dimanche 4 décembre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 6 1ere partie.

Chapitre 6

Dans la base secrète du Xinjiang, celle-la même où les Chinois avaient tenté de faire naître des armées de surhommes, l’ancien chef des services secrets dans les services secrets voulait à tout prix voir confirmé l’aspect du centre occulte de recherches dans une piste parallèle proche, celle où Sun Wu fils réussissait, à son grand dam, à créer le cruel Timour Singh.

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Sortant de sa combinaison un étrange appareil, il l’actionna. Pour un profane, l’engin ressemblait à un antique téléphone portable du début du XXIe siècle. En fait, il s’agissait d’un démodulateur temporel d’une technologie ultra sophistiquée provenant des recherches helladiennes théoriquement les moins diffusées.

Comment donc André Fermat avait-il pu se procurer un tel engin? Mystère! Le maître espion avait à sa disposition tout un assortiment d’appareils et d’outils sur le plan matériel et d’informateurs sur le plan humain qui faisait qu’il savait tout sur tous dans la plus grande partie de la Galaxie.

Lorsque Fermat sortit le démodulateur de sa poche, Daniel Lin ne s’en étonna pas. Il connaissait son existence et avait déjà vu André s’en servir. L’engin fabuleux fut activé déclenchant des « oh » de stupéfaction en rafales de la part de Violetta et d’Aure-Elise. Quant à Craddock, il dut se pincer pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.

De son côté, Gwenaëlle tremblait, pâlissant à vue d’œil, se mordant les lèvres jusqu’au sang, mais ne pouvant s’enfuir, toujours sous l’emprise mentale de son amant. Elle lui jetait des regards à la fois terrifiés et suppliants mais rien n’y faisait, le daryl androïde demeurait inflexible.

Mais pourquoi de telles réactions?

Instantanément, la totalité du décor, les murs, les plafonds, le sol, les objets hétéroclites et les meubles dépareillés avaient subi une profonde et importante modification; on aurait pu croire à un phénomène d’origine magique.

Cette fois-ci, l’outillage, la technologie et les cuves paraissaient plus aboutis. Cependant, les murs présentaient des impacts noircis tandis que de nombreux câbles avaient fondu. Cela n’empêchait toutefois pas de lire sur la porte du laboratoire dans une graphie classique en mandarin châtié: « chambre de nidation du premier groupe témoin ».

- Vous l’avez votre preuve, non? Murmura ironiquement Daniel Lin à l’oreille du vice amiral.

- Oui, je le reconnais, émit le maître espion. Commandant, je n’ai jamais douté de vous.

- Hum… de toute façon, avec cet engin, vous savez depuis longtemps que l’Univers porte mal son nom.

- Euh… grogna Craddock. Moi, j’suis comme Saint Thomas. Je ne vois dans toute cette fantasmagorie que de simples effets holographiques.

- Voilà qu’une fois encore notre marinier d’eau douce manifeste sa mauvaise humeur! Siffla perfidement Violetta. Franchement, ça devient lassant.

- Toi, la mijaurée, tu vas recevoir la baffe de ta vie! Répliqua vertement Symphorien.

- Tout le monde se calme! Ordonna Daniel Lin.

Le ton ferme du daryl androïde fit taire Craddock. Fermat reprit:

- Commandant Wu, peut-être aurions-nous dû nous translater dans cette chrono ligne. Ainsi nous aurions disposé d’une technologie plus appropriée à votre projet.

- Amiral, vous semblez oublier les radiations, répliqua l’intéressé.

Tout en devisant ainsi, le petit groupe n’en continuait pas moins à avancer au cœur du laboratoire central, y compris Gwenaëlle domptée par le regard du daryl androïde. La jeune femme tentait de faire taire sa peur. Elle comprenait vaguement que toute cette magie dont elle voyait les manifestations était supérieure à celle qu’elle employait habituellement.

Cependant, mentalement, Daniel Lin poursuivait son contact avec la Celte.

- Ce ne sont que des fantômes, Gwen. Des êtres comme toi et moi, morts du fait de leurs erreurs, à cause de leur orgueil.

- Oui, mon maître… mais ces inaboutis dans cette eau trouble ressemblent à des enfançons géants. Explique-moi Daniel Lin, mon maître.

- Gwen, Daniel Lin, tout court. Tu n’es pas mon esclave. Plus tard, dans la nuit, lorsque nous serons seuls.

Intriguée, Violetta n’en jouait pas moins les blasées.

- Moui… ce n’est pas mal. Mais pourrais-je voir encore mieux? Plus surprenant? Tout ceci ressemble un peu trop aux holofilms d’horreur dont je suis si friande. Et puis, aussi, ce qui serait super, ce serait que je puisse toucher tout ce qui m’entoure et non pas passer au travers de ce décor en 3D.

Devant l’innocence de l’adolescente, André Fermat sourit malgré lui. Certes, le plus souvent, elle l’agaçait, mais parfois, aussi, elle l’amusait.

- Ah! Enseigne Grimaud, vous voulez donc à la fois voir et toucher? Impossible avec cet appareil. Je n’ai pas de matérialisateur temporel. Mais je puis vous montrer davantage.

- Davantage? C’est-à-dire? Rugit Craddock qui se les gelait sérieusement. Cela avait pour effet d’accentuer sa mauvaise humeur habituelle. Des décors en ruine, des technologies fantômes dépassées, des simili ectoplasmes à la graisse de cachalot?

Préférant hausser les épaules à cette diatribe, le vice amiral Fermat frôla discrètement une touche sensitive de son démodulateur de poche. Aussitôt, un nouveau décor remplaça le précédent.

Cette fois-ci, la salle s’incurva, les plafonds se voûtèrent, et les murs s’ornèrent de miroirs d’or. Soudain, tout grouilla de vie. Désormais, des dizaines de biologistes allaient et venaient dans le laboratoire, s’activaient à des tâches mystérieuses, passant au travers de nos personnages comme si ceux-ci n’existaient pas. Étrange impression! On pouvait se demander qui était vivant, qui était mort.

Évidemment, Gwenaëlle céda à la panique. Elle allait hurler mais son cri s’étrangla dans sa gorge.

Quant à Aure-Elise, elle avait envie de parler, de dire n’importe quoi afin d’exorciser la peur qui la gagnait. Mais la jeune femme s’en garda bien, supposant avec raison que sa voix pouvait parvenir aux oreilles des occupants de cet univers.

Daniel Lin répondit télépathiquement à sa question muette tout en conservant son contrôle mental sur la Celte.

- Voici Shalaryd, la cité d’or. À ses débuts, par ce que je puis en juger, un peu plus d’un siècle après la Grande Catastrophe survenue le 15 avril 2045.

Son message télépathique fut également capté par ses amis. Mais il lui fallait prendre garde. Les habitants de Shalaryd, mutants pour la plupart, pouvaient être dotés des mêmes talents que lui.

- L’homme que vous voyez près de la table transparente, en train d’imiter Victor Frankenstein, n’est autre qu’Okland di Stefano, reprit le daryl androïde après une courte pause qu’il avait mise à profit pour renforcer et moduler à la fois ses boucliers mentaux. Il n’a pas encore transféré son Ka dans ses clones, et n’a réellement que trente-deux ans.

Aure-Elise s’approcha du spectre avec circonspection, mue par une curiosité naturelle, et se mit à l’observer avec attention. L’individu était grand, bien plus que le vice amiral, pourtant doté d’une bonne taille. Okland frôlait les deux mètres. Par rapport à sa chevelure blanche, son teint cuivré frappait. Il portait les cheveux longs et ceux-ci cascadaient librement sur ses épaules. Ses yeux, dépourvus d’iris, effrayaient tandis que ses mains arboraient chacune une phalange supplémentaire au petit doigt, qui, ici, en l’occurrence portait mal son nom.

- Les différences physiques, à quoi sont-elles dues? Interrogea dans un souffle à peine perceptible l’ex-épouse du diplomate d’Elcourt.

- Aux mutations engendrées par les radiations atomiques, répondit Daniel Lin toujours sur le mode mental. Mais avec Okland, nous avons affaire à la quatrième génération de mutations.

Avant que Violetta, à son tour, ne formulât une autre question, l’ex-commandant Wu s’excusa auprès de Gwenaëlle de sa brutalité relative à son égard.

- Gwen, pardonne-moi. Il faut me comprendre. Si tu cèdes à ta peur, tu nous mets tous en péril. Les hommes que tu vois ici s’adonnent à de mystérieuses activités, mystérieuses pour toi et pour la plupart de mes amis. Ils ignorent notre présence et doivent l’ignorer. Or, si tu cries, si tu paniques, ils vont savoir que nous sommes là. Alors, ils vont essayer de parvenir jusqu’à nous… saisis-tu?

- Oui, Daniel Lin.

- Tu n’as pas trop mal à la tête?

- C’est supportable. J’ai connu plus douloureux.

- Je veux bien relâcher ma pression et te faire confiance, Gwen.

- Non, mon maître, garde-t’en bien! Je ne réponds pas de moi. Si tu me dis que c’est pour ta protection et celle des tiens, ce n’est pas grave.

- Entendu. Dès que Fermat désactive le démodulateur, je stoppe mon contrôle mental. Je te le promets, Gwen. Courage!

- Je n’en manque pas Daniel Lin.

- Je le sais.

Cependant, Violetta hasardait une remarque:

- On ne peut pas s’installer là; à Shalaryd, puisque c’est trop peuplé…

- Effectivement, enseigne.

- Hum. Sommes-nous pour autant condamnés à vivre dans les ruines de la base chinoise? Sans confort, sans lumière, sans chaleur et sans nourriture? Bigre, cela ne me plaît guère comme perspective!

Daniel Lin se hâta alors de rassurer sa « fille ».

- Le vice amiral et moi-même avons déjà abordé cet aspect du problème; nous envisageons quelques excursions de ravitaillement dans les différentes pistes temporelles.

- Excursions? Bel euphémisme! Siffla Symphorien, toujours bougon.

- Disons des raids afin de voler tout ce dont nous aurons besoin, concéda le commandant Wu. Dans un premier temps toutefois. Lorsque la cité sera autonome, les pillages cesseront, évidemment.

- Tant mieux, répondit Aure-Elise en écho mais toujours mentalement. Cependant, nous nous ferons une joie de piller les bases militaires de notre Empire!

- Bravo, chère madame! Jeta Craddock.

Il n’en dit pas plus, retenant avec peine un éternuement qui se serait révélé des plus sonores et donc dangereux pour la sécurité de tout le petit groupe. Tout cela à cause de ce froid insidieux qui vous transformait lentement mais sûrement en congères sur pattes.

S’intéressant aux actes de di Stefano, le capitaine s’approcha de la fantomatique silhouette et fit:

- Que trafique-t-il là? Il assemble quoi? Ou plutôt qui? Une machine à forme humaine? Un robot pensant? Une fantasmagorie de carnaval? Un guignol? Un bossu en bois de coudrier?

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- Non, Craddock c’est à la fois plus sophistiqué et plus abominable, renseigna Daniel Lin soudain lugubre et profondément désolé. Observez bien sur le front la marque arborée par la créature. Il s’agit d’un numéro de série.

- Ah! Je ne lis pas le grec.

- Nous avons devant nous un homme robot prototype de la série Thêta Zêta. Le numéro qui figure sur le côté du cartouche est un quatre. D’ici deux siècles environ, ces esclaves seront au point et porteront des noms exotiques et poétiques comme ceux de Lepaïola, Yaktam, Klatoo, Kintu, etc.

- Votre visage s’est assombri, constata Aure-Elise. Cela signifie-t-il donc que ces êtres auront conscience d’eux-mêmes?

- Hélas oui!

- Ah! C’est bien triste. Mais le Paradis, puis-je le voir?

- Shangri-La? Pourquoi pas?

Fermat, avec bonne volonté, effleura une nouvelle fois l’écran ultra sensible du démodulateur.

L’Agartha se matérialisa; l’Empire souterrain du Roi du Monde appartenait à une civilisation chamanique, sibéro-mongole, où les pouvoirs de l’esprit avaient remplacé la technologie, où l’homme vivait en parfaite harmonie avec la terre mère nourricière.

La cavité se présentait toujours incurvée, voussée, mais la roche des parois de l’immense salle était maintenant recouverte d’un tapis de quartz bleu et poli qui luisait dans la semi clarté, conférant au lieu un aspect féerique et apaisant. De l’encens brûlait dans des coupes. Mais les fumées odorantes ne parvenaient pas jusqu’à nos amis.

Sur des autels dressés stratégiquement dans la caverne, des inscriptions en langue mongole étaient gravées, à l’aide de caractères fort éloignés du grec, du latin et du mandarin. Daniel Lin y reconnut pourtant une écriture apparentée à la famille mongolo-tibétaine. Fasciné, il se mit à lire les textes votifs.

Pendant ce temps, l’Empereur de l’Agartha siégeait sur son trône damasquiné d’or et d’argent; il portait sur la tête une sorte de chape surmontée d’un cône de graisse de yack en train de fondre. Tous les doigts de ses mains étaient chargés de bagues aux pierres semi précieuses.

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Les courtisans, du moins ceux qui avaient obtenu audience, s’avançaient en rampant vers le souverain et éviter de redresser la tête afin de ne pas croiser le regard de leur monarque. Pour les croyants de ce monde, le roi était habité par les souffles divins des 4004 divinités ou esprits qui peuplent la terre, le bois, l’eau, le feu et le métal.

Violetta s’étonna.

- Mais il n’y a aucune technologie ici! On ne dirait pas qu’on se trouve en plein milieu du XXIIe siècle.

Daniel Lin sourit furtivement et répliqua:

- Ma fille, la technologie de cet univers n’est pas immédiatement identifiable pour un profane. Toutefois, pour ceux qui savent observer, ils s’aperçoivent, après un examen attentif, que dans la cité de l’Agartha, les hommes maîtrisent la métallurgie, l’orfèvrerie, le tissage, l’hydraulique, et les techniques du contrôle de la pensée et du corps. La lévitation, la bilocation, la télékinésie, la télépathie et plus encore sont ici monnaie courante…

- Tu plaisantes, sans doute?

- Je n’ai jamais été aussi sérieux! Les meilleurs des sujets de l’Empereur parviennent même à communiquer par-delà les continents, y compris avec des êtres non humains.

Tambourinant sur un rythme lent une étrange mélopée, des chamanes vêtus de peaux de yack entouraient le trône du souverain. Leur chant ressemblait quelque peu à celui des Amérindiens du continent nord américain.

Mais, parmi les courtisans, se trouvait, incongrûment, un prince Moghol portant des vêtements richement brodés, en soie, à la mode du XVIIe siècle. Cette présence passa inaperçue aux yeux de tous, sauf à ceux du daryl androïde qui, cependant, n’en montra rien.

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Daniel Lin avait encore renforcé ses boucliers mentaux car, lorsque le démodulateur était branché, des télépathes puissants pouvaient parfaitement capter la présence d’autres liseurs d’esprits dans les parages, même si ces derniers étaient dissimulés dans d’autres dimensions. L’ex-commandant Wu s’étonnait intérieurement.

« Shah Jahan à Shangri-La? En 2152? Comment cela est-il possible? Encore un mystère qu’il me faudra éclaircir. Aïe! Il croise mon regard. Il me voit. La preuve: il baisse les yeux et se retire à reculons ».

Alors que, judicieusement, Fermat s’apprêtait à éteindre le démodulateur, Craddock qui n’en pouvait plus et tremblait de froid, éternua bruyamment, envoyant ses postillons et ses microbes sur le fragile écran de l’appareil.

Une autre réalité surgit bien évidemment. Maintenant, des rails, un peu partout, qui se croisaient, qui divergeaient, partant dans des directions différentes, des Kugelwagen mais électriques, des spots lumineux, des drapeaux rouges, blancs et noirs, à la svastika inversée de sinistre mémoire. Les parois blindées d’acier s’ornaient de gigantesques portraits en 3D du Führer original. Il s’agissait d’animations qui rendaient ainsi immortel le fondateur du Troisième Reich.

Adolf pivotait, passant de profil, de dos, de trois quart et de face. Il discourait, éructant contre des ennemis depuis longtemps enterrés.

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Le laboratoire était aux mains d’une section de l’Ahnenerbe, celle qui travaillait sur le monde aryano tibétain. Mais en ce 2152, les SS ressemblaient à des Robocops perfectionnés, aux gilets pare-balles gonflés, fabriqués dans un tissu moiré qui pouvait être renforcé par des multi couches de duracier.

Fermat rageait mais, dominant sa colère, de sa main gantée, réactiva la première touche qu’il avait effleurée en allumant le démodulateur. Le laboratoire où naquit Timour Singh réapparut.

Penaud, baissant la tête, Craddock déambula de cuve en cuve, essayant de comprendre ce qui se tramait là.

- Commandant, fit-il s’adressant à Daniel Lin, à part le clonage, qu’est-ce qu’on mijotait dans ces soupes croupissantes d’eau de cale?

Ce fut le vice amiral qui, ayant respiré longuement et ayant recouvré ainsi sa sérénité, lui répondit avec une pointe d’ironie.

- Le rêve de l’homme parfait, cela doit bien vous dire quelque chose, non?

- Oh que oui! Il me semble que le Jérôme Napoléon a mis sur pieds un régiment de surhommes. Toutefois, un bruit persistant court comme quoi ces géants seraient totalement dépourvus d’intelligence; ce ne seraient que des bougres d’athlètes incomplets, dopés à la graisse de cargo des mers orientales…

- Ce n’est pas qu’un bruit. Renseigna Daniel Lin à son tour en soupirant. Ces tristes sires existent bel et bien. Leur concepteur a volontairement réduit leur capacité cognitive. Il fallait bien les empêcher de se révolter! Ainsi, ces êtres peuvent tout juste tuer sans craindre ni la douleur ni la mort dont ils n’ont pas conscience. Ils naissent adultes et meurent séniles après une vie de dix-huit mois au grand maximum. Au départ, ils n’ont été fabriqués que pour servir de réserves d’organes. Puis, les militaires s’en sont emparés et les ont « améliorés ». Toutes les hautes pontes de l’Empire, d’un certain âge, ont un rein, un foie ou un poumon au moins, issus de ces cultures spéciales.

Fermat compléta, la mine dure:

- De tous temps, quels que soient les mondes, les riches et les puissants ne se sont jamais embarrassés de principes éthiques! Cependant, chez les Napoléonides et ailleurs, il existe une technologie moins onéreuse et peut-être sans doute moins… barbare. Celle déjà ancienne originaire de l’Empire du Milieu. Je pense aux clones mono organiques de Deng Zhi Mouh, du nom de leur concepteur au XXIe siècle. À l’origine, ces cultures n’avaient qu’une durée de vie assez limitée, dix ans si je m’en souviens bien. Aujourd’hui, elles dépassent le siècle, une fois implantées chez les clients, et ce sans générer d’infection ou rejet. Désormais, les classes moyennes, en se serrant la ceinture, peuvent se payer un organe de rechange. Il est entendu que l’espérance de vie du peuple n’excède pas cinquante ans. Et c’est suffisant, selon mon point de vue!

- Hum… je ne suis pas d’accord sur ce point, fit Craddock en fronçant les sourcils.

Gwenaëlle, que cet échange ennuyait, avait eu le courage de franchir seule un sas. Ses compagnons la suivirent pour atteindre, quatre niveaux plus bas, un lieu entièrement dévasté par un ultime combat désespéré. Ici, point de laboratoire, de techniques élaborées de recherches, mais des moyens sophistiqués de communication. Des holoprojecteurs, des écrans tactiles, des interfaces conviviales issues de la nano informatique, à reconnaissance vocale et à l’iris.

Sur la console du plus grand et du plus puissant transmetteur était affalé le corps à demi calciné d’un haut dignitaire ou d’un puissant personnage. Le cadavre, encore vêtu de pourpre et de jaune, portait à la main gauche une énorme émeraude. Il avait péri, le corps transpercé par une lance à fragmentation. Les matériaux polymères de l’arme avaient pour propriété de se séparer du corps mère et de se diffuser à l’intérieur de la victime en y faisant des dégâts irréversibles. Les poumons, le cœur, les artères et le cerveau étaient les cibles privilégiées de cette démoniaque invention. Une fois arrivées à destination, les minuscules plaquettes explosaient, entraînant le blessé dans une effroyable agonie.

Toujours poussé par sa fascination morbide, Daniel Lin s’approcha de l’atroce dépouille.

- Le Très Précieux, fit-il sur un ton indéfinissable, le chancre de l’humanité, l’étron de la Terre… Je lui dois en quelque sorte mon existence… Timour Singh en personne, dans sa dernière demeure, son ultime refuge secret et non son clone mort dignement, lui, lors de l’assaut final du Potala ainsi que les Helladoï l’avaient filmé. Et voici ce qui reste de sa Cour, des corps amalgamés et vitrifiés. Édifiant, n’est-ce pas? Un peu en retrait, le serviteur dévoué, fidèle en dépit de toutes les humiliations subies, qui a exécuté les derniers ordres de son souverain, le tuant comme celui-ci l’avait exigé. Timour Singh avait peur d’être jugé par des humains ordinaires, et refusait de n’être plus qu’un dictateur déchu. L’homme de confiance, son terrible geste accompli, s’est empoisonné, comme le prouve cette petite fiole à ses côtés, comportant le symbole de la mort en mandarin sur le minuscule bouchon.

Le commandant Wu s’attarda dans l’examen de l’affreuse et abominable momie ratatinée du serviteur, le visage figé arborant un rictus de souffrance inoubliable. Il se forçait à n’afficher qu’un cynisme marqué alors qu’il était profondément troublé. Mais il lui fallait dissimuler ses émotions et ne pas perdre la face.

Violetta, peut-être pas si dupe, s’écria:

- Ce que ça pue la mort, ici! Papa, le nom de ce serviteur, tu le connais?

- Oui, ma grande: Nuang Haum. Croyais-tu donc me coller?

Comme nous pouvons le remarquer, Daniel Lin Wu possédait des connaissances particulièrement étendues, voire faramineuses. Son cerveau partiellement positronique l’y aidait. Il en allait de même de Fermat. Mais dans son cas, c’était plus qu’étrange.

***************

17 avril 1868, 11 heures du matin.

André Levasseur avait chaussé ses lunettes afin de travailler sans migraine et de consulter plus rapidement les journaux et autres documents mis à sa disposition en tant que rédacteur en chef du quotidien Le Matin par le bibliothécaire des Archives Nationales. Le jeune homme s’était installé dans une petite pièce qui contenait tous les doubles des journaux publiés en France depuis l’installation de l’Empire. L’étroite pièce, fort encombrée par de grands volumes reliés in folio, manquait de lumière et sentait le renfermé. Ici, l’éclairage au gaz était banni pour des raisons de sécurité. Seuls les palais impériaux et les ministères étaient éclairés à l’électricité.

Notre jeune homme s’usait donc les yeux, parcourant des nouvelles obsolètes inintéressantes. Il bâillait, se rongeait les ongles d’impatience tout en croquant par intermittence une pomme rainette pour tromper à la fois sa faim et son ennui.

Après de longues heures studieuses, André finit par comprendre qu’il ne trouverait rien de révélateur et décida de remonter plus haut dans le temps et de consulter la Gazette de France, la période concernant les dernières années du règne de Louis XVI.

Il sortit de l’antre et demanda au préposé les clefs qui ouvraient l’entrepôt des journaux de l’ancienne monarchie. Le vieux bonhomme, qui avait porté l’uniforme une trentaine d’années auparavant, bougonna:

- Hé, le gratte-papier, pour cela, il vous faut une autorisation spéciale, signée de Persigny lui-même!

- Ah! Je m’en doutais. La voici! J’avais anticipé votre demande.

Avec aplomb, Levasseur sortit alors de sa redingote ledit papelard, le sésame qui arborait le cachet personnel du Ministre de l’Intérieur. Ajustant ses demi-lunes, Gustave Garrault acquiesça.

- Il fallait me le dire! Voici les clefs. Vous pouvez monter.

La lettre signée par Persigny était en fait un faux magnifique forgé par Frédéric Tellier. En effet, l’Artiste pouvait imiter toutes les écritures et disposait de tous les tampons nécessaires. À la vue du sésame, le Ministre lui-même aurait pu croire qu’il l’avait bel et bien rédigé mais qu’il ne s’en souvenait plus!

Levasseur reprit donc ses recherches fastidieuses. Heureusement, il avait fait une ample provision de pommes. Avec méthode, il consulta les numéros de la Gazette de France à partir du premier jour du règne de Louis XVI, soit le 10 mai 1774. Encore une fois, rien d’intéressant, tout comme pour l’année suivante, 1775.

1776: renvoi de Turgot, mais ce fait ne concernait pas le domaine de ses recherches.

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Déjà cinq heures du soir et l’année 1781 déroulait son cours sans événement pouvant attirer l’attention de notre historien malgré lui. Désormais, aux pieds de Levasseur s’entassaient dix-huit trognons de pomme au bas mot.

De temps à autre, les yeux las, André se frottait des paupières devenues aussi noires que l’encre vieillie des feuilles antédiluviennes qu’il parcourait consciencieusement.

Enfin, dans un numéro daté de la semaine du 22 mai 1782, Levasseur remarqua la publication d’un mémoire destiné au Roy, signé du marquis de Ségur, secrétaire d’État à la Guerre. Ledit mémoire traitait de l’adoption nécessaire d’armes nouvelles au sein des régiments français, de canons à tirs multiples, de fusils à répétition se chargeant par la culasse, de vaisseaux insubmersibles, de ballons aériens - un an avant les frères Montgolfier - déjà à gouvernail et nommés « ballons éthérés », de pistolets à barillet rechargeables indéfiniment, d’obus cylindro- coniques, d’épîtres galvaniques - le télégraphe électrique - appelées plus tard « la voix des anges », et ainsi de suite.

Au détour de cette longue énumération, le marquis de Ségur rendait hommage à l’inventeur de ces merveilles guerrières, le comte piémontais Galeazzo di Fabbrini.

André sursauta.

Puis, tout excité d’avoir enfin dénichée l’information recherchée, et quelle information, le jeune homme faillit faire tomber la lampe à huile qui reposait en équilibre précaire sur une quinzaine de volumes reliés de la gazette. Faisant fi de la préciosité du document, Levasseur arracha les pages tant convoitées et les dissimula sous sa chemise. Puis, il ramassa les trognons de pomme pour les jeter sans façon par la lucarne. Il partit tout heureux, n’oubliant pas de ramener la lampe et les clefs au vieux Gustave.

Notre jeune homme qui s’en revenait au journal Le Matin était à faire peur. Sa redingote gris perle coupée à la dernière mode était maintenant maculée de traces noires, itou pour son visage. Ses gants avaient perdu leur fraîcheur beurre frais. Néanmoins, malgré cette tenue des plus négligées, un automédon accepta de le prendre en charge.

***************

Le même soir, vingt-deux heures quinze, chez Louise de Frontignac, alias Brelan d’as. Le salon de son hôtel particulier avait été transformé afin d’accueillir une séance peu ordinaire de spiritisme. Les volets étaient hermétiquement clos, les rideaux de lourd velours soigneusement tirés. Sur le tablier de la cheminée, reposaient des chandeliers en argent massif qui supportaient des bougies de cire rouge.

Sur les murs, des tableaux de Corot avaient été masqués.

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Au centre de la pièce, huit fauteuils entouraient un gracieux guéridon.

Ayant étalé largement sa robe crinoline de veuve, Louise de Frontignac, les cheveux ramenés en arrière, expliquait une dernière fois ce que la petite assistance de fidèles allait tenter.

Il y avait là Louise, bien sûr, mais aussi Marteau-pilon, Pieds Légers, Doigts de Fée, Saturnin de Beauséjour, le Piscator, André Levasseur et Frédéric Tellier.

Doigts de Fée, excitée, ne comprenait pas véritablement l’enjeu de la chose. Elle papillonnait.

- Ainsi, nous allons invoquer les esprits des morts, mais des morts qui ne sont pas encore morts, et qui vivent dans notre futur. Pour connaître l’avenir, le nôtre?

André Levasseur soupira ostensiblement.

- Cela n’a rien à voir avec une vulgaire séance de spiritisme, marmonna-t-il avec agacement.

Saturnin de Beauséjour qui se piquait d’érudition, déclara d’une voix sentencieuse:

- Je crois que cela a plutôt à voir avec les sciences occultes du peuple mystérieux du Tibet. Une sorte de métempsychose…

Il buta sur le mot.

Le Piscator ricana.

- Ouais, c’est comme ma moitié qui m’a parlé il y a peu d’Alan Cardec!

Pieds Légers ne put s’empêcher de pouffer.

- Ah! Ta moitié! Elle est sacrément fortiche et musclée! Hier, je l’ai vue qui livrait un charreton aux bougnats de l’Île Saint-Louis.

Devant le regard sévère du danseur de cordes, l’adolescent se tut.

L’Artiste reprit:

- Comme vous le savez tous, je suis capable d’envoyer ma pensée loin d’ici, de la projeter à travers l’espace et le temps. Mais j’ai besoin d’un multiplicateur afin de ne pas me tromper de destinataire.

- Qui visez-vous, maître? Demanda Marteau-pilon.

- Quelqu’un que je rencontrais naguère. Vous allez suivre mes instructions scrupuleusement. Vous devez tous respirer profondément, lentement, puis, faire le vide dans votre esprit, ne plus penser à rien. Ensuite, vous devez vous laisser envahir par l’essence même de cette pièce, vous confondre avec elle, avec chacun des objets de ce salon. Vous focaliser sur l’un d’entre eux. Enfin, lorsque vous vous sentirez emplis d’un sentiment de bien-être total, vous vous concentrerez sur ce nom: Daniel Grimaud.

Pour aider les spirites, les bougies furent éteintes et les ténèbres s’installèrent. Dans le silence relatif établi, on n’entendit plus que le crépitement des bûches qui brûlaient dans l’âtre masqué par un pare-feu.

Les amis et fidèles de Frédéric Tellier percevaient également le tic-tac hypnotique et régulier de la pendulette.

Peu à peu, les respirations des spirites, plus ou moins rapides, s’apaisèrent et se firent plus discrètes tandis que les minutes s’écoulaient inexorablement dans le sablier du temps. Pieds Légers faillit s’assoupir. À l’instant où il dodelina de la tête, il crut voir, les yeux mi-clos, quelque chose de fort vague flotter au-dessus du guéridon. Cette manifestation le réveilla tout à fait.

- Une matérialisation corporelle? Non! C’est impossible!

Et pourtant, elle était bien réelle. Effectivement, une silhouette se formait lentement. Cependant, au lieu de revêtir une forme humaine, elle présentait un aspect inattendu, celui d’un filin ténu, ondulé, qui s’enroulait sur lui-même et se déroulait, s’étendait, semblable à une résille perlée de teinte orangée. Puis, tous perçurent distinctement un sifflement suraigu qui devint une langage articulé, une voix qui prononça en français les paroles suivantes:

- Je viendrai vous rejoindre lorsque j’aurais achevé d’effectuer un retour sur moi-même. Bientôt. Vous qui me connaissez sous le nom de Daniel Grimaud, identité que j’empruntais jadis par commodité, j’ai pris acte de votre contact et de votre demande. Je sais ce qui s’est passé. Je suis conscient que vous avez besoin de moi autant que j’ai besoin de vous. Vous recevrez plus de précision lorsque je serai parmi vous. Rendez-vous toutes les nuits jusqu’à la pleine lune en haut de la Tour Saint Jacques. C’est là que j’apparaîtrai.

La communication cessa net tandis que l’étrange silhouette se dissolvait dans le néant.

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