabule, un chasseur veilleur commençait à s’agiter devant la tente. Enfin, il cria :

- Le ciel! Le signe de la déesse blanche! Il était annoncé par l’enfant. Elle ne nous a pas trompés. Le soleil enfante.

Or, il faisait nuit mais les étoiles semblaient pâlir car une traînée de feu était apparue dans l’azur violet et l’illuminait, ensanglantant le tissu de velours piqueté. Alors, au loin, retentirent des plaintes et des gémissements apeurés composés de pleurs de femmes, de cris d’animaux effrayés et de bruits nocturnes non identifiés. La forêt frémissait sous un vent chaud, plus chaud que celui du souffle de l’été.

La nuit s’embrasa tandis que les étoiles se mirent à pleuvoir sur la steppe enneigée. Bien évidemment, tous les membres de la tribu K’Tou paniquèrent, y compris les plus forts des chasseurs qui s’agenouillèrent et se recroquevillèrent sur le sol. Incroyable- ment Ababuh se mit à danser. Il exultait. De la tente des femmes, une adolescente sortit, se trémoussant de joie. Elle hurlait et trépignait :

- La déesse blanche! La déesse blanche se manifeste et je suis son envoyée!

- A qui veux-tu faire croire cette fable, ma petite? Répliqua Pamela qui semblait surgir du néant.

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De son côté, Fermat croyait être parvenu à persuader les Sapiens modernes de ne pas faire la guerre. Les manœuvres pyrotechniques du commandant Wu lui avaient facilité la tâche.

- Le signe! S’exclamait André dans le langage des ancêtres des Cro-Magnon. Il est la preuve que je ne vous mentais pas.

A la vue de cette manifestation « surnaturelle », toute la tribu des fronts hauts s’était mise à trembler. Les meilleurs guerriers, les plus courageux des chasseurs, s’aplatissaient sur le sol, se protégeant la tête comme ils le pouvaient. De leur côté, les femmes se regroupaient sous les tentes et se dissimulaient sous les couvertures de peaux.

- Ogudu! Tareava! (Le présage du ciel! Évacuons le camp!) Hurlait le sorcier paniqué.

Quoique tout tremblant, le chef Alak rajouta :

- Waketepe? (Pourquoi partir?)

- Zati! Zati! (Nos ennemis! Nos ennemis!) Ils ont évoqué les démons des cieux! Ceux-ci les ont écoutés! Ils vont tous marcher sur nous, et puis nous exterminer!

Rouge de colère, saisissant ses armes, Alak s’interposa vivement.

- Raka tepe minisingu! (Moi grand chef, pas fuir les fronts bas!) Le premier qui fuit meurt…de ma main!

Fermat n’acceptait pas cette issue. Il se dressa devant Alak et le fixa droit dans les yeux.

- Alak! Moi Kandi te défier!

Le sorcier se mêla courageusement à la dispute.

- Kandi a raison! Il t’a prévenu du danger. Si tu ne quittes pas les lieux, tu condamnes ta famille et ton clan à la mort! Je suis du côté de Kandi. Les dieux courroucés nous avertissent et tu ne veux pas en tenir compte! Oseras-tu m’abattre et ainsi accroître leur colère? Dans ce cas, sache que la malédiction retombera sur toi et sur toute ta tribu! Et ce, jusqu’à ce que la grande eau à la limite du ciel tarisse.

Bien naturellement, Alak hésita. Il craignait d’être lâché par les siens, ce qui inévitablement adviendrait si le sorcier le maudissait publiquement. Ce fut pourquoi il s’inclina momentanément devant l’avis de l’ancien. Dans un geste de regret, il donna donc le signal du départ. En quelques minutes à peine, les tentes furent démontées et toute la tribu leva le camp. Les guerriers s’acheminèrent à l’avant, les femmes au centre avec les enfants et les jeunes en arrière garde.

Fermat soupirait d’aise. Il croyait avoir atteint son but, et marchait d’un pas élastique sur la neige durcie. Comme étendue à l’infini, la plaine était blanche, cependant que, telle une cicatrice sombre sur cette neige immaculée, la troupe des ancêtres des Cro-Magnon avançait en file indienne, tous ses sens aux aguets. Déjà, l’aube se levait, grise, maussade. Il fallait se hâter avant que l’albédo ne rendît quasiment aveugles les humains. Fort haut dans le ciel, un vol d’oies sauvages découpait l’horizon, impassible à toute cette agitation.

L’avant-garde, méfiante, flairait, observait le moindre creux, marquait le pas, prête à tout. Le vent était humé avec soin. Soudain, le chasseur le plus expérimenté du groupe fronça les sourcils, les narines frémissantes.

« Zati! Zati! » Lança-t-il d’une voix rauque.

Son odorat avait identifié une vague odeur de graisse rance. Les K’Tous avaient pour habitude de se protéger du froid en s’enduisant de suint et la brise avait transporté ces effluves puissants sur une trentaine de mètres. Aussitôt, la cohorte s’immobilisa. Au loin un cri de colère s’éleva en langue K’Toue :

- A Niek`Tou! Gomolk Urogkt!

Un peu en retrait, Fermat ne put s’empêcher de hausser les épaules de dépit. Son visage affichait son amertume.

« Zut! C’est un bel échec! Toutes nos simagrées au commandant Wu et à moi n’ont servi à rien! Que d’énergie inutile dépensée! »

André eut également un geste brusque de recul car une voix intérieure qui ne lui appartenait pas l’interpellait :

« Marionnette humaine! Je ressers mon licol! Si tu as cru te sentir libre jusqu’à maintenant, c’est parce que je le voulais bien. Il est temps pour moi de t’administrer une mort à ta mesure! »

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Durant ces longues journées pas si monotones que cela, Daniel Wu n’était pas resté inactif. Son vaisseau scout ainsi que sa station d’holosimulation lui avaient été fort utiles. Ainsi, il avait généré deux légers tremblements de terre, une pluie d’étoiles, une apparition ectoplasmique digne des meilleurs films gothiques de la Hammer - la matérialisation de la déesse blanche - ainsi que bien d’autres effets spéciaux. Il avait été même jusqu’à simuler le choc d’une météorite sur la vaste plaine enneigée.

Violetta, quant à elle, disposait d’un transpondeur intradermique et communiquait directement avec son oncle. Elle recevait régulièrement ses directives alors que Fermat faisait ponctuellement le point avec son ancien capitaine. Les deux hommes avaient déterminé le moment le plus favorable à leur action.

Cependant, le commandant Wu restait inquiet. Certes, il surveillait les Asturkruks, mais Pamela Johnson échappait à ses investigations. Ses pouvoirs de persuasion sur les foules, sur les masses arriérées, les plus primitives, pouvaient à tout moment contrecarrer ses plans. Notre daryl androïde n’avait-il pas d’ailleurs déjà fait l’amère expérience des capacités de Winka dans ce 1900 où Déroulède s’était retrouvé président du Conseil? N’avait-il pas aussi capté sur son chrono vision diverses scènes de massacres dans lesquelles les K’Tous, encadrés par les Asturkruks et galvanisés par la déesse noire, s’acharnaient à mutiler et à dépecer les corps des Niek'Tous? Sans parler du tristement redoutable colonel Kraksis, toujours à même de demander des renforts à l’archonte, la distance temporelle ne représentant pas un obstacle pour les Asturkruks.

Le commandant Wu savait pertinemment dans sa chair même, dans son essence réelle combien le temps et l’univers étaient malléables au sein d’une pluri réalité d’une complexité sans pareille. Bien évidemment, les scènes captées sur le chrono vision n’avaient pas encore eu lieu objectivement, mais cela pouvait signifier qu’à un nœud du temps, Daniel Lin ou un autre lui-même avait échoué. Minuscule broderie dans une tapisserie dont le pan multivers lui-même, régi par seize dimensions, était le décor suprême.

En cas d’échec avéré, notre daryl androïde n’avait plus qu’à isoler cette bulle temporelle. Grand œuvre incommensurable pour un simple humanoïde?

« Ah, si Sarton n’avait pas parlé sous la torture, pensait le commandant avec amertume, tout aurait été beaucoup plus simple pour moi. Cela va m’obliger à avoir recours au côté obscur et redouté de mon être. Sans la capture de Sarton, Pamela Johnson n’aurait jamais vu le jour. A-t-elle pris conscience de la possibilité de remplacer tous les temps en aval par le monde K’Tou? A-t-elle déjà fait l’expérience grisante ô combien, non seulement du voyage transtemporel mais aussi du déplacement au sein du Pan Multivers en son entier? Manipulation de la réalité! Petite musique sans cesse recommencée!

Ce que j’ai vécu au Musée Grévin, les univers parallèles qui s’enchaînaient dans un kaléidoscope psychédélique, les contrepoints revus et corrigés d’une marche d’harmonie qu’aurait rejetés le Cantor, tout cela ne sera qu’une peccadille lorsque le capitaine Winka, ou celui qui se dissimule derrière elle, aura emmagasiné toute la connaissance de la réalité panmultiverselle mosaïque à l’infini! Alors, toutes les infimes traces, tous les possibles seront simultanés dans un embouteillage gigantesque. Quel tohu-bohu ! Le temps cubiste! Effrayant! »

Une voix sardonique sortie de nulle part rétorqua à la pensée de Daniel Lin :

« Oui, le temps cubiste, très cher, mais moi seul suis capable de le conceptualiser et de le concrétiser. »

La voix rauque, inconnue, qui n’était pas imaginée par Daniel, termina par un rire cynique qui rappelait un certain Galeazzo di Fabbrini, occis dans des circonstances étranges. Frissonnant, le commandant se ressaisit avec peine. Un autre message mental lui parvint. Il venait de Violetta éperdue et affolée.

« Au secours, oncle Daniel! Je suis démasquée! Pamela veut me tuer! »

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L’apparition inopinée de Pamela avait figé la pseudo jeune néandertalienne. Sous les yeux médusés des femmes, l’adolescente reprit son apparence habituelle, ceci involontairement bien entendu. Les cris de stupeur se changèrent alors en cris de haine.

- Nous avons été trompées, rugit la vieille Makar. Il ne s’agit que d’une Niek'Toue!

Pamela, campée fièrement sur ses deux jambes, prit la parole d’une voix vibrante :

- Vous, valeureuses descendantes des premiers qui marchèrent debout, fils et filles de Pi’Ou, voici révélée celle qui vous a menti! Elle avait pour but de vous empêcher de triompher des Niek'Tous! Je vous la livre! Faites-en comme bon vous semble!

La plus acharnée, la vieille Makar, se précipita la première sur Violetta, désemparée, avec l’intention évidente de lui arracher les cheveux et de la mordre. Mais la métamorphe réagit à la vitesse de l’éclair. Optant pour la forme effrayante d’une félinoïde, à son tour elle montra les crocs et sortit ses griffes, ses mains étant devenues des armes redoutables. Même ses yeux ressemblaient à ceux d’un chat sur le qui-vive.

- Le lion des cavernes! S’écria une K’Toue qui portait un petit à la mamelle, reculant instinctivement.

- Du calme, mes sœurs! Fit Pamela. Tromperie encore! Regardez mieux! Nous avons bien devant nos yeux une femelle Niek'Toue et non une lionne. Tenez! Par le seul son de ma voix, elle redevient humaine! Désormais, elle est sans défense.

« Bon sang, pensait Violetta terrorisée, que fait oncle Daniel? Je lui ai pourtant envoyé l’appel d’urgence! Il ne répond pas! Et si Pamela brouillait les ondes? »

Encouragée par Pamela, la horde des femmes risqua quelques pas en direction de la jeune fille. Toutes étaient prêtes à lui faire un mauvais sort. Se protégeant du mieux qu’elle pouvait, Violetta n’en reçut pas moins, en attendant pire, crachats, mottes de terre, excréments, peaux usées, pierres, silex et récipients divers.

L’adolescente tremblait de tout son corps, se croyant abandonnée. En effet, ses appels au secours n’étaient suivis d’aucune dématérialisation. C’était pourquoi elle ne se donnait pas cinq minutes à vivre. Elle craignait la souffrance précédant la mort. Les pensées les plus folles se bousculaient dans sa tête.

« Il est arrivé quelque chose à oncle Daniel! Ce n’est pas possible autrement! »

A la seconde précise où une K’Toue plus hardie et plus agressive se saisissait violemment du bras de l’adolescente, Violetta, absorbée par un rayon orange, disparut de dessous la tente du campement des néandertaliens pour se rematérialiser enfin sur le téléporteur du vaisseau scout.

« Hé bien! Soupira-t-elle, tâchant de crâner. Ce n’est pas trop tôt, même si je pouvais tenir encore dix minutes! »

Regardant ceux qui la réceptionnaient, la jeune fille n’aperçut que Mathieu et Marie.

- Cousine Violetta, objecta le garçonnet, essayant de se disculper, il n’en va pas de ma faute. Tes signaux étaient durs à sélectionner car tu n’es métamorphe qu’à 25%!

Marie, tout en se pinçant le nez, ne cacha pas son dégoût.

- A mon avis, tu as besoin de dix douches au moins! Je ne sais pas quelle odeur tu dégages, mais pardon, ce que tu pues!

- Oh, Marie, ça suffit! Je suis tout simplement enduite de graisse de mammouth! Ah, et j’oubliais, j’ai reçu un peu des bouses de vaches ou des excréments humains…

- Tu m’en diras tant!

- D’ac! Mais où est votre père?

- Il est parti rejoindre le commandant Fermat chez les ancêtres des Cro-Magnon, expliqua Mathieu. J’ai compris que les choses tournaient mal.

- Oncle Daniel exagère! J’avais Pamela juste ne face de moi! Elle commandait une horde de furies! J’aurais pu y laisser ma vie!

- Cousine, tu en rajoutes, conclut le garçonnet en souriant. Cette aventure te servira peut-être de leçon. Tu t’exposeras moins et tu ne songeras plus à participer aux expéditions de mon père.

- A d’autres! Il m’a exposée sciemment!

**************

Furieux d’avoir cru en une fausse prophétesse, les K’Tous s’étaient empressés de s’armer pour aller guerroyer contre les ancêtres des Cro-Magnon, guidés par les calmaroïdes et par la grande déesse au front haut et à la peau sombre. La tribu Maïermamaou n’était pas la dernière à progresser sur la vaste plaine. Tous les guerriers, les sens en alerte, guettaient l’ennemi tout en cheminant méthodiquement. Quant aux Asturkruks, ils avaient pris la précaution de brancher les bio détecteurs incorporés dans leurs armures. Ainsi, ils surent, non sans dépit, que les Niek'Tous, incompréhensiblement, avaient évacué leur campement et anticipé l’attaque.

- Un coup du commandant Wu sans nul doute, émit Pamela mentalement. Dès l’instant où sa stupide nièce a essayé de faire obstacle…

- Certes, répliqua Kraksis sur le même mode, mais nous sommes en nombre suffisant!

- La horde des Niek'Tous avance moins vite que nous, disait le chef Maïermamaou pendant ce temps. Les femmes et les enfants les retardent. Nous les aurons rejoints bientôt.

Kraksis eut un geste sec que Winka comprit immédiatement. Elle se rapprocha de son supérieur.

- Ma chère, étudiez ces signaux. Qu’en pensez vous?

- Les ondes β et τ sont anormalement modulées.

- Oui, et cela signifie qu’il y a parmi les sapiens modernes un homme qui ne vient pas du paléolithique.

Un sergent Asturkruk interpella son chef :

- Colonel, ai-je la berlue? Mon détecteur affiche sur l’écran des ondes méta ioniques. C’est impossible!

- Quoi! Glapit Kraksis de rage et d’inquiétude. Quelqu’un est en train de se téléporter non loin de nous.

- Il ne s’agit pas d’un simple humain! Rajouta Pamela. Les modulations ressemblent aux miennes. Daniel Wu s’en mêle physiquement.

La jeune femme respira bruyamment, toute sa haine remontant à la surface.

- Puisque le daryl androïde choisit l’affrontement, je me charge de sa destruction, marmonna-t-elle.

- Oh, mais c’est bien d’abord pour cela que vous avez été créée, chère Winka, jeta Kraksis. Je vais m’occuper de l’humain anachronique. Ses schémas mentaux me rappellent quelqu’un.

Alors, Ani Yha huma le vent et s’arrêta. Puis, il s’accroupit sur le sol gelé. Moins d’une minute plus tard, il se releva et communiqua ses informations.

- Les Niek'Tous fuyards ne sont plus qu’à deux mains en nombre de pas de mammouth.

- Dans ce cas, positionnons-nous! Ordonna Kraksis. Avant d’attaquer, il nous faut voir le blanc de leurs yeux! Cachons-nous derrière ces souches d’arbres et ces buissons épineux, compris?

- Tout à fait!

- Alors, que Pi’Ou nous assiste! Proféra Pamela à l’adresse des K’Tous.

Golm, le sergent Asturkruk, confirma :

- Les futurs Cro-Magnon viennent de faire demi-tour! Ils nous ont détecté! Ils accélèrent!

- J’aime mieux cela! Soupira Kraksis Ces bâtards se sont enfin décidés!

De satisfaction, le colonel eut un geste bien humain : il se gratta sa prothèse gauche. Souriant presque, il poursuivit :

- Ah, l’odeur du sang me manquait! Tactique individuelle humanoïde!

- La seule qui vaille! Colonel, nous vous obéissons avec joie! Conclut Winka.

***************

La horde des sapiens modernes avait donc fui le plus vite possible ; cependant, les éclaireurs avaient capté d’étranges frémissements sur la morne plaine. Puis, un cri s’était élevé dans l’air vif et sec. Comme à l’arrêt, figé dans une attitude de protection et d’attaque à la fois, le chef décida soudainement de mettre les femmes et les jeunes à l’abri. Apparemment, il voulait faire front.

- Gonama alang! (Il faut nous battre) Assena-t-il avec résolution.

- Non! Objecta aussitôt Fermat avec le même ton de commandement. C’est une grave erreur!

- Serais-tu donc aussi faible et couard qu’une femelle?

- Moi? Mais tu m’insultes!

André n’eut pas le temps d’en dire plus. Sans qu’il puisse anticiper le coup, Alak l’assomma avec violence. Instantanément, la tribu se regroupa derrière son chef, prête à faire volte-face. Mieux! Avec témérité, elle chargea l’ennemi. Inopinément, elle fut arrêtée dans son élan par la soudaine matérialisation d’un Niek'Tou vêtu d’une façon inhabituelle.

- Le protecteur des bois! Crut Alak, qui, en tête de la horde, fut obligé de reculer de surprise et de peur.

- Arrêtez! Ordonna l’apparition d’un ton ferme en langue paléolithique (inutile de vous présenter le personnage, n’est-ce pas?). Vous courez à la mort! Vos ennemis sont aussi nombreux que les cailloux charriés par ce ruisseau! Les K’Tous possèdent des armes produisant du feu et des éclairs! Ils ont apprivoisé la foudre et le tonnerre! Ils peuvent vous anéantir. Si vous passez outre, il ne restera rien de vous!

- Protecteur des bois, il nous faut combattre! Notre animal totem, l’ours courageux, n’a jamais failli!

Le sorcier s’en mêla également, faisant bloc avec Alak.

- Si nous n’attaquons pas, objecta-t-il, ils nous attaqueront, et nous serons alors vaincus!

- Fous que vous êtes! Je veux vous sauver!

- Lève-toi de mon chemin, protecteur des bois, s’écria le sorcier mû par la colère. Il brandissait sa hache d’une manière éloquente.

- Puisqu’il le faut! Soupira le commandant Wu résigné. Laissez-moi me battre à vos côtés.

S’agenouillant près de Fermat, il vit que celui-ci reprenait ses sens.

- Commandant, avalez ceci. Vous vous sentirez mieux dans un instant.

Se relevant péniblement, André demanda :

- Le combat va avoir lieu, inévitablement, non?

Tout en grimaçant, il se frottait la tête qu’il avait douloureuse.

- Vous n’avez rien de cassé, fit Daniel soulagé. Cette bataille s’annonce beaucoup plus difficile encore que vous le supposez. En effet, Pamela Johnson et Kraksis sont en face. Tenez, prenez, j’ai apporté quelques armes à plasma. Elles nous seront utiles.

- Ah? La directive première de l’Alliance?

- Un luxe dans ce cas précis.

- Au fait, allez-vous encore une fois affronter les Asturkruks à mains nues, Daniel? Articula Fermat avec une certaine ironie.

- André, rassurez-vous. La seule qui vaille la peine, c’est mon ex lieutenant Johnson.

- Daniel Lin, vous faites toujours preuve d’une certaine inconscience. Si pour hâter l’issue du combat, les Asturkruks activaient toutes les armes offensives de leurs armures?

- Oh, j’ai conscience de ce danger! L’Empire a fait quelques progrès dans ce domaine. Nos fuseurs et disrupteurs peuvent anticiper les mouvements de l’adversaire. Même si votre cible est en déphasage maximal, vous ne la raterez pas!

- Puisque vous le dites!

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Aux cris de « Aïshik’Tous » d’un côté et de « A k’Tou brobang Niek'Tous », de l’autre, les deux hordes chargèrent simultanément dans le plus grand désordre. Les propulseurs, les grenades d’argile emplies de feu grégeois et les arcs dont étaient armés les Néandertaliens firent néanmoins merveille sur les premiers rangs des Niek'Tous. Pourtant, les K’Tous, pris par la soudaineté de l’attaque en volte-face, n’avaient pas eu le temps matériel d’installer la baliste catapulte propulsant les mortels traits enflammés. Cependant, en quelques secondes à peine, plus de vingt Sapiens modernes tombèrent, blessés à mort, le poumon transpercé, vomissant le sang ou encore se tordant le ventre de douleur. D’autres, presque aussi nombreux, brûlèrent. Puis s’enchaînèrent les effroyables corps à corps auxquels les Asturkruks participèrent avec un plaisir ignoble. Leurs armures décuplant leur force déjà impressionnante, ils s’amusèrent à broyer leurs adversaires, faisant éclater presque dans l’indifférence, peau, chair, organes et os. Le sport favori et douteux du sergent Golm consistait à « dévisser » les têtes des humains et à les jeter au loin comme de vulgaires ampoules usagées.

Lorsqu’un K’Tou ou un Sapiens terrassait son adversaire, il lui brisait alors le crâne afin d’en extraire la cervelle. Ensuite, il s’en régalait. Festin macabre en vérité mais tout à fait normal en cet âge lointain où la civilisation en était à ses balbutiements. Ainsi, en gobant le cerveau de son ennemi, l’homme préhistorique s’appropriait sa force et son esprit.

Au milieu des clameurs et de la terrible mêlée, les Asturkruks repérèrent Daniel et Fermat. Mentalement, le colonel Kraksis lança un ordre.

- Cet humain m’est réservé! Fit-il en désignant André.

Puis, le calmaroïde enclencha le déphasage maximal de son armure et un tourbillon se jeta alors sur le commandant Fermat. Mais Daniel avait anticipé le coup. En moins d’une milliseconde, il était passé en ultra vitesse Kraksis, dépité, se heurta donc à ce mur vivant.

- Ah! Non! Glapit-il, ne retenant pas sa rage. Encore et toujours lui!

Pourtant, trouvant le senseur approprié, il communiqua à l’ordinateur de son armure de percer ce mur humain de carbone qui lui barrait la route jusqu’à André.

Le commandant Wu en avait vu d’autres. Utilisant à plein ses facultés télépathiques et les autres talents dont la Nature l’avait pourvu, il ajouta à l’ultra vitesse la démultiplication maximale. En une seconde, notre daryl androïde pouvait se trouver à cent endroits différents à la fois! Devant ses vains efforts, Kraksis crut devoir appliquer la tactique Formica. Cependant, il se retint à temps, une pensée fulgurante lui traversant l’esprit.

« Non, je ne dois pas commettre cette sottise, sinon je vais périr comme mon alter ego numéro quatre! ».

Pamela Johnson qui venait de tuer une cinquantaine d’ancêtres de Cro-Magnon comme on cueille un bouquet de pâquerettes, se pointa enfin.

-Colonel, je suis là. Mais vous aviez promis que Daniel serait à moi!

Kraksis, pour toute réponse se recula, et la demi homuncula devint alors du vif argent. Déesse de chair et de métal, elle sembla se fractionner, se multiplier à l’infini dans ce continuum trompeur. Désormais, la créature se confondait avec le ciel, le vent, la terre, les buissons, la neige, l’eau du ruisseau et la mer éternelle au loin.

Chaque tentative du daryl androïde pour attaquer se voyait annulée Il est vrai que le cerveau en partie artificiel du commandant Wu ne se préoccupait pas seulement du sort d’André Fermat. Il avait aussi à l’esprit la sauvegarde du jeune Uruhu. En fait, il combattait pour protéger à la fois les Niek’Tous et l’adolescent K’Tou qui montrait une ardeur guerrière remarquable et qui s’exposait imprudemment.

Fermat, de son côté, venait de tuer sans remords le sergent Golm, le foudroyant presque à bout portant de son arme plasmatique. Ce fut alors qu’il se sentit soudain agrippé par derrière avec force et hargne. Se retournant tant bien que mal, André n’identifia pas immédiatement Uruhu. Sa main se crispait sur son arme positionnée sur tir létal. Il s’apprêta à faire feu mais son cerveau fut assailli avec une violence inouïe par un cri mental d’une telle puissance qu’il se retrouva immobilisé!

- Non! André! Il s’agit de mon chef pilote! Télé transfert immédiat!

Le jeune K’Tou s’évapora de la plaine enneigée pour se rematérialiser sans transition aucune à bord du vaisseau scout! Effrayé par ce brusque changement de réalité quotidienne, entouré de murs à l’aspect bizarre et par d’étranges objets inconnus qui n’appartenaient pas à son mental, Uruhu gronda, l’écume aux lèvres, les yeux fous, prêt à lancer sa hache. A ses pieds, une espèce d’animal, un chien, un loup? pas si grand, aboyait rageusement.

Les genoux fléchis, le Néandertalien voulait manifestement bondir sur l’animal afin de l’abattre. Bing allait sans doute anticiper l’attaque. Mais Violetta changea la donne. Avec un sang-froid admirable, sans un tremblement, elle tira une décharge de son fuseur. Groggy pour quelques minutes, le K’Tou s’effondra sans connaissance sur le téléporteur.

- Pas mal! Jeta Mathieu pince-sans-rire. Et maintenant, que fait-on?

- On l’anesthésie et on le met sur une couchette!

- Pas d’accord, cousine Violetta! Dit Marie avec force. Il pue! Il va salir la literie!

A terre, pendant ce temps, le combat se poursuivait, implacable. Ani-Yha et Alak s’affrontaient dans un corps à corps sanglant dans lequel aucun des deux ne prenait le dessus. Cependant, les deux adversaires s’infligeaient de cruelles blessures. En vain, apparemment. Pourtant, un instant, la victoire parut avoir choisi son camp. Buttant malencontreusement contre une racine, Ani-Yha se retrouva en mauvaise posture. Alak allait lui fracasser le crâne lorsqu’une étrange lumière violette enveloppa toute la zone de la bataille!

En deux secondes, tous les Niek’Tous, incompréhensiblement, disparurent, tandis que les K’Tous Maïermamaou perdaient jusqu’au souvenir de l’origine de leur clan. Toutes les armes anachroniques avaient aussi été dématérialisées comme si elles n’avaient jamais existé. A leur place, sur le sol durci et froid, et dans les mains des Néandertaliens, on pouvait reconnaître les classiques outils moustériens.

Du haut d’une congère, un surprenant duo surplombait la scène. Le premier personnage, le plus distingué, portait un habit queue de pie noir et blanc, très années 1930, une chemise blanche, un nœud papillon ainsi qu’une cape doublée de soie rouge! Son chef était coiffé de l’inévitable chapeau claque à huit reflets. L’homme, à la chevelure brune gominée, arborait une fine moustache élégante, un postiche manifestement. Mais, signe inquiétant, ses yeux bleu nuit ne reflétaient que l’effroyable néant!

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Son congénère surprenait davantage encore si possible. Il s’agissait, visiblement, d’un pur Bantou, à la musculature impressionnante, vêtu d’une peau authentique de léopard. Il était, lui, totalement dépourvu de système pileux, le crâne parfaitement lisse et surmonté d’un fez, les joues ornées de scarifications rituelles. Des pièces de vêtements d’origine occidentale se mêlaient à cette tenue « africaine »: guêtres rouges sur des pieds nus, plastron et manchettes! Pour un observateur averti, on avait affaire à deux héros de l’âge d’or de la bande dessinée d’Outre-atlantique: Mandrake le magicien accompagné du prince Lothar!


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- Ah! Nous nous revoyons enfin! S’exclama la caricature de Mandrake. Vous souvenez-vous de moi? Dites-moi oui! Nous nous sommes rencontrés « ailleurs », il y a quelques petites années.

A cette apparition inattendue, Pamela et Daniel avaient abandonné leur déphasage en ultra vitesse. Le daryl androïde n’afficha aucun trouble à la vue des deux intrus au contraire de Winka. Sa seconde mémoire lui permettait en effet d’identifier l’Occidental sous son déguisement incongru. Néanmoins, Pamela, nullement intimidée, mais furieuse, s’exclama:

- D’où sort ce duo de clowns? Il gâche mon combat!

Le ton déplut particulièrement à Johann van der Zelden. Glacial, il rétorqua :

- Capitaine Winka, ennemie déclarée du genre Homo, l’Entité que je suis mérite un tant soit peu le respect! Constate donc, présomptueuse créature, que ce qui t’entoure a été modifié par ma seule volonté! Un jeu d’enfant pour moi! Tandis que tu peinais à éradiquer le genre Homo sapiens, que tu t’escrimais à l’effacer de la surface de cette misérable planète, il m’a suffi d’une chiquenaude pour parvenir à ce but. Même pas! D’une respiration! Et pas une seule goutte de sang sur mes mains!

Fouettée par ce ton ironique et condescendant, Pamela s’avança. Ses yeux scrutèrent l’horizon et se posèrent sur les êtres pitoyables qui s’agitaient autour d’elle. Des K’Tous, encore des K’Tous! Toujours des K’Tous!

- Quel est-ce prodige?

- Observe mieux!

La capitaine s’avisa alors que les Asturkruks se tenaient immobiles, comme s’ils avaient été surpris dans leurs actions. Fermat avait également disparu, remplacé par un Néandertalien qui conservait toutefois quelques traits du commandant. Il grommelait, vaguement inquiet :

« A’Nou ban’k khi? ».

Il tâtait maladroitement ses vêtements de peau, touchait ses armes et ne reconnaissait rien. Il en allait de même pour la malheureuse tribu Maïermamaou. En un éclair, elle venait de perdre plus de dix mille années de son passé et de sa mémoire collective! Konstantin Maïerdine avait, certes, été expédié au Paléolithique moyen, mais, à la suite des manipulations de l’Ennemi, il n’était plus qu’un K’Tou du « XXe » siècle!

Pamela se mit à réfléchir posément. Elle commença à comprendre ce qui s’était produit. Souriant, sans ciller, elle fixa les yeux de nuit de l’Entropie incarnée.

- Ah! Ma jeune disciple! Fit Johann toujours sarcastique. La lumière te visite donc enfin! Ainsi, pendant que tu t’évertuais dans une bataille à poursuivre à la fois et Daniel Wu et ton objectif, moi, je me contentais de frapper à la source! Que ceci te serve de leçon! L’Ève mitochondriale selon une théorie en vogue au crépuscule du XXe siècle, n’a jamais porté de petits mutants! Simple mais efficace, ma chère! Quel est déjà le proverbe? Pourquoi chercher midi à quatorze heures?

- Entendu! Répondit l’agent Asturkruk. Cependant, un détail, au moins, cloche! Pourquoi Daniel Wu est-il toujours ici, dans son intégralité habituelle, visiblement nullement affecté par votre modification? Que je sache, il est pourtant issu de Sapiens modernes?

- A ce compte, théoriquement, toi aussi tu ne devrais plus exister! Or, la technique qui a permis ta création n’est pas d’origine terrestre ou humanoïde! Mais je n’en dirais pas plus!

- J’admets que tu me bats au niveau de l’astuce et de la ruse… Mais, pourquoi ce déguisement grotesque? Qui est-ce type qui se meut comme un éléphant dans un jeu de quilles qui se tient à tes côtés?

- Un de mes fidèles, un homme robot de la civilisation post atomique, civilisation qui appartient à une autre réalité. Il répond au nom de Nitour Y Kayane. Il n’y a pas plus dévoué que lui! Il est né des manipulations et des recherches d’Okland di Stephano, célèbre dans la première histoire. A la différence du commandant Wu, cette créature est dépourvue de cerveau positronique. Pour celui qui sait se l’attacher, c’est une perle. Ah! Nitour présente un autre avantage non négligeable: d’une obéissance absolue, il ne pose aucune question. Il exécute les ordres, un point c’est tout!

- Vous appelez ça un avantage? Laissez-moi en douter! Proféra alors avec aplomb Daniel Lin. Cet être est à peine capable de raisonner! Néanmoins, il est pourvu de sentiments, il ressent la douleur, il peut souffrir. Il craint la mort… Où est son libre arbitre?

- Peuh! Il n’en a que faire!

- Je vois! Pitoyable objet, moins qu’un animal, né dans une cuve…

- Comme toi et ton adversaire…

- Avec des organes synthétiques! Créé pour obéir… Une machine, un esclave animé… Honteux! Bouddha en soit remercié de m’avoir préservé d’un tel destin!

- Cesse donc! Tu m’indisposes!

- Johann van der Zelden pourquoi êtes-vous intervenu personnellement?

- Daniel Lin Wu Grimaud, j’apprécie ton courage, vraiment! Et ta franchise également! Sais-tu que tu as fait de grands progrès depuis notre dernière rencontre?

- Votre flatterie n’a aucune prise sur moi, van der Zelden!

- Je voudrais juste rajouter que tu n’as pas craint le Commandeur Suprême! Tu suscites sincèrement mon admiration!

- N’en rajoutez pas! Vous savez pertinemment pourquoi!

- Certes! Mon dévoué bras droit t’avait sous-estimé.

- Pas que cela! Il avait aussi pris la vilaine habitude de s’allier avec les ennemis du genre humain: les Asturkruks, Pamela, et, pour remonter plus loin, Penta p

- Daniel, je croyais t’avoir déjà mis en garde! N’attise pas ma colère! Si tu ne peux lire dans mes pensées, moi, je sonde ton esprit…

- Mais vous ne prendrez jamais le risque de m’anéantir toutefois… Inconsciemment, vous vous méfiez de mes talents insoupçonnés…

- Je cherche la faille. Vois-tu, tous tes déplacements au sein du Pan Multivers ainsi que l’aide que tu as reçue de l’agent temporel terminal m’ont obligé à me détourner de ma tâche immédiate…

- Attendez! Il se passe un phénomène surprenant! S’écria Pamela interrompant cet échange acide entre deux puissances.

- Oh! Votre intervention inopinée a des conséquences fort réjouissantes par ma foi! Se mit à rire Daniel.

Winka s’inquiétait à bon droit. A leur tour, les Asturkruks venaient de rétrograder à l’intérieur de leur espèce. Un K’Tou murmura distinctement et fort à propos :

- Eux plus mi Niek’Tous mi cherls! Eux plus que poissons mourants!

Effectivement, les ressortissants de Gentus avaient régressé jusqu’au stade de calmars perdant leur héritage humanoïde et parallèlement leur intelligence. Ce qui restait de leurs armures et de leurs prothèses pendait désormais, inutile, sur des corps qui n’en avaient plus besoin. Poulpes violets et hideux, ils se contorsionnaient et rampaient maladroitement avec leurs tentacules sur le sol glacé et enneigé,en partie asphyxiés, à la recherche d’un élément liquide dont ils pourraient tirer l’oxygène nécessaire à leur survie. Heureusement, le ruisseau n’était pas si éloigné. Mais combien allaient mourir cruellement avant d’atteindre la grande mer, à quelques lieues plus au nord!

Malgré l’indifférence habituelle qu’elle affichait, Pamela ne put s’empêcher de manifester ses sentiments.

- Quel spectacle répugnant! Ils ne sont pas humains, pourquoi donc dans ce cas ont-ils régressé eux aussi?

Daniel soupira longuement avant de répondre.

- Pour comprendre ce qui s’est produit ici, il faut avoir vécu les terribles mésaventures que j’ai connues ailleurs, dans une autre chrono ligne!

Winka fit comme si elle n’avait pas entendu. Elle préféra s’adresser à l’Entité.

- La relique du Grand Ancêtre se serait-elle évaporée dans le non temps?

- Oui, bien évidemment! Reprit le commandant Wu. Son créateur lui aussi n’est plus qu’un K’Tou!

- Ce bâtard se taira-t-il? Fulmina Winka hors d’elle. Je ne saisis pas! Manifestement, il existe une certaine connivence entre vous deux alors que vous vous dites ennemis! Vous vous jouez de moi avec un bonheur évident!

La jeune Asturkruk dévisagea tour à tour le daryl androïde et Johann, les défiant tous deux.

- Du calme et du sang-froid, Pamela articula Daniel avec pitié. Vous possédez presque toutes les données. Faites un effort…

- Je me refuse à…

- Dans ce cas… En réalité, les Asturkruks sont le résultat d’une expérience malencontreuse. Ils sont issus d’une tentative de déplacer les Odaraïens et les Haäns dans l’espace et le temps à l’aide d’un matérialisateur inter dimensionnel.

- Donc, le responsable de tout ce micmac, c’est vous, Daniel Wu!

- En quelque sorte! Mais je n’étais pas seul. André Fermat et Franz von Hauerstadt participaient à la mise au point de ce téléporteur spécial, dans la seconde histoire… A l’époque, le matérialisateur temporel n’en était qu’au stade des essais… Il n’était pas au point. Dans le hangar qui nous servait de laboratoire, Fermat et moi-même avions transféré accidentellement un homme grenouille appartenant à la seconde moitié du XXe siècle, homme dont les cellules s’étaient mêlées à celles d’une pieuvre calmar. Voyez-vous, le rayon de transfert n’était ni parfaitement ajusté ni stable. Nous avions pris la décision de réexpédier l’être hybride à son point de départ avec le secret espoir qu’il ne supporterait pas le voyage… mea culpa!

- Par Gentus le Grand Ancêtre, surgi de nulle part, avait donc franchi les couloirs transdimensionnels! Mon espèce résulte d’un accident! Je ne puis l’accepter! Rugit Pamela.

- Et pourtant, telle est la cruelle et incontournable réalité! Reprit Daniel. Deux humains d’un XXVI e siècle malmené, poussés par la nécessité, acculés, ont créé les Asturkruks! J’ignore cependant comment cet être a survécu et est ainsi parvenu à se reproduire, donnant naissance à des hybrides qui se sont multipliés sur le monde qui avait accueilli l’exilé. Cela dépasse la logique scientifique!

- La mythique sortie des eaux de Gentus!

- Pamela, abandonnez votre colère et votre haine. Allez jusqu’au bout de votre raisonnement. Pourquoi nous battre? Vous êtes, que vous le vouliez ou non, un peu ma fille…

- Cela, jamais je ne le reconnaîtrai!

- Holà, tous les deux! Cessez de jacasser en m’ignorant! Tout à votre différend, vous m’outragez! Il y a trop de haine accumulée, trop de contentieux pour vous réconcilier! Depuis quand le bras armé de la Mort fraternise-t-il avec l’envoyé de la Vie? Cela va à l’encontre du bon sens! Pamela, ressaisissez-vous!

- Donneur d’ordres, jeta la capitaine avec mépris, tuez vous-même le commandant Wu puisque vous en brûlez d’envie! Moi, le sort de Daniel ne m’intéresse plus! J’ai tout perdu, y compris mes certitudes les plus ancrées! J’existe encore dans cet Univers absurde alors que tout ce qui m’était cher, familier, vous l’avez effacé, tel un esthète décadent!

- Tout à fait! Plus d’Homo Sapiens, plus d’Asturkruks! Ce vide soudain chante à mes oreilles une mélodie envoûtante…

- Certes, mais Daniel Lin, ce maudit, est toujours présent, immuable, semblable à lui-même!

- Si je le pouvais, admit Johann, il rejoindrait les limbes aussitôt!

- Un aveu d’impuissance de votre part tout à fait remarquable! Siffla avec ironie le daryl androïde.

- Daniel Lin Wu, n’insiste pas! Pamela est toi, tu es moi, ainsi que Michaël, tous les agents temporels, mais tu n’es pas encore prêt à le reconnaître. Les Temps ne sont pas encore advenus! Tu résumes tout ce qui est grand, noble, bon, mais également, tout ce qui est vil, faible, craintif, haineux et mauvais! Cependant, tu transcendes tes défauts! Remémore-toi le cube de Moëbius qui t’a vu naître! Le couvercle descellé a permis à tous deux votre création! Sarton avait totalement raison de vouloir maintenir enfermé l’Atome primordial, l’Homunculus à la fois créatif, créateur, mais aussi anéantisseur! Et ces fous d’Asturkruks, dominés par leur soif de pouvoir, d’hégémonie ont été rouvrir le cube sans en mesurer réellement toutes les conséquences! J’ai été … libéré… ainsi que Michaël…

- Moi aussi… mais je suis né dans une cuve, ma mémoire évoque encore le temps où je nageais dans une eau violette, chaude…

- Peut-être… Pour l’instant, tu incarnes le Neutre, en équilibre sur une tête d’épingle, vacillant entre le Bien et le mal… Tu n’as pas choisi, dans tout le Pan Multivers, tu hésites encore… Tout retient son souffle, attendant ton bon vouloir. Or, moi, je ne le veux pas! Neutre, peu me chaut! Que tu te dissimules sous la pelure de fra Vincenzo au XVe siècle, sous l’identité de Franz von Hauerstadt au XXe siècle, ou encore sous celle de Frédéric Tellier un siècle auparavant! Je veux un adversaire à ma mesure, et tous les agents temporels ne sont que des ersatz qui ne suffisent pas à emplir mon tableau de chasse! Entends-tu Daniel Lin Wu Grimaud! Éclata l’Entropie.

- Chimères issues d’un cerveau malade! S’exclama Pamela. Vous inventez n’importe quoi! Si les Asturkruks n’existent pas, le cube n’a jamais été rouvert! Illusion!

- Pas dans une réalité multiple, transdimensionnelle, changeante, mosaïque, et pourtant éternelle! Quelle gigantesque plaisanterie ma chère! Le Pan Multivers est composé de tous les potentiels, de tous les possibles, de tous les rêves, de tous les imaginaires de ce qui est, fut, sera, devra être ou pas! S’il y a naissance, il y a mort! L’Entité Suprême le sait bien, mais elle ne se résout pas à cette Nécessité! Alors, elle cherche, négocie, fourbit ses armes, enfante des leurres, hésite, tergiverse, et laisse ainsi la place à l’Entropie! Sur la planète Terre, je suis fait à la semblance de l’homme, composé d’atomes de carbone. Mais sur Gerart, j’ai opté pour l’apparence d’un nuage de gaz soufré, et sur Mansurt, j’apparais comme un siliçoïde tout à fait quelconque! Afin d’attirer dans mes rets les quidams ordinaires et naïfs. Je suis Tout, Partout, en tous Temps! Ante et post Big bang! Sans Big bang, sans début, sans fin, Big Rip, Big Crunch, quel que soit le scénario envisagé! Avant et après le Temps! Permanent, tapi, menaçant, l’Ultime Finalité rejetée par la Vie qui use de ruse pour me repousser. Ne l’as-tu pas compris, Pamela, ma chère fille? Daniel Lin préfère se taire. Son visage affiche une tristesse non feinte…

- Non! Hurla Winka. Je me refuse à …

- N’en dis pas plus! Chut! Ne creuse pas davantage le fossé! Ne le rend pas infranchissable.

- L’Ultime Finalité, Johann van der Zelden? Quel orgueil! Quel ego démesuré! Admettons cependant que ce soit vrai. Mais aussi le recommencement, encore et encore, ad libitum, indéfiniment, les battements de cœur de l’Univers… Ah! Maintenant, c’est vous qui pâlissez! Je suis parvenu à vous distraire, monsieur l’Entropie! Fit Daniel avec une lueur espiègle dans ses yeux bleu gris. J’ai mis à profit la leçon ultime du Commandeur Suprême. Désormais, je puis vous rendre impuissant. Tous les Michaël ont fusionné avec mon humble personne. Constatez-le: le monde K’Tou est protégé à l’intérieur d’une bulle anentropique. Aucun pont ne pourra être établi, aucune communication avec le Pan Multivers! Nous vous avons berné! Johann van der Zelden, les K’Tous sont hors de vos manipulations, inaccessibles, à jamais!

- Fils de chacal!

- Je suis vous, avez-vous dit tantôt! Hé bien, j’ai usé de ruse, tout comme vous! Au lieu d’essayer de vous venger, accédez plutôt à la requête non formulée de votre fille spirituelle…

- Je ne veux rien… je n’aspire à rien!

- Pour une fois, Pamela, montrez-vous plus coopérative. La magnanimité de l’Entropie est plus rare qu’une larme de cristal dans le désert de Begrov! Voyez mon ancien commandant. Il a recouvré son identité. Il se nomme André Fermat, né à Bordeaux en 2450.

- Je… Soit! Vous savez ce que j’attends de vous. Vous pouvez tout! Libérez les Asturkruks de ce piège! Fermat, lui, un humain de Terra la maudite est vivant! Alors…

- Ma fille… Supplie-moi! Comprends ce que mon orgueil exige!

- Ah! M’abaisser? Jamais! Que ta fatuité t’étouffe!

- Oublies-tu que je lis dans ton cœur? Tu te noies dans tes larmes de haine, de regrets et de reproches contre toi-même! Les Asturkruks sont revenus, ma chère enfant si fière, si conforme à mes espoirs! Cependant, dorénavant, tu te débrouilleras seule! Ne compte plus sur mon aide éventuelle! Au contraire! Je saurai rester de marbre devant tes requêtes muettes.

- Jamais je n’ai mendié quoi que ce soit! Vous prenez vos désirs pour la réalité!

- Il y a un commencement à tout, Pamela! Quant à toi, Daniel Lin, prends garde! Je ne supporte pas qu’on m’affronte et qu’on triomphe de moi-même momentanément! Je ne connais ni la peur ni le renoncement! Tu peux être certain que nous nous reverrons! Et Michaël ne sera pas toujours disponible! Alors, je te dis: « A bientôt, en Enfer! ».

Le ciel bas et gris parut soudain se déchirer sous la blessure tandis que la terre s’entrouvrit avalant Johann van der Zelden ainsi que l’acolyte dévoué Nitour Y Kayane.

- Ah! Et mon vaisseau? Avec tous ceux qui sont à bord? Émit le daryl androïde.

- Un peu tard pour s’en inquiéter, non? Ricana Pamela.

- Certes… j’ai oublié de m’informer du statut de la navette, occupé que j’étais à établir le contact avec les agents temporels…

- N’aurais-tu plus aucune nouvelle de ta famille? C’est trop comique!

- Je l’avoue. Cet univers est désormais un monde à lui tout seul, il est totalement isolé et…

- Alors, dans ce cas, tu ne pourras rejoindre les tiens!

- N’y compte pas! Je reste uni aux Michaël!

- Daniel Wu, je te fais une promesse: nous nous rencontrerons une fois encore. Nous croiserons le fer ensemble! Je te prouverai que je dépasse Johann van der Zelden dans l’œuvre d’anticréation! J’élaborerai des mondes alternatifs sens dessus dessous dans lesquels tu chemineras, te perdant! Une macédoine, un méli-mélo cosmique, une plaisanterie éthylique où aucune logique ne prévaudra! Tu regretteras d’être né, dans une cuve, ou bien dans un cube! Un dernier conseil avant de nous séparer: hâte-toi de récupérer Benjamin Sitruk! Forme bien ton équipe! Il me tarde de te revoir, d’être ta Némésis!

- Par le Bouddha de la Compassion! N’as-tu toujours pas tiré la leçon de ce que nous avons vécu ici? Sache que, contrairement aux assertions de van der Zelden, jamais je ne me suis dérobé! Puisque tu le souhaites aussi intensément, Winka, je serai présent et exact à ton rendez-vous!

Tandis que Pamela s’estompait inexplicablement de cette réalité pour atterrir ailleurs, Daniel Wu, après plusieurs tâtonnements, parvenait enfin à localiser son vaisseau scout. Puis, Fermat et lui-même furent téléportés à bord de l’Einstein sans difficultés. Les occupants de la navette, malgré les craintes du daryl androïde, n’avaient rien ressenti des désordres engendrés par Johann. Hors champ, le vaisseau avait en fait été protégé à la fois par Michaël et par son bouclier de déphasage.

********************

Anno Domini 286. Les devins requis par Elien officiaient sous les regards attentifs et anxieux des Bagaudes. L’oie sacrificielle avait été éviscérée avec le plus grand soin. Maintenant, ses organes s’étalaient sur l’autel. D’une main experte, le mage découpait le foie avec le couteau rituel en pierre.

Puis, une fois ce travail achevé, il se retourna vers son confrère, lui demandant explicitement de s’approcher. Il avait besoin de son avis. Les circonvolutions de l’abat ne présentaient, heureusement pour Benjamin, aucun aspect anormal. Le plus âgé des haruspices, satisfait par ce qu’il voyait, se mit à psalmodier d’une manière presque incompréhensible.

- Tous les ruisseaux rejoignent le fleuve pour ensuite se jeter dans la mer!

Elien, sceptique, s’agitait.

- Je ne saisis pas! Éclata-t-il.

- Par les foudres de Zeus, rétorqua Benjamin Maximien, il me semble que c’est un message clair, pourtant! Es-tu idiot, bouché ou quoi? Le fleuve, c’est moi, évidemment! Ou Rome! Les ruisseaux représentent les chefs qui ont pris les armes contre l’Empereur et la mer, naturellement, il faut l’identifier à Mare Nostrum, autrement dit à l’Empire! Que te faut-il de plus comme interprétation du présage? Comme preuve? Si cela ne te suffit pas, cours consulter l’oracle de Delphes!

Le chef des Bagaudes se contenta de froncer les sourcils. Mais un de ses lieutenants se permit de le saisir par l’épaule et lui murmura quelque chose à l’oreille.

- Entends mon conseil. Comment Maximien aurait-il pu suborner deux mages et leur souffler la réponse entendue? Il n’est jamais resté seul avec eux!

- Sans doute, soupira Elien. Cela n’empêche pas que cette prophétie me paraît suspecte! Après tout, qui me garantit que les haruspices ne me trompent pas? Leurs intérêts personnels peuvent les pousser à me mentir!

- Comme tu veux! La décision t’appartient!

Hésitant quelques secondes encore, le chef des Bagaudes réfléchit. Puis, pesant ses mots, il s’adressa au César.

- Hé bien, le sort en est jeté! Je cours le risque de te faire confiance! Mais si tu m’as berné, crains le poignard de l’assassin!

Benjamin sourit, montrant ainsi sa splendide dentition.

- Ne t’inquiète pas, Elien, je suis franc comme l’or! N’oublie pas non plus que j’ai l’oreille de Dioclès! L’Imperator a toujours su écouter avec profit mes conseils. Il y a peu encore, il n’était qu’un général rebelle. Aujourd’hui, il siège sous la pourpre!

- Ah! Tu m’ouvres des perspectives alléchantes, Maximien! Holà, mes fidèles, mes frères! Entendez-moi bien! Désormais, cet homme est mon ami! Vous devrez le traiter comme tel! Et nous allons entreprendre un grand voyage…

- Puisque tu me vois comme ton ami, ajouta Sitruk, encore une recommandation: lorsque nous marcherons sur la route pour rallier Vienna ou Lugdunum, que tes troupes arborent en signe de ralliement l’aigle impérial. Ainsi, les légions ne nous attaqueront pas. Un autre détail, encore, le dernier. Marche avec moi en tête du cortège. Sans glaive et sans lance!

- Oh! Tu me demandes beaucoup, là!

- Et que tes hommes fassent de même!

- Décidément, tu exiges énormément, César!

- Tu ne le regretteras pas, je te l’assure!

- j’y réfléchirai sérieusement, je te le promets.

Benjamin savait pertinemment qu’Elien avait déjà pris sa décision. Il conclut.

- Aujourd’hui, tu as entamé la première étape qui te permettra de devenir César toi-même, et ce, dans un proche avenir!

Elien préféra ricaner. Mais, dans son for intérieur, il était conquis.

**********************

A trois milliae de Vienna, une grande troupe désarmée avançait au pas. Elle était conduite par un géant roux à la barbe en broussaille, vêtu de bric et de broc, où l’on reconnaissait cependant un casque en bronze antédiluvien et une vieille cuirasse. A ses côtés, il y avait un chef qui resplendissait dans sa tenue semi barbare. Juste derrière les deux hommes étaient brandies des enseignes imitant les aigles romaines. Elles avaient été taillées dans du bois de chêne ou bien encore tout simplement découpées dans des peaux de chèvres.

La troupe disparate s’arrêta devant l’avant-poste de Vienna. Devant cette arrivée imprévue, un optione commença par brandir sa lance, mais, dévisageant le géant roux, il reconnut alors le césar Maximien Hercule.

- Tu es véritablement béni par les dieux, César! Tandis que nous te pensions mort, à toi seul, tu as capturé plus de cent hommes!

- Que non pas, légionnaire! Elien est devenu mon ami. Lui et sa troupe viennent prêter le serment d’allégeance à l’Empire. Je te présente donc les nouveaux socii de Rome.

Ainsi, un peu plus de trois heures plus tard, Elien s’agenouillait devant le légat Gaius Marcus, second de Maximien, dans ce qui tenait lieu de palais. D’une voix forte et assurée, le chef des Bagaudes prononça ces paroles entendues de tous :

- Moi, Elien, je jure fidélité à Rome, capitale du monde, à son princeps et imperator Diocletianus et à ses lois!

La phrase fut reprise en chœur par les gardes et les soldats du chef bagaude avec un certain enthousiasme. Puis, Benjamin Maximien releva Elien et lui donna l’accolade fraternelle.

- Ce jour ouvre une nouvelle ère pour Rome. Reçois ta récompense!

Le César tendit alors, à plat sur les deux mains, un glaive magnifiquement forgé, une arme véritablement royale, au nouvel allié de Rome. Cadeau inestimable que l’ancien rebelle, ému et fier, allait saisir lorsque, soudain, l’épée tomba sur les dalles de marbre avec fracas. Sans transition aucune et inexplicablement, Benjamin Maximien s’était volatilisé.

- Quel tour de sorcellerie est-ce là? S’exclamèrent ensemble le légat et Elien.

A la stupeur succédèrent bientôt l’inquiétude et la colère. Un malaise général envahit les protagonistes. Un sentiment d’irréalité flottait dans la salle. Leur mémoire peu à peu altérée, les Bagaudes s’interrogeaient vainement.

A leur tour, cependant ils furent affectés par ce phénomène étrange. Ils s’estompèrent du palais de Vienna pour réapparaître brutalement en pleine bataille, là où exactement s’affrontaient les rebelles et les légionnaires romains. Lorsque Elien retrouva ses esprits, une douleur insoutenable le flagellait. Il porta ses mains à son flanc, et les vit maculées de sang. Une flèche l’avait blessé. A ses côtés, tandis que ses yeux faisaient le tour de la plaine et s’abaissaient, il reconnut son second, mort, écrasé sous le poids de son cheval. Un martèlement de sabots qui allait en se rapprochant, l’obligea à relever la tête.

L’angoisse au cœur, Elien dévisagea le cavalier. Il tressaillit lorsque son regard croisa celui de Maximien, le vrai, qui le chargeait l’épée pointée en avant. Impitoyablement, un rictus de haine déformant son visage, le César enfonça la lame d’acier dans la poitrine de son ennemi tout en poussant un cri de rage.

La stupeur et l’incompréhension se muèrent en agonie. Elien eut à peine le temps de souffler « Pourquoi… » avant que les ténèbres définitives l’engloutissent.

**************

Un nouveau cycle s’était écoulé. La Guilde de Penkloss s’assemblait une fois encore. Sur son siège curule, Maximien présidait la séance. Nerveux, il croisait et décroisait machinalement ses mains. Il n’osait pas se l’avouer, mais Saktar lui manquait. Dans cette assemblée, il se sentait déplacé, un peu comme hors de lui-même. A ses côtés, son bras droit, un Castorii, énumérait d’une voix monocorde les actes de piraterie du mois, les dernières razzias venues enrichir un peu plus la bande de pillards.

Mais tout cela n’intéressait plus Maximien. Il éprouvait une sensation bizarre qui, à chaque seconde, devenait plus vraie, plus pressante. Il s’imaginait en train de charger, à cheval, sur sa monture habituelle, en Gaule, en pleine bataille, brandissant la fidèle épée d’acier, tandis que les sabots de son destrier avalaient l’obstacle… Ce rêve prenait désormais des proportions incroyables. Non seulement, le Romain percevait distinctement le galop de son cheval, Polianus, mais des odeurs puissantes remontaient à ses narines. La mort, la sueur, les clameurs se confondaient.

Devant Maximien, se dressait maintenant un Gaulois, fauché par la camarde, qui tenait encore de justesse sur sa monture. Et là, face à lui, le César, en retrait, Elien, le rebelle! Impossible de se tromper! Alors, le regard empli de haine, Maximien accéléra, le glaive tendu. Son instinct meurtrier le commandait, reprenant de la vigueur. Un rictus le défigurant, le Romain perça sans remord la poitrine du chef bagaude avec une facilité qui l’étonna. Puis, tout à la fureur de cette bataille, enivré par le sang, il poursuivit sa chevauchée mortelle pour faucher les vies de ses ennemis.

**************

A bord du vaisseau scout Einstein, déphasé, en orbite au-dessus de la Terre de l’an 286 après Jésus-Christ, Benjamin se redressa un peu trop brusquement de dessus la couchette sur laquelle il était étendu. Inévitablement, il se cogna durement la tête. Se frottant vivement, il essaya d’ajuster sa vision.

- Bon retour parmi nous, Benjamin! Fit une voix chaleureuse qu’il identifia aussitôt.

- Commandant! C’est bien vous?

- Naturellement! Répliqua Daniel avec humour. Vous n’avez pas idée le mal que vous m’avez donné pour vous récupérer.

- Ah, mais tu oublies aussi oncle Daniel, qu’il t’a fallu transférer à la place de mon père le véritable Maximien.

- Ouille! Aï! J’ai la douloureuse impression que tout mon corps est passé dans une broyeuse! Qui est-ce type endormi sur la couchette en face? On dirait le lieutenant Uruhu, pourtant, il parait trop jeune.

- Capitaine, il s’agit bien de mon chef pilote, mais il a vingt ans de moins, effectivement. Pour l’instant, je préfère le maintenir sous somnifère. Je vous expliquerai plus tard les raisons de sa présence.

- Notre Néandertalien vient tout droit du Paléolithique! S’exclama Violetta. Il est bigrement dangereux, tu peux me croire! La preuve, il a failli nous dépecer, Mathieu, Marie et moi. Heureusement que je savais où étaient entreposées les armes de poing et que je n’ai pas perdu mon sang froid. Je l’ai étourdi proprement juste à temps.

- Ne te vante pas tant, cousine, fit Mathieu.

- Commandant, reprit Benjamin, vous me mettrez tantôt au courant des dernières péripéties, c’est entendu. Vous avez tardé à me récupérer mais je ne vous en veux pas. Vous devez avoir des raisons valables. Ceci dit, je suppose que vous avez branché le pilotage automatique puisque vous êtes à mon chevet.

- Non, pas du tout. Quelqu’un pilote et contrôle l’ordinateur de bord. Voyez-vous, il le fallait bien! Le pilotage automatique a eu quelques problèmes après le saut trans temporel. Je l’ai repéré pendant que vous dormiez…

- Je ne saisis pas. Qui?

- Passez donc dans la cabine à côté, vous allez être surpris.

- Soit, soupira Benjamin.

Se levant péniblement, l’officier pénétra dans la cabine de pilotage. L’émotion le fit chanceler. Il dut se frotter les yeux.

- Capitaine Sitruk, asseyez-vous, on dirait que vous allez tomber! Remarqua André Fermat.

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