samedi 11 décembre 2010

Mexafrica 3e partie : Le chevalier au blanc harnois chapitre 20


Chapitre 20
Île d’Hokkaido, an 2478.
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Li Wu initiait avec patience son petit-fils à la cérémonie ancestrale du thé. Sur une table basse, il avait posé une cassette toute en bois précieux, marquetée, d’une valeur inestimable. Un ébéniste y aurait reconnu le santal, le cerisier, le merisier, l’acajou auxquels se mêlaient des incrustations d’écaille et d’ivoire. Le couvercle s’ornait de dragons magnifiquement rendus en nacre et écaille également, peint avec différentes couches de laques. Les animaux fabuleux qu’on aurait pu croire vivants s’entrelaçaient, tentant de se mordre dans des tons dégradés qui se détachaient du fond avec subtilité.

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Daniel admirait l’objet tout en ne perdant pas une miette des actes et gestes de son grand-père. Il se tenait debout, immobile, à cinquante centimètres de l’objet, tentant de réfréner sa curiosité impatiente. Pour lui, jamais les choses n’allaient assez vite.
Une fois ouverte, la cassette révéla des senteurs merveilleuses venant chatouiller agréablement les narines sensibles du néophyte. Chaque case du coffret renfermait un pot à thé d’une finesse et d’une saveur incomparables. Les différents mélanges appartenaient aux secrets de la famille Wu depuis des millénaires. Mais le thé hellados n’avait pas été oublié.
Méticuleusement, le vieux poète philosophe prépara la boisson selon les antiques coutumes chinoises. (Pour plus de détails, voir l’épilogue du roman précédent. Nous refusons de nous répéter!).
Le jeune garçon trépignait, la gourmandise le titillant. Il ne comprenait pas pourquoi la préparation d’une tasse de thé prenait autant de temps. Il n’avait pas encore suffisamment appris la modération et la pondération.
- Mon enfant, un peu de calme! Le réprimanda Li Wu avec une certaine indulgence. Tu vas commettre un sacrilège!
- Un sacrilège, grand-père? Tu y vas un peu fort, non?
- Oui, un sacrilège envers tes ancêtres qui ont cherché durant toute une vie, et même plusieurs vies, le mélange parfait!
- Mais la perfection n’existe pas, ce me semble!
- Certes, mais on doit tendre vers elle, Daniel Lin! Boire une tasse de thé, c’est beaucoup plus que se réchauffer le corps et détendre son esprit! Comment te dire? Te faire comprendre?
- Essaie, grand-père!
- C’est… se fondre au cœur même de l’essence de l’Univers, c’est être un soupçon de bleu dans l’azur… c’est le mouvement de l’aile de l’hirondelle qui vole dans le soir. C’est le bec de la grue pêchant du menu fretin. C’est le miroitement du ruisseau qui court, joyeux, sur les galets.
- Grand-père, tu deviens lyrique mais je ne comprends toujours pas!
- Ah! Daniel! Comme j’envie ta jeunesse et ton innocence! Ton impatience aussi, pourquoi pas? Ton énergie également. Tu me rappelles…
- Toi? A Mon âge?
- J’allais le dire! Mentit le vieil homme. Pour moi, tu es un nuage, un blanc nuage apporté par les vents du septentrion. Reste toujours aussi pur, aussi beau! Miracle, don de la Vie, don du Bouddha, tu réjouis mon vieux cœur qui croyait ne plus pouvoir aimer. Garde toujours en toi cette curiosité, cette envie de tout connaître, cette innocence…
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Anta, toujours captif des geôles de Charmeleu, n’avait pas encore été jeté dans un cul de basse-fosse. Utilisant son droit de moyenne justice, le baron envisageait d’interroger son prisonnier en lui appliquant la question ordinaire. Le Lapon allait donc subir les coins, les brodequins, les poucettes, les tenailles, le fer et l’eau. Se délectant par anticipation de la souffrance de son prisonnier, Arnould espérait que sa proie supporterait les préliminaires pour, ensuite, subir la question extraordinaire, la seule qui déclenchait chez le grand maître de l’ordre le ravissement se manifestant par des tressaillements, des frémissements et des bouffées d’extase!
Dieter Karl, dans ce domaine, n’était pas en reste. Il brûlait d’envie de participer activement à la torture et non pas simplement y assister, rêvant de prendre quelques leçons fort utiles auprès des spécialistes tourmenteurs du passé! Parmi sa troupe, il avait à sa disposition un jeune Untersturmführer particulièrement zélé qui pratiquait avec plus ou moins de bonheur les langues scandinaves et finno-ougriennes.
Cependant, à sa grande déception, Charmeleu resta sourd à ses sollicitations. Aux yeux du grand maître de l’ordre, seuls les propres bourreaux de La Buena Muerte étaient à même de travailler avec art le patient. Il ne fallait pas qu’il meure trop rapidement!
Malgré tout son courage et toute son endurance, Anta finit par parler, mais il n’y eut personne pour traduire ses propos, Dieter Karl ayant été écarté de cette réjouissance ainsi que l’Untersturmführer. Au fait, si Uruhu avait été convié au supplice, il aurait partiellement compris les cris, les hurlements, les hoquets et les plaintes du Lapon car, comme le Basque, les langues Pygmées et Koï- San, pratiquées par les Bushmen et Hottentot, les dialectes finno-ougriens appartenaient à un groupe linguistique directement issu des langues originelles Niek’Toues remontant à plus de trente-cinq mille années. Tout bon K’Tou qui se respectait avait appris la langue de l’adversaire.
A quelques lieues du château, Zoël Amsq savait pertinemment ce que subissait le fidèle Anta. Il tarda, non fortuitement malgré ce que vous pouvez croire, cher lecteur, à récupérer l’homme de main de Merritt. Notre chercheur se délectait de la violence, de la vilenie et du sang.
Lorsqu’enfin Anta fut plus proche de la loque que de l’humain, le scientifique Haän se décida. Mettant à profit l’absence de champ de force après la disparition des démons, Amsq se rematérialisa dans les cachots du château, semant la panique chez les bourreaux. Avec une rapidité et une habileté prodigieuses, Zoël tira, son disrupteur foudroyant les aides armés de tenailles rougies abjectes, destinées à travailler les tendres poitrines humaines.
Après la dissipation des éclairs orange brûlants, Amsq distingua avec satisfaction des trous béants dans les trous de ses victimes! Aux anges, notre scientifique tua et tua encore, un sourire sardonique, cruel sur ses lèvres. L’envoyé spécial de l’Empereur Tsanu XV baignait dans la joie la plus intense. On pouvait penser, à juste titre, qu’il réglait un vieux compte avec l’humanité.
Cependant, un chevalier moins terrorisé que ses frères par la démoniaque apparition, dépourvu de heaume mais le crâne protégé par la cervelière et le camail de mailles pleines de son haubert, saisit une masse d’armes afin de tenter d’abattre l’envoyé non appelé du Malin. Las, la créature écarlate - pour rappel les Haäns étaient des humanoïdes de haute taille aux poils roux - se rendit compte du geste inconsidéré et téméraire de l’homme! Sans un froncement de sourcils, Zoël dirigea alors son faisceau meurtrier en direction du visage du moine soldat, le tout en une fraction de seconde à peine!

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Une atroce odeur de chair brûlée et de métal fondu vint se rajouter aux relents de sang et d’humidité qui stagnaient dans le cachot. Le corps du valeureux chevalier s’affaissa, son visage presque entièrement calciné, méconnaissable, ébauche grotesque, en noir, de ce que devait être une figure humaine.
Désormais sûr de ne pas être dérangé, tout en s’activant à délivrer le lapon, Amsq se permit une réflexion cynique, proférée en bon français du XXIe siècle:
« Par Belzébuth et Lucifer! J’avais oublié combien la chair humaine grillée pouvait puer! ».
Maintenant, il nous faut nous interroger. Pourquoi donc notre chercheur Haän, après la dégelée de la veille, était-il intervenu personnellement pour délivrer le domestique? Nous savons que le Haän était totalement incapable du moindre geste altruiste. Le séide de l’Empereur Tsanu XV n’avait montré nulle émotion noble face au désastre de l’assaut du château fort par ses troupes. Depuis des décennies, il avait pu juger les guerriers de sa nation. Des soldats à l’entendement limité qui brûlaient de mourir au champ d’honneur! Il méprisait son peuple et haïssait encore plus les humains.
En fait, s’il s’était enfin décidé à intervenir, c’était sur l’instance de Merritt dont il avait encore besoin et de Van Vollenhoven. Or, sa déjà longue existence avait sacrifié des milliers et des milliers de Haäns, d’humains, d’Helladoï, de Marnousiens, de Castorii et de bien d’autres encore. D’ici quelques mois, voire quelques semaines, et il allait retourner son alliance. Tant pis pour les Velkriss qui lui avaient accordé leur confiance! L’objectif qu’il poursuivait avait longé un instant celui de Tsanu XIII Gaachak. Et son suzerain du XXXe siècle, manipulé par lui depuis des lustres, n’avait pu qu’approuver ce plan.
Zoël, ce génie de la fourberie, connaissait parfaitement les véritables origines de l’Empereur Tsanu XIII. Il n’avait qu’à abaisser une paupière pour ramener à son époque le baron Opalaanka et le laisser mourir de faim ou d’épuisement dans le sinistrement célèbre bagne de Penkloss!
Mais voilà: un geste inconsidéré de sa part, et cette chrono ligne rétablie entraînait inévitablement la résurrection des plus inopportunes des maudits Asturkruks! Zoël Amsq devait donc encore faire preuve de prudence à son grand dam. Il servait Tsanu XV qui régnait en autocrate au XXXe siècle. Mais lorsque la totalité du bio translateur serait entre ses mains, les choses changeraient et il pourrait s’offrir le Pan trans multivers. Tant pis pour tous ceux qui avaient entravé ses projets, l’avaient humilié, l’avaient méprisé! Tant pis avant tout et surtout pour le daryl androïde Daniel lin Wu, ce maudit mutant!
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Les Soviétiques, eux aussi, avaient piteusement échoué en 1249. In extremis cependant, Pavel avait pu récupérer un translateur de secours. Accompagné du seul garde d’élite du KGB survivant, il regagna tant bien que mal l’année 1961.
Fort contrarié, Fouchine allait devoir demander de l’aide à son supérieur immédiat, le colonel Sergheï Antonovitch Paldomirov. Craignant la colère de ce dernier, Pavel Pavlovitch avait échafaudé un plan qui paraissait tenir la route. En cette même année 1961, lui, Fouchine, devait enlever Von Hauerstadt sans soulever de vagues et ensuite, conduire le chercheur dans un temps dévié, fort éloigné de celui où Daniel Wu se trouvait.
Comme on le voit, chaque équipe jouait sa partie avec les atouts dont elle disposait.
Dans le bureau de Sergheï Antonovitch, Pavel avait exposé son plan. Le visage impavide, le colonel l’avait écouté.
- Êtes-vous bien certain de ne point échouer une nouvelle fois? Fit le colonel sceptique. Vous le savez, j’ai horreur de l’échec! Croyez-vous que Franz Von Hauerstadt va s’offrir à vous telle une perdrix écrasée sur le bord de la route?
- Oh! Mais j’ai tout prévu, camarade colonel! Le piège le plus simple n’est-il pas le meilleur?
- Soit! Lorsque vous aurez capturé votre proie, vous la conduirez dans l’Univers prévu, situé dans la déviation attendue, sous le règne de ce souverain bâtard et dégénéré… Toutefois, n’allez pas trop loin dans le futur! L’idéal serait que vous fassiez d’une pierre deux coups. Von Hauerstadt prisonnier, pourquoi ne pas vous emparer de l’élément du bio translateur localisé à ces coordonnées?
- Pouvez-vous préciser, camarade colonel?
- Ah! Par les moustaches de Staline! Que l’esprit humain est lent! Je parle de la salle du trésor du temple - la pyramide d’Ogo de Nanki Bembé Coatl! N’avez-vous donc point lu mes fiches?
Penaud, Fouchine baissa la tête. Mais, étrangement, Sergheï Antonovitch esquissa un sourire et jeta, en conclusion:
- Pavel Pavlovitch, vous restez mon meilleur homme! Je compte sur vous!
Après avoir quitté son supérieur dans les formes, le commandant Fouchine, descendant un escalier de la Loubianka, réfléchissait:
« D’où Sergheï Antonovitch tire-t-il toutes ces informations? Par le mausolée de Lénine! Je deviens sot! Il a tout simplement utilisé le translateur à ses propres fins! ».
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A un vernissage, Elisabeth Von Hauerstadt s’ennuyait à mourir ; mais ces mondanités faisaient partie de ses obligations. Franz, quant à lui, revenait de son laboratoire de Francfort. Avec d’autres chercheurs et ingénieurs, il travaillait à la mise au point d’une fusée européenne qui, pour l’instant, n’existait que sur le papier.
La Mercedes 220 SE roulait à plus de 130 Km/h sur l’autoroute Francfort- Rothenburg. Elle avait encore des réserves de vitesse. Pluie forte oblige, le duc conduisait relativement prudemment. Ainsi, il surveillait régulièrement son rétroviseur, veillant à garder une distance suffisante avec les véhicules qui le suivaient ou le précédaient. Ainsi, il vit soudain arriver à tombeau ouvert une Aston Matin coupé DB4 se reflétant dans le miroir.
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« Mein Gott! Ce type est fou! Il fait au moins du 250 Km/h! Il se déporte! Évidemment! Avec toute cette pluie! ».
Une fois devant la Mercedes, l’Aston Martin lui fit une magistrale queue de poisson. Hauerstadt parvint à freiner d’extrême justesse et à éviter d’un poil le tête-à-queue grâce à sa maestria. De colère, il klaxonna le malotru, mais, son pare-brise dégoulinant d’eau, il lui fallut s’arrêter sur la voie de secours.
Maîtrisant sa rage, le chercheur sortit de sa voiture pour demander des explications au chauffard qui, lui aussi, avait stoppé. L’individu portait des gants de cuir provenant d’un grand maroquinier, un foulard de soie, un large chapeau de gabardine et un pardessus anthracite en cheviotte.
Franz s’avança de deux pas afin d’interpeller l’inconnu mais il ne put aller plus loin, une aiguille de glace pénétrant sous sa peau au niveau de la jugulaire. Instantanément, le Germano-américain perdit tout sentiment et s’effondra dans les bras d’un deuxième quidam qu’il n’avait pas même aperçu! En fait, le duc avait été pris en chasse par deux voitures.
Lorsque Franz reprit ses sens, il se vit solidement attaché à un siège par des liens souples. Malgré toutes ses tentatives pour desserrer les nœuds, il n’y parvint pas. Renonçant enfin, il leva les yeux et reconnut alors toutes les caractéristiques d’un tableau de bord appartenant à un translateur. Mais les commandes étaient inscrites en langue russe.
Pris par une bouffée de colère, le duc siffla rageusement entre ses dents.
- Ainsi, Pierre Duval, tu as réussi à mettre la main sur moi! Je ne puis m’échapper en cet instant, le translateur étant sous tension! Hé bien, dans ce cas, je me trouve aux premières loges pour connaître tes manigances!
L’interpellé ne réagit ni au tutoiement ni au ton. Il continua ses manœuvres comme si de rien n’était.
Le Commandeur Suprême, du moins son clone, et ses sbires avaient tout prévu. Von Hauerstadt avait été remplacé par un double parfait! La substitution eut lieu naturellement sur l’autoroute même où le duc avait été enlevé. Le faux Franz reprit paisiblement le volant de la Mercedes et rentra « chez lui ».
Elisabeth, qui revenait de son vernissage, s’étonna toutefois de voir son mari si tôt à la maison alors qu’il avait à faire à Rothenburg. Mais le clone s’en sortit brillamment. Antor et Hillerman furent dupés. Pourtant, ils disposaient d’un analyseur d’ADN. Mais ils ne pensèrent pas à en faire usage. Ils ne pouvaient tout simplement pas imaginer que les Soviétiques avaient la capacité de créer des doubles! Comme les schémas de pensée du clone correspondaient à ceux du véritable Franz, Antor ne remarqua rien.
La substitution avait pour atout principal de permettre aux Russes de parvenir sans obstacles dans l’univers du Moro Naba de Texcoco, et ce, en 2148.

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Daniel et son équipe ne remonteraient la piste que bien trop tard, d’après ce qu’en avait entraperçu Sergheï Antonovitch.
Le lendemain matin de cet enlèvement réussi, Paldomirov lui-même, empruntant l’apparence anodine d’un domestique, pénétra sans coup férir dans la navette Szilard et sabota le synthétiseur de nourriture. Avec un sang-froid remarquable, il introduisit un programme dans l’ordinateur, rajoutant du véronal de synthèse dans les consommations des deux gardes du corps du duc. Duval n’ignorait pas qu’Antor était un mutant vampire et se nourrissait exclusivement de sang. Il connaissait exactement les capacités de résistance à la drogue du diplomate. Il avait calculé au milligramme près la quantité nécessaire du véronal pour qu’Antor, à demi conscient, entendît les Russes enlever Von Hauerstadt sous le prétexte de lui régler son compte, un compte qui remontait au 1er février 1958 pour le moins!
Bien entendu, les voix perçues par Antor étaient holo synthétiques et l’enlèvement n’en était pas un puisque déjà produit! À la seconde adéquate, le clone de Von Hauerstadt s’auto décomposa. La manœuvre avait donc réussi impeccablement. Toutefois, Paldomirov avait oublié un minuscule détail. Étonnant pour qui connaissait sa véritable nature!
Le mutant, quelles que fussent les circonstances, pouvait maintenir des liens télépathiques avec Daniel Lin!
Il y avait plus. Le clone du Commandeur Suprême avait également négligé d’entrer en déphasage pour saboter le vaisseau scout Szilard. L’appareil permit au vampire et au lieutenant Hillerman de retrouver la base des translateurs, sise, à Kola et de s’y transporter avec les résultats que l’on sait!
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A bord du translateur, Pierre Duval s’occupa enfin de son hôte forcé.
- Mon vieil ennemi! Lança-t-il sur un ton sarcastique. Vous allez me servir de chèvre.
- Ah? Tiens donc! Vous escomptez que je vais rester une proie consentante? Détrompez-vous!
A son tour, Fouchine se mêla au dialogue.
- Capitaliste dégénéré, assassin de mon frère, écoute-moi bien! Je te laisse le choix et veux me montrer magnanime! Ou tu acceptes ton sort et permets d’attirer dans nos rets Daniel Wu et sa bande, ou je règle avec toi un compte remontant à trois ans déjà!
Pierre Duval se permit de ricaner.
- Tu sais certainement à quoi mon subordonné fait allusion. Les événements du 1er février 1958.
Fouchine se hâta d’enchaîner.
- Ce jour-là, mon bien aimé frère jumeau, Igor Pavlovitch, qui commandait le détachement, sur ordre du colonel, perdit la vie par ta sauvagerie meurtrière! Tu comprends combien je brûle de me venger!
- Sans doute! Mais vous oubliez de rajouter, Pavel Pavlovitch, que vous aviez coordonné avec votre jumeau et l’homme robot Xaxerkos les assassinats en série des amis d’Otto! Dès octobre 1957, vous étiez passés à l’attaque! En trois années, justement, combien d’entre nous sont tombés sous vos coups, Wladimir Belkowski, Stephen Mc Garnett, le colonel William O’Gready…
- Oh! Mais vous n’allez pas jusqu’à regretter ce dernier, n’est-ce pas? Il me semble que ce n’était pas le grand amour, la franche amitié entre vous! Il vous insupportait si je me souviens bien! Fit Paldomirov.
- Certes! Mais Bill ne méritait pas de mourir! Surtout ainsi!
Avec un haussement d’épaules, Sergheï Antonovitch repassa au tutoiement.
- Tu le sais, je le sais, il me serait facile de t’éliminer sans laisser de traces. Or, ce n’est pas le but que je poursuis aujourd’hui…
- Et pour cause! Rétorqua Franz! Tu n’es pas suicidaire! Me détruire, c’est détruire l’équilibre de l’Univers!
- Peut-être… mais tu t’accordes trop d’importance! J’ai d’autres moyens de t’atteindre, d’ôter ta cuirasse. M’attaquer à tes adorables jumelles par exemple! Mais aujourd’hui, je le répète, seuls Daniel Wu et son équipe m’intéressent! J’énumère. L’arriéré mental de crocodile décérébré qui accompagne le daryl, Kiku U Tu, l’Homo émergent boiteux et bègue, Uruhu, Antor, le demi vampire échappé d’un manoir d’Ed Wood,
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l’historien noir play boy Tony Hillerman, qui, malgré sa ceinture noire de taekwondo, ne brille pas particulièrement au corps à corps, l’ami et commensal Fermat, le grand sec, la véritable culotte de fer, aussi émotif qu’une tombe ou encore Michael Rennie…

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- Bigre! Mais depuis quand une machine éprouve-t-elle des sentiments? J’oubliais! Vous êtes schizoïde…
Faisant comme s’il n’avait pas entendu l’insulte, Sergheï Antonovitch reprit:
- Tes sarcasmes glissent sur moi, mon vieil ennemi. Depuis le temps, j’ai appris à te connaître. Dans cette liste, dois-je rajouter la tendre et douce épouse de Daniel, Irina, aussi giguasse et gracieuse que la vache Clarabelle dont la seule qualité, à mes yeux, est d’être russe? Ou encore la pseudo nièce écervelée chérie, j’ai nommé Violetta, à un quart métamorphe seulement, pas même capable de se fondre dans un paysage comme mon précieux Kintu Guptao Yi Ka, dont le seul talent consiste à se plonger dans un merdier pas possible…
- Holà! Je vois que vous avez tous hérité du défaut de Johann van der Zelden! Émit Franz. Vous aimez vous écouter parler et rabaisser les autres!
Fouchine se posait des questions.
- Par les moustaches de Staline, qui est donc ce Johann van der Zelden? Pourquoi ce maudit Allemand sous-entend-il que Paldomirov est une machine? De qui le colonel est-il réellement le féal? Qui sert-il? Et comment a-t-il pu obtenir la technologie pour faire des doubles parfaits?
Mais Pierre Duval, qu’en fait cet échange n’amusait guère, conclut:
- Franz, sincèrement, je te plains! Là où mes hommes vont t’amener, tu regretteras bientôt de ne point avoir à tes côtés quelqu’un avec qui parler ta langue… A moins, bien sûr, que tes prodigieux dons de polyglotte te permettent d’assimiler et de synthétiser en quelques jours des bribes de nahuatl, de maya quiché, de swahili, de bambara, etc. afin de t’exprimer dans l’idiome officiel de la Mexafrica!
Sur ce, le clone du Commandeur Suprême parut se fondre et disparut subitement sous les yeux médusés et exorbités de Fouchine qui eut du mal à saisir les commandes de pilotage alors que le translateur, toujours sous tension, sautait d’une spirale de temps vers une autre afin d’atteindre sa destination programmée.
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Toutefois, Pavel Pavlovitch se posa sans problème sur cette terre mexafricaine. Les Soviétiques qui l’accompagnaient, avaient pris la précaution de revêtir les combinaisons de camouflage holographique. Personne, aux environs de Texcoco,
ne put donc détecter l’arrivée des intrus temporels. Nanki Coatl, malgré une informatique à sa disposition, mais reposant sur des cycles de cinquante-deux unités, ne possédait pas la technologie adéquate pour signaler les accrocs subis par le continuum espace-temps.
Quoi qu’il en soit, la cour de l’Empereur était trop occupée par la cérémonie du « Chocolatl »

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présidée par le Fils du Soleil et de la Lune en personne. Souverain et prêtres procédaient formellement à la dégustation du noir, riche et épais breuvage dont l’amertume était amoindrie par du vin de palme.
Goûter rituellement à cette boisson avait pour but d’apporter à l’Empire prospérité, santé et félicité, à condition que la cérémonie fût suivie de la mise à mort sacrificielle de sept jeunes gens des deux sexes désignés en fonction de leur signe astrologique.
Justement, ces derniers, drogués, s’avançaient, quasiment aveugles, d’un pas saccadé jusqu’à la pierre autel là où le grand prêtre du dieu de la mort Mictlantecutli officiait.
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Il ouvrit la poitrine des victimes sacrificielles avec une dextérité et une précision remarquables, nées de la pratique multi décennale. Puis, toujours insensible, la fonction exigeait cela du Pontife, il arrachait les cœurs tout palpitant et chauds encore et les tendaient vers la foule. Après les acclamations, il en savoura les gouttes de sang, mordant à pleines dents dans la chair morte.

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Tout en respectant les coutumes culturelles millénaires au détail près, le grand prêtre avait toutefois utilisé non le poignard en obsidienne mais le couteau laser. Il en était ainsi depuis déjà plus d’un siècle.
Parmi la foule, des observateurs attentifs auraient pu identifier des Chinois, des marchands qui n’approuvaient pas ces cérémonies publiques mais qui se taisaient, affaires obligent n’est-ce pas? Or, l’un de ces marchands ressemblait trait pour trait à Sun Wu.
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Comment le chef du Dragon de Jade avait-il atterri en ces lieux?
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1249. Chose promise, chose due. Arnould de Charmeleu avait mis sur pied sa chasse à l’ours avec, peut-être, à la clef, une idée de complot. Au passage, les chasseurs ne s’interdisaient pas d’abattre, si l’occasion s’en présentait, quelques gibiers moins prestigieux tels daims, chevreuils et… pourquoi pas? Un ou deux sangliers. Tout naturellement, Daniel Wu avait décliné respectueusement l’honneur de participer à ce « sport » sanglant. Devant ce refus formulé d’une voix ferme mais polie, le baron avait levé un sourcil suspicieux, se demandant si son hôte ne professait pas l’hérésie cathare. Mais… depuis Montségur, l’espèce avait disparu et il n’appartenait pas au grand maître de la Buena Muerte de dénoncer un mécréant aux terribles moines dominicains.
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Par contre, chose surprenante, Irina avait insisté pour assister à la chasse en compagnie de Violetta! Arnould n’y comprenait plus rien. Cependant, il s’était incliné avec son charme de grand seigneur; en fait la présence des deux femmes avait rassuré le baron quant à la catholicité de ses invités!
Ces dames montèrent des palefrois, assises en amazone sur une selle spéciale. A la vue des selles, la métamorphe s’était récriée.
- Euh! On me prend pour qui, là? Je préfère monter normalement! C’est bien peu confortable et bigrement gênant!
- Garçon manqué! S’était empressé de lancer Geoffroy. Puis, plus doucement, il avait rajouté:
- Ici, il n’est pas recommandé d’agir comme un homme! Ce n’est point… décent!
- Tant qu’à faire, dis-moi que j’encours le bûcher!
- Tu ne crois pas si bien dire! Rappelle-toi Jeanne d’Arc!
- Certes, mais c’est dans presque deux cents ans!
- Tout de même…
- Bon, j’accepte de me montrer prudente. Mais alors, pourquoi notre ersatz de walkyrie monte-t-elle, elle, comme un chevalier? Et Charmeleu n’a pas l’air de s’en formaliser! Il ne roule point furieusement des yeux!
- Lady Pirrott Neville est libre d’agir comme elle l’entend, ma chère! Ça la regarde si elle a décidé de paraître hérétique!
- Ouais… Son sourire faux me glace! Je te parie qu’elle prépare un sale truc!
- A nous de rester sur nos gardes! Conclut Ivan.
Tous les chasseurs étaient armés de dagues aux lames parfaitement effilées. Violetta n’avait pas tort de vouloir surveiller particulièrement l’Anglaise. Mais monter en amazone la désavantageait.
La chasse débuta au son des cors et des abois impatients des chiens. Bientôt, Geoffroy, Philippe et Fermat se retrouvèrent en tête auprès du baron. Le temps se prêtait idéalement à ce loisir très prisé: un ciel clair, un froid piquant, le son qui portait loin…
Une heure plus tard, Irina et Violetta avaient remonté la piste d’un chevreuil et, ainsi, sans s’en rendre compte, s’étaient éloignées du corps principal de la chasse. De même, Lady Alexandra et son chevalier, Dieter Karl s’étaient concentrés sur les traces d’un goupil, se comportant comme des membres de la Upper Upper Class britannique!
De leur côté, Ivan, Uruhu et Philippe suivaient sans faillir la piste très chaude de l’ours, aidés par le flair aiguisé du K’Tou. Encore quelques toises et, la bête, traquée et acculée, allait se retourner contre ses tourmenteurs.
Le chevalier mit en garde ses compagnons. Ils avaient devancé les pisteurs et rabatteurs professionnels. De fait, le Néandertalien était bien plus expert en ce type de chasse que les hommes du XIIIe siècle! Parfaitement dans son élément, ses larges narines écartées, il flairait l’air tel un dogue, mieux, il semblait le boire!
Ayant senti le fumet brûlant de l’animal, le K’Tou se retourna et dit dans sa langue maternelle:
« Broorh nin’da! ».
Ce qui signifiait à peu près: « Ours proche, près de la caverne ».
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Uruhu ne se trompait pas. Effectivement, le plantigrade, une femelle qui devait protéger ses petits, se dressait en grognant devant le renfoncement d’un aplomb rocheux. Les humains menaçaient son antre et sa progéniture. La bête, humant le sang et la sueur de « ceux qui marchaient debout », gronda soudain de plus belle, sortant de la pénombre qui la dissimulait partiellement.
Ensuite, elle avança maladroitement sur ses deux pattes postérieures tandis que ses membres antérieurs se levaient en de pitoyables mais néanmoins redoutables réflexes de défense.
A la vue du plantigrade, le destrier d’Ivan se cabra. Le cheval manquait remarquablement de sang-froid. L’inévitable accident se produisit. La sangle de la selle céda brusquement. Elle avait été soigneusement et discrètement cisaillée par Dieter Karl sous le regard intéressé et enamouré de Lady Pirrott. Ivan chuta d’un seul bloc et se retrouva quasiment sous l’une des pattes de l’ourse furieuse. Un coup de griffe et… exit notre aventurier du XX e siècle!
Mais c’était sans compter sur Uruhu! Le Néandertalien en avait vu d’autres! Dans son adolescence, il avait côtoyé de semblables dangers. Tout en brandissant sa dague et en sautant de son cheval, pour une fois, il s’était bien débrouillé avec cette monture, il mugit des paroles incompréhensibles. Il atteignit son but, capter l’attention de l’animal aux abois. Puis, sans coup férir, il passa à l’attaque, priant muettement la déesse mère ourse Broorha, la protectrice des bois et fourrés d’épargner dans son immense mansuétude le jeune Niek’Tou.
Comme fasciné, le plantigrade s’était immobilisé; Philippe mit cet instant de répit à profit pour porter secours à Ivan.
Subjuguée à la fois par l’éclat surhumain des yeux du chevalier et par les étranges paroles du K’Tou qu’elle semblait comprendre, l’ourse recula lentement dans le fond du renfoncement rocheux. La magnifique bête allait sans doute être épargnée.
Mais, brutalement et incongrûment deux bruits secs claquèrent tout près, provenant de la sombre forêt. L’ourse au poil noir s’abattit alors comme une lourde masse, deux trous sanglants à son front.
Faisant fi des anachronismes, Lady Alexandra avait usé d’un fusil pour tuer sans honneur et sans remords le noble plantigrade!
Se remettant debout péniblement et tout en se frottant ses reins douloureux, Ivan marmonna:
- Inutile de s’interroger! C’est à cette traîtresse que je dois mon accident.
- Gardez prudence! Lui murmura Philippe à l’oreille.
La chasse s’était achevée d’une manière imprévue. Le blond adolescent souffrait d’une épaule luxée. Il n’y avait pas eu mort d’homme. Deux jours de lit et Ivan serait rétabli.
Avant de regagner le château, Uruhu et Violetta, aidés par Irina, pratiquèrent les rites funéraires sacrés des K’Tous en l’honneur de l’ourse abattue.
- Que signifie ceci? S’exclama le baron. Vous enterrez une bête avec vos poignards, des colliers tressés et des pierres?
- L’ourse valeureuse n’a pas démérité! Répliqua sèchement Violetta. Ses petits vont vraisemblablement mourir de faim et de froid avant le printemps si vous ne les recueillez pas!
- Jeune damoiselle, un animal n’a point d’âme…
- Il suffit! Jeta Philippe. Laissez faire mes amis. Cela ne déplaît point à Nostre Seigneur. Ils savent que le Père a prévu pour nos compagnons inférieurs un monde de paix et de bonheur.
- Et cette cérémonie est bien plus ancienne que toutes les momeries de ce siècle! Proféra Fermat en défiant Charmeleu du regard.
- Oh! Je n’insiste pas! Vous pratiquez un christianisme bien étrange!
- Vous aussi! Conclut Philippe.
- Doux sire, il ne faut point dire cela. Dépêchez vous tous. Le soleil disparaît déjà derrière les monts et l’heure des loups approche!
***************
Les jours, puis les semaines passèrent, ordinaires ou remarquables, sans que ni Daniel ni Philippe ne songeât à voler la mandorle. Le printemps s’en vint enfin apportant clarté, soleil et promesses de changement. Pour les moines soldats, il était temps de partir à la croisade. Après moult et divers préparatifs, les chevaliers de la Buena Muerte empruntèrent, joyeux, la route d’Aigues-Mortes, s’encombrant dans leurs lourds bagages du Baphomet et de la mandorle.
Tous les hôtes du futur s’étaient joints à cette expédition pour les raisons que l’on connaît. Aucun Nazi ne manquait à l’appel et surtout pas Lady Alexandra. Arnould n’avait pas hésité à bougonner et à objecter lorsqu’il avait vu ces « maudites femelles » se mêler à la longue procession pour la Terre Sainte. Mais la reine Aliénor d‘Aquitaine, un siècle auparavant n’avait-elle pas montré l’exemple?
Toute la troupe donc, soit près de trois cents personnes, embarqua dans de hautes nefs qui, aux yeux de Violetta, avaient à peine la taille d’une navette de tourisme, tout juste capable de rallier Mars depuis la Lune en une semaine!
L’équipage fit ensuite escale à Chypre puis les navires infléchirent leur course pour Damiette où le roi Louis en personne débarqua en ce début du mois de juin 1249. La traversée de la Méditerranée n’avait connu aucun problème hormis les inévitables et attendus mal au cœur, les orages, les rats et les parasites.
D’autres vaisseaux suivaient de près, plus ou moins discrètement, le roi et la troupe de Charmeleu; parmi, une nef, génoise celle-ci, dont le capitaine avait été grassement payé en poudre d’or et pierres précieuses, transportant les agents de la NSA, et, plus insolite encore, une jonque chinoise, apparemment égarée sur la Mare Nostrum dont l’aspect frêle et vétuste dissimulait en fait le tout dernier cri de la technologie des années 1970!
Sur l’esquif exotique, malgré les milles qui les séparaient, Daniel identifia Sun Wu lui-même ainsi que ses fidèles lieutenants. Incompréhensiblement, le daryl androïde ne réagit pas plus que cela, se permettant toutefois un discret sourire!
Que se passait-il donc? Les enchantements de ce monde ensorcelé avaient ils joué sur l’intelligence de nos tempsnautes? Pourquoi le commandant Wu semblait-il accepter, avec fatalité, de subir les événements? S’était-il résigné à participer à cette septième croisade? Avait-il opté pour un profil bas? Ou tout simplement avait-il résolu de faire d’une pierre deux coups et de délivrer Stankin?
« Temps truqué, temps illusion, temps menteur ! », chantait intérieurement une voix au daryl androïde. Pour les protagonistes, les semaines s’écoulaient lentement, s’étiraient même, s’éternisaient. Tout acteur, partie prenante de ce monde avait réellement l’impression que les jours passaient avec une lenteur exaspérante alors qu’il n’en était rien. Le temps vivait littéralement un collapsus! Pas une accélération, non! Le véritable meneur de jeu connaissait la non immutabilité, la relativité du temps ambiant. Il avait choisi de faire subir cette épreuve à l’un des personnages et il en était satisfait.
Les subordonnés de Daniel Wu, ses amis et compagnons n’avaient pas conscience d’être de simples marionnettes entre les mains d’une Entité non encore dévoilée. Comme anesthésiés à leur tour, ils se contentaient presque de vivre au jour le jour, n’objectant rien au fait de participer à une aventure, la croisade, vouée à l’échec quelle que fût la chrono ligne ! Fermat, pour une fois, se montrait patient comme Kiku U Tu et Geoffroy!
Merritt et Amsq étaient-ils victimes eux aussi de ce sortilège? Percevaient-ils le basculement du temps? Celui-ci ne s’étirait nullement, bien au contraire! Il se bousculait, il faisait croire que certains événements étaient vécus, il manipulait les souvenirs. Oui, ce Temps s’était non humanisé mais doté d’une conscience propre, d’une liberté momentanée, n’étant plus relié à Celui à qui il appartenait de droit! Il jouait, baguenaudait, tressautait, s’évanouissait pour revenir aussitôt, modifié, rouge, jaune, primesautier, folâtrant, riant aux éclats dans sa juvénile insouciance!
Amsq et ses amis et complices, par raptor interposé, avaient devancé leurs principaux adversaires. Depuis quelques semaines déjà, le scientifique Haän avait localisé précisément la prison dans laquelle l’Hellados Stankin croupissait depuis de trop longs mois. Sa geôle, située au Caire, n’était qu’une parmi d’autres. Elle n’avait rien de remarquable extérieurement.
Or le Sultan Ayyub, qui gouvernait la cité, voyait son pouvoir de plus en plus contesté par les Mameluks. D’ici quelques mois, voire quelques semaines, il serait renversé.
***************
Dans sa sinistre geôle, aux murs lépreux, Stankin prenait son mal en patience, ignorant ou feignant d’ignorer l’ignoble ballot de paille pourrie qui lui servait de couche, se contentant depuis de longs mois de pain infect et d’eau croupie pour toutes nourriture et boisson. Enchaîné, il ne pouvait faire plus de six pas s’il se déplaçait et ses yeux s’étaient peu à peu habitués à la pénombre de ce lieu sordide. Mais hélas, pas son odorat! Les rats, les excréments et l’eau sale dégageaient des effluves méphitiques dont les vapeurs venaient très régulièrement agresser ses délicates narines. Nonobstant ces tourments, l’Hellados faisait son possible pour conserver sa dignité ainsi qu’une propreté, très relative à ses yeux.
Or, ce matin-là, en transe afin d’oublier les parfums délétères qui stagnaient dans l’atmosphère confinée de sa prison, mais aussi les parasites innombrables, le scientifique se remémorait les jours heureux et insouciants de son adolescence, toute consacrée à l’étude et à la méditation.
Mais sa quiétude fut troublée par la venue d’un geôlier à l’aspect des plus impressionnants. L’homme barbu, véritable phénomène de la nature, portait une tunique verte auréolée de sueur rance à l’emplacement des aisselles tandis qu’une ceinture d’étoffe rouge était nouée à sa taille. Il était également coiffé d’un turban et un anneau d’or pendait à son oreille gauche. Ses pieds crasseux et gras pataugeaient dans des babouches défraîchies à la couleur indéfinissable.
Faisant teinter bruyamment son trousseau de clefs, il cracha de mépris sur le prisonnier et lui jeta en arabe:
- Chien galeux, dépêche-toi! Le sultan veut t’interroger en personne! Montre-toi sous ton meilleur jour et réponds sans enfreindre ses attentes. Sinon, tu recevras le fouet et alors, ta peau ne vaudra rien, sauf pour les hyènes et les chacals affamés!
Brutalement, Ahmed tira les chaînes, les détachant de l’anneau mural, puis conduisit l’Hellados jusqu’au maître de la ville par des couloirs sombres rongés de mousse et de salpêtre.
Quelques minutes plus tard, les deux hommes se retrouvèrent dans une des immenses salles du palais du sultan. Dans la cour, on apercevait des fontaines glougloutantes d’une eau cristalline dont le bruit apaisant et régulier avait pour but de faire oublier la chaleur implacable de ces latitudes, des arcs brisés outrepassés, des murs ornés d’arabesques dorées, du stuc, du marbre blanc à profusion, du calcaire tout aussi éblouissant, immaculé, volé sans nul doute au revêtement des pyramides de Guizèh.
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Dans leur progression, le geôlier et son prisonnier avaient croisé des eunuques à la peau luisante, vêtus d’un sarouel, regardant d’un œil curieux le captif qui allait comparaître devant le sultan. Ils le plaignaient muettement et sincèrement.
Dans la salle du trône, de nombreux esclaves s’affairaient autour d’Ayyub. Des échansons lui versaient du thé brûlant à la menthe dans des gobelets finement ciselés alors que des mages et autres astrologues lui tendaient respectueusement des parchemins emplis d’étranges signes cabalistiques relatant des prophéties ineptes. De jeunes enfants éventaient en cadence leur seigneur et maître, rafraîchissant tant faire se peu le gros homme avachi sur son siège, chassant du noble visage aux traits bouffis mouches et autres insectes malvenus.
Sa Grandeur, d’un air las et ennuyé s’essuyait le visage d’une main courte et grasse, presque efféminée avec ses bagues tout en se vautrant sur des coussins recouverts de soie. Le siège abondamment sculpté et travaillé était surmonté d’un dais emplumé. Derrière ce meuble, se dressaient deux gigantesques gardes du corps, tout en muscles eux!
L’un, d’origine turque seldjoukide, présentait un crâne chauve, mais cependant orné d’une queue de cheval d’un noir de jais dont l’extrémité frôlait sa nuque puissante. La bouche purpurine s’ouvrait sur une denture parfaite, à l’émail éblouissant; le menton agrémenté d’une barbe en pointe, parfaitement soignée et parfumée qui faisait son orgueil, ne pouvait dissimuler la cruauté de l’homme prêt à tuer au moindre clignement de paupière du sultan.
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L’autre garde, un Noir Soudanais, fortement charpenté, n’intimidait pas moins que son compagnon. Comme la mode l’exigeait, deux anneaux d’or pendaient à ses larges oreilles. Lui aussi présentait un torse nu, musculeux, tout enduit d’huile.
Les deux compères arboraient des babouches confectionnées dans le cuir le plus fin et terminées par des pointes savamment recourbées, mais, surtout, ce qui rappelait leur fonction, des cimeterres à la lame nue glissée directement dans la ceinture dorée en soie, et à la poignée damasquinée.
Le sultan, tout dolent, accablé par la chaleur, daigna enfin déguster son thé. À portée de sa main droite, un esclave lui présenta un plateau ouvragé en cuivre contenant des loukoums parfumés à la rose, à la fleur d’oranger et au citron. Ces douceurs étaient enrobées de sucre, luxe inouï pour l’époque!
Après avoir dégusté deux de ces loukoums, s’avisant de la présence du prisonnier, Ayyub frappa alors trois fois dans ses mains. Obéissant prestement au signal, les serviteurs s’inclinèrent et s’esquivèrent silencieusement et promptement dans une autre pièce. Bien évidemment, seuls restèrent à leur poste, les gardes du corps qui devaient protéger leur maître en toute circonstance.
Fort myope, plissant ses petits yeux noirs, le sultan s’adressa au prisonnier d’une voix chantante et grasseyante.
- Mes faucons et mes colombes messagers m’ont apporté les dernières nouvelles. Les Roumis ont débarqué à Damiette il y a peu de jours, le roi Franc à leur tête.
Stankin acquiesça imperceptiblement. Il connaissait parfaitement l’histoire de la Terre et ne voyait là rien d’extraordinaire. Cependant, Ayyub poursuivait:
- N’espère point une délivrance rapide, Infidèle! Mes Mameluks constituent l’élite de l’élite. Même le grand Saladin ne fut pas mieux servi! Mes hommes sauront repousser ces Francs puants et prétentieux, mangeurs d’ail et de bêtes impures, qui croient qu’en prenant Le Caire, les portes de Jérusalem s’ouvriront toutes seules!
Notre scientifique et philosophe ne pouvait qu’approuver l’ironie du sultan. Y compris dans cette chrono ligne déviée, l’échec des Chrétiens allait être patent et cruel. L’Hellados savait également que le seigneur Ayyub mourrait dans quelques mois à peine, ses Mameluks si « fidèles » renversant la dynastie quasi séculaire de Saladin! Mais, par Stadull, pourquoi le « noble » personnage avait-il voulu le voir?
- Je sais les circonstances de ta découverte et de ta capture. D’après ce qu’on m’a dit, tu as surgi du néant, tel un djinn, apparaissant au cœur même d’un camp d’un de mes fidèles généraux. Sonné, tu étais gravement blessé, et tes propos incompréhensibles étaient formulés dans un langage inconnu. Mon féal en a déduit, à tort, que tu étais originaire des pays des Roumis. Or, ton accoutrement ne ressemblait pourtant pas à celui habituellement porté par les Infidèles du Ponant. De plus, ton teint est trop cuivré. Un peu comme si, toute ta vie, tu avais été exposé aux rayons d’un soleil plus ardent que celui de nos contrées. Et tu avais en ta possession un objet étonnant qui, lorsqu’on le touchait, même par mégarde, déclenchait un feu mortel. Sans dégager de flammes!
Oui, pour moi, tu es bel et bien un djinn, un démon dont la science de la guerre est nettement supérieure à la mienne ou encore à celle de ce roi Franc!
Alors, voici le marché. Je veux que tu me livres tes secrets, tous tes secrets. Si tu acceptes, je te laisse la vie sauve. Si tu refuses, je te promets une mort lente, dans les affres d’une souffrance telle que tu me supplieras de mettre un terme à celle-ci le plus rapidement possible!
Stankin écouta silencieusement ce long discours, captant par instants les pensées cachées d’Ayyub. Le sultan en savait bien davantage que ses propos le laissaient entendre.
« Bien sûr, je ne suis pas le seul captif de valeur entre les mains de ce seigneur dégénéré et pitoyable. Ayyub retient également d’autres prisonniers importants dans ses geôles immondes, dont un « Templier » affilié à une secte se réclamant de l’action et de l’ascendance du Cid. Or, les Haschischins lui ont livré cet homme moyennant l’obtention de certains secrets alchimiques. Après divers et maints supplices dignes de ceux que les miens administraient aux Castorii il y a sept mille cycles, le moine soldat, à bout de toute résistance, a fini par parler. Il a ainsi raconté l’histoire extraordinaire d’un automate, appelé Baphomet, capable, selon ses propos, de procurer à l’Islam et à la civilisation arabe, le triomphe instantané, en toutes circonstances. Donc, Ayyub croit que je suis le mage, le scientifique dudit ordre, La Buena Muerte, en quelque sorte un astrologue alchimiste doublé d’un ingénieur militaire, un démon incarné dans la peau d’un simple mortel.
Je m’interroge: le Baphomet a-t-il un lien réel avec mon bio translateur? Serait-il en fait une partie de mon appareil? Après mon écrasement sur Terra, j’ignore ce qu’il advint précisément à mon invention. Toutefois, mes facultés psy sentent que mon persécuteur Haän, ce chasseur du futur, n’a nullement renoncé à me capturer. D’autres êtres malveillants poursuivent également ce but. Ils sont tous avides de s’emparer des pièces dispersées du bio translateur! Si jamais ils y parvenaient, ils se hâteraient de le reconstituer! L’hallali a commencé! ».
- Te décides-tu? Revint à la charge Ayyub. Dépêche-toi, Infidèle, ma patience…
Soudain, une colombe, entrée par une fenêtre, vint se poser délicatement sur la main grasse du sultan. Le seigneur, désormais nullement alangui, ouvrit fébrilement le message dont elle était porteuse.
Celui-ci l’informait de la présence de chevaliers à l’armoirie à tête-de-mort parmi les troupes franques. Les moines soldats transportaient avec eux un autel mystérieux arborant, ô hérésie monstrueuse, à la fois l’image du Prophète Mohammed et celle de Jésus. Chez les Roumis, il fallait s’attendre à tout! D’après les témoignages de ses espions, cet autel pouvait transmuter les choses et les êtres!
Préoccupé par la teneur du message, repliant le mince feuillet, Ayyub redressa la tête, fixa aussi intensément qu’il le put l’Hellados et risqua:
- As-tu déjà entendu le terme de Baphomet?
Stankin hésita moins de deux secondes. Il choisit de révéler la légende admise en Occident; celle d’une idole automate, engin construit par le pape Sylvestre II et adoré par les chevaliers de l’ordre du Temple.
Le regard d’Ayyub se fit plus dur.
- Est-ce là bien tout? Que me dissimules-tu encore? Ah! Je t’accorde une journée! Pas plus! Demain, il faudra que tu parles… sinon, même les chiens galeux, baveux et enragés ne voudront pas de ta dépouille.
Sur ce, alors que l’Hellados, méfiant, renforçait ses boucliers mentaux après avoir lu dans la tête du sultan ce qu’il en était et ce qu’il envisageait, Ayyub claqua ses mains et le geôlier réapparut. Le chercheur n’avait pas le choix, cela, il l’avait compris. Il fut reconduit dans son cachot sordide par son garde monstrueux.
***************
Tony Hillerman et Antor avaient obéi aux directives du commandant Wu. Ils savaient ce dernier capable de se tirer des situations les plus ardues, qu’eux auraient jugé perdues! Il leur était dévolu de remonter la piste Von Hauerstadt. Ils devaient ensuite récupérer le duc.
Cependant, Tony pressentait de grandes difficultés et craignait de changer de chrono ligne sans l’apport du cerveau positronique de Daniel le seul, selon lui, capable d’effectuer et de résoudre les complexes équations permettant le déplacement transtemporel. Avec pusillanimité, il objecta donc, osant affronter le visage impassible, blême et indéchiffrable du diplomate dont les yeux rougeoyaient d’une façon inquiétante devant les consoles de contrôle de la cabine de pilotage.
- Permettez-moi, Excellence, de vous rappeler que nous n’avons, à notre disposition, qu’un vaisseau scout des plus ordinaires, amélioré certes, mais tout juste capable de voyager dans les boucles d’une seule spirale temporelle. Les sauts quantiques d’une piste à une autre ne sont pas fiables! Et… je ne mets pas dans la balance la dépense effroyable de nos réserves d’énergie! Nos cristaux de charpakium, à force d’être ainsi sollicités, vont finir par être réduits en poussière et…
- Poursuivez, lieutenant, fit Antor froidement.
- Comment parvenir, dans ces conditions, dans le monde dévié où les Russes ont conduit le duc?
- Lieutenant, ce que nous n’avons pas, nous le volons, tout simplement!
- Euh… bégaya le Noir déstabilisé par cette réponse.
- Tony Hillerman, ne soyez pas encombré par des principes moraux obsolètes et dépassés ici! Nos ennemis en sont dépourvus! Emparons-nous d’une IA de leurs translateurs! Je vous rappelle que, grâce aux Pi, il s’agit de reproductions exactes du cube IA du bio translateur de Stankin.
- Mais, Excellence…
- Je n’ai pas terminé lieutenant! Certes, nous ne possédons pas la mandorle, multiplicateur d’énergie que Daniel et son équipe recherchent, mais, cher Tony, vous oubliez ceci: tant que nous ne dépassons pas une chrono ligne où domine Homo Sapiens, l’IA volée et nos propres réserves d’énergie suffiront amplement à nous projeter dans le temps alternatif désiré! Et… je sais effectuer la manœuvre!
- Très bien, ambassadeur. Je m’avoue vaincu et je vous fais entièrement confiance.
- Ce problème réglé, il nous faut établir une mise au point. Lieutenant, tout d’abord, nous ne sommes pas si démunis. Nous connaissons le pourcentage de déviation par rapport à cette dimension-ci, mais aussi le lieu d’atterrissage. Nous devons donc coupler l’IA subtilisée au moteur de notre vaisseau scout après l’avoir reconfigurée naturellement. Puis, nous testons notre aptitude à nous déplacer dans les multiples spirales et, enfin, nous programmons notre destination finale. Simple comme bonjour, non?
- Euh, dans votre bouche, oui!
Dans la presqu’île de Kola, les Russes éprouvaient des difficultés à se remettre des perturbations temporelles. Sonnés, ils ne réagirent donc pas à la nouvelle intrusion de la navette futuriste sur leur base. Pour Antor, ce fut un jeu d’enfant de déconnecter une IA d’un translateur au repos. Notre vampire avait usé d’hypnose pour endormir le personnel de service. Même s’il n’était pas doté de la vélocité de Daniel, le mutant n’en agissait pas moins avec précision et assurance. Admiratif, Hillerman le secondait, lui servant de garde du corps - comme si le vampire en avait besoin! - et, surtout, de sentinelle.
Enfin, avant d’effectuer le saut crucial, Antor entra en contact télépathique avec Daniel, lui signalant qu’il allait effectuer sa part de travail et rattraper sa « négligence ». La réception ne fut pas parfaite mais elle suffit à rassurer le commandant et le mutant. Le daryl, au moment où il reçut le message, se trouvait « encore » à suivre la trace de Charmeleu.
Maintenant, la destination quadridimensionnelle s’affichait sur l’écran sphérique de la navette. Année 2148, Texcoco, temps dévié 0, 000291% (pourcentage calculé par rapport à l’an 1961 où se trouvait actuellement le Szilard). Numéro de l’Univers: 1790!
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Avec entrain, Antor lança:
- Let’s go! En avant toute!
Tony enviait l’assurance et l’optimisme de son supérieur. Cependant, à l’instant où le vaisseau translateur s’estompait quittant cette réalité ci, pour un ailleurs difficilement concevable, une lumière violette spectrale emplit soudain l’habitacle du Szilard. Et, sous les yeux effrayés du Noir, une silhouette fantomatique se forma, celle de Pierre Duval, un des clones du tant redoutable Commandeur Suprême!
Naturellement, Antor se garda bien d’afficher une quelconque émotion. Il savait pertinemment que, pour l’heure, Tony et lui-même ne couraient aucun danger.
Vaporeuse, la surprenante apparition planait, comme détaillant les instruments de la navette. Enfin, elle parla alors qu’aucune voix audible ne retentissait dans l’habitacle.
Cependant, le vampire ressentait les infrasons très lents émis par le spectre. Il lui fut facile de les reconvertir en mots. Il perçut donc clairement les souffrances ainsi que l’ironie cruelle du clone qui exprimait à la fois sa colère, son impuissance mais aussi sa certitude que les deux hommes allait au-devant d’ennuis insurmontables. L’image de Pierre Duval affichait un rictus mauvais qui déformait ses traits habituellement sereins, imitant, sans le vouloir vraiment, Miloch dans Le Piège diabolique du génial Edgar Pierre Jacobs.
- Que signifie? Marmonna Hillerman.
- Oh! Rien d’important! Jeta avec désinvolture l’ambassadeur. Notre ennemi se contente de nous souhaiter bon voyage, voilà tout! Ah! Il rajoute que le dénommé Fouchine, Pavel Pavlovitch, nous accueillera à Texcoco avec tous les honneurs! Nous sommes prévenus, mais j’en ai vu d’autres!
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samedi 4 décembre 2010

Mexafrica 3e partie : Le chevalier au blanc harnois chapitre 19.

Chapitre 19

Sertorius, se tordant les doigts, sous l’impulsion d’un toc, lissant ses cheveux impeccablement coiffés, très concentré, interrogea Lorenza d’une voix qui se voulait froide et coupante comme le fil de son glaive laser. En fait, on sentait la tension poindre dans ses paroles. Livide, la jeune femme transpirait abondamment. Elle reprit espoir cependant lorsqu’elle reçut un message télépathique de Penta p. Celui-ci n’avait pas encore été mis à mort. Selon la semi-entité, les enfants étaient parvenus à tromper leurs gardes et, désormais, réfugiés dans le système d’évacuation et de recyclage des déchets, se retrouvaient à l’abri de leurs tourmenteurs! Dans ces égouts, personne ne songerait à les chercher! Les Haäns de la vingt-quatrième caste, chargés de l’entretien de ces conduites, n’avaient pas assez d’intelligence pour remarquer la moindre anomalie. Modifiés génétiquement, ils étaient à peine capables de penser à leurs besoins immédiats et d’exécuter des ordres ultra simples.

Mathieu avait songé à cette cachette grâce à sa mémoire multiple. Dans une précédente chrono ligne Pamela Johnson y avait planqué le cadavre gênant de Kilius le barman.

Lorenza mentait à la perfection. C’était là l’un de ses moindres dons de métamorphe. Elle trompa brillamment Sertorius son bourreau Castorii en lui délivrant des codes d’accès à l’IA partiels et légèrement erronés.

Ainsi, lorsque Tsanu XIII ordonna la connexion des systèmes Haäns, Castorii et Velkriss de la flotte amirale à l’ordinateur principal du Langevin, l’IA fit semblant de s’exécuter. En fait, elle introduisit dans les systèmes un virus indétectable. Désormais, les ordinateurs des vaisseaux ennemis étaient à sa merci et à celle de Benjamin Sitruk!

Tsanu XIII Gaachak, persuadé de sa victoire, se pavanait sur le siège de commandement du vaisseau de l’Alliance, tel un satrape éblouissant mais dégénéré; Il ordonna de sa voix gutturale de mettre le cap sur Haäsucq, la planète mère des Haäns.

Les écrans tridimensionnels, les sphères et les senseurs indiquèrent bien que la flotte amirale tout entière se dirigeait vers le système désigné, sis dans le quadrant Bêta.

Tout autre était la réalité! Le Langevin en tête, tous les vaisseaux faisaient route vers Tau Ceti V, du quadrant Delta, région stellaire des plus hostiles, peuplée de machines qui, à toute intrusion de vie organique, réagissaient violemment! L’Empire Olphéan était le cimetière des civilisations carbone classiques.

Cependant, l’évasion des enfants avait fini par être découverte, mais les soldats limiers Haäns, sous l’influence de psycho images activées, débouchaient soit dans un corridor vide, soit dans les cuisines, soit encore dans la piscine! Ces Haäns de la douzième caste n’étaient absolument pas aptes à éventer tous ces pièges!

Toutefois, Penta p avait eu le tort d’omettre la présence de ses coreligionnaires dans son équation de diversion. Son message télépathique si court fut-il, avait été capté par son frère p Septimus. Les Castorii traînèrent l’entité vite localisée vers Tsanu XIII. L’Empereur, furieux et éructant, ordonna la seule sentence qui s’imposait contre le traître: la mort!

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1249. Les tempsnautes avaient pris la route de Montsalvy, en quête du château de Charmeleu.

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Curieusement, tout, alentours, ne tarda pas à se métamorphoser en un désert sinistre, une gaste plaine désolée, où nulle trace d’habitant n’était visible, si ce n’était une misérable cahute de pierres, de bois et de torchis, qui servait d’abri à un berger avec son maigre troupeau de moutons.

André s’enquit auprès de lui. Il voulait glaner quelques renseignements. Le misérable hère, vêtu de hardes immondes, mêlant les peaux d’ovins mal tannées, et la toile la plus grossière, jamais lavée, dégageait des effluves insoutenables de crasse, de suint et d’urine. Il fit comprendre à la troupe en une langue frustre, à peine articulée, c’était comme si, à force de vivre exclusivement avec ses bêtes, il avait régressé jusqu’à l’animalité, perdant peu à peu le maniement du langage humain, qu’il n’avait pas la place pour loger autant de monde, se méprenant sur les intentions de son interlocuteur.

Malgré la menace des crocs de Kiku U Tu, le demi sauvage expliqua enfin que, malgré la présence parmi eux d’un enfançon au maillot confondant le jour et la nuit, tous devraient se contenter de camper à la belle étoile dans la gaste plaine à l’herbe rare, balayée par un vent aux pleurs lugubres, plaine hantée assurément par des esprits en peine! A l’en croire, il s’agissait d’un champ immémorial de morts, remontant au moins aux Francs, voire aux temps Arvernes!

Heureusement, le chariot attelé de palefrois et garni d’une moelleuse litière avait été conservé pour Irina le la très jeune Tatiana. Lorsque le crépuscule s’en vint, les autres, y compris Violetta, « miss en sucre » comme l’avait surnommée Ivan avec ironie, durent dormir à la dure, à même la terre nue, sans la moindre natte pour amoindrir la rudesse du sol! Nos héros firent contre mauvaise fortune bon cœur et s’enroulèrent le plus confortablement qu’ils le purent dans leurs manteaux, leurs fourrures médiévales reconstituées.

Une fois encore, les spectres furent au rendrez vous. S’ils avaient fait défaut, cela aurait été surprenant. Fantômes hideux de guerriers celtes, de légionnaires romains ou d’envahisseurs barbares, tous présentant des corps mutilés, transpercés de flèches ou encore tailladés par de méchants coups d’épée, le sang suintant de leurs multiples blessures.

Était-ce le vent? Les plaintes des spectres devenaient non seulement audibles mais également compréhensibles! C’était un peu comme si un « traducteur universel » était branché en permanence dans ce lieu magique. Certes, Daniel connaissait d’innombrables langues anciennes, disparues ou mortes. Mais il n’était pour rien dans ce tour! Mais son talent lui permit d’identifier des ombres s’exprimant en latin, gaulois, francique ou en dialecte burgonde. Il vit même une tête de Hun, horriblement défigurée, flottant librement tout en surmontant un vague ectoplasme. Ce « Hou », comme les Chinois le nommait, usait d’une langue apparentée à celles des Mongols et des Tibétains. Le fantôme souhaitait expliquer au commandant Wu la véritable nature de ses frères hantant ce lieu de désolation. Or, notre daryl androïde croyait déjà en connaître la teneur. Le Hou répondait au nom de Kha-A-Gielpo.

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« Les manifestations des esprits ne sont que des restes infinitésimaux de grains plus minuscules que l’atome d’êtres déchus dont les dieux même n’ont pas voulu accueillir dans leur thébaïde à cause du trop grand nombre de crimes commis de leur vivant ».

En langage contemporain, les tempsnautes avaient donc affaire à des particules subatomiques subsistant sous forme de traces, ou encore d’une sorte de « rayonnement fossile des disparus, réussissant toutefois à conserver, brouillés, leur quintessence, leurs ondes cérébrales et le sentiment de leur identité!

Daniel enchaîna cette « vision » par un « rêve éveillé », du moins le qualifia-t-il ainsi plus tard. Li Wu, lors d’un cours de calligraphie chinoise donné au bambin qu’il avait été en l’an 2477, expliquait parallèlement à son petit-fils l’importance du culte des ancêtres et de son corollaire, la piété filiale, un des piliers de la Chine éternelle.

« Les morts demeurent parmi nous en punition. Ils sont condamnés à manifester leur présence, à la suggérer à ceux qui, pour eux, sont les dépositaires du souvenir: leurs parents survivants en l’occurrence. Daniel, souviens-toi donc toujours de la chaîne de tes ancêtres ».

Philippe eut également une vision mais celle-ci s’adapta à sa grille de lecture mentale. Une main noire le toucha imperceptiblement à l’épaule. Sentant cette présence anormale, se retournant, le chevalier aperçut ce qui s’apparentait à un phénomène d’hallucination de nature démonologique: un diable couleur de suie, aux ailes de chauve-souris, à la queue et aux pieds fourchus, cela allait de soi, digne des chapiteaux romans historiés déjà décrits. Messire Satan tint à Philippe un discours sur les fantômes similaire aux propos du Hun et de Li Wu!

Le lendemain, troublés par cette nuit étrange où, autre fait insolite, pour la première fois depuis sa naissance, Tatiana n’avait pas pleuré mais tété en silence, même une si jeune enfant avait ressenti l’anormalité du lieu, tous reprirent tant bien que mal la route, parvenant lentement à Montsalvy.

Là, une croix discoïdale sculptée sur une sorte de borne, déjà envahie par la mousse et le lichen, surmontant un socle lui servant de soutien les accueillit. A l’intérieur de la collégiale qui servait d’étape aux pèlerins, le Christ en bois polychrome, de tradition romane, avait le front marqué par les stigmates de la passion. Des gouttes de sang sourdaient de son front ici dépourvu de la couronne d’épines.

Philippe effectua une visite de politesse au prieuré des chanoines de Montsalvy; ces derniers, apprenant que ce dernier se rendait à Sainte Foy de Conques, le mirent en garde. La contrée avait été investie par le Malin depuis de longues semaines déjà! Les forces du Mal avaient piégé la route en y plaçant un dragon dont le souffle brûlant et soufré n’épargnait aucune créature non asservie au Démon! Ses victimes ne se comptaient plus. La créature des contes de sorcières avait-elle été évoquée par Charmeleu, adepte de la sorcellerie? Assurément à en croire les dires des religieux!

Cela ne détourna pas le chevalier. Il refusa de rebrousser chemin.

***************

Enfin, le convoi commandé par d’Ibertin franchit le pont en réfection surmontant les fossés du château fortifié de Charmeleu. La mandorle parvenait à destination au grand soulagement du baron. Cependant, le bras droit d’Arnould remarqua, parmi les cavaliers, la présence incongrue d’une femme! Aussitôt, il comprit que certaines personnes s’étaient immiscées dans le groupe de moines soldats de La Buena Muerte. Il en informa son maître qui ne marqua aucune colère.

- Mon féal, je ne suis point aveugle! En fait, j’ai décidé que ces imposteurs étaient mes invités! Quant à la femelle, elle aura tantôt son utilité! Pour le moment, jouons le grand seigneur, l’hôte heureux d’accueillir des voyageurs venant de loin. Désormais, la mandorle est en ma possession et celui qui s’y frottera s’en repentira!

Si Lady Alexandra avait entendu les propos qu’Arnould tenait, pleins de mépris à son égard, elle en aurait avalé sa salive et serait devenue cramoisie de honte. Être appelée femelle, quelle insulte!

***************

Les chanoines de Montsalvy avaient averti à bon escient le chevalier Philippe et ses compagnons. La route qui serpentait en direction de Conques se modifiait par degrés, prenant un aspect de plus en plus irréel. Par touches, elle empruntait au fantastique inscrit dans la mémoire génétique de l’espèce humaine. Comme dans le célèbre dessin animé de Blanche-Neige, où l’héroïne se retrouvait perdue, abandonnée dans une forêt hostile, les branches des arbres étaient désormais pourvues de doigts crochus qui allaient en se racornissant tout en saignant. Les plaies suppurantes dégageaient une odeur âcre, entêtante et fermentée. Les hêtres et les chênes semblaient être contaminés par une lèpre honteuse qu’ils ne pouvaient plus dissimuler. Sous l’entremêlement des branches tordues et déformées, le ciel bas et lourd se devinait à peine. Dans les châtaigniers dénudés, quelques hiboux au plumage mité somnolaient. Les corneilles et les corbeaux freux avaient eu la bonne idée de déserter ce lieu maudit depuis peu, s’en volant à tire d’ailes pour une contrée plus hospitalière, autrement dit un cimetière!

Courageusement, avec détermination, la troupe progressait alors que les pierres du chemin devenaient brûlantes. Bientôt, il fallut entourer les sabots des chevaux d’une triple couche de chiffons humides, ce qui n’empêcha pas toutefois leur corne de chauffer. Violetta suffoquait. La demoiselle avait l’odorat sensible.

Ça et là, au fil des pas pesants et de plus en plus pénibles, les téméraires aventuriers découvraient des restes de cadavres calcinés, disséminés un peu partout sur le bord du sentier, dépouilles parfois recouvertes d’un peu de terre et de cendre.

Lentement mais sûrement un souffle brûlant enveloppait la troupe, le sirocco s’apparentant à un doux zéphyr par comparaison.

- Ah! Non! Ça ne va pas recommencer! S’écria l’adolescente excédée. Le marteau de l’enclume: 2! Le retour! Comme si la première expérience n’avait pas suffi à satisfaire les goûts pervers d’une déité capricieuse!

Ivan quémanda auprès de la métamorphe un minimum d’explications. Geoffroy s’interposa, rappelant qu’il fallait conserver toutes ses forces dans ce chaudron du diable où l’on cuisait à l’étouffée!

Fermat, quant à lui, se demandait sérieusement s’il ne fallait pas ôter cotte de mailles, bliaut et tutti quanti. Dans cette fournaise, la sueur se transformait en vapeur d’eau.

Après cinq ou six lieues à chevaucher dans cet enfer, la troupe aperçut le Maistre de ces lieux: le haut et puissant, tant redouté, le seigneur Malfaisant!

- Pff! Évidemment, c’est un dragon! Siffla Violetta entre ses dents. « Le pays maudit: le remake! ».

- Décidément, lança Pacal pour détendre l’atmosphère, tu as toute la collection de Spirou, toi!

- Ben oui! Opina la métamorphe.

- Tu pourras me prêter quelques numéros lorsque nous en aurons terminé avec cette histoire? Mendia Ivan.

- Tiens donc! Tu ne te sens pas un peu trop vieux pour de pareilles lectures? Jeta acide Violetta.

- Là, je me sens plutôt aussi asséché qu’un oued en plein cœur de l’été marocain, ma vieille! Répliqua le blond adolescent casse-cou.

Mais revenons à l’être mythique, le héros de ce passage, non, plutôt le contre héros, le « bad guy ». Il aurait pu figurer en première place dans Le livre des Merveilles de Marco Polo. Si l’on fixait un peu trop longuement le sire dragon, on devenait fou tant sa vue était effroyable! Pourtant Violetta ne frissonna pas, ne frémit pas et ne paniqua pas! Depuis ses deux ans, elle était vaccinée contre toutes les monstruosités, cela, à force de vivre par holoromans interposés des aventures dignes des plus grands films d’horreur de la Hammer grâce aux simulations du Langevin.

Geoffroy, tout vaillant et courageux qu’il fût, aurait bien fait demi-tour! Mais devant l’impassibilité de la donzelle, il n’osa point!

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Détaillons maintenant la créature infernale, belle dans son horreur. Elle frôlait les dix mètres de haut, son corps imposant vu sa masse, dégageant toutefois une impression de gracilité et de fluidité remarquables. La peau, épaisse d’une dizaine de centimètres, s’irisait sous la lumière naturelle, recouverte d’écailles brun vert. Comme il se doit, Sire malfaisant avait le dos orné d’une crête. Il présentait également quatre paires d’ailes membraneuses anthracite, apparentées à celles des ptérodactyles, ce qui rajoutait à son aspect féerique Toutefois, pour montrer ses mauvaises intentions, l’extrémité de sa queue lobée battait furieusement le sol. Elle ne se terminait point en fourche au contraire du canon établi. Un oubli impardonnable aux yeux de Violetta! Les pattes antérieures, massives et musclées, paraissaient disproportionnées à celles postérieures malingres et rapprochées du corps. Mais toutes s’ornaient de griffes très longues, entre vingt et trente centimètres au jugé, d’un noir luisant des plus inquiétants, desquelles gouttait un poison toxique voire mortel.

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Enfin, emmanchée sur un long cou, une gueule plus qu’imposante, si on la comparait à celle de Kiku U Tu, avec une forte mâchoire découvrant une double rangée de dents, ce qui faisait de Sire malfaisant un parent éloigné du Troodon ou du crocodile.

La légende, ici, était respectée car les orifices des narines dégageaient une fumée soufrée du plus bel effet alors que, dans la pénombre, les yeux rouges en amandes, brillaient de méchanceté. Le sommet du crâne se terminait par un troisième œil fermé comme celui des Moschops.

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A l’arrière de l’énorme tête se devinaient des pelotes d’épines de taille conséquente qui, elles aussi, suintaient un poison létal.

Inopinément, du dessous d’un tas de feuilles mortes craquantes, surgit un lutin à la barbe torte, aux rares cheveux longs crasseux et aux gros yeux bleus globuleux. Le petit être, vêtu de haillons bi partie, bleus et verts, laissant deviner un corps affreusement décharné, à la peau malsaine, pustuleuse, armé d’un espadon à la lame rouillée et ébréchée, se précipita témérairement sur le Sire Malfaisant en criant dans son patois auvergnat:

- Meurs démon! Je ne te crains point!

Le nain aux oreilles pointues et dévorées en partie par des rats ou autres bestioles aussi peu sympathiques, fut culbuté d’un seul coup de griffe qui le coupa instantanément en deux! Chaque moitié du corps frémit, les nerfs ressentant encore l’atroce douleur alors que le cerveau mourait. Mais ces restes pitoyables furent arrosés par les flammes orange crachées par la gueule du saurien fabuleux.

Violetta soupira avec cynisme.

- Dommage! Je n’ai point entendu glouglouter son sang!

- Euh… tu n’en fais pas un peu trop, là? Hasarda Pacal qui se serait enfui s’il s’était écouté.

Nous savons-nous, qu’à l’image de son « oncle », la métamorphe se protégeait d’une carapace d’indifférence lorsque la situation se détériorait vraiment.

Geoffroy avait oublié sa peur. Pour lui, le problème était simple: les preux chevaliers, autrement dit Philippe, lui-même, Daniel, André, et, pourquoi pas Ivan, mais assurément pas Pacal, trop trouillard à ses yeux, devaient s’occuper du dragon et l’empêcher de nuire définitivement!

Très en retrait, Uruhu tremblait d’un effroi qu’il ne pouvait endiguer. Il n’envisageait pas, mais alors pas du tout, de s’élancer témérairement contre cette créature venue tout droit du monde des mauvais rêves, plus puissante qu’un Broohr blanc de sa toundra natale.

Ivan retint de justesse le comte.

- Perds-tu la raison? Ne me dis pas que tu comptes effectivement te jeter sur les griffes de ce dragon! Tu n’auras pas fait cinq pas que tu seras carbonisé!

- Me prends-tu pour un couard? Regarde la donzelle! Je parierais qu’elle serait prête à tenter le coup, elle! Les comtes d’Évreux n’ont jamais fait demi-tour devant le danger! Je ne faillirai point!

Pendant ce temps, un petit être innocent, un petit bout de femme, adorable, chou et tout ça, dormait paisiblement, ignorant la fournaise, les odeurs de soufre, le dragon et le danger mortel. A l’âge de Tatiana, les bébés avaient besoin de dormir vingt-deux heures par jour! Pourtant, il y avait de quoi réveiller le plus obstiné des adeptes de Morphée!

Le Seigneur Malfaisant, piaffant d’impatience et peut-être de faim, rugissait et grondait sur le mode infrasons ce qui avait pour résultat de faire trembler les collines.

Ufo, se réfugiant dans les bras du K’Tou feulait tout en frissonnant.

Plus près du dragon, Kiku U Tu, étrangement silencieux depuis plusieurs minutes, attentif, métamorphosé en statue, écoutait les yeux mi-clos, les grognements de la mythique créature. Aucun doute! L’être fabuleux parlait. Ses paroles exprimaient un langage élaboré dont il lui fallait trouver le sens.

A l’avant, toujours aussi calme et méticuleux, Philippe vérifiait le tranchant de la lame de son estoc. Encore cinq secondes, et il allait affronter le Sire Malfaisant.

Mais le Kronkos s’interposa et l’arrêta.

- Pardon, mon officier. Il ne vous appartient pas de combattre cette divine créature, ce fils de Käarle! Le noble et sage Seigneur de mon monde, Seigneur que nous vénérons, nous a apporté la conscience et le feu bien avant que l’homme marche debout sur sa ridicule planète!

- Sire lézard! Sire Malfaisant est un dragon engendré par le Mal. Il tue les créatures de Dieu!

- Certes, seigneur Philippe! Mais parce qu’aucun humain ou assimilé n’a réussi à le comprendre! Il nous accordera le passage à la condition de lui présenter le bon sauf-conduit! Faites-moi confiance!

N’attendant pas la réponse du chevalier, d’un pas sûr, Kiku s’avança et, chose incroyable, s’agenouilla en posture d’hommage lige devant l’imposant saurien, un peu comme un féal jurant fidélité à son suzerain! Alors, s’engagea un étrange échange verbal, composé de rugissements, de grondements, de crépitements et de crissements. Les secondes s’égrenèrent, lentement, bien trop lentement aux yeux de Fermat et du reste de la troupe rapportée.

Pourtant, Daniel se détendit peu à peu. Il devait comprendre ce qui se disait. Irina berçait Tatiana lui chantonnant une très vieille berceuse alors que Pacal retenait son souffle.

- Ouah! Super! Je crois qu’on peut s’installer là et entamer une partie de belotte les gars! S’écria Violetta.

- Pff! N’importe quoi! Siffla Geoffroy.

- Tu as grand tort de dire ça, mon vieux! Lança Ivan. Ça marche! Ma parole, ça marche! Je ne sais pas ce qu’est en train de dire notre fichu lézard, mais il est en train d’amadouer ce dragon!

Vingt secondes plus tard Kiku se retourna et demanda:

- Votre Excellence, dit-il à Fermat, il ne me reste plus qu’à payer notre passage. Permettez!

Avec mille précautions, le Troodon s’empara d’un lourd sac qui contenait une charge précieuse et… mystérieuse. Puis toujours courbé et empli de révérence, Kiku remit au dieu le cadeau, l’impôt, la taxe. Avec méfiance, Sire Malfaisant flaira les flacons. Apparemment, le don lui agréa et les effluves qui s’échappaient des récipients flattèrent son odorat. Satisfait, le dragon se saisit promptement des amphores puis recula en dodelinant de la tête. Après un dernier grondement, jappement joyeux, il se fondit dans l’obscurité.

- Foutu lézard! Il s’est enfin montré utile! Proféra Geoffroy, soulagé.

- Et si tu nous expliquais, Kiku? Demanda Violetta.

- Ah! Enfants d’humains! Soupira le lieutenant avec regret, je me suis tout simplement séparé d’une partie de mes précieuses provisions.

- Non? Éclata de rire Daniel.

- Oui, commandant! Quatre flacons de Chtugang, que j’avais sauvés! Cette ambroisie inventée par Käarle en personne!

- Je vous remercie pour votre immense sacrifice, lieutenant U Tu! Répondit le commandant Wu avec une ironie acerbe. Grâce à ce geste de pure abnégation, vous conserverez tous vos esprits! Tant mieux pour nous tous! Vous connaissez mon point de vue sur cet infect poison à base de lave et de vodka qui vous abrutit lentement mais sûrement et vous ravale au rang d’un varan de Komodo!

- Moi, je n’ai rien contre les varans! Émit naïvement Pacal.

- Oncle Daniel tu as oublié de signaler dans la composition les œufs de Kaak de cinq ans d’âge au minimum, sans compter le piment, le poivre, la poudre à canon et ainsi de suite!

***************

Grâce à l’ingéniosité de Kiku U Tu, la troupe put atteindre sans encombre l’abbatiale de Sainte Foy de Conques. Ce qui frappa de prime abord nos tempsnautes, ce fut la beauté exceptionnelle du lieu. Les simulations les plus abouties ne rendaient pas compte de la somptuosité de ce monument, célèbre par le portail occidental de l’abbatiale qui présentait aux yeux des fidèles l’incomparable tympan du Jugement dernier dans un brun doré presque neuf, permettant de contempler le Christ juge et serein dans sa mandorle et d’en repartir apaisé de ses craintes.

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Or, à cet instant, Philippe eut une vision. Devant lui, Jésus se dressait vraiment. La main gauche du Fils de Dieu serrait celle d’un personnage enturbanné, étrange être en vérité, constitué de métaux inconnus. Un Infidèle, sans aucun doute, mais était-ce bien tout?

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Troublé, le chevalier fit à haute voix:

- Il nous faut récupérer au plus vite la mandorle de gloire irradiante! Les chevaliers hérétiques s’apprêtent à commettre un sacrilège en actionnant le Baphomet!

Violetta se moquait bien de ce problème, toute en admiration devant les chapiteaux historiés de toute beauté, étonnée également de ne point se retrouver dans une église romane sombre, aux murs épais et sans grâce! Ici, le vaisseau central de la nef s’élançait joyeusement vers le ciel en un élan divin.

Tandis qu’Irina priait avec une foi sincère, Uruhu à son tour, connut une sorte d’extase. Le K’Tou croyait que le chevalier à casque à nasal et à écu oblong d’un des chapiteaux était animé et bougeait, saluant cérémonieusement les nouveaux venus, et, plus particulièrement lui, celui qui marchait debout!

Comme il se doit, l’abbatiale renfermait un trésor! Celui-ci reposait à la vue de tous, sur des coussins de velours, présenté dans des coffres en bois. Le reliquaire consistait en Sainte Foy assise, le A dit de Charlemagne, l’autel portatif en albâtre, la lanterne de Bégon III.

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Chaque objet, serti d’émaux et de pierres précieuses, était adoré séparément. Nos amis étaient arrivés lors d’une période d’ostension des reliques. Voici pourquoi, présentement, une cohorte de pèlerins s’agenouillait et psalmodiait avec ferveur devant le trésor, baisant les reliquaires et les châsses avec une foi sincère. Tous les chefs du groupe étaient coiffés du grand chapeau caractéristique et Irina, hormis sa tenue, ne détonait pas parmi ces croyants.

Par contre, Philippe se contenta d’un simple signe de croix, à la surprise des adolescents. Mais Daniel ne s’étonna nullement de cette relative froideur du chevalier; rares étaient les reliques authentiques et notre androïde le savait pertinemment!

Après le recueillement, le commandant accosta le plus âgé des pèlerins. Celui-ci, serviable, accepta de conduire les voyageurs jusqu’aux abords du château de Charmeleu. La fatigue avait fait oublier toute précaution à Fermat et à ses amis, à moins qu’il y ait eu un brouillage mental car, cachés derrière les piliers de l’abbatiale, Pacal et Ivan auraient pu reconnaître un authentique Amérindien, Varami, identifiable par sa coiffure en bol non tonsurée et son teint cuivré, un Chinois étrange, au poil roux, d’une taille appréciable, Zoël Amsq en personne!

Après le départ des tempsnautes, le Haän se saisit d’un communicateur portatif et aboya discrètement quelques ordres à Merritt. Sur le papier, le plan de Zoël, magnifique de simplicité, donnait ceci: suivre Daniel Lin Wu et les siens, puis, s’emparer de la mandorle et la téléporter à bord du Raptor de Feu.

Or, la partie n’allait pas être aussi facile car, Arnould, point sot, avait introduit sciemment en son castel Lady Pirrott Neville et ses gardes SS.

Quant à TQT et à la NSA, ils se dissimulaient dans le village dépendant du château, tâchant de garder l’anonymat!

****************

Nos amis parvinrent donc aux abords de la première enceinte du château de Charmeleu, tout près des barbacanes. La construction, solide et vaste, ressemblait à Château Gaillard, en plus imposant encore si possible! Là, un fait anachronique se produisit. Dans les airs, des cris de chouettes métalliques retentissaient, se répondaient en échos! Philippe expliqua:

- A cent pieds de haut au-dessus de nos têtes, vole un rapace nocturne, une effraie! Les autres ne sont que des leurres!

Geoffroy compléta:

- Oui, je vois parfaitement ce qui cloche! Il fait encore jour et ce ne sont pas des volatiles de chairs et d’os! Ils sont mécaniques!

Pacal renchérit:

- Des automates semblables à ceux construits par Villard de Honnecourt!

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- Ces oiseaux se dirigent vers le château! Proféra Daniel qui distinguait les moindres détails malgré l’altitude à laquelle volaient les automates.

Uruhu approuva avec force hochements de tête.

Enfin, nos amis se turent, le temps de s’arrêter au pied de la première enceinte. Alors, le chevalier Philippe respecta la coutume et le protocole en vigueur et sortit son olifant. Puis, il souffla trois fois dans son instrument et demanda à ce que l’on ouvrît au chevalier Van der Kirsche!

La réponse, hostile, ne tarda point: dans un bel ensemble, des automates d’archers et d’arbalétriers, constitués d’argent et d’airain, peut-être même d’or, se dressèrent pour expédier leurs traits contre le groupe qui demandait gîte et couvert.

Hélas pour lui, le pèlerin âgé ne se montra point assez prompt pour éviter les flèches meurtrières. Blessé au bras, il recula un poil trop tard. Quant à Kiku, il manqua de peu d’avoir l’œil crevé par un carreau d’arbalète. Hors de lui, il gronda sa colère légitime.

Cependant, les autres tempsnautes avaient eu le réflexe approprié de se protéger de leur écu levé. Les traits vinrent donc se briser ou se ficher sur les boucliers armoriés. Suspicieux, Daniel souffla:

- Il vaudrait mieux activer nos ceintures de champ de force…

- Inutile, répondit Fermat. Voyez! Là- haut, on se fait plus accueillant!

Effectivement, une voix rauque retentissait. Celle de Charmeleu en train de houspiller ses mécaniques trop zélées et bornées.

- Sotte ribaudaille! Écartez-vous! Il faut laisser entrer ces pèlerins égarés! Poussez-vous! Je dois abaisser le pont-levis!

Redoutant la sombre colère du maître, les automates s’égaillèrent.

Sur le qui-vive, les tempsnautes s’engagèrent dans la première cours. Geoffroy réclama les soins les plus urgents pour le pèlerin blessé; Kiku, en retrait, ruminait sa colère. S’il avait cédé à ses instincts, il se serait vengé cruellement de cet affront!

Après avoir présenté ses compagnons, Philippe détailla son hôte. Charmeleu était un homme d’âge moyen, à la barbe noire et aux tempes blanches, aux cheveux mi-longs, au regard d’aigle, aux traits durs. Cela faisait de lui un personnage peu sympathique, inavenant. Malgré le camail de haubert rabattu, il était vêtu d’une cotte d’armes noire à tête de mort.

Violetta pensa:

« Thanatos! Thanatos! Comment peut-on vénérer la mort? Cela échappe à ma compréhension ».

Répondant à la demande du comte d’Évreux, Charmeleu ordonna à un de ses chevaliers d’aller quérir l’apothicaire. Dans quelques minutes, le pèlerin se verrait extraire sa flèche et sa plaie serait cautérisée.

Mentalement, Fermat interrogea Daniel.

- Que pensez-vous de ce triste sire?

Le commandant lui répondit sur le même mode:

- Un fourbe individu, naturellement! Mais muni d’un bouclier mental qui lui permet de dissimuler partiellement ses pensées. Il complote contre le roi de France qu’il n’aime point!

- Est-il télépathe?

- Nullement, rassurez-vous! De plus, par précaution, je mets en place un brouillage!

Durant cet échange muet qui n’avait duré qu’une poignée de secondes, le sire Arnould avait invité les nouveaux visiteurs à se joindre au banquet qui s’annonçait, un banquet magnifique comprenant un grand nombre de jongleurs, ménestrels, équilibristes, montreurs d’ours, équilibristes et force chansons de gestes. Pour se faire pardonner son malencontreux premier accueil, grand seigneur, le baron réitéra plusieurs fois son invitation qui pouvait se prolonger ad libitum selon la volonté du sire Philippe!

- Dans deux couples de jours, j’organise une chasse comme on en voit peu en notre contrée du Rouergue par ces temps-ci!

- Cela nous chaut! Acquiesça Philippe, parlant pour l’ensemble du groupe.

Geoffroy comprit pourquoi le baron Arnould se coupait en quatre. Dans cette mauvaise saison toute de froidure et de neige, toute nouveauté était la bienvenue! Les gens, recroquevillés devant les braseros pour les plus chanceux, avaient soif de nouvelles fraîches ou pas. En ces temps lointains, ainsi circulaient les rares informations.

L’aula du castel servait de salle de banquet. Il fallait bien cela car les convives dépassaient largement la centaine. Déjà, toute une cohorte de serviteurs s’activait, dressait la table, c’est-à-dire étymologiquement commençait par apporter les pieds, les ouvrait, les assemblait puis mettait les planches.

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Puis, les domestiques rajoutèrent de belles nappes damasquinées en provenance de Constantinople, nappes utilisées pour les grandes occasions. Dessus, ils placèrent ensuite la vaisselle, composée de hanaps d’or et d’argent, de plats ouvragés dans des métaux précieux, pour les invités qu’il fallait éblouir ou, pour les hôtes qui comptaient guère aux yeux du baron, en simple céramique cuite! Cette vaisselle, toujours d’origine byzantine, avait le fond orné d’oiseaux et de poissons stylisés.

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Quelques minutes plus tard, la petite troupe avait pu se rafraîchir et faire un brin de toilette. Ivan, s’essuyant le visage sur une serviette de fine toile, marmonna à l’adresse de Geoffroy:

- Dis; tu ne trouves pas que ce Charmeleu ressemble exagérément à Axel Borg?

- Ah! Ça t’a frappé toi aussi! Pour moi, ce n’est pas une coïncidence fortuite! Tout est bizarre ici!

- Depuis que nous avons atterri en fait! Compléta Pacal. Ce repas, sera-t-il empoisonné ou…

- Mon vieux, piège il y aura, assurément! Rétorqua le jeune comte. Mais rassure-toi! Il sera plus subtil!

Dans la chambre des dames, Tatiana fut confiée à une nourrice propre sur elle. Ses vêtements sentaient bon le linge récemment lavé. Le nourrisson qui dormait fut mis dans un berceau. Dame Philippa reçut l’ordre de ne point déshabiller le bébé; au XXVIe siècle, lorsque couches il y avait, elles étaient auto nettoyantes et la matière qui les composaient se régénérait jusqu’à une centaine de fois!

Toutefois, se posant des questions, dame Philippa marmotta:

- Quelle drôle de façon d’emmailloter une petiote! Pourquoi ces jambes nues?

Un peu plus loin, tout en se recoiffant, Violetta s’inquiétait pour Tatiana.

- Tantine, à ta place, je me ferais du mouron! Ne crains-tu pas les parasites dans le berceau? Puces, punaises, poux et autres bestioles?

- J’ai tout prévu! Tatiana est protégée par un léger champ répulsif qui suffit à repousser tous ces indésirables insectes!

- Chouette! On ne peut pas avoir la même chose pour nous? Ah! Mais si un molosse entrait et croquait la petite? J’ai compté jusqu’à une quinzaine de ces dogues dans le château et il n’y a que des tentures pour clore les chambres!

- C’est pour cela que dame Philippa reste, Violetta!

***************

Dans l’aula, les dogues avaient flairé la présence de Kiku U Tu. Le saurien bien qu’emmitouflé dans sa vêture de moine, dégageait son habituelle odeur de fond de vase. A son approche, les chiens grondaient, gémissaient puis reculaient, effrayés! Instinctivement, ils sentaient qu’ils avaient affaire à une créature supérieure inconnue, plus puissante et cruelle que n’importe quel être humain!

Après avoir croisé le chemin du Troodon, tout frissonnants de peur, les chiens s’en venaient près des braseros et, la queue basse, récupéraient sans entrain quelques vieux os qu’ils rongeaient plus par habitude que par faim. Par instant, ils émettaient des « wif wif » plaintifs qui ne leur ressemblaient pas!

En attendant le banquet, Philippe, dont la vue des symboles armoriés de la mort importunait, symboles revenant fort souvent sur les murs, les chapiteaux et les voûtes, accepta néanmoins l’invitation courtoise du sire d’Ibertin à disputer une partie d’échecs. Les pièces ivoirines ou d’ébène, de grand prix, présentaient la particularité d’avoir des tours montées sur des éléphants.

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Cet échiquier authentique, d’origine indienne, avait été rapporté par les Arabes en Europe, puis avait échu dans l’escarcelle des chevaliers de la Buena Muerte. Jacques d’Ibertin ne s’assit pas en face de Philippe qui, nullement décontenancé, choisit les pièces blanches.

Une étrange partie débuta alors. L’adversaire, invisible, n’opposa aucune objection au déplacement d’un pion blanc. Puis, comme par magie, un cavalier noir se déplaça seul! L’échiquier était manifestement ensorcelé; il ne s’agissait pas d’un quelconque mécanisme dissimulé sous la table où reposait le damier. L’enchantement était destiné en théorie à entraîner la défaite de l’adversaire quelle que fût son adresse. Mais Philippe n’avait que l’apparence d’un humain. Ce sortilège lui déplut grandement. Pourtant, alors qu’il en était capable, il ne l’ôta point. Il se contenta de vaincre l’invisible adversaire ce qui plongea d’Ibertin dans un abîme de perplexité. Après un salut poli au vainqueur, Jacques alla informer Charmeleu de sa défaite.

- Sire baron, ce chevalier est un représentant de l’autre bord! Articula-t-il d’une voix rauque, s’épongeant le front avec sa manche.

- Point d’affolement, mon féal! Nous sommes de taille à vaincre les partisans du Bien! Fussent-ils de nature angélique!

- Euh… Si les compagnons du sire Philippe sont du même bois, suffirons-nous?

- Jacques! Je vous ai connu moins couard!

- Avez-vous dévisagé le géant enveloppé dans sa pelure de moine? Il m’a tout l’air de cousiner avec un drac ou la tarasque! Quant à l’un des écuyers, il est aussi velu que la créature de la sylve de saint Rocamadour!

- Peu importe! Nous le savons que tous convoitent la mandorle! Le traquenard est en place! Gardons tête froide, Jacques!

- Oui, doux sire! Si le chevalier Philippe a pu passer malgré notre allié, le sire Malfaisant, c’est bien qu’il dispose des pouvoirs des anges du ciel!

- Sans doute, mais ses commensaux ne sont pas faits de même chair ou toise!

- Le sire noir et cornu le veuille!

- Maintenant, l’heure est aux agapes; tous vont bâfrer à s’en faire éclater la panse et boire à rouler sur la jonchée de paille! Un esprit repus et saoul se défend mal! Lorsque nos hôtes sombreront dans le sommeil, l’esprit embrumé par les vapeurs de vin, nous utiliserons notre magie et nos artifices!

***************

Sur le vaisseau Langevin, des gardes Haäns vinrent quérir Penta p dans ses quartiers où il se tenait à peu près tranquille depuis quelques heures déjà. Ils allaient lui signifier sa condamnation à mort pour haute trahison. La sentence était immédiatement exécutoire. Or, comme nous le savons déjà, l’entité déca dimensionnelle recouvrait ses pouvoirs à une vitesse effarante. Ainsi, lorsque les gardes caparaçonnés ouvrirent le champ de force qui, théoriquement maintenaient le p confiné dans sa cellule, ils la trouvèrent vide! Soudain, des ondes électromagnétiques enveloppèrent les brutes mongoloïdes, les soulevèrent comme des plumes sous le vent et les envoyèrent s’encastrer dans les parois de dur acier! Puis, les murs se mirent à chauffer à blanc jusqu’à fondre et à absorber les guerriers qui moururent étouffés et atrocement brûlés à la fois.

Penta p n’était pas accessible à la pitié d’autant plus lorsqu’il avait affaire à des abrutis orgueilleux patentés! Il détestait les Haäns! Quelques sots guerriers de moins, tant mieux!

Un préfet Castorii avait attendu les gardes à deux mètres de la cellule du prisonnier. Lorsqu’il vit ce qui se passait, il alerta promptement le centre de commandement. Une véritable chasse au p renégat s’engagea alors.

Penta p était parvenu à se déphaser! Tout heureux, il mit à profit ces pouvoirs dignes de ceux de l’Homunculus. Avec enthousiasme et amusement à la fois, il découpa le vaisseau Langevin en cellules de temps isolées hétérochroniques mosaïques. Chaque pièce, rendue infranchissable grâce au branchement de champs anentropiques, se transforma alors en piège imparable, à moins, bien évidemment, de posséder les bons codes à fractales aléatoires seuls capables d’éteindre lesdits champs!

Les premières pièces atteintes furent, sciemment, les ruches Velkriss aménagées à bord du Langevin. Les insectoïdes, pris entre plusieurs déphasages, éclatèrent, écartelés entre quatre ou cinq lignes de temps différentes. Nul organisme matériel ne pouvait résister à de telles tensions. Les mantes religieuses surdimensionnées existaient tout à la fois au stade de l’œuf, de larve, de mue, de chrysalide ou d’imago.

Comme attendu par le p, des cadavres de sauterelles géantes se figèrent dans des postures grotesques. Les Velkriss, prisonniers de leur propre mue, qui, désormais se déclenchait anarchiquement, étaient tout à fait impuissants à se libérer des ondes hétérochroniques.

Si Penta p s’était trouvé physiquement dans la ruche, il aurait pu admirer une demi-larve, émergeant d’une chitine d’insecte adulte qui, ici, pourtant se desséchait déjà, victime manifeste d’un vieillissement accéléré.

Bientôt, l’horreur atteignit son comble. Qui vous a fait croire que Penta p était digne de sympathie? Ainsi, prisonnier d’une sorte de cocon, un Haän hurlant à pleins poumons, tentait vainement de crever sa prison à l’aide de sa dague cérémonielle. Plus loin, un Castorii mosaïque se voyait avec terreur superposer les états de ses ancêtres; son corps mi-humanoïde mi-lémurien perdit tout entendement. Des Haäns et des Castorii adultes se retrouvèrent également prisonniers d’amnios anarchiques et régressifs. A la merci d’annexes embryonnaires, ils finirent étouffés microseconde après microseconde.

Les siècles et les époques allèrent jusqu’à se mélanger. Tsanu XIII, atteint à son tour par l’horrifique phénomène, se replongea dans son passé. Sans qu’il le voulût, il redevint le baron Opalaanka, avec, assis à ses côtés, les spectres de Maximien et de Saktar. Dissimulé sur un brin de super corde, Penta p rageait car il avait mal calculé son coup. En effet, ses alliés du Langevin étaient également affectés par les phénomènes de mosaïques temporelles quantiques.

Ne parvenant plus à contrôler son apparence humanoïde, Lorenza prit l’aspect peu ragoûtant d’un flan gélatineux argenté qui se répandit sans pudeur sur le sol métallique! Quant à son époux, Benjamin, désormais vêtu à la romaine, il était persuadé être Maximien, l’héritier de l’Empire!

Or, la salade temporelle avait des effets triples et le capitaine Sitruk se sentait à la fois commander le Langevin par intérim, Maximien Hercule en train de rechercher les Bagaudes et leur chef Elien, et Maxtarna Herclé dans un Empire étrusque. Un centième de seconde, se matérialisa aussi un Benjamin tout à fait incongru et surprenant, revêtu d’un bel uniforme anglais rouge d’une coupe Regency réinterprétée!

Il y avait plus, il y avait mieux. Dans la Taverne du Maltais, Kilius oscillait entre l’état de cadavre flottant entre deux mondes, première victime de Pamela Johnson dans une précédente chrono ligne et en Castorii dans la fleur de l’âge.

Certains membres de l’équipage reprenaient leur état antérieur, celui d’Alphaego, ayant été infectés par le virus mutant dans cet Univers parallèle. Si quelqu’un avait pris le temps de faire une pause et d’observer ce qui se produisait, bien sûr pour cela il fallait garder toute sa conscience, il aurait pu apercevoir des sortes de chronophotographies lévitant un peu partout à bord du vaisseau. Il s’agissait des spectres de Daniel Wu, d’Antor, d’Irina ou d’André provenant d’un passé révolu, d’une autre piste temporelle.

On pouvait penser que le Langevin s’était transformé en arche des échos de tous les membres de l’équipage ayant servi à son bord quelle que fût la chrono ligne! Si le phénomène devait perdurer et s’amplifier encore, la structure du vaisseau allait s’altérer à son tour et subir des distorsions.

Penta p avait eu le tort de déclencher le chaos afin de préserver encore un peu son existence. Cette énorme bourde ne lui servit à rien car il fut repéré et localisé par les siens à l’intérieur des dix dimensions dans lesquelles il se mouvait. p Septimus et son frère p Epsilon avaient juré d’en finir avec le traître et ils allaient tenir leur serment!

***************

Le Banquet digne de la Grande Bouffe, la crevaille, la bâfrerie débuta enfin dans l’aula. Comme le constata Daniel peu surpris, il y avait bien plus d’une centaine de convives. Parmi eux, il identifia Lady Alexandra et son compagnon Dieter Karl Hinckel qui détonaient par leurs tenues fantaisistes. Ainsi, la jeune femme se permettait de fumer au vu et au su de tous à l’aide d’un fume-cigarette en ivoire. Nullement gênée, elle alla jusqu’à déballer ses propres couverts anachroniques, se méfiant avec raison de l’hygiène de cette époque reculée.

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Tout naturellement, chaque hôte avait reçu une place déterminée en fonction de son rang et de son importance. Uruhu se retrouva entouré de gentes dames vêtues de velours, les cheveux dissimulés par une coiffe, pas aussi compliquée que les hennins du XV e siècle et une guimpe couvrant la gorge. Le lieutenant K’Tou admirait ces prudes beautés à l’aspect sévère et compassé.

« Ces femelles se sont améliorées! Cependant, à mon goût, leur taille reste trop fine encore! Leurs coiffes peuvent faire croire qu’elles ont des bourrelets sur le front et leur menton dissimulé les fait se rapprocher de la beauté K’Toue classique de mon temps! ».

Charmeleu, flatté et intrigué par la présence de Kiku U Tu - le maître de l’ordre savait pertinemment que le faux franciscain n’était point humain - lui avait attribué une table proche de la sienne. Honoré, mais surtout affamé, le Troodon fit honneur à tous les plats bien qu’il trouvât les chairs quelques peu trop mortes.

A la gauche de Jacques d’Ibertin, Lady Alexandra expliqua pourquoi elle fumait. Elle avait pris cette habitude lors d’un voyage chez les Haschischins, en Syrie. Mais elle avait dû abandonner le narguilé oriental bien trop encombrant pour les nombreuses pérégrinations qu’elle effectuait et avait obtenu après maintes recherches cette étrange petite sarbacane d’ivoire, instrument dont elle usait et abusait avec bonheur. Geoffroy avait capté la plupart des mots de la lady. Il rit sous cape devant cet énorme mensonge. Pour se faire entendre, Lady Alexandra s’exprimait dans un mélange de latin et de français plus ou moins archaïque, et ce, d’une voix chantante.

Placé face à la jeune femme, sans y paraître, Daniel surveillait ses moindres gestes. En fait, il se méfiait des SS et plus particulièrement de Dieter Karl. Tout pouvait arriver lors de cet étrange banquet et les hommes se tenaient sur le qui-vive.

Annoncé à coups de trompe, le premier service arriva. Comme de bien entendu, il était composé de petits gibiers vite croqués qui avaient pour office de mettre en appétit; cailles, perdreaux et perdrix plus ou moins emplumés furent déposés sur les tables.

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Fermat leva un sourcil d’étonnement.

- C’est plutôt sommaire comme couverts, non? Fit-il à l’adresse de Geoffroy. A part celle de Lady Alexandra, je ne vois point d’assiette!

Bon prince, l’adolescent expliqua:

- Les plats byzantins qui trônent sur les tables ne servent qu’à apporter la nourriture. Ici, ce sont ces très larges tranches de pain qui font office d’assiette. A juste titre, nous les appelons tranchoirs car, comme vous allez le constater, la mie absorbe tout le jus de la sauce. Une fois la viande avalée, il ne reste plus aux convives qu’à manger le pain en le tranchant avec le couteau, d’où le nom.

- Merci pour ce renseignement, jeune homme. Vous connaissez votre partie! Mais pourquoi cette absence de fourchettes? Quant aux pichets, ils sont diablement en nombre insuffisant!

- Votre ami le commandant Wu ne vous l’a-t-il pas déjà raconté? La fourchette est une invention chinoise! Les premières fourchettes, munies seulement de deux dents, n’apparaîtront à la Cour de France qu’au XIV e siècle. Les dames en feront leur objet de prédilection pour savourer les fruits. Quant à ce que vous appelez à tort pichets, ce sont des hanaps que nous devons partager à deux! Ces récipients, d’une grande contenance, plus du litre, reçoivent des vins lourds et épais, aromatisés au poivre, à la cannelle, au genièvre, de l’hydromel et de l’hypocras. Généralement, les vins sont coupés d’eau et parfois cuits. Dans ce dernier cas, on les parfume avec des baies.

- D’accord, Geoffroy. Mais pourquoi les couper d’eau et leur adjoindre des aromates?

- Ambassadeur, tout simplement parce que les vins de cette époque-ci se conservent très mal! Ils raclent la gorge et ressemblent davantage à du vinaigre qu’à la boisson chantée par les poètes du XVIIe siècle. Notez que je ne regrette pas ce détail. Cependant, je ne vais pas jusqu’à cracher dans la soupe et rejeter mon siècle car voici tantôt dix huit mois que je n’avais banqueté selon la tradition.

Toutefois, Geoffroy avait appris la prudence. Il saupoudra discrètement sa nourriture de « sel » bactéricide. Les tempsnautes ses amis firent de même. Quant à Kiku U Tu, il se moquait bien de ces précautions! Même s’il ne prisait guère cette nourriture trop avancée, il pouvait avaler sans risque des charognes de trois semaines! Quant à Uruhu, il supportait des bactéries et des microbes qui auraient tué net les humains du XXVIe siècle.

On le sait, Daniel était végétarien. Voilà pourquoi il se sentait mal à l’aise devant

toutes ces viandes, y compris les poissons qui suivirent le petit gibier à plumes.

Les poissons d’eau douce non farcis se présentèrent selon une étiquette préétablie depuis plusieurs décennies déjà: tanches, carpes, truites, sandres, etc. Irina nota l’absence de coquillages et de crustacés. Ni huîtres, ni moules, ni oursins donc. Galamment, Charmeleu expliqua à la Russe que le château possédait d’immenses viviers, ce qui était fort pratique en hiver lorsque les tempêtes de neige et le froid trop vif rendaient difficile voire impossible la chasse!

Vint le service des faisans, des coqs de bruyère, des lapins, des lièvres, puis, le premier entremets. Fermat, encore une fois, marqua sa surprise. Il s’attendait à des flans, à des brioches, mais, s’avancèrent dans les plats, portés par des cohortes de marmitons, des poules d’eau cuites dans des tourtes.

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D’une tour géante en forme de donjon émergèrent soudain quatre chevaliers qui entonnèrent des complaintes composées par le roi Richard Cœur de Lion durant la Troisième Croisade! Ils mimèrent avec entrain un combat contre les Infidèles, coiffés de turbans, le teint passé au brou de noix.

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- Voilà une belle ripaille! S’exclama ravi Geoffroy.

Durant le spectacle de l’entremets, les convives se régalèrent de fruits secs, amandes, noix, noisettes, raisins séchés de Corinthe, de Smyrne, d’abricots et de figues. Il y avait même, luxe suprême, des pâtes de coing et, attention à la nausée due à l’écœurement, des gésiers et des rognons frits dans du miel!

Violetta qui avait mordillé une bouchée d’abats, recracha aussitôt cette nourriture infecte pour elle.

- Beurk! Des abats sucrés! C’est horrible!

Geoffroy lui lança un vicieux coup de coude dans les côtes.

- Attention à ton comportement, ma grande! Tu n’aimes pas la nourriture du Sud-ouest? Tu as grand tort!

Pivoine, l’adolescente répliqua sur un ton acide:

- Je croyais savourer des douceurs! Là, ça sent franchement l’urine!

Une heure déjà s’était écoulée et le deuxième service fut entamé. Il était constitué de paons, la queue déployée, de cygnes blancs et noirs et, comme on le voit, tout ce gibier n’était aucunement déplumé! Un peu plus tard, suivirent les brochets farcis de petits poissons, de merles, de moineaux ou encore de grives.

Fermat, alors qu’il s’était montré modéré, approchait pourtant de l’indigestion! Mélancolique, il soupira, se remémorant avec bonheur le fameux poulet gigogne cuisiné par Daniel lors de son cinquante-cinquième anniversaire.

Puis, vinrent clore le service, des tourtes de râbles de lapins, ou de lièvres. Certaines étaient farcies avec de la chair de cochon sauvage aux longues soies noires, à la saveur incomparable.

Les jongleurs tant attendus par les dames arrivèrent avec les pâtés d’anguilles. Pacal, repu, au bord de l’apoplexie, décida d’en rester là. Jamais il n’avait vu une telle quantité de nourriture.

- Je n’en peux plus! Goberger ainsi me dégoûte! Je crois que je vais dégobiller!

- Je ne te le conseille pas! Siffla Ivan.

- Il y a là de quoi nourrir mon village pendant dix ans au moins! Ce type a décidé de nous faire périr d’indigestion! Ça c’est de la ruse!

- Ouais, peut-être! Mais le coup de « fourchette » de Geoffroy suscite mon admiration!

- Il m’inquièterait plutôt!

Uruhu, l’estomac pas encore suffisamment rassasié, se jeta sur le pâté d’anguilles avec enthousiasme.

- Hum! Que c’est bon! Souffla-t-il. Dommage toutefois qu’il n’y ait point de viande d’aurochs ou de mingas comme dans mon enfance!

Le pilote interrompit ses réflexions à la venue de Martin l’ours. L’animal grondait, se montrait particulièrement nerveux; il flairait la présence inhabituelle de Kiku U Tu. Malhabilement, dressé sur ses deux pattes, il avança vers le Troodon. Avec quelle intention? Mais l’imposant plantigrade fut rappelé cruellement à l’ordre par son maître qui le tenait enchaîné par un anneau dans le museau.

En sautant et en jouant joyeusement du tambourin, les équilibristes entrèrent dans l’aula à leur tour précédant de peu les moutons rôtis, les selles de bœufs, viandes accompagnées de champignons divers tels que girolles, cèpes, morilles, têtes de morts, bolets et ainsi de suite.

Pensive, Violetta jeta:

- Et les légumes, on les oublie? Pas de soupe ou de potage? Ce n’est pas que j’aime ça particulièrement mais ça me changerait un peu!

- Violetta, ton ignorance m’effraie! Rétorqua Geoffroy.

- Ah? Mais moi ici, je ne suis qu’une visiteuse!

- Réfléchis un poil. Charmeleu ne va point nous nourrir d’aliments réservés aux manants ou servis lors des temps de grande disette ou de famine! Ce serait déchoir!

- Comme perdre la face pour un représentant de Cathay?

- Tout à fait! Imagine l’affront qu’il subirait devant ses hôtes, les obligeant à avaler des racines comme le font les pauvres ou les porcs!

Irina compléta. Elle avait déjà vécu quelques semaines dans le passé.

- Précisément! Un souvenir me revient. Je sais pourquoi on ne sert pas de héron non plus!

- Exactement! Le héron est réputé pour être un oiseau couard! Le présenter à table, c’est insulter les convives! Je constate que vous connaissez vos classiques, le Roman de Renart par exemple! Maintenant, je pense que nous allons avoir droit à des choux farcis de petits oiseaux.

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- Pff! Lança Ivan avec lassitude. Tu connais sur le bout des doigts l’ordre des plats. Tu nous gâches la surprise! Au fait, c’était pareil chez toi? Après tout, ton père était comte… et c’est supérieur à un baron, ça!

- Euh… quand mon père voulait en mettre plein la vue, oui! Mais il n’appartenait pas à ces seigneurs pillards, lui!

Ne voulant pas envenimer, le blond adolescent fit semblant de s’intéresser au troubadour efflanqué qui, visiblement, ne mangeait pas tous les jours à sa faim, la preuve, ses habits plus ou moins rapiécés. Le ménestrel vantait d’une voix nasillarde la munificence du seigneur de Charmeleu ainsi que l’abondance de sa table. Il en rajoutait, certes, mais à peine.

Flatté, Arnould lui jeta, après sa prestation, une bourse bien pansue comme il l’aurait d’un os à un dogue! Le poète, nullement blessé par ce geste condescendant, s’empressa de ramasser l’aubaine.

Au second entremets, une tourte monumentale en forme de nef délivra des musiciennes. L’une jouait du psaltérion, la seconde de l’orgue positif, une troisième du luth et, enfin, la quatrième du rebec. Lady Alexandra ne goûta guère ce spectacle. Elle ne supportait et n’aimait que la musique wagnérienne qui la transportait sur des cimes de beauté et d’émotion dignes des demeures des dieux du Walhalla. Dieter Karl se contentait de lorgner les filles. Il les aurait bien volontiers lutinées.

L’entremets s’accompagnait d’omelettes, de champignons sautés avec de l’ail d’Ascalon, de lards enrobant différents volatiles de petite taille.
Puis, les laitages firent leur apparition: cantal, existant depuis le XIe siècle, roquefort, connu de Charlemagne, fourme d’Ambert, petits fromages de chèvre cuits fondus sur les omelettes et bien d’autres délices encore. Des cuisses de grenouilles en pâtés servirent de zakouskis. Les femmes ne les dédaignaient point et les gobaient comme des gourmandises ou des bonbons.

Adonc, l’heure s’avançait grandement et certains convives flirtant avec l’ivresse, en oubliaient leur savoir vivre. Uruhu ôta bruyamment, chose qu’il ne se serait pas permise à bord du Langevin. Quelques chevaliers lâchèrent des vents tandis que d’autres, moins gênés encore s’en allèrent uriner derrière les tapisseries.

- Ben, ça alors! S’exclama Violetta. Ça se relâche bigrement ici! Ça tourne même à l’orgie romaine! À quand les vomitoires?

- Tu confonds avec les vomitifs, ma grande! Lança perfidement Geoffroy. Au XIIIe siècle, et même plus tard, on parle d’émétiques!

- Bon! N’en rajoute pas une couche!

Un Oberscharführer, autrement dit un sergent-chef SS, le teint verdâtre, s’en alla vomir sans pudeur contre un mur.

Pendant ce temps, les dogues finissaient les restes que les maîtres leur jetaient, ne pensant désormais qu’à ronger les os, oubliant presque la présence de Kiku U Tu.

Ivan avait cessé de manger depuis déjà une quarantaine de minutes. Quant à Geoffroy, il paraissait toujours d’attaque!

Pacal s’inquiéta:

- Dis, mon vieux, fit l’Amérindien, tu es sûr que tu seras en pleine forme demain matin? Pas d’indigestion? Pas de gueule de bois? Je te rappelle que nous n’avons pas amené d’alkaselzer!

- Pff! Petite nature!

Irina, qui chipotait sa nourriture, observait le chevalier Philippe. Il semblait manger comme un humain ordinaire. Daniel répondit mentalement à l’interrogation muette de son épouse.

- Ma chère, ne doute pas; il fait semblant. Au fur et à mesure que les aliments atteignent sa bouche, ils se désintègrent!

- Ah! Tu as vu cela!

- Et bien d’autres détails encore!

Violetta croyait éclater de colère, de dégoût et d’impatience.

- Rassure-moi Geoffroy! Lança-t-elle de sa voix aiguë. On ne mangeait pas comme ça tous les jours à la table des nobles et des barons, hein? Sinon, à ce train, tu aurais pesé deux cents kilos au bas mot à douze ans!

- Violetta, tu as tout compris! En réalité, le quotidien des chevaliers et autres nobles était bien maigre! Il fallait respecter tous les interdits alimentaires du mercredi et du vendredi, les différents carêmes, le petit carême de l’avent, qui durait quatre semaines, et, bien sûr, le grand carême, qui débutait le mercredi des cendres pour s’achever à Pâques. La quadragésime, la quinquagésime, la sexagésime, la septuagésime et tout ça… l’ordinaire se composait trop souvent de bouillies, y compris chez les petits châtelains, bouillies à base de seigle, de châtaignes, d’orge, d’avoine et, plus rarement, de méteil. L’épeautre ne prit que lentement le dessus. Charmeleu exagère! Il veut nous faire accroire qu’il est plus riche que le roi! Mais comme il vit de rapines et de vols, cela s’explique.

Parlons du troisième service. Il dépassa en débauche de nourriture tout ce qui avait précédé, tout ce qu’un Lucullus barbare aurait pu imaginer. Présentés avec de la bière et de l’hydromel, les gros gibiers trônèrent sur la table. Une huitaine de chevreuils, quatre cerfs, excusez du peu, une douzaine de hures de sangliers, deux laies confites seulement avec leurs douze marcassins chacune, un choix incroyable de viandes très attendries, c’est un euphémisme, baignant dans des sauces relevées de genièvre, de poivres et de piments afin de masquer l’état plus qu’avancé de la chair. Ces bêtes avaient été abattues depuis trois bonnes semaines.

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- Là, on risque le flux de ventre! Constata et prévint le comte d’Évreux.

Après le gros gibier, s’en vinrent des tourtes, encore!, et des pâtisseries farcies de rognons, de foies, de cœurs, mais aussi des pieds de cochons, le tout à profusion, trempant dans un sauce à l’ail, décidément, c’est une obsession, tout cela pour faire patienter l’arrivée de dix énormes sangliers solitaires qui tardaient un peu.

Sur une tourte géante, reproduisant avec fantaisie les murailles de Jérusalem, des chevaliers armés de masses d’armes et d’estocs, se mirent à escalader le rempart de pâte grâce à des échelles de cordes. Ils occirent avec adresse des pseudos Sarrasins avec force cris et démonstrations de courage. Les dames eurent envie d’applaudir mais se retinrent.

L’intermède suivant vit se produire des cracheurs de feu ce qui eut pour conséquence de faire piailler la gent féminine. Cependant, les hommes, plus que repus et blasés, grignotaient pour la forme et, disons par habitude, des pommes, des poires, des coings, des gaufres, des confitures, des pains d’épices en forme de lune ou bien d’étoile, de croix pattées et ainsi de suite. Il faudrait énumérer d’autres douceurs, mais bon, cela commence à devenir fastidieux!

Pour se remettre de l’abondance et de la succulence des sangliers, il fallait bien faire une petite pause, les oies, les canards, les sarcelles, les canettes, les chapons, les poulardes, farcies ou non, s’étalèrent sur la table.

Depuis belle lurette, Violetta avait renoncé. Elle restait présente néanmoins par devoir et par curiosité. Même la venue des poissons de mer dont pourtant elle était si friande, luxe presque inconcevable pour la région et le siècle, ne la décida pas à se joindre une fois encore à la « bamboche ». Pourtant, il y avait de quoi se régaler! Maquereaux, sardines, flétans, morues, thons, anchois… mais tout cela était servi bien trop tard!

Kiku U Tu ne dédaigna pas ces petites gâteries. Il avait encore de la place, lui! Il engouffra à lui tout seul une trentaine de kilos de poissons. Justement, il aurait bien avalé un ours!

Quant à Uruhu, euphorique, après avoir chantonné dans sa langue maternelle une berceuse inventée par Makar, la matriarche fort respectée de son clan, il enchaîna avec un air de chasse à la gloire du dieu Broohr. Dans cette saga, la divinité n’était vaincue qu’après un combat de plusieurs jours. Les premières paroles donnaient à peu près ceci:

« K’Tous brobang Broohr Nika! Broohr Nika! »

(Les K’Tous tuent ours courageux, ours courageux).

Le Néandertalien, sans oublier le Troodon, encaissait parfaitement le choc du gibier surabondant et faisandé. Le Kronkos employait le truc ancestral. Il avalait des cailloux pour digérer, ayant pris soin de s’en munir.

Il n’en allait pas de même pour Lady Alexandra et son escorte nazie qui avaient quitté la table depuis près de deux heures. D’un pas plus ou moins chancelant, les glorieux représentants du Reich avaient regagné leurs chambres. Malgré tout, ils allaient souffrir de violents flux de ventre durant quatre jours.

Geoffroy, bien qu’entraîné, cala au moment des petites sucreries. Il savait devoir éviter les coliques rabelaisiennes. Or, le monstrueux banquet n’en était qu’au début du quatrième et avant-dernier service qui comprenait les plats de tripes et les panses farcies de maintes façons. Ne croyez pas à un oubli de notre part de n’évoquer que maintenant les vessies farcies de taureaux sauvages, de moutons et de bœufs. Survinrent les alouettes, les pluviers, les lamproies, l’alose, la brème, les bécasses, les poules d’eau, les grues, les gélinottes, ad libitum. Les entremets refirent bien évidemment leur apparition. Cette fois-ci à base de flan!

Trop d’abondance nuit!

Les trois quarts des chevaliers de la Buena Muerte s’étaient effondrés depuis quelques minutes sur les tripailles, leurs barbes baignant salement dans les sauces figées.

Violetta observait le tout en entomologiste avertie, réfrénant ses hauts le cœur. Acerbe, elle jeta à l’oreille de Pacal:

- Pour moi, ça tourne à Astérix chez les Helvètes! Tu dois connaître, non?

- Si tu veux savoir, je ne suis pas un demeuré! Uderzo et Goscinny n’ont fait, en réalité, que pasticher le Satiricon de Fellini!

- Ouais! Bravo pour ta culture! Mais, tu avais l’âge pour le voir le Satiricon?

- Et toi?

Ne comptez plus sur nous pour vous décrire le cinquième service! Nous manquons d’imagination et nous arrêtons là.

Avec un à-propos bienvenu, une sonnerie de cor interrompit le banquet. Un garde prévint le grand maître qu’un dangereux espion venait d’être capturé. Charmeleu, la panse tendue sur sa cotte, la barbe encombrée de débris d’aliments divers, se redressa tant bien que mal et ordonna d’une voix pâteuse qu’on lui amène sur l’heure l’importun, fâché ô combien d’être interrompu alors qu’il engloutissait un flamant confit dans de la graisse d’oie, volatile qu’il faisait passer en buvant force gorgées d’hydromel et de vin gascon.

Fermement enchaîné, l’espion s’avança, contraint, contrit, la tête basse. Stupeur! Il s’agissait d’Anta, le boy Sami de Van Vollenhoven, toujours revêtu de son costume lapon, bien adapté au climat de la rude contrée.

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Arnould, tout en rongeant un gigot, interrogea le prisonnier. Mais celui-ci, bien sûr, ne s’exprimait qu’en Finno-Ougrien. Le cruel baron, dépité, ne saisit pas les propos du Lapon.

Daniel Wu n’avait pas quitté la table. Il lui aurait été facile de traduire mais, naturellement, il s’en garda bien! Tout au contraire, il envoya un message mental à Philippe, lui conseillant de persuader Charmeleu de maintenir ses hommes sur le qui-vive, de tenter donc de dessouler les gardes. La capture d’Anta signifiait qu’Amsq, Merritt et les Haäns n’étaient pas loin et pouvaient passer à l’attaque cette nuit même afin de s’emparer de la mandorle.

Notre angélique chevalier était capable de mentir par omission si nécessaire et de travestir la vérité. Avec assurance, il raconta à Arnould que son groupe avait été suivi durant plusieurs lieues par de faux pèlerins armés. Le baron, on le comprend, accepta avec grâce la proposition de se hôte si prévenant.

Mais la mi-nuit approchait. Il était temps pour tous de se retirer dans les chambres et salles mises à disposition. Le grand maître n’attendait que cela. Il lui tardait d’aller invoquer démons et fantômes pour se débarrasser des convives indésirables. S’il y avait des rescapés, hé bien c’était qu’ils étaient dignes de subir l’initiation du Baphomet! Mais cette épreuve entraînait la mort des moins aguerris et résistants.

***************

Sans compter les communs, les salles de gardes et les pièces allouées aux domestiques, le château comportait au moins une quinzaine de chambres. L’aula avait été abandonnée dans un désordre indescriptible.

Lorsque Daniel monta se coucher, il ne trouva pas Ufo immédiatement. Alors, il pensa que son animal favori, repu par un repas trop abondant, s’était réfugié quelque part, au calme, pour digérer et dormir. Pourtant, lors du monstrueux banquet, il avait observé le félin recracher d’un air dédaigneux le poisson pas assez frais pour ses papilles.

Enfin, le commandant récupéra son chat au deuxième étage, caché derrière une tapisserie emplie de moutons et de toiles d’araignées.

- Holà, mon chat! Toi, tu ne vas pas bien! Que t’a-t-on donc fait?

L’animal transgénique redoubla ses miaulements plaintifs afin de se faire davantage plaindre et cajoler ; effectivement, la pauvre bête n’allait pas bien; les poils de sa moustache avaient été coupés!

- Le ou les inconscients qui t’ont fait cela, ne s’en sont pas sortis indemnes! Ricana Daniel après avoir palpé une à une les griffes du félin.

Les pattes d’Ufo présentaient quelques taches de sang ainsi que de la peau humaine adhérant encore aux griffes.

- Bravo, mon chat! Tu t’es bien défendu! Ici, dans ce château fantasmé, on s’adonne à une sorcellerie bien noire!

Tout en cajolant et câlinant son animal familier, Daniel pénétra dans la chambre qu’il partageait avec André, Uruhu et Geoffroy.

A cette époque, il n’était pas rare que les invités dormissent à quatre voire à six personnes dans un même lit tant ces meubles étaient immenses. De plus, ces lits étaient fermés par des tentures et comportaient des courtepointes fort chaudes. En effet, il fallait faire barrage au froid qui s’insinuait partout tant les salles étaient vastes. L’absence de cheminée aggravait ce froid et il était de tradition de ne chauffer que l’aula et les appartements de la dame du seigneur par des braseros et rien d’autre.

Uruhu, affalé sur le ventre, ronflotait. Le lourd et trop abondant repas ne l’empêchait pas de jouir d’un profond sommeil.

Tête-bêche, Geoffroy somnolait. Seul, André se retournait encore et encore, ne parvenant pas à s’endormir.

- Que se passe-t-il? Demanda Daniel. Des punaises?

- Non, ce n’est pas cela du tout. Vous allez vous moquer de moi et dire que j’ai les nerfs comme ceux d’une vieille femme, mais je suis plutôt inquiet! Je suis persuadé que notre hôte va passer à l’attaque dès cette nuit!

- Je partage votre analyse. Mais ne montrons pas notre peur!

***************

Pendant ce temps, Arnould de Charmeleu avait emprunté un escalier dérobé tout en entourant sa main gauche d’un morceau de toile afin d’étancher le sang qui coulait de ses nombreuses griffures. Grimaçant et mécontent, il se rendit d’un pas lourd à la crypte de la chapelle; celle-ci présentait la particularité d’être ornée de chapiteaux historiés reproduisant les épisodes les plus connus de l’Ancien Testament: Jonas et la baleine, l’arche de Noé, Daniel dans la fosse aux lions, Josué arrêtant le soleil, Adam et Ève chassés du paradis, l’échelle de Jacob, l’arbre de Jessé et bien d’autres scènes encore.

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Parmi tous ces chapiteaux, un observateur aurait été surpris de voir l’un d’entre eux d’une forme incongrue, dans le style indien, sur lequel figurait un trio de singes Hanuman illustrant la célèbre maxime, ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre.

En fait, ce chapiteau particulier avait son utilité car, lorsqu’on le tournait vers la gauche, il ouvrait un passage secret! Mais pour l’heure, Charmeleu n’en avait point l’usage.

De son pas traînant, il alla jusqu’à une vasque de céramique ouvragée, un travail visiblement andalou. La vasque était remplie d’une huile dans laquelle il jeta cérémonieusement plusieurs ingrédients utilisés en magie noire dont notamment les poils de moustaches d’Ufo qu’il avait tant eu de mal à cisailler. Pour notre baron à l’esprit mal tourné et perverti, il s’agissait d’un chat matagot. Il fallait y rajouter du venin de vipère et de crapaud, le sang d’un rat égorgé lors de la pleine lune, sang qui avait cuit quinze fois, six toiles d’araignées, quelques produits alchimiques du genre alun, soufre, salpêtre, sulfate de zinc, naphte… et un poil noir arraché à ses propres sourcils!

Comme attendu par le nécromant, le liquide nauséabond de la vasque s’enflamma. Alors, Arnould, de sa voix sourde, invoqua les démons Belzébuth, Béhémoth, Rotomago, Asmodée, Harriman.

Lentement, hypnotiques, des vapeurs méphitiques s’élevèrent en volutes jusqu’au haut plafond. Peu à peu, une étrange figure prit forme, hérissée de poils roux, drus et rêches, le front comportant d’imposantes cornes de bouquetin encadrant un œil de serpent. Le démon se mit à parler, mais à l’envers, d’une voix gutturale, très déformée. Illusion ou réalité? Prise de stupéfiant?

Dans cet univers dévié, tout devenait possible. L’être mythique tutoya Charmeleu.

- Mon vassal, pourquoi viens-tu troubler mon repos? Parle sans crainte!

- Seigneur des ténèbres, Toi que je vénère, je requiers de Ta part humblement un conseil.

- Exprime-toi! Peut-être te répondrais-je favorablement?

- Dois-je cette nuit hanter mes hôtes et leur montrer tout mon pouvoir que je tiens de Toi, en déchaînant la colère des 666 incubes et succubes que Tu as mis à mon service?

Avec un ricanement à vous glacer le sang, le démon répliqua:

- La phase de la lune s’y prête! La position des planètes t’est favorable! Tu peux donc mettre à l’épreuve tes hôtes non désirés!

- Oui, Seigneur, j’ai compris. Mais s’ils réussissent?

- Alors, que tous ceux qui ont qualité de chevalier t’accompagnent au Baphomet! Je travaillerai leur âme et retournerai leur cœur! Apparemment, ils n’auront pas changé mais ils m’obéiront et n’agiront plus que par ma volonté. Vois-tu, plus mes troupes sont nombreuses sur la peau pustulée du monde, plus la survenue de mon règne se rapproche! Souviens-t’en! Pour accéder au Baphomet, tous tes nobles convives doivent passer tous les obstacles et ne point faiblir selon le rituel mis au point jà une centaine d’années.

Avec obséquiosité, Charmeleu s’agenouilla devant la démoniaque entité tandis que celle-ci s’estompait pour un ailleurs inconnu.

***************

Nous le savons déjà, André reposait dans la même pièce qu’Uruhu, Geoffroy et Daniel. Violetta se trouvait avec Irina dans la chambre des dames. Pacal et Ivan se partageaient le même lit. Kiku dormait dans une espèce d’entresol car personne n’avait pus s’accoutumer à son odeur de vieille vase. Philippe, qui n’avait nul besoin de sommeil, veillait sur le repos du pèlerin blessé. Les SS, quant à eux, avaient été regroupés avec les gardes dans un vaste dortoir sis au rez-de-chaussée.

Lady Alexandra avait refusé de partager la chambre des dames! Après maintes minauderies, elle avait obtenu un appartement pour elle toute seule! Anta se contentait d’un vulgaire cachot pas si humide que cela.

Au milieu de la nuit, André fut tiré de son sommeil agité par des grattements furieux provenant de la porte. Pointant le nez hors de la courtine, il fut saisi par une odeur méphitique. Le sortilège compliqué allait en s’aggravant. Une voix retentissant dans les infrasons, sur deux octaves basses à la fois et légèrement décalée murmura un message obscène à l’oreille de l’ambassadeur.

Plus loin, Pacal se mit à crier, et, réveillé, secoua violemment Ivan. Il venait de sentir quelque chose d’immonde et de glacé ramper sur son corps! Bougonnant, partiellement endormi, son frère adoptif lança:

- Laisse tomber! Depuis le temps, tu devrais être habitué! C’est de la sorcellerie pour faire peur! Sans plus! Tu fermes les yeux, tu te rendors et il ne t’arrivera rien!

Dans la chambre d’André, le phénomène avait pris une autre tournure. A son tour, Uruhu s’était réveillé. Dans l’obscurité, il crut apercevoir l’esprit du grand chamane, un être mi homme mi renne, aux yeux de braises phosphorescentes, à la tête énorme surmontée de bois et d’andouillers, avec un mufle bavant entouré d’une buée jaunâtre. La créature avait sur le dos la peau de l’animal sacré tandis que le reste de son corps révélait sans pudeur son anatomie. Le chamane brandissait un propulseur gravé d’encoches, en réalité un calendrier de chasse qu’Uruhu, s’il avait eu toute sa tête, aurait pu reconnaître.

Dans son recoin, Kiku U Tu vivait une expérience quasi identique. Un grondement lui fit lever la tête. Brusquement, il ressentit une vive douleur à son cou pourtant caparaçonné. Furibond, ses yeux passant en mode nyctalope, le Troodon s’imagina voir flotter dans le vide une tête reptilienne comportant un large museau surmonté d’une corne. Le saurien laissait apparaître une langue bifide bleue à travers sa gueule à demi ouverte. Kiku compta une soixantaine de crocs acérés et eut un grognement de satisfaction; entre les crocs, quelques débris de chairs décomposées de son dernier repas subsistaient.

« Une tarasque » se serait exclamée Violetta. Kiku frissonna non de peur mais d’émotion à la vue du dieu incarné qui se manifestait à lui dans toute sa splendeur pour lui rappeler… qu’il avait failli!

Si André Fermat ou encore Uruhu étaient victimes de visions, Daniel, quant à lui, ne connut rien de tel. Pour lui, il ne se passa rien! Peut-être son cerveau à demi artificiel n’était-il tout simplement pas réceptif aux tours de passe-passe de Charmeleu?

Cependant, il n’en alla pas de même pour les SS, miliciens de la mort. Ils furent assaillis et tourmentés par de petits démons ailés, aux ailes de chauve-souris, mi caprins, mi reptiliens! Ces créatures maléfiques piquaient et piquaient encore leurs victimes à l’aide de minuscules fourches ou bien les frappaient de fléaux d’armes pas plus gros que des noix. Tout cela infligeait des blessures bien réelles!

Dans la chambre des dames, une vapeur verdâtre s’infiltra. Cette vapeur se métamorphosa en un incube au poil gris, particulièrement velu, le corps surmonté d’une tête de gorille. L’improbable créature présentait un organisme composé de multiples visages grimaçants tant sur la poitrine que sur l’estomac, les coudes ou encore les genoux. Il fallait rajouter à l’horrifique vision une crête dorsale ainsi qu’une paire d’ailes de corbeau freux!

Une fois rematérialisé, l’incube gronda sourdement, révélant par la même occasion de magnifiques crocs de loup!

Violetta daigna ouvrir un œil tout embrumé par le sommeil.

« Pff! Encore un vieux truc tout nul, éculé, digne d’un train fantôme de catégorie Z! ».

Agacée, l’adolescente ramena la couverture sur sa tête et se rendormit aussitôt. Mugissant de rage et d’orgueil blessé, l’incube essaya vainement de tirer les pieds de la damoiselle. En désespoir de cause, vu ses piètres résultats, il s’en prit à Irina. On aurait pu tirer le canon à moins d’un mètre de la jeune femme, tant elle avait le sommeil profond. Elle ne bougea pas d’une ligne!

Ayant échoué dans sa mission, l’incube, mortifié, s’estompa dans le néant.

Lady Pirrott ne fut pas épargnée. Elle reçut la visite d’un succube goule doté d’une longue chevelure blanche hirsute qui faisait ressembler la créature à un Morlock tel qu’il avait été imaginé dans le film de George Pal en 1960. L’être immonde arborait une peau couleur vieux bois, une vague tête toute ridée simiesque de momie antédiluvienne, une grosse bouche toute ronde en forme de ventouse qui lui permettait de découvrir des dents irrégulières et fort pointues. Cela nous rappelait quelque chose…

Le succube goule façon Star Trek dégageait, comme de bien entendu, une forte odeur de décomposition. De plus, ses membres griffus suintaient de cristaux de sel. Charmeleu, il va de soi, ignorait ce feuilleton américain mais en allait-il de même pour le véritable meneur de jeu de cette intrigue?

Légèrement incommodée, mais ne perdant pas son sang-froid, Lady Alexandra fouilla dans son vanity case et s’aspergea de son coûteux parfum numéro 5 de Chanel. Les douces senteurs firent fuir le succube goule.

Quant à Philippe, il ne réchappa pas non plus au sortilège d’Arnould. Ainsi, durant de nombreuses heures, il dut combattre de son estoc plusieurs démons: un incube, encore!, au groin de porc, aux défenses de phacochère à quadruples cornes, un squelette de chevalier qui ressemblait à un transi de la fin du XIV ou du XV e siècle. De la cotte de maille crevée du mort-vivant sortaient des asticots à foison. Ensuite, ce fut le tour d’un fantôme d’avorton monstrueux, qui aurait dû demeurer dans les limbes. Son corps dodu et composite arborait différentes parties humaines et animales: chef de poisson, plus exactement raie Manta, pattes de lézard et d’échassier, torse velu roux rappelant les poils d’un goupil.

Bien d’autres hybrides surgirent afin de tourmenter le blanc chevalier. Ils semblaient anticiper de plus de deux siècles les délires picturaux de Matthias Grünewald et Hiéronymus Bosch.

Sans état d’âme, Philippe tua tous ces démons mineurs, cette abondance d’incubes, de non vivants, ces abstractions qui s’étaient regroupés afin de se nourrir de l’âme du pèlerin dont-ils attendaient avec impatience et gourmandise la mort.

Pourquoi donc l’attaque des esprits malfaisants orchestrée par Charmeleu échoua-t-elle dans l’ensemble? Pour les uns, comme Violetta ou Ivan, parce qu’ils n’y croyaient pas! Pour les autres, tel Kiku U Tu ou Uruhu, parce qu’ils avaient converti les manifestations démoniaques en entités bienveillantes. Pour d’autres encore, il s’agissait d’une formidable plaisanterie. L’imaginaire des tempsnautes ne correspondait tout simplement pas à cette mentalité médiévale où les esprits croyaient alors aussi bien à Dieu qu’aux fées, à la tarasque, aux dragons qu’aux farfadets!

Dépités, un brin vexés, les démons rescapés s’en furent à tire d’ailes à l’air libre et s’attaquèrent aux Haäns de Amsq à quelques encablures du château. Ces derniers s’apprêtaient justement à lancer une offensive contre Charmeleu. Mais ils allaient être grandement freinés dans leur plan par les gardes automates du baron.

***************

Zoël Amsq avait effectivement décidé d’une attaque nocturne surprise, la patience n’étant point son fort. Pour justifier cette offensive, il avait dit à Merritt et à Van Vollenhoven qu’il lui fallait récupérer Anta au plus vite avant que celui-ci crache le morceau sous la torture. Comme on le voit, le Haän n’avait pas confiance en l’humain.

De sa voix rauque, Amsq appela par transpondeur un Raptor plein à ras bord d’hommes d’équipage armés jusqu’aux dents. Téléporter les guerriers à l’intérieur du château où ils auraient ensuite taillé en pièces les défenseurs avinés et repus avant de rechercher la mandorle et de s’en emparer, méprisant la présence de Daniel Lin, Fermat et consorts, aurait dû représenter une simple formalité. Mais voilà! Tout ne se déroula pas selon le plan de Zoël!

Premier grain de sable: les senseurs du vaisseau futuriste, totalement déplacés dans ce monde médiéval dévié et fantastique, avaient beau fonctionner à pleine puissance et subir maints ajustements, ils se montraient impuissants à détecter l’emplacement précis du multiplicateur d’énergie du bio translateur.

Second petit caillou qui vint se glisser dans la chaussure de Amsq et le fit trébucher: les téléporteurs, à leur tour, s’avérèrent tout aussi inefficaces que les senseurs et les guerriers de la Ve caste de Induk le Rusé durent se résoudre à un assaut classique avec tout le toutim, c’est-à-dire encombrés de ceintures anti-gravité, armes laser de poing, épées de sang et poignards rituels, cordes magnétiques et ainsi de suite.

Comme de bien entendu, les automates archers et arbalétriers attendaient les guerriers Haäns en haut du chemin de ronde. S’ajoutèrent fort opportunément les incubes et succubes qui avaient à cœur de faire oublier leur piteux échec. Tous s’acharnèrent qui, à coups de bec, à coups de queue, qui à coups de griffes, de dents ou de dards, sans oublier les flèches et les carreaux, sur les assaillants extraterrestres.

Quelle magnifique, splendide, mémorable épopée de mort ce fut! Elle aurait dû être chantée à la table de l’Empereur par le barde officiel. Les broignes de dur aciers toutes percées de pointes, s’imbibaient encore et encore de sang mauve avec, en bruit de fond des cris gutturaux, des interjections rauques, des halètements, des soupirs et des injures!

Un valeureux et puissant sergent Haän termina sa rude et sauvage existence empalé sur la crête dorsale épineuse d’un incube dragon aux multiples têtes et mufles. D’un coup de queue, d’un seul, un second monstre hybride de griffon, de tarasque et de licorne envoya un autre guerrier d’Haäsucq s’écraser contre une tourelle. Quelle mélodie sublime que ce corps désarticulé venant frapper la pierre et la jaspant d’éclaboussures! Un troisième Haän eut le bonheur de chuter dans le chaudron de poix fondue!

Devant ce qui semblait tourner en désastre, ne contrôlant plus sa colère, Zoël Amsq qui avait eu l’immense courage de suivre les guerriers, se retourna alors contre ses propres hommes et acheva en une grimace d’un coup de fuseur le sous-officier Haän pourtant percé de trois carreaux d’arbalète, l’abattant dans le dos alors que le guerrier venait lui rendre compte de l’échec de la troupe d’élite!

A bord du Raptor, grâce à l’écran, Merritt avait tout vu.

« Il me ressemble trop! Il ne supporte pas la défaite! Avec lui, mieux vaut ne pas échouer! ».

Mais pourquoi diable senseurs et téléporteurs n’avaient-ils pas fonctionné? Au lieu de s’abandonner à sa fureur, le chercheur Haän aurait dû réfléchir. Le château d’Arnould de Charmeleu constituait l’épicentre de la bulle temporelle médiévale merveilleuse créée par Amsq lui-même et un deus ex-machina qui demeurait encore invisible. La manifestation des 666 démons avait de plus engendré une sorte de cham de force qui empêchait toute technologie anachronique de fonctionner!

Ainsi, plus loin, les pisteurs électroniques de la NSA cessèrent également d’émettre le moindre signal aux abords du castel. Pour une fois, TQT conclut à bon escient que l’attaque frontale n’était pas le moyen le plus adéquat pour s’emparer du multiplicateur d’énergie. Ce qu’avait compris Daniel qui s’était résolu à n’user que de tours du XIIIe siècle. Peut-être nos ultralibéraux devraient-ils faire appel à la sorcellerie? Mais où trouver les experts?

Encore plus loin, les Chinois de Sun Wu avait assisté à la débandade des troupes ennemies. Cela les réjouissait grandement. Depuis des millénaires, ils savaient que la ruse primait sur la force brutale. Ils avaient déjà leur plan: suivre Charmeleu et Daniel Wu jusqu’en Égypte et là, sans coup férir, s’emparer de Stankin après qu’il eut été délivré. Voici pourquoi ils avaient commencé à affréter une flotte.

***************

Même s’il se refusait à l’admettre, Arnould constata que l’épreuve des démons avait été concluante. Allons, le blanc chevalier Philippe, Daniel André et Geoffroy subiraient donc l’initiation du Baphomet ce matin même, après la collation et l’entraînement à la quintaine!

Or notre comte d’Évreux arborait une mine boudeuse. En effet, il ne s’était plus exercé à ce sport depuis une éternité, c’est-à-dire dix-huit mois! Évidemment, il craignait de ne point briller!

Les débuts furent sans doute un peu difficiles. Tous montrèrent cependant qu’ils étaient d’excellents sportifs et cavaliers, capables de rivaliser avec l’élite des chevaliers de La Buena Muerte. Daniel n’ignorait rien de la quintaine s’étant déjà baladé au Moyen Âge lors de précédentes missions plus ou moins officielles. Cependant, notre daryl androïde dut se forcer pour accomplir un score simplement honorable, ne devant point être noté comme miraculeux dans les annales!

André, que Charmeleu trouvait pourtant trop vieux, s’en tira avec les honneurs. Quant à Philippe, sans commentaire.

Ensuite, une bien étrange procession commença. En tenue de l’ordre de La Buena Muerte, une chape de bure recouvrant le haubert et la cotte, cierge à la main, les néophytes et les chevaliers s’enfoncèrent dans les entrailles de la crypte de la chapelle. Les deux maîtres de l’ordre, Raoul et d’Ibertin, ne se joindraient au groupe que peu après.

Quant aux SS, éprouvés par les terribles péripéties nocturnes, succubes, incubes et autres maléfiques créatures, ils ne furent ni admis à la quintaine ni à participer à l’initiation. L’affront était vif. Lady Alexandra avait été éliminée d’office étant simple femelle! Dieter Karl Hinckel fulminait de rage. Durant de longues minutes, il avait tenté vainement de faire valoir sa qualité de chevalier teutonique de Frédéric II.

Arnould, haussant les épaules, avait répondu, narquois:

« Et alors? Seriez-vous le fils de Satan, je ne me dédierais pas! ».

Le chef des SS n’avait pas été retenu non point parce que le grand maître mettait en doute sa noble filiation mais bien parce qu’il s’était montré incapable de monter correctement à cheval à la suite du trop copieux banquet de la veille! Son ignorance des us et coutumes de la chevalerie aurait mérité un poème. Tout ce qu’il connaissait de cette époque se réduisait à « tuer Fafner »!

La procession achevée, le groupe de héros fut rejoint par les deux maîtres de l’ordre au fin fond de la crypte. Les torches à la flamme mouvante éclairaient bizarrement les parois de calcaire, augmentant le sentiment d’oppression que ce lieu suintait.

Avec sa dextre, Charmeleu appuya fortement sur la tête du singe Hanuman qui se bouchait les oreilles, ornement donc non anodin du chapiteau hindou déjà entrevu précédemment. Instantanément, avec de multiples grincements et craquements sinistres, une porte s’ouvrit dans la muraille. Le bruit participait à la mise en condition des esprits. Les torches vacillantes éclairèrent un escalier qui descendait en colimaçon dans les profondeurs de la terre. La troupe n’eut d’autre choix que d’emprunter les marches glissantes d’humidité, usées par des milliers d’allers et venues. Pourtant, les toiles d’araignées encombraient les lieux; elles faisaient partie de la mise en scène.

Tout en bas, se présentaient, parfaitement alignés, des ossuaires, contenant, aux yeux de Geoffroy, de singulières dépouilles. Le jeune homme ne put s’empêcher de marmonner:

« Je me demande si ces squelettes sont adultes… et s’ils appartiennent à l’humanité. »

En effet, il y avait de quoi douter. Les ossements semblaient provenir d’individus extrêmement juvéniles, mais aussi difformes, disgraciés, bref, des êtres mort-nés!

André, qui avait une longue expérience derrière lui, répliqua à l’adresse de l’adolescent:

- Je ne vois là que fœtus et autres victimes de malformations congénitales létales! Nul élément fantastique ici!

Lentement et sûrement, le couloir se faisait de plus en plus étroit. Soudain, nos amis furent frôlés par des présences hostiles, des créatures plus ou moins palpables, sans doute les esprits des fœtus défunts. Ces jeunes êtres n’avaient pas réussi à gagner le ciel ou l’enfer; coincés entre deux mondes, entre les limbes et les vivants, ils hantaient ce lieu maudit.

Les tempsnautes perçurent des gémissements d’une tristesse absolue. L’atmosphère, de plus en plus oppressante, mortifère et lugubre invitait à faire demi-tour.

- Bon! Se dit Daniel. Ici, décidément, tout est possible. De plus, ce n’est pas la première fois que je suis confronté à des fantômes. Mais ceux-ci s’avèrent beaucoup moins dangereux que les Alphaego!

Geoffroy demanda d’une voix qui se voulait ferme:

- Sire Arnould, sont-ce là les âmes mortes sans baptême avant d’avoir vu le jour?

- Oui-da, jeune comte! Dès sa conception, l’âme naît en l’homuncule et si l’enfançon meurt dans la violence et les tourments sans recevoir le sacrement du baptême, il ne peut trouver le chemin des limbes et s’accroche alors au monde des vivants.

- Tiens donc, ricana Fermat, je croyais qu’il existait des sanctuaires à répit pour baptiser les enfants mort-nés! Momerie que tout cela!

- André, rappela le commandant Wu d’un ton sévère, il faudra attendre au moins trois cents ans pour que le catholicisme invente cela! Et même la conception des limbes est quelque peu anachronique!

- Brr! Quel lieu sinistre!

- C’est fait exprès, Geoffroy! Rajouta Daniel.

- Je le sais… Au fait, nous dissertons pour rien… d’après ce que j’ai vu de l’état des squelettes, ces malheureux n’auraient point vécu.

Après le franchissement d’une dernière porte, la partie la plus délicate de l’épreuve commença. Désormais, le couloir descendait à pic, tel un précipice, et, pour ne point tomber, il n’y avait pour s’accrocher aux parois que de minuscules encoches. Tant pis pour celui qui perdait sa torche! Il était avalé par de noires et absolues ténèbres.

Après cette périlleuse descente, vint le tour d’une passerelle en roche, assez fragile, où deux pieds ne pouvaient reposer ensemble sous peine d’effritement du pont. Cette poutre, d’un modèle particulier, était léchée par des flammes ardentes, crachées par des murs de soufre pur!

Nimbée de magie, la passerelle semblait se démonter, oscillait, puis… se reformait, se reconstruisait! Les dix derniers mètres furent les plus pénibles car une véritable tempête se mit à souffler, déstabilisant les intrus qui avaient osé pénétrer dans ce lieu.

Enfin, sur les tous derniers pas, la passerelle, devenue dalle, bascula dans le vide alors qu’une faux voulait sa moisson de têtes! Sous la bourrasque surnaturelle, les torches s’étaient éteintes. Les flammes infernales du précipice également!

Cependant, la troupe voyait clair car la roche phosphorait plus que jamais et révélait, tout au fond du ravin, un sol où se mêlaient basalte noir, éclats de crânes couleur ivoire, tibias et fémurs provenant de squelettes de néophytes ayant échoué à l’épreuve, débris d’armes plus ou moins archaïques et corrodées.

Tout ce qui précédait provenait-il d’une suggestion, d’une imagination malfaisante? Daniel ne pouvait se satisfaire de cette simplissime explication. Toutefois, il avait anticipé le piège. D’un bond prodigieux, il sauta l’abîme et se retrouva de l’autre côté.

Comme il était le premier, il fut imité par ses compagnons avec plus ou moins de brio. Philippe n’éprouva aucune crainte mais il n’en alla pas de même pour André et Geoffroy qui crurent périr écrasés contre la paroi ou au fond du gouffre. Cependant, le daryl androïde les rassura par cette pensée:

- Psycho-images, champignons hallucinogènes ou encore illusion d’optique! Sautez! Vous ne craignez rien!

Fermat et le jeune comte réussirent leur bond d’extrême justesse.

Un dernier boyau se présenta. Alors, tous crurent marcher au plafond, tête en bas, tandis qu’au fin fond du gouffre bouillonnait une eau sulfureuse qui montait du tréfonds et menaçait la procession d’engloutissement. Au fur et à mesure que le groupe progressait, l’étroit corridor se modifiait ; il prit d’abord la forme d’un labyrinthe annulaire, lieu initiatique médiéval par excellence, fait pour égarer la raison du profane en quête de sensations fortes. Maintenant, les novices avaient le sentiment de cheminer à l’intérieur du corps d’un immense serpent - incarnation du prince du monde - et de se perdre dans les anneaux de l’ophidien géant.

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Dans pareil lieu, les torches devenaient inutiles. La troupe en fut réduite à tâter des parois glacées et visqueuses à la fois, suscitant le dégoût qui, sous les doigts, prenaient la texture des chairs immondes du reptile. Les néophytes progressaient au cœur de l’ouroboros, le serpent mythique refermé, lové sur lui-même, allégorie de l’infini. Il ne fallait surtout pas s’arrêter et céder à la panique.

Insensiblement, l’ouroboros se métamorphosa en une boucle de néant, entraînant ses hôtes dans une avancée sans fin, recommencée sans cesse, condamnés à franchir encore et encore la ligne de départ.

Cependant, le cercle infernal était sculpté de frises qui se dévoilaient peu à peu sous un sortilège subtil, révélant des damnés en proie aux supplices lucifériens. Cette épreuve dura-t-elle cinq minutes, cinq ou mille ans?

Brusquement, la noire magie cessa - peut-être sous l’impulsion de Philippe? Devant, enfin, apparut la porte de la chapelle d’initiation secrète. Seuls les deux maîtres en connaissaient le mécanisme. En cas de fausse manœuvre pour ouvrir l’huis, des pointes acérées enduites de poison transperçaient l’intrus. D’une voix rauque, presque sans timbre, Arnould invita les non adeptes de l’ordre à coiffer une cagoule noire marquée d’une tête de mort, cagoule dépourvue de fentes pour les yeux.

Au fond du lieu sacré, les frères se tinrent debout assemblés, dissimulant en partie mandorle et Baphomet. Sous le tissu noir, Geoffroy et André étaient véritablement aveugles, mais il n’en allait pas de même pour Philippe et Daniel. Tous deux purent détailler à loisir l’incroyable, fabuleuse et monstrueuse idole façonnée par Jamiang Tsampa pour le compte du pape Sylvestre II.

***************

Malhabilement, Geoffroy et André s’avancèrent, imités par Philippe et Daniel. Déjà, les chapiteaux historiés surmontant les colonnettes romanes de type auvergnat de la chapelle annonçaient la couleur singulière de ce sanctuaire qui paraissait être taillé dans des roches provenant de diverses contrées d’Europe, d’Afrique, d’Orient ou encore d’Asie. La plupart des chapiteaux étaient chrétiens, certes, et illustraient des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais certains avaient incontestablement subi l’influence musulmane ou juive. On pouvait même noter également la présence de quelques uns d’inspiration bouddhiste, animiste ou hindoue. Ainsi, incroyablement, Ganesh et Vishnou côtoyaient Jésus, Ismaël, Jacob, Abraham aussi bien que les arabesques des sourates coraniques avec quelques représentations maladroites et déformées de divinités océaniennes et africaines.

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L’objet anachronique ne pouvait être assurément l’œuvre d’un contemporain humain car le Baphomet qui se tenait assis en tailleur tel le Gautama Sakyamuni au côté du Christ en gloire en son émail champlevé d’une taille exceptionnelle,

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figurait en fait l’automate de synthèse conçu par un agent MX, autrement dit un Homo Spiritus en l’an Mil de l’ère chrétienne. L’identité de Jamiang Tsampa n’était qu’une couverture pour cet agent temporel chargé de veiller au déroulement sans heurts de l’histoire. Mais ici, apparemment, il avait outrepassé sa fonction pour d’obscures raisons. A moins qu’il n’ait prévu ce qui allait advenir quelques siècles après la mise au point de son ouvrage…

Dommage que Violetta n’eût pas été conviée à la cérémonie! L’engin lui aurait rappelé son séjour dans l’abbaye de Sainte Catherine dans un 1627 dévié.

Gravé de signes et symboles religieux, le Baphomet servait de condensateur et de bouclier trans univers. Effleurer telle ou telle partie de l’appareil équivalait à transporter les manipulateurs dans le monde alternatif symbolisé par la figurine sculptée. Pour plus de clarté dans notre explication, sachez que le turban du Baphomet vous conduisait dans la Terre sous domination musulmane, monde déjà entrevu dans une précédente histoire où un Li Wu, hadj aveugle croyait que Mathieu se nommait Abdallah ben Idris.

Frotter l’index sur la main de paix vous amenait directement dans le monde bouddhiste de Lobsang Jacinto. Mais il y avait mieux encore! Caresser la dalmatique de plumes et vous viviez aussitôt dans une Europe conquise par Quetzalcóatl/ Kukulkan!

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Une fois le couplage du Baphomet effectué avec la mandorle, les ceintures graduations de l’automate avec leurs innombrables signes gravés, se mettaient en marche et permettaient alors de vous expédier dans des univers de plus en plus déviés où toutes les échelles évolutives alternatives du vivant avaient leur chance. Logiquement, on y retrouvait le symbole du monde siliçoïde, celui d’un univers cristalloïde, y compris celui habité exclusivement par de l’ARN nu, sans oublier non plus le monde Odaraïen où Binopâa et ses semblables auraient régné en maîtres sur une terre célébrée par Burgess. Pouvaient défiler des terres édiacarienne, dinosauroïde, lémurienne, K’Toue - l’idéogramme ressemblait à un biface moustérien de type Levallois - et ainsi de suite.

Les pouvoirs de la mandorle et du Baphomet accouplés dépassaient l’entendement de Charmeleu. On pouvait penser, à juste titre, mais dans quel but véritable?, que Jamiang Tsampa, ancêtre de Lobsang Rama et d’Uriel, constructeur du Temple des Initiés de Lhassa, avait largement anticipé l’invention du bio translateur de Stankin, puis sa venue dramatique sur Terra. Cet engin expliquait aussi l’existence du manuscrit de Lobsang Rama dans lequel, sur des dizaines de pages de rouleaux, était décrite et dessinée chacune des composantes de la future invention du scientifique Hellados.

Nullement embarrassé par la présence de sa cagoule, Daniel examinait à loisir les symboles de la ceinture de l’automate. Instantanément il en comprit l’utilité ainsi que les potentialités réelles de l’anachronique objet raccordé à la mandorle. C’en était proprement effrayant! Le Baphomet pouvait s’exprimer dans tous les idiomes de tous les mondes.

Télépathiquement, le commandant Wu transmit toutes ces informations à ses compagnons. Fermat lui répondit sur le même mode muet:

- 132543 ou 132544¥? Alors, cela signifie qu’il condense tous les temps, toute l’énergie, toute la matière du Pantransmultivers! C’est renversant!!!

Daniel poursuivit de la même façon.

- Tout à fait! Cependant, et heureusement, il lui manque encore les éléments d’activation de la totipotence de l’ADN dans n’importe quelle direction évolutive, éléments situés en Mexafrica et dans l’univers Odaraïen!

- Oui, je comprends; avec le Baphomet nous pouvons nous rendre dans des déviations temporelles extrêmes, reprit l’ambassadeur, mais pas encore en remodeler la biosphère à notre gré!

- Précisément. Approuva le daryl androïde. Les deux ultimes éléments du bio translateur convoités aussi bien par les Velkriss, les Haäns que les p sont nécessaires pour cette dernière action. Encore leur manquera-t-il le catalyseur, autrement dit mon ADN!

- Brr! Fit Geoffroy. Nous avons tout intérêt à ce que cela n’advienne jamais!

***************

Mais il est temps de revenir à la cérémonie initiatique et à toutes les pompes qui l’accompagnent, cérémonie inventée par Charmeleu pour assurer davantage son pouvoir sur ses chevaliers.

Les moines soldats psalmodiaient un rituel dans un mélange de latin, de grec, d’arabe, d’araméen et de castillan. Au fur et à mesure que la monodie retentissait et se dévidait, les spectateurs sous le charme, avaient l’impression que les figures polymorphes ou fabuleuses des chapiteaux historiés s’animaient tandis que le Baphomet, comme mû par un souffle de vie, se rapprochait de la mandorle, attiré par elle.

Lorsque les deux objets entrèrent inévitablement en contact, ils se fondirent alors en une seule entité qui émit une lumière fulgurante, aveuglant l’assemblée. Avec un bel ensemble, à ce signal, les chevaliers de l’ordre ôtèrent leur cagoule afin que leur visage fût baigné par le feu irradiant! Prudemment, le groupe des non initiés préféra rester protégé par la bure tandis qu’Arnould et ses chevaliers, atteignant le climax de la psalmodie, hypnotisés, encaissaient un feu de lumière équivalant à 250 Angström!

Les moines vécurent des hallucinations et se retrouvent tout à fait incapables de distinguer l’illusion de la réalité.

Désormais, un monde mosaïque les entourait, les enveloppait, dansait autour d’eux, les caressait alors que parallèlement s’élevait une monodie inhumaine peut-être émise par le Christ d’émail champlevé qui, se détachant de sa mandorle, venait, tout souriant, bénir ses fidèles, et, dans une grimace tordant ses traits, foudroyer les démons des chapiteaux qui descendaient par myriades, telles des fourmis affamées, des colonnettes pour se glisser et s’infiltrer dessous les robes des moines soldats.

Une créature fantastique barbue à tête hydrocéphale et tétraphtalme, comportant donc quatre yeux, marquée par un fort strabisme divergent, fut pulvérisée par un rai de lumière blanche. Toujours sous l’emprise de l’illusion, mais aveugles et chantant, les deux grands maîtres se rapprochaient néanmoins de l’idole. Au hasard, ils touchèrent certaines parties du Baphomet. Ainsi, Jacques d’Ibertin effleura le turban. Aussitôt, la réaction suivit et toute l’assistance fut précipitée dans un entonnoir dans lequel la lumière se diffractait en douze couleurs. Daniel lança mentalement une parade, ordonnant à ses compagnons d’activer les boucliers dont ils étaient munis en position optimale. Tous réglèrent leur ceinturon. Philippe n’avait nul besoin de cette protection. Se tournant vers le commandant Wu, André entama un échange mental.

- Le Baphomet est donc un pré bio translateur…

- Pas encore. Effectivement, il permet de se déplacer dans le Pantransmultivers mais pas d’y demeurer comme vous allez le constater d’ici peu. Si les pièces des vêtements facilitent les déplacements dans des mondes encore dominés par Homo Sapiens, les symboles de la ceinture qui fonctionnent selon le principe de la vie artificielle et des machines de Turing, vous savez, les fameuses bandes de Turing, entraînent les translations dans des univers fortement déviés.

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- Je vois! Autrement dit, pour Jamiang Tsampa, un Michaël, mais lequel?, le Baphomet annonce les antiques PC de l’an 2000, ceux qui permettaient de naviguer dans le réseau appelé « la toile » ou encore « Internet ». Appuyer sur un symbole de la ceinture équivalait à cliquer sur une icône qui vous envoyait dans le lieu site désiré.

- Belle analogie, ma foi! Sourit Daniel.

- Je suppose que la mandorle fait figure ici de « navigateur », comme ceux conçus par Thomas Payne à la fin du XX e siècle!

- Tout à fait! Répondit le commandant en hochant la tête.

- Après les ordinateurs « Babbage » de Sir Charles Merritt, voici les ordinateurs tibétains de l’an Mil! Moi qui, jadis, croyais que la proto informatique avait débuté avec l’abaque, les systèmes de nœuds de cordes des métiers à tisser, les quipus ou encore la pascaline!

Geoffroy n’avait strictement rien compris à cet échange. Internet, la toile… tout cela laissait également le chevalier Philippe indifférent.

Les héros, entraînés malgré eux dans le flux transtemporel généré par la manœuvre des moines soldats, avaient fort à faire pour lutter avec succès contre la nausée, le malaise insidieux qui vous conduisait à la folie! On le voit, ils avaient bien d’autres chats à fouetter que développer l’historique des ordinateurs!

Maintenant, néophytes et initiés étaient projetés à l’envers, ce qui signifiait forcément un retour en arrière dans le temps, au sein d’un dédale virtuel de couloirs, une mosaïque enchevêtrée de réseaux évoquant les circonvolutions d’un système neuronal d’une complexité inouïe. Au fil des coudes et des bifurcations nombreux, plus ou moins brutaux, les corridors s’annihilaient, nimbés, toujours, dans un spectre prismatique de douze couleurs.

Un chevalier clerc se signa car, à la suite d’un ultime virage où tous s’immobilisaient enfin, il crut percevoir une scène sacrilège, la bannière de l’Islam flottant au cœur même de la Chrétienté, Rome! Philippe eut le temps d’entrevoir une ombre subliminale succomber et s’effacer, Charles Martel, vaincu et mort à Poitiers!

Dans un palais au raffinement indescriptible, le calife de Narbonne Ousmane al Mansour, recevait les ambassadeurs Varègues et Northmen et prenait dans ses mains toutes baguées leurs lettres de créance. Ceux-ci, cérémonieusement et sincèrement affirmaient qu’ils étaient prêts à embrasser la foi du prophète Mohammed!

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Mais les chevaliers se réclamant du Cid, quels que fussent leurs crimes, ne pouvaient accepter un tel monde qui représentait pourtant davantage qu’eux la Civilisation! Ils en oubliaient leurs innombrables fautes et péchés qui les vouaient à l’Enfer! Gémissant, les « usurpateurs » de la Reconquista se signaient, se frappaient la tête de leurs poings gantés de fer, s’infligeaient de cruels hématomes et blessures.

Tout ce cinéma laissa Philippe, André, Daniel et Geoffroy de marbre. Pour le chevalier van der Kirsche, Arnould et les siens appartenaient au Malin et ne méritaient aucune compassion. Quant au commandant Wu et à l’ambassadeur, ils connaissaient la relativité de toute chose, les multiples possibilités de l’histoire humaine ou biologique, au-delà du vivant, tel qu’un Homo Sapiens lambda le concevait. Geoffroy n’allait pas si loin dans le raisonnement mais son expérience personnelle lui avait bien assez appris.

La terrible vision s’estompait déjà lorsque Charmeleu, par mégarde, tout tremblant, s’arc-bouta sur la main de paix de l’automate. Tous repartirent donc aussitôt de l’avant dans le labyrinthe. Conçu à l’image de Dieu, il figurait les circonvolutions des possibles du Pantransmultivers.

Désormais, le palais d’Al Mansour

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était devenu une réplique sublimée du Potala;

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le bouddhisme, universel, s’était imposé à tous les humains. Nous étions dans un monde semblable à celui entrevu avec Lobsang Jacinto, mais là, il avait abouti plus tôt!

Daniel avait compris le sens des déplacements. Il fit part à André de ce qu’il savait.

- Lorsque le symbole correspond à un monde dont la déviation qui l’a engendré est antérieure à l’année de référence de départ, nous partons à l’envers dans le réseau des temps alternatifs. Nous remontons alors les parcours non aboutis jusqu’à la bonne connexion conduisant au temps dévié sélectionné. Si, par contre, ce temps choisi est dû à une modification future du cours de l’histoire, eh bien, nous allons de l’avant!

Lorsque le temps bouddhiste s’estompa, les chevaliers eurent l’impression de chuter au sein d’un néant en forme d’immense et terrifiant entonnoir. Cependant, toujours aveuglé par l’éclat éblouissant de la mandorle, Arnould se cramponna encore une fois instinctivement à la ceinture du Baphomet et, croyant reconnaître le vague symbole d’une écrevisse, (escrevisse selon l’orthographe en usage au XIIIe siècle), il frotta, à tort, la paume de sa main droite sur le motif en bas-relief!

Le tohu-bohu devint général!

« Le fou! Le merveilleux et sublime fou! Comme aurait pu s’exclamer Galeazzo di Fabbrini! » Marmonna Daniel, partagé entre l’admiration et l’angoisse. « Charmeleu a activé le déplacement vers le monde Odaraïen, un univers dévié du nôtre de plus de 75%, où le schiste de Burgess a abouti! Nous, nous avons la chance d’être munis de nos combinaisons, nous pourrons donc respirer! Mais les moines? ».

L’accélération arrière brutale et soudaine plaqua contre les dalles de marbre les deux maîtres de l’ordre ainsi que les intrus temporels. Dans ce labyrinthe rétroverti, tous les sens s’affolaient, hyper sollicités, et il fallait posséder une oreille interne à toute épreuve pour supporter les retournements continuels tandis que des millions d’années remontaient à l’envers, défilaient à une cadence démentielle. Les multiples virages se succédaient, apparemment sans fin, de plus en plus serrés car nos cobayes, plus ou moins consentants, ne se contentaient pas de remonter simplement le cours du temps mais aussi celui de l’évolution.

Comme anticipé par Daniel, le milieu devint aqueux, composé d’une eau de mer constituée d’éléments différents que ceux de nos océans.

Parvenue à un carrefour décisif, la propulsion repartit vers l’avant, sans coude ni spirale cette fois-ci, dans une nouvelle chrono ligne jusqu’à un futur impensable, y compris pour un esprit humain ouvert à tout.

Malgré elle, la troupe rapportée assista à une cérémonie spéciale, au sein d’un univers aquatique arthropoïde où les alter egos du roi prêtre Odaraïen Binopâa dominaient. Il ne s’agissait pas là, il faut le comprendre, d’une scène quelconque tirée d’un passé lointain.

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Figé par la surprise et peut-être même par une frayeur naturelle, Fermat vit une sorte de « crevette géante », à cinq yeux, saisir par la pince terminant sa trompe, une minuscule bille irisée - du moins c’est ce que crut l’ambassadeur - qui fut enfoui délicatement dans des gaz liquides inconnus. Lesdits gaz se solidifièrent très vite grâce à une température ambiante fort basse, deux degrés fahrenheit seulement au-dessus du zéro absolu! L’objet ainsi mis à l’abri par les Odaraïens terrestres n’était autre que le catalyseur de totipotence de l’ADN, l’ultime pièce du bio translateur de Stankin, élément convoité par nos amis.

Un des monstres distingua vaguement une forme inconnue, toute proche de lui. Sur la défensive, il déploya son appendice en direction d’Ibertin. Le chevalier échappa de peu à la mort. Manifestement, ce n’était pas son heure. Face au danger subitement apparu, les Odaraïens cliquetèrent, émettant des vibrations, peut-être avec l’idée de passer à une attaque frontale. Cependant, ces créatures aquatiques peinaient à discerner les contours précis des intrus, ces derniers n’appartenant pas à leur mental.

Mais, avec une promptitude digne d’éloges, le soldat du Christ se jeta sur le Baphomet, toujours présent, et appuya sa main sur un symbole de la ceinture représentant une vis accompagnée d’une roue dentée.

Là, la transition se fit plus brutale encore! Le petit groupe se retrouva projeté dans de nouvelles tribulations jusqu’à parvenir dans un nouveau monde futur mais existant de l’autre côté du spectre des possibilités. Il atterrit sur une planète grise, entièrement dépourvue d’oxygène et de traces biotiques, une sorte de Lune démesurée, criblée de cratères de tailles diverses. Pourtant, sur cette Terre apparemment épuisée, déshéritée, à bout de ressources, existait une forme de vie. Des êtres totalement artificiels se mouvaient en une danse incompréhensible, s’adonnant à de mystérieuses activités. Ils présentaient des formes et des tailles plurielles, s’échelonnant du microscopique au gigantesque, de la nanite à la baleine bleue. Des araignées, des épingles, des vers hérissons, des réseaux d’engrenages, des « autobus », des rubans d’acier souples et malléables comme du gel, des hélices phosphorescentes, se recomposant, se restructurant sans cesse pour d’obscures raisons.

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A chaque pico seconde, le paysage changeait, les êtres protéiformes se modifiant, prenant un autre aspect.

Ici, dans ce Paradis des machines, aucune forme biologique ne pouvait être tolérée. Tout ce qui reposait sur l’ARN ou l’ADN devait être immédiatement détruit, car considéré non simplement comme une invasion mais bien comme une infestation!

Ce fut pourquoi des rayons orangés, apparentés de fort loin à ceux émis par les disrupteurs Haäns ou autres, balayèrent la place sur laquelle se tenaient les intrus.

Un des moines soldats n’eut pas de chance. Il mourut dans un halo orange du plus bel effet dans cet univers quasiment dépourvu de couleurs.

Avec un bel optimisme, Daniel estima la survie du groupe à deux minutes tout au plus. Ce laps de temps tenait compte des pouvoirs supranaturels du chevalier Philippe.

Or, tandis que l’être biologique mort était recyclé et que des nanites envahissaient le corps, le commandant Wu, oubliant enfin d’observer et d’étudier le « paysage », choisit de passer en ultra vitesse! Sans que quiconque s’aperçût de ce qu’il faisait, il effleura le symbole désiré du Baphomet, celui où figuraient à la fois un heaume et une épée de croisé, le tout surmonté d’une vague silhouette de dragon.

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Il ne fallait surtout pas se tromper de relief. Si le dragon était absent, tous auraient regagné un XIIIe siècle « normal ».

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Évidemment, cette fois-ci, alors que le temps pressait, la transition ne fut pas instantanée. Cependant, les chevaliers et les tempsnautes quittèrent à l’envers le labyrinthe, abandonnant cet univers dévié au-delà du nôtre et non en deçà comme les précédents.

A l’instant où nos amis et les moines soldats regagnaient la chapelle, Irina, dotée d’un sixième sens, qui faisait un peu de lessive dans la chambre des dames, sentit que les gens du château mais aussi ceux de la contrée avaient échappé d’un cheveu à l’anéantissement.

- A quoi donc ont joué ces apprentis sorciers? Marmonna-t-elle dans sa langue maternelle.

- Pour une fois, tantine, je n’y suis pour rien! Rétorqua Violetta. Le poids que je sentais sur mes épaules a disparu! Je vais parfaitement bien! Sais-tu pourquoi?

- Non, mais nous l’apprendrons sans doute dans quelques minutes.

Dans la chapelle, Arnould secoua sa longue chevelure. Reprenant haleine, il ne comprenait pas qu’il avait frôlé l’effacement dans la non existence. Toutefois, toujours grand seigneur, il proposa à ses hôtes qui avaient passé l’épreuve initiatique avec succès, de participer à une chasse à l’ours dès l’aube du lendemain. Avec enthousiasme, Geoffroy d’Évreux acquiesça et donna son accord pour ses amis. Daniel préféra ne rien objecter.

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