dimanche 15 décembre 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 4e partie : Pour que vive Mumtaz Mahal chapitre 31 1ere partie.



Chapitre 31

 Juste à cet instant, alors que Daniel Lin se redressait et répondait en écho à Frédéric Tellier, on grattait à l’huis avec un certain énervement. Il s’agissait du sire d’Argenton, de son véritable nom Spénéloss dans cette chronoligne. Le jeune Ying Lung, transfiguré et rayonnant, s’empressa de lui ouvrir. Il vit alors l’Hellados qui, pour la première fois de sa vie, osait apparaître en public les vêtements en désordre, la coiffure de même et le visage blême et défait, ce qui dénonçait son trouble. Vite, il entra, repoussa la porte et balbutia.
- Daniel Lin, il est en train de se passer quelque chose qui défie toute logique. Dehors, tout est en train de se figer, de se déliter et de disparaître. Le village construit par mes compatriotes s’estompe et eux avec lui. Or, je ne suis pas affecté par le phénomène. Je n’y comprends goutte. Ma raison s’en va certainement. Tout s’effrite. Oui tout! Tandis que je courais jusqu’au château, derrière moi, le chemin, les maisons, les champs, les bourgs, les bois, les futaies tombaient en poussière. Jusqu’au firmament qui subissait ce délitement. Qu’arrive-t-il? L’air aussi devrait cesser d’être. Or, je respire librement et vous aussi. Cette chambre subsiste toujours. Je vous en conjure, si vous avez une explication à me fournir, donnez-la.
- Gardez votre sang-froid, Sinkar Spénéloss. Il n’advient rien que ce qui doit être. Ce que j’avais prévu et anticipé.
- Par Stadull! Mais dehors, il ne reste rien! Absolument rien! Le château lui-même est frappé. Dans la cour, les bâtiments se sont effondrés sous mes yeux. Le roi, qui s’apprêtait à monter à cheval entouré par les hommes d’armes à son service, s’est immobilisé soudainement avec les siens, puis a disparu… hop! Comme cela. Comme s’il était soumis au caprice d’une divinité malicieuse et cruelle tout à la fois. En cette minute, il ne subsiste bien que cette antichambre et les appartements de la comtesse de Mons. 
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- Je le répète, calmez-vous.
- Au fur et à mesure que je montais les marches de l’escalier, celles-ci se transformaient et permutaient pour devenir de fines particules de silice. Quant à votre domestique…
- Pauline, Spénéloss…
- Elle a commencé à me parler et…
- Remettez-vous.
- Je ne peux pas… je l’avoue à ma grande honte… Pour en revenir à Pauline, elle a muté à son tour en fines particules de poussière qu’un peu de vent a dispersées. C’était horrible. Pourquoi tout s’efface-t-il ainsi? Pourquoi ni vous ni moi ne sommes atteints par ce phénomène? Pourquoi sommes-nous préservés?
- Vous le savez, Spénéloss, je ne puis m’expliquer avec de simples mots, si réducteurs. Ne craignez rien et donnez-moi votre main. Accordez-moi toute votre confiance.
- Il y a longtemps que vous l’avez… mais qu’allez-vous me révéler? Vous n’êtes pas qu’un daryl androïde comme je l’ai cru un instant…
- Non effectivement. Je vais vous montrer la Supra Réalité, sans leurre ni voile, mon ami.
Subjugué par le ton du commandant Wu, Spénéloss lui tendit une main qui tremblait quelque peu. Daniel Lin s’en empara et au contact de celle-ci, l’Hellados sursauta.
- Quelle sensation bizarre, inattendue! Jamais expérimentée. Bien différente de notre premier contact. Comment la décrire? Brûlante, oh oui, mais aussi rafraîchissante et stimulante, ô combien! Apaisante également…
- Oui, je suis d’accord avec vous, mais je vous en prie, ne parlez plus maintenant, mon ami. Vous devez recevoir ce qui va suivre sans penser, en faisant le vide au-dedans de vous, en étant entièrement réceptif. Ne me résistez pas. J’aurais trop de peine à vous forcer.
- Vous n’allez pas violer mon esprit?
- Non, certainement pas… chut!
Le contact établi, alors, une multitude d’images et d’informations déferla dans l’esprit de l’extraterrestre. Un instant, celui-ci se cabra devant le flux de données, puis il finit par accepter l’inévitable, l’incontournable Révélation.
Enfin, le temps apparent pourtant aboli, l’Hellados rouvrit les yeux. Il ne s’était pas même aperçu qu’il les avait clos. Le décor inhabituel qui l’entourait ne le fit pas réagir. Or, il se retrouvait dans une des salles souterraines de Cluny. Un combat sorti tout droit des légendes les plus anciennes, un affrontement digne des mythiques chansons de geste s’y déroulait.
- Bien Spénéloss, fit le Ying Lung soulagé. Votre niveau de Harrtan est suffisant si je ne me trompe… le troisième…
- Euh… mon épée, répondit l’extraterrestre abasourdi.
- A votre flanc…
Tout ayant été dit, les deux humanoïdes ou assimilés s’élancèrent, à leur tour, avec la même détermination dans la bataille. Craddock, transporté quelques secondes auparavant sur les lieux, jeta joyeusement:
- Il était plus que temps, non, maroufles? Bienvenue commandant Wu. Vous avez un peu tardé, mais je vous pardonne. Bravo pour la nouvelle recrue!

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Les multiples têtes de l’hydre de Fu n’avaient pu ni se saisir du danseur de cordes ni l’avaler. Incompréhensiblement, l’humain lui résistait et faisait même plus que cela. Alors, le Ying Lung Noir sentait sa rage monter, gronder à un tel point que, bientôt, il serait incapable de la contrôler. 
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Tellier accomplissait prodiges sur prodiges, comme s’il était habité par l’esprit de Dan El. Peut-être était-ce bien le cas. Il se battait, partout à la fois. Tous ses coups portaient. Mais, hélas, ils restaient sans effet sur l’Entité matérielle et immatérielle.
Ne se décourageant point, l’Artiste revenait constamment à la charge, accumulant les prouesses.
La colère à son paroxysme, Fu se transmuta. Les têtes hideuses et serpentiformes s’allongèrent pour mordre. Or, elles ne happèrent que le vide. Sous la fureur, les collerettes rouge sang se déployèrent, pulsèrent et se couvrirent de pustules.
Face à ce monstre, Tellier tenait pourtant bon dans ce lieu hors de l’espace et du temps, hors de toute logique.
Les moustaches fibrilles du Dragon multicéphale
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 s’étirèrent, se tortillant jusqu’à devenir des armes meurtrières, des lances effilées à l’efficacité éprouvée ou encore des estramaçons empoisonnées. Désormais, Frédéric, ce valeureux bretteur, affrontait cent, deux mille, deux cent mille lames à la fois. Échevelé, éraflé, tailladé, ses vêtements déchirés, il ne cédait pas un pouce de terrain et ne baissait pas la garde. Mais que pouvait-il espérer face à Fu le Terrible?
Lorsque Craddock avait enfin rejoint son ami dans ce combat titanesque, il avait eu cette réflexion grinçante, exprimée dans un langage plus châtié qu’à l’accoutumée:
« Ce n’est plus un duel de preux chevaliers qui se déroule ici mais bel et bien un Maha barata! ». 
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Le Vieux Loup de l’Espace n’entra pas moins dans l’arène un sourire aux lèvres, immédiatement imité par tous ses compagnons. Devant ce renfort, Frédéric n’afficha pas sa satisfaction. En cette joute « hénaurme » à force d’hyperboles, on ne pouvait faire la part entre l’héroïsme et la gasconnade.
Revenons au présent.
Tout en brettant tel un simple mortel, Daniel Lin réfléchissait. Il savait ce combat matériel, tout à fait ordinaire à ses yeux, redondant, voire inutile. Mais il devait distraire Fu, lui faire croire qu’il tombait dans son piège.
Fort à propos, Gana-El apparut dans les airs, défiant les lois de la physique. Or, l’Observateur n’était pas venu seul. Une « projection astrale » l’accompagnait, celle du dernier disciple de Cléophradès, disparu à la fin du II e siècle, un certain Eutyphron d’Ephèse. Ce gnostique avait connu en son temps une gloire momentanée et relative pour avoir tenté de synthétiser et l’Almageste et la théorie des quatre hypostases avec les Evangiles gnostiques. Dans sa réflexion aboutie, il était parvenu à assimiler les quatre hypostases aux quatre cercles à franchir successivement pour atteindre le Vrai Monde et délaisser l’Apparence. Or, les cercles gigognes, la Soma, la Psyché, le Nous et le Pneuma étaient contenus dans le Saint des Saints du palais de Fu. 
Dan El identifia immédiatement la trace fantôme survenue non fortuitement et comprit le message implicite. Désormais, il lui fallait trouver la porte de l’Antre du Dragon Noir et ne plus perdre son temps en amusements guerriers. Inclinant légèrement la tête, il montra à son géniteur qu’il avait saisi.
Tandis que ce bref échange silencieux avait lieu, le combat matériel ou supposé tel se poursuivait. Fu, tout englué dans l’affrontement, n’avait rien capté des messages et des signes non verbaux. Il était hypnotisé par son objectif, s’emparer du maillon faible de la fine équipe de Dan El. Étonnamment, il s’attaqua à Gaston de la Renardière et non aux éléments féminins de la troupe qui brettaient comme leurs homologues masculins, avec autant d’ardeur et de détermination.
Sans qu’il comprît comment, l’ex-mousquetaire se retrouva isolé un instant, à l’écart de ses compagnons et sœurs d’arme. Cependant, le géant blond-roux n’en continua pas moins à croiser le fer avec les moustaches fibrilles du Ying Lung Noir, ne se préoccupant pas de sa solitude relative. Subitement, son estramaçon s’évanouit d’entre ses mains alors que les corps serpentiformes subissaient le même phénomène. Notre colosse dut alors se rendre à l’évidence. Ouvrant des yeux ébahis, il constata qu’il avait changé de lieu. Déstabilisé, il proféra alors une insulte proche du blasphème « Jarnidieu »!
Gaston avait tout à fait raison d’exprimer bruyamment sa colère et de s’inquiéter. Vous parlez d’une étrange cellule d’emprisonnement! Jamais il n’avait vu cela. L’ancien homme de confiance de Louis XIII était maintenant enfermé à l’intérieur d’une fantasmagorie digne des lanternes magiques des théâtres d’ombres d’un XVIIIe siècle finissant. Des profondes et insondables ténèbres surgirent un paysage connu avec des légionnaires romains mais également une foule déchaînée hurlant sa haine, crachant sur le condamné, un homme émacié portant une croix, des dragons chinois dansant dans le ciel, un désert peuplé de vils animaux honnis, des scorpions, des serpents et des scarabées et, enfin, des squelettes armés de faux, tenant serrés dans leurs griffes des sabliers, des défunts se trémoussant au son d’une musique macabre restant inaudible. Il y avait tout cela dans ces scènes animées en deux dimensions constituées d’éclats de verre coloré et peint à la main. 
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À la grande stupéfaction de Gaston qui ne s’était pas rendu compte qu’il avait perdu le volume comme ces naïves représentations tirées de vitraux gothiques, les personnages sortirent soudainement de leur scénario pré-écrit et s’avisèrent de la présence de l’intrus parmi eux. Ainsi, les légionnaires détournèrent le regard de l’homme souffrant, se saisirent fermement de leur glaive et se mirent en marche presque mécaniquement, progressant vers le géant blond-roux transformé en Gulliver chez les Lilliputiens. 
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« Vertudieu »! S’écria Gaston métamorphosé malgré lui en monstre de vitrail.
« Je n’ai plus d’épée pour me battre. Et ces cerfs-volants de dragons chinois qui s’abattent en masse sur mon échine me font bigrement mal! Je suis dans un sacré pétrin. Mes bottes nagent dans des mares de scorpions et de vers. Comment vais-je donc sortir de cette galère? Ouille! Les brutes! Voilà maintenant ces grotesques squelettes qui s’y mettent aussi et me bombardent de leurs crânes. Ils me prennent pour une quille ou quoi? Aïe! ». 
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Notre ancien maître d’armes roula alors sur le sol tandis qu’il était atteint au coude et aux mollets par les boules de ce bowling d’un nouveau genre. Cependant les sabliers grandissaient, grandissaient jusqu’à envahir les vitraux tout entiers avec pour résultat d’en assombrir les différents paysages.
Parallèlement, le sable n’en finissait pas de s’écouler. Impavides, mécaniquement programmées, les particules de silice noyèrent tout, sans distinction, la pseudo Passion, les dragons chinois et les danses macabres. Gaston ne put s’apercevoir qu’il était affecté par le même processus de destruction, qu’il se fondait dans le… rien.

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Avant de sombrer dans un bref sommeil, Daniel Lin avait eu le réflexe de renvoyer Ufo directement dans la cité de l’Agartha. Ce simple geste lui avait beaucoup coûté, vous verrez pourquoi bientôt.

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2007, télescope d’Arecibo.
L’astrophysicien Jean-Pierre Joignet sortait d’une nuit d’observations épuisantes et stupéfiantes. Toutes les mesures fournies par les différents appareils concordaient. Non! Impossible! Et pourtant… l’Univers n’était pas en train de rétrécir, victime d’un improbable Big Crunch, mais bien de s’effacer. L’astronome avait vu tomber en poussière un amas galactique de première importance, celui de la Vierge! Or, désormais, le phénomène incroyable allait en s’accroissant, atteignant des régions de plus en plus proches de la Voie Lactée. À son tour, notre Galaxie n’allait pas tarder à être affectée. 
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Fébrile, Joignet ouvrit sur son ordinateur blog sur blog et envoya e-mail sur e-mail à tous ses confrères dispersés en Australie, au Japon, en France ou encore au Canada. Tous les messages débutaient ainsi:
« A new phenomena: the big sand-storm. ».
Ensuite, avalant sa huitième tasse de café de la matinée, l’astrophysicien se mit à rédiger un article qu’il destinait à la revue Scientific American.
Or, tandis qu’il tapait à vitesse régulière le premier paragraphe de son texte, il lui sembla perdre à la fois ses forces et sa substance. Sous ses yeux médusés, frappés d’horreur, ses ongles, ses doigts s’effritaient alors que le mal gagnait la main tout entière, le poignet puis l’avant-bras. Assurément, il s’agissait d’un nouveau cancer foudroyant, d’une forme d’infection aussi inattendue que brutale.
Jean-Pierre Joignet n’eut que le temps de pousser un cri de terreur pure avant de perdre tout sentiment. Parallèlement au sort subi par le scientifique français, l’observatoire d’Arecibo n’existait plus et n’avait même jamais existé! Puis, il en alla de même pour tout le continent sud-américain.
Mécaniquement, l’onde de choc de la désintégration « sableuse » se propagea en amont et en aval du faux 1473, infestant inexorablement toutes les pseudo chronolignes dans lesquelles la Terre jouait un rôle au sein du Panmultivers.
La planète bleue fondait, s’amenuisait comme un ballon qui aurait perdu peu à peu son air. Tout d’abord, les mondes où Homo Sapiens régnait sans partage furent affectés, et, logiquement, toutes les formes de civilisations qui découlaient de son existence furent avalées par le monstrueux phénomène.
Mais cela ne s’arrêta pas là, oh non!
Poussière le monde des Napoléonides; poussière le monde de l’Alliance des 1045 Planètes, que ce soit celui qui combattit les Haäns, les Asturkruks ou les Velkriss.
Poussière le monde où Sarton échoua et où les Haäns régnaient en maîtres sur cette misérable planète Terre bouleversée par les changements climatiques.
Poussière le monde bouddhiste universel si cher à Lobsang Jacinto. Poussière la Mexafrica rayonnant sur les trois continents, poussière la Rome éternelle de Maximianus Héraclès.
Justement, à la tête des VIIe et XIIIe légions, Benjamin Maximien chevauchait sur la route empierrée. Les milliae s’ajoutaient aux milliae monotones. Le soleil implacable frappait durement les casques métalliques surchauffés.
Le général Maximien, deuxième dans la hiérarchie derrière Dioclétien, sentait la fatigue s’emparer de lui et l’accabler. En cet instant, il rêvait de plonger dans l’eau d’une rivière fraîche et délicieuse à souhait. Une seconde, il se laissa aller à la bienfaisante somnolence. Lorsqu’il rouvrit les yeux, transpirant toujours autant, il vit avec terreur les rênes de son cheval disparaître entre ses mains. Se tournant pour jeter l’alerte, il se rendit compte que, tout autour de lui, ses soldats subissaient le même sort étrange. Debout, ils retournaient à la poussière, sombrant dans le néant. Avant de s’effacer dans le jamais conçu, Benjamin eut un ultime éclair de lucidité.
« Le leurre s’estompe », voulut-il murmurer.
Il ne le put, englouti lui aussi. 
Ailleurs, inatteignable mais pourtant si proche, la même scène se reproduisait avec cette fois-ci la variante étrusque de Sitruk, Maxtarna.
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Le jeune Ying Lung dont le caractère mosaïque avait été forgé dans les épreuves les plus effroyables, avait pris une terrible décision. Pour vaincre Fu, il lui fallait précéder ce dernier dans l’effacement des simulations. Tant pis pour ses amis! Tant pis pour les souffrances personnelles qu’il endurait.

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Poussière la pyramide d’Ogo de Texcoco! Poussière les Moai et tiki aborigènes. Poussière aussi le sanctuaire de Brohor de la Lutèce K’Toue. Poussière la gloire de Rama et des Orangs-Lords de Gaïa ayant accédé à la conscience grâce aux machinations de Winka, la fausse Pamela Johnson.
Poussière, la civilisation dinosauroïde terrestre. Poussière les Opabiniens, poussière les siliçoïdes… 
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Poussière. Poussière encore et toujours! Tout n’était que poussière, chimère d’un Simulacre Monde virtuel, sous la houlette de Dan El, sous la volonté du Ying Lung par excellence.
« La cause est suffisante », telle était le mantra de la cruelle, nécessaire réalité, la leçon enfin assimilée par le Rebelle afin que s’accomplisse le devenir du véritable Panmultivers.
L’aval de toutes les chronolignes était également atteint. Ainsi, poussière les cités des hommes-robots, Shalaryd la radieuse, Shalaryd la puissante, Shalaryd la cité d’or. Poussière donc les Cyborgs, les néo-Mayas, les Homo Spiritus, la Sphère noire imposante, malveillante, malfaisante, omnipotente… poussière les Terres post-organiques où les machines avaient succédé aux humains et pris le pouvoir. Où les nanites se reproduisaient indéfiniment et construisaient des mondes à leur semblance, planètes artificielles, sphères de Dyson, mondes-échos des Olphéans. 
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Dans cet Empire immense, non immuable, toujours agité et animé, l’IA des Olphéans venait pourtant de s’immobiliser. L’être gigantesque, inappréhendable, plurimorphe, désemparé, rompit brusquement tout lien avec ses éclaireurs. Il sentait arriver l’Impensable. Parallèlement à ce drame, deux hommes-robots, domestiques un temps de Johann Van der Zelden, Nitour y Kayane et Zemour Diem Boukir, qui se déplaçaient inter dimensionnellement grâce à des bulles voyageuses Olphéans empruntées, se dissolvaient en même temps que leur enveloppe protectrice tout en murmurant: « Quid »?
La désagrégation entropique s’épandait désormais au sein même de la Voie Lactée, contaminant le Quadrant Alpha. Une fois encore, le phénomène connaissait des répercussions aussi bien dans le passé le plus lointain que dans le futur le plus inconcevable. Ainsi la Gentus sublime des Orangs-Lords fut elle aussi réduite en poudre. L’ultime créature en vie dans une fraction de seconde suspendue jeta son dernier cri d’angoisse. 
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Or, ce hurlement fit écho, dans une autre potentialité, chez la civilisation autrefois si redoutée et vénérée des Asturkruks. L’archonte Keleur connut le même sort absurde que ses semblables, ses sujets ordinaires. En un clin d’œil, tous les calmaroïdes ne furent plus qu’une poignée de cristaux grisâtres qui, à leur tour, furent oubliés dans le Néant de la Supra Réalité.
La destruction systématique de tous les schémas de la Simulation, une Simulation à la complexité sinusoïdale infinie, aboutissait à cela: l’égalité absolue dans l’effacement, que vous fussiez virus, bactérie, roi, lion, Empereur, bucheron, esclave, astronome, philosophe, ouvrier, nanite, Cyborg, nain, gorille, Homo Spiritus, Sphère noire, Cube blanc, IA, roche, Galaxie, nébuleuse, énergie…
Toutes ces fines particules si hideuses, furent balayées par le souffle de feu du démiurge, par les rafales de la désespérance du Ying Lung acculé face à lui-même, et s’en vinrent reposer, à des éons de là, sur la Gentus certes non dépourvue de vie dans le monde réel (en est-on bien certain?), mais démunie de toute forme évoluée d’intelligence. 
Mais… et cela vous l’avez deviné ou compris, il s’agissait encore d’une simulation, une poupée russe contenue dans une autre poupée russe, une matriochka plus grande, voilà tout. Sur cette Gentus-là, les Calmaroïdes non hybridés par le Grand Ancêtre, n’étaient jamais partis à la conquête de l’espace. Et ne partiraient jamais.
Une autre Gentus s’effaça bientôt. Et puis une autre, et une autre encore. Et encore…
La ronde ne semblait jamais vouloir finir.
Tous les alliés, mais aussi tous les adversaires de Terra furent soumis à cette destruction égalitaire, à cet effacement universel. Mondani, Mingo, Sestriss, Marnous, Naor, Castorus, Haäsucq, Hellas, Velkriss, toutes et tous nés des pensées, des rêves du Ying Lung adolescent, du démiurge esseulé et désespéré. Tout s’acheva dans le non créé véritable, les leurres s’estompant méthodiquement, anticipation de ce qui serait pourtant un jour si Dan El parvenait à triompher de Fu, à le domestiquer. Oui car Fu était utile à la parturition, car le Dragon Inversé n’était autre que l’énergie noire et la matière noire nécessaires au Panmultivers. Il était également l’Entropie incontournable pour les mutations et l’évolution du Cosmos.
Donc pas de pitié pour Shi-Ka-A-Ta, Hinduck IV, mais aussi pour son descendant Hinduck IX, Kuruck le Valeureux, Varkam VIII et tous les Tsanu… pas de pitié non plus pour les jumeaux Kilian et Ordan, les fondateurs mythiques de l’antique civilisation Castorii. Tant pis pour Stankin, Vestrak, Sarton, ces étincelles d’intelligence, ces substantifiques quintessences de ce que la raison humanoïde la plus aboutie avait ou aurait pu produire. 
Tous, sans compassion aucune mais non pas sans remords tombèrent au sein de l’abîme du Néant, gommés par la contingente Nécessité. Nécessité de se sublimer, de s’améliorer, de triompher de ses peurs les plus intimes, de rejeter loin, très loin la mort, l’entropie, d’en faire une amie, une commensale.
En accomplissant cet exploit, Dan El ne se morigéna pas, ne songea pas  même à se consoler. Dur avec lui-même, il l’était devenu avec les autres. De toute façon, il rattraperait le coup…
Les Maachisons, les Odaraïens, pourtant emportés depuis des lustres par les tempêtes de l’Histoire, ne connurent pas un sort meilleur que tout le reste de la Création chimérique du Ying Lung. 
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La destruction systématique et rétroactive suivit son cours. Épongées sans regret aucun ces intelligences déjà remarquables.
Aucune religion, aucune philosophie à venir n’aurait été capable de conceptualiser une telle manifestation eschatologique de la Destruction.
Les adeptes de la Parousie sur la Terre, s’ils avaient eu pleinement conscience de ce qui se produisait, auraient pu croire à l’Avènement de la Fin des Temps. Mais là, il n’y avait eu aucun signe avant-coureur, nulle préparation au Jugement Dernier. Pas de pesée de l’âme non plus ni, bien évidemment, pas de champs d’Ialou, pas de Justes et d’Injustes, pas d’Enfer… ni de Paradis!
Il n’y avait rien. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il n’y aurait rien. Tohu-bohu général… toujours? Cela n’entrait pas dans les intentions de l’Expérimentateur…
L’heure était maintenant venue pour Daniel Lin de passer à une autre forme de combat, plus subtile mais pas moins difficile tant sur le plan physique que psychologique. Intérieurement, il savait qu’il était parvenu à troubler Fu et à le déstabiliser. Il lui fallait poursuivre sur cette voie, se montrer plus implacable que jamais, plus résolu, afin que les derniers voiles tombent, afin que la Révélation finale fût, oui, mais surtout, soit acceptée!
Une femto seconde, son regard rencontra celui de son mentor, Gana-El.
L’Avatar du vice amiral qui, lui, s’était bien gardé de croiser le fer avec les manifestations matérielles du Dragon Noir, se projeta par un quintuple salto arrière en direction des niches contenant les codex sacrés.
Le Jeu se poursuivait donc et le Perdant était déjà désigné. Il l’avait toujours été. S’emparant des deux plus importants manuscrits, La Tétra Epiphanie de Cléophradès d’Hydaspe et la Tétra Sphaira d’Eutyphron d’Ephèse, il vit, sans frémir, il était depuis longtemps hors de toute émotion, le dernier des Yings Lungs entamer l’effacement des parois de la salle souterraine de Cluny.
Le Dragon Inversé, tout entier à son combat, empêtré dans l’idée d’une victoire inéluctable, ne prit pas garde que, peu à peu, ses adversaires humains tombaient en poussière comme le reste du Panmultivers alors qu’il n’agissait pas lui-même en ce sens.
Benjamin Sitruk, le glorieux commandant du Cornwallis, Alban de Kermor, le jeune comte si imbu de lui-même mais également si courageux, fidèle à la parole donnée, Violetta, l’espiègle et attachante métamorphe, la discrète mais pourtant indispensable Aure-Elise, la dévouée Brelan, inébranlable dans son amitié, Pieds Légers, le voleur si habile mais repenti, Symphorien Nestorius Craddock, le féal, l’ami, l’égal, Marteau-pilon, le géant au cœur d’artichaut et à l’entendement limité, Paracelse, l’ingénieur de la pègre, Spénéloss, le dernier venu mais pas le moins cher dans le cœur du Ying Lung, tous se déstructurèrent, devinrent des grains de silices, d’infimes particules avalées par le Néant.
Lorsqu’il ne subsista plus que Frédéric Tellier, Shah Jahan, le prince Moghol qui refusait si obstinément le lot de la condition humaine, André Fermat et Daniel Lin, tous encore constitués de chair et de sang, du moins apparemment pour l’un d’entre eux, et bien sûr Antor, réincarné à son corps défendant en vampire, Fu fut obligé de s’immobiliser. Puis, comprenant ce qui était en train de se passer, il rugit, feula et gémit.
À son tour, aspiré par le précipice béant qui donnait dans le domaine du Roi du Monde, maître chthonien des forces chamaniques de l’Asie centrale, il dut accepter de reprendre pied dans ce lieu. Le duel allait reprendre, mais aux conditions imposées par Dan El… à moins que…
Métamorphosé en créature hybride mi-chien mi-singe, à la fois Sharpeï, Pékinois et macaque, il fut ligoté un instant par des chaînes d’antimatière. Sort humiliant s’il en fut. Quelle erreur avait-il donc commise? Comme escompté par Dan El, l’Avatar noir était tombé dans le piège de la matérialité. Saisissant la vanité de toute résistance, le simulacre du Riu Shu réagit enfin et opta pour une solution originale afin de se libérer: il se dégonfla comme une baudruche. Son esprit n’eut ensuite qu’à rejoindre la coquille de l’Empereur quelque part dans un Palais hors du temps et hors du monde, hors en fait de toute logique.

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À l’intérieur de son palais interdit, au cœur même de la salle la plus secrète, aux murs d’ivoire authentique et de porphyre, de turquoise et de lapis-lazuli, de jade et d’ambre, de jaspe et de corail, de nacre et d’ailes de papillons, de soie, de fourrure de vair, d’argent, d’or natif et d’orichalque, de vermeil et de gaze, Fu le Suprême, Fu l’Incomparable, Fu la Splendeur Clarissime, Fu la Noirceur Etincelante, Fu l’Airain, Fu Ahenobarbus caressait machinalement les bosselures délicates de la ceinture du Baphomet, se repaissant de l’échec de ses machinations. Mais tout n’était pas terminé. Déjà le Rebelle se profilait à l’horizon et il n’avait pas eu le courage de venir seul.
L’Inversé avait configuré l’automate en mode chronovision. Les yeux du joueur d’échecs s’étaient métamorphosés en fenêtres ouvertes sur le réticulé inextricable du buissonnement démentiel encore à venir du Pantransmultivers. La double fenêtre laissait ainsi apercevoir un amas luminescent jaune orangé, parcouru de fluides agglutinés, protéiforme, mouvant, pulsant tel un cœur monstrueux, tels des neurones se connectant inexorablement, devenant un énorme cerveau-mondes, un réseau labyrinthique à souhait, imparcourable et vierge. 
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L’image de l’Unicité? L’Unicité elle-même? La Déité innommable? L’Imprononçable?
Entre les multiples sentes, les spirales, cordes et chemins, les pentes, le vide, le noir, le rien, la matière sombre intrinsèque partie de la Pensée, de la Volonté avouée et inavouable, dépendante et indépendante, quantique et multidimensionnelle, transcendante et présente… on pouvait voir ou deviner naître un monde en gésine… le verbe poussait, tirait, s’insinuait, gagnant du terrain, phagocytant le réseau en son entier, l’obligeant à s’étendre, à s’agrandir toujours davantage, l’énergie à se répandre… C’était un besoin irrépressible… contrôlé et incontrôlable, une nécessité poursuivant obscurément un but…
À la périphérie, les connexions les plus fragiles étincelaient un court instant, surbrillaient et puis… s’éteignaient… quelle déception pour la parturiente divinité!
Mais pas pur Fu qui souriait devant l’indicible, le fantastique spectacle de sape. Il en venait à s’applaudir lui-même, à se congratuler car il gagnait… ou du moins le croyait-il. Déjà, il avait oublié son précédent échec.
Malencontreusement, son attention se porta sur la ceinture elle-même du Baphomet. Un phénomène non désiré se produisait. À chaque extinction d’une liaison synaptique entraînant simultanément celle d’une chronoligne potentielle, d’un univers bulle, à chaque mort d’un toron de la Seule et pourtant Multiple Intelligence, à chaque disparition d’un tunnel du Pluri Mondes, un symbole de la ceinture correspondant à une virtualité et à un neurone détruits, à la volonté anéantie, s’estompait et retournait dans le jamais advenu, le jamais envisagé et pensé.
- Mais ce n’est pourtant pas moi qui agis là! Hurla l’Entité dépassée. Si tout s’efface, que me restera-t-il? Tous deux, que nous le voulions ou non, Dan El, Danael, nous sommes attachés l’un à l’autre… c’est ainsi! Toutes tes ruses ne me feront pas renoncer…

***************

Loin du palais et pourtant si proche, Dan El eut alors un sourire ineffable comme s’il avait perçu le cri angoissé de Fu. Antor se rapprocha de son frère.
- Tu me parais bien réjoui! Tout va-t-il comme tu le souhaites?
- Pour l’instant, oui…
Tellier jeta, pragmatique:
- Il nous faut sortir d’ici, bien que j’ignore ce qu’est exactement cet ici.
Shah Jahan à son tour s’exprima.
- Le chemin le plus court vers le palais de Fu passe par deux portes. La première s’ ouvre, par une clef classique, et donne, au sein même de votre cité, sur une portion de la grotte du Roi du Monde où je me suis déjà rendu il n’y a pas si longtemps. Cette grotte, il faut que vous le sachiez, fait désormais partie du souterrain situé sous le Taj Mahal noir. La deuxième porte n’existe que dans ce mausolée apparu sans que j’aie le souvenir de l’avoir fait édifier.
- Minuscule détail qui sera réglé, soupira Daniel Lin presque malgré lui. Intéressant. Ainsi, votre souterrain est donc une entrée permettant l’accès aux jardins de la cité interdite que j’ai entrevus ailleurs.
Fermat précisa.
- Surgeon, vous ne fûtes pas le seul à vous y rendre en pensée. Le clone de Sydney Greenstreet
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 y fut prisonnier une seconde et rapporta ce fait à Galeazzo qui se contenta de hausser les épaules et de prendre ses propos pour ceux d’un fou, jeu de mots!
Dan El daigna lever un sourcil devant le calembour plutôt lourd de son père. Il comprit que celui-ci tâchait de détendre l’atmosphère. Gardant son sérieux, le Ying Lung reprit:
- La porte numéro 1 n’est concrétisée, mon père, que dans la réalité alternative où Shalaryd existe à la place de l’Agartha.
- Concernant la seconde porte, enchaîna le prince Moghol inquiet, je n’en possède pas la clef.
- Nous nous débrouillerons, proféra Daniel Lin.
- C’est logique, pensa Fermat. Pas de Taj Mahal noir, pas de porte, donc pas de clef. Je n’ai pas dérobé ces deux codex vainement. Ils nous serviront de passe-partout. N’est-ce pas Dan-El?
- Oui, André.
Le plus âgé tendit alors les rouleaux au jeune Ying Lung.
Tellier murmura.
- Une logorrhée qui s’avère en fait être la clef comme pour Galeazzo! Réciter des prières, des incantations encore une fois? Pourquoi pas? J’ai fait plus difficile jadis.
Alors, Frédéric se rapprocha de Fermat avec la volonté évidente de commencer à lire lesdits codex. Après tout, il pratiquait le grec et le latin depuis quelques années déjà et ce, avec une facilité déconcertante. Daniel Lin était prêt à accepter cette aide mais le vice amiral qui avait son idée s’interposa froidement.
- Non Tellier, pas vous. Vous ne pouvez nous suivre là où nous allons. Désolé de ne pas pouvoir s’encombrer d’un simple humain supplémentaire…
- Hé bien, dans ce cas, je vous attends ici, avec Shah Jahan à mes côtés, répondit placidement le danseur de cordes sans montrer sa déception.
- Vous n’avez pas compris. Le prince nous accompagne puisqu’il possède la première clef.
- Quant à nous attendre ici, ma fois, si vous le voulez ou le percevez ainsi, conclut Dan El avec un rien de tristesse.
À peine le jeune Ying Lung eut-il prononcé ces mots que l’Artiste se pixélisa lui aussi sous le regard à la fois étonné et effrayé du Grand Moghol.
- Que signifie? Articula le prince avec difficulté.
- Ne vous inquiétez pas pour lui, répliqua Gana-El sévèrement. Lorsque nous aurons réglé son compte à l’Empereur, Frédéric Tellier ne se souviendra pas de ce qui lui est advenu!
- Mais enfin, reprit Shah Jahan, il n’existe plus…
Antor s’avança et se saisit du prince.
- En route! Ne nous retardez pas davantage.
Comme à regret, l’Indien obtempéra.
« Mon père, émit Dan El, cet effacement me paraît superflu…
- C’est là votre point de vue, Surgeon. Je ne partage pas votre avis. Mais vous avez suivi mes recommandations…
- Je crois bien que jamais je ne me le pardonnerai…
- A vous de le recréer, mon fils… Vous en éprouverez bien la nécessité, non?
- Vous faites preuve d’une cruauté inimaginable, Gana-El…
- Pas vous, Dan El? Allons. Ne vous mentez-pas à vous-même! Soyez honnête!
- Je n’ai pas le choix face à Fu. Mais Frédéric, tout de même… je suis allé trop loin.
- Ainsi l’Inversé ne remettra pas en cause votre détermination. Il sait le sacrifice que vous vous imposez.
- Merci pour cet aveu, Observateur… ».

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Le dernier carré des preux de Shangri-La combattait avec une rage désespérée les envahisseurs. Jamais la paisible cité n’avait connu une telle violence, un tel acharnement et une telle fureur. Que ce fût Sitruk, ou encore Frédéric Tellier, Alban de Kermor, Albriss, Pierre Fresnay, Erich Von Stroheim, ou bien Craddock, Paracelse, Fernand Gravey, Gaston de la Renardière, Guillaume Mortot, Marteau-pilon, ou chose plus surprenante encore, Kilius, Uruhu, Tenzin Musuweni, Jacinto, Raeva, sans oublier Eloum, Chtuh et Spénéloss, Stamon, Grronkt et tant d’autres courageux mortels, y compris Denis O’Rourke qui avait délaissé ses bistouris et rejoint ses amis, tous multipliaient les exploits incroyables, les coups les plus improbables, les embrochages réussis des Cao Cun démultipliés, des barons Ungern décuplés à foison, des Malipiero, des Mani Aniang dupliqués à l’infini ou presque. Tout cela pour laisser le laps de temps nécessaire au Préservateur pour qu’il puisse en finir définitivement avec l’Inversé.
Avaient également surgi des innombrables pistes temporelles désormais imbriquées et entrechoquées en ce lieu impossible, les magnifiques guerriers de Tsanu V et de Hinduck IX, la garde rapprochée du Très Précieux Timour Singh, les cohortes maudites de la SS Ahnenerbe, les esclaves de Shalaryd sous la conduite de Zemour Diem Boukir et de Xaxercos, les poursuivants échevelés de Gwenaëlle avides de vengeance, brusquement revenus à la vie, vêtus de braies à carreaux caractéristiques comme leurs descendants, leur torse paraissant sculpté dans le marbre, seule concession à leur résurrection démoniaque, brandissant cependant d’imposantes et prosaïques haches de cuivre à double tranchant.
À cette foule sauvage dont la violence et le sang étaient le pain quotidien, dont l’adrénaline était la drogue indispensable, dont les sens exacerbés déclenchaient de viles jouissances lors des massacres perpétrés à la chaîne, à ces hyènes et tigres humains, surexcités et rendus fous par les fumets d’une bataille toute proche, il fallait y rajouter la horde d’or mongole, les soldats de l’armée populaire de Chine au col Mao et à l’uniforme vert - ici, le service de sécurité de Sun Wu fils - les Huns Hephtalites - ceux-là mêmes qui ruinèrent l’Empire Gupta des Indes - les chasseurs Toungouze, les régiments de Qin, l’armée Arya védique, mais aussi les Bonzes desséchés et répugnants de Tsampang Randong dont les membres du squelette vous happaient avec une puissance insoupçonnée, les Niek’Tous dravidiens à peau noire, armés et vêtus à la manière des chasseurs cueilleurs aborigènes, papous et andamans. 
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Ainsi, tout ce qui avait existé ou qui, un jour existerait dans le but de tuer, de se repaître d’étripages et de meurtres, s’écoulait dans la brèche béante de l’Agartha où tous les temps de tous les Multivers culbutaient, semblant échapper au contrôle mental du plus jeune des Yings Lungs.
À quel dessein appartenait réellement ce tohu-bohu généralisé?
Les corridors de la cité autrefois préservée, mais, qui, désormais ne l’était plus et ne le serait peut-être jamais, résonnaient de cris, d’imprécations, de hurlements, de rugissements. Tous étaient émis par les soldats de cette bataille titanesque, dépassant, et de loin, tous les récits mythique du Maha barata et de l’Iliade, allant des Canciones sobre El Cid Campeador aux pièces de Shakespeare.
Dans les couloirs aussi bien que les patios, les gymnases que les jardins, ou encore les salles de repos et les appartements  privés, on pouvait y croiser les combattants de toutes les civilisations qui avaient ou qui, dans un jour lointain et incertain, devaient opter pour Polemos comme guide de conduite.
Les citoyens de Shangri-La, autrefois privilégiés, payaient un lourd tribut à ce méli-mélo digne des films de Sam Peckinpah, Cesar Romero, Quentin Tarentino et j’en oublie… pour preuves, les dizaines et dizaines de cadavres éparpillés dans tous les niveaux de la cité empuantie par l’odeur entêtante du sang et de la mort. Tous les corps présentaient d’affreuses blessures létales.
Exit Frédéric Tellier, deux lances et trois haches au milieu de la poitrine, embrassant fraternellement dans les bras de la Grande Faucheuse un Albriss démembré dont tout le sang jaune soufré s’était répandu sur le sol mosaïque de lumière. Exit Fernand Gravey et Pierre Fresnay, Michel Simon et Chtuh, tous les quatre décapités par les Huns Hephtalites.
Morts empalés Kilius, Uruhu, Tenzin Musuweni… crucifiés au plafond Eloum, Raeva, Jacinto et Spénéloss… écrasés sous les décombres Marteau-pilon, Stamon, Grronkt et tant d’autres. Dépecé Denis O’Rourke.
Kiku U Tu n’avait pas fui face aux vagues d’invasion. Longtemps, il s’était battu, mais, maintenant, la mâchoire pantelante, la queue sectionnée, il gisait dans l’atrium et le sang qu’il avait répandu sans avarice mettrait longtemps à sécher.
Près des salles de maintenance de l’ingénierie, Paracelse butta sur l’énorme corps de Khrumpf, le dernier Troodon à avoir respiré une bouffée d’air…somme toute virtuelle. Près de sa gueule formidable et grande ouverte, étaient étendus sans vie quarante-cinq répliques, pas une de moins, de Zoltan Pradesh. Un peu plus loin, Guillaume Mortot avait succombé sous les glaives de huit Spartiates égarés dans le Rot du Dragon. le jeune homme n’avait pas démérité comme on le voit.
Benjamin, quant à lui, n’avait pu triompher de cent dix Hyksos projetés dans cet univers par inadvertance. Son corps étêté s’en était allé s’embrocher sur un harpon alors que sa tête avait roulé jusqu’aux pieds du chef Hittite.
Le sang versé généreusement imprégnait à cette heure tous les murs de l’Agartha. D’elle émanaient des soupirs et des râles, des pleurs et des sanglots qui ne voulaient pas s’éteindre. Car la cité était vivante, car Shangri-La, blessée, martyrisée, souffrait à l’unisson avec ses résidents, sa prolongation animée et incarnée. Les teintes mauves, groseilles, pourpres, marron des liquides hématiques se mêlaient en une étrange soupe, dessinant de bien fascinantes et repoussantes arabesques.
Épinglée sur la porte d’un sas, on pouvait reconnaître la dépouille de Gravv, le Lycanthrope courageux qui n’avait pas failli bien que ses ennemis fussent deux cents Cimmériens bien musculeux, bien gigantesques, qui prenaient leur pied en écorchant leurs victimes. Il est bon de savoir que le roi de cette tribu présentait une ressemblance évidente et voulue avec un acteur bien connu des films de genre des années 1980 de la chronoligne 1721 bis, nous parlons là d’Arnulf Überschnaps.
Dans cette foire à l’hallali s’étaient perdus trois équipages de navires Vikings, cinq tribus mexicas portées sur la cardiotomie, deux impies Zoulous dont l’un venu en droite ligne d’Islandwana, et de nombreux  autres assassins du même acabit, tous considérés comme des héros parmi leur peuple.
Les guerriers envahisseurs survivants brandissaient les fourrures et les peaux encore dégoulinantes et tièdes de sang des vaillants loups qui avaient eu pour noms Guerreure, Murgrav, Murdir et Rhuhrr. Tous auraient mérité de voir leur patronyme brodé avec des fils d’or sur les étendards de la gloire et de l’immortalité.
On pouvait penser que Dan El avait perdu l’esprit de laisser ainsi sa cité édifiée avec tant de soin subir les horreurs de l’invasion, à moins que, submergé par l’Energie Sombre, il ne parvînt plus à dompter celle-ci. En fait ce sacrifice appartenait à un stratégie mûrie longuement, durant des éons.
Du dernier cercle, il ne restait plus debout - mais pour combien de temps encore? - que le fidèle, le dévoué, le magnifique Symphorien Nestorius Craddock, tailladé de toute part, perdant son sang par cent blessures différentes mais ayant encore assez de force pour beugler, invectiver l’adversaire, dague laser et disrupteur aux poings.
- Zapotèques à plumes de Cirque Maxime! Pirates de calebasses à trous! Poubellosaures de décharges de latomies de Tsanu II le Copronyme! Dégustez-moi ça! Et encore ça! Hoplites de carton-pâte allez brûler en enfer!
La main gauche du capitaine du Vaillant parvenait encore à larder et larder toujours le Haän, le Spartiate, le Zoulou, le Viking, le Cimmérien, le SS, le Grognard, le grenadier géant du vieux Fritz, le Cao Cun numéro 2723, le samouraï. Sa dague laser s’était métamorphosée en épée de sang.
Hélas, trois fois hélas! Le disrupteur en vint à se décharger totalement.
Alors, ce fut la curée.
Craddock le Vaillant, Craddock le Sublime, qui donc chantera tes exploits, tes prodiges dans les siècles qui ne seront pas?
Symphorien mourut, oui mourut, en proférant une ultime insulte:
- Archéopithèques de mes deux! 
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Le flot d’injures se tarit brusquement et l’œil gauche arraché du capitaine d’eau de cale assista à l’effondrement des corridors de Shangri-La, toute la cité devenue sable. Tout ne fut plus alors que Néant et, au milieu de ce rien, dépourvu de couleurs, des miaulements amplifiés, renvoyés en échos dans le vide, pitoyables gémissements émis par un gros chat noir et blanc au poil mi-long et aux yeux bleus, déclenchaient chez le maître des frissons de regrets et des tsunamis de remords.
- Miaouuuu!
Ce qui signifiait à peu près en langage félin « seul? Tu me laisses seul? »…
Comme suspendu dans le vide, au-dessus de l’effroyable abîme, Ufo ne parvenait pas à atteindre le couloir spiralé qui subsistait à trente-cinq mètres à peine de lui, brane épargnée de Shalaryd non pas par la mansuétude problématique de Fu mais par Dan El qui ne se résolvait pas à la disparition de son animal familier.
Accablé par toutes les souffrances qu’il était obligé d’infliger, toutes les atrocités supportées par ses amis et féaux, écartelé par le regret, désirant repousser l’abomination, il pleurait, pleurait encore mais ne cédait pas à sa faiblesse.
Mourir pour renaître! Cette fois-ci pour de bon…

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