samedi 27 novembre 2010

Mexafrica 3e partie : Le chevalier au blanc harnois chapitre 18.

Chapitre 18

Le message télépathique du vampire se poursuivit, toujours aussi brouillé.

- J’ignore comment les Russes sont parvenus à s’introduire chez le duc et à droguer mon verre de sang. Le somnifère, puissant, était indétectable!

Tony Hillerman, qui se tenait aux côtés d’Antor, marmonna quelque chose. Le vampire répercuta aussitôt la suggestion de l’historien.

- Le lieutenant demande à remonter à la source.

- Ouille! Fit Daniel. Cela signifierait que votre synthétiseur de nourriture a été trafiqué. Pourtant, je ne vois pas les hommes de Fouchine être capables d’accomplir un pareil exploit! Essayez d’identifier le narcotique incorporé aux boissons.

Antor reprit.

- Hillerman s’y emploie déjà. Il a commencé à effectuer quelques analyses basiques. C’est pour cela qu’il a suggéré le sabotage du synthétiseur; d’après lui, tous les aliments reconstitués contiennent du véronal à forte dose. Notre première tâche doit être de reprogrammer le synthétiseur. Toutefois, lors de l’enlèvement de Von Hauerstadt, je n’étais pas totalement inconscient.

- Oui, je vois, grâce à ta biologie, partiellement différente.

- Tout à fait. Dans mon demi-sommeil, j’ai perçu quelques mots et des noms russes.

- Compris! Avec qui Fouchine a-t-il fait alliance? Le Commandeur Suprême en personne? Ce serait la réponse la plus logique! Notre agent du KGB, croyant servir l’Union soviétique, serait en fait manipulé par la Sphère noire… Le raisonnement se tient car le contrôle des temps alternatifs par d’autres entités ou par des humains nuirait à l’hégémonie de l’ordinateur terminal par excellence.

- Je pense de même et ai abouti aux mêmes conclusions.

- Antor, pardonne-moi de te donner des ordres, mais…

- Fais comme si j’appartenais à la flotte et non aux corps diplomatiques, mon frère!

- Voici donc la piste que tu devras remonter: il te faut absolument découvrir l’identité du clone du Commandeur Suprême. Non pas Humphrey Grover, que tu connais déjà, mais celui qui est en poste en URSS.

- Bien. Ensuite?

- Un détail me turlupine. Pourquoi Franz n’a-t-il pas résisté à ses ravisseurs? Que mijote-t-il?

- Il est vrai que le duc était tout à fait capable à lui seul de provoquer un véritable carnage! Le KGB en a fait les frais en 1958 lors d’une précédente tentative avortée d ‘enlèvement. Il aurait donc un plan?

- Oui… Ou il a fait semblant, ou il a été contrôlé mentalement par le Commandeur! Non! Ce raisonnement ne tient pas! Franz est le Neutre de ce temps-là! Il a donc la faculté de résister au viol psychique!

- Mmm… Franz veut donc connaître l’objectif exact du Commandeur Suprême. La stratégie employée pour conserver la domination sur tous les temps et chrono lignes

- Le problème se pose ainsi: où et quand a-t-on conduit le duc?

- Daniel, tu as omis de me dire que les Russes possédaient désormais toute une flottille de translateurs opérationnels. Toutes les bandes rivales qui nous contrecarrent ont été favorisées par les p!

- Hélas! Nous avons pu constater de visu qu’ici, en 1249, les troupes de Zoël Amsq et de Hinckel s’étaient déjà affrontées! Il ne reste plus que TQT, Fouchine et Sun Wu à avoir un peu de retard.

- Pour ce dernier, je ne pense pas qu’il ait déjà perdu la partie! Pour révéler l’identité du clone du Commandeur, il faudra que Tony et moi nous rendions à Kola, non?

- Exactement, mon vieux!

- Daniel, moins de familiarité, je te prie! Et, de ton côté, tu ne crois pas que tu as déjà au moins deux navettes de retard?

- Je le reconnais! Avoue donc que ce 1249 t’intrigue! Oui, nous nous retrouvons plongés dans un merveilleux médiéval où les dragons côtoient les démons et les fées! Notre atterrissage a été un rien mouvementé. Et, pour une fois, je ne pilotais pas! Nous avons gagné ce 1249 avec deux mois d’avance… cela grâce à Zoël Amsq bien sûr! Les défaillances informatiques de l’Einstein ont atteint un tel niveau que nous sommes en train de nous rendre à Saint Géraud que montés sur des canassons!

- Ah! Bien! Bravo! Tu as donc opté pour cette solution plutôt que de tenter une réparation de l’IA… Tu aimes relever de sacrés défis, mon frère! De plus, tu oublies de nous signaler que ton groupe a rencontré quelques embûches en chemin!

- Pourquoi perdrai-je mon temps à formuler à haute voix ce que tu sais si bien en lisant dans mes pensées, Antor? L’aide du chevalier Philippe nous est indispensable. Les démons foisonnent!

- Permets-moi de rester sceptique! Le diable, ou Ogo, comme l’appelle le chevalier Van der Kirsche n’est qu’un nouvel avatar de Johann et de son alter ego, le Commandeur Suprême!

- Je ne mettrais pas ma main au feu… je pense que l’affaire est un poil plus compliquée…

- Je te souhaite bonne route, Daniel… je vais interrompre la communication. Si notre mission réussit…

- Elle doit réussir, Antor! L’inverse n’est pas envisageable!

- Je suis à même de comprendre ton inquiétude… bref, si nous réussissons, Tony et moi-même, le véritable 1249 se rétablira instantanément. Ah! Encore quelques secondes… Tony me signale la présence d’une singularité à hauteur de la presqu’île de Kola. La magnétosphère apparaît perturbée à cette latitude. La conclusion s’impose d’elle-même! Plusieurs translateurs temporels sont en activité et, selon la théorie formulée par Von Hauerstadt en 1968, plus on comptabilise de translateurs en état de marche en un lieu précis, plus les distorsions locales s’aggravent, mettant en danger de fragmentation et les ceintures magnétiques et le tissu du continuum spatio-temporel!

Hillerman conclut et le commandant Wu l’entendit:

- Triangulation de la base secrète de Kola achevée. Cette carte est un véritable bijou!

Antor coupa alors brutalement la communication, laissant Daniel Lin quelque peu désemparé. Il lui tardait de se rendre à Kola à bord d’une petite navette d’exploration, un simple runabout biplace! Toutefois, l’engin pouvait atteindre la vitesse de la lumière et se montrait d’une grande maniabilité dans l’atmosphère des planètes. Vaisseau de reconnaissance par excellence, il avait été amélioré par Daniel. La petite navette lui avait été utile lors de ces nombreuses pérégrinations dans les différentes Chines alternatives!

Pendant ce temps, au-dessus de la presqu’île de Kola, les déplacements temporels des Soviétiques engendraient un micro trou noir local, pas encore détectable. A terme, toute la Terre de l’année 1961 de l’Univers 1721 ter se retrouvait menacée mais aussi ses consœurs dans les chrono lignes numérotées 1700 à 1800!

***************

En quittant Issoire, le groupe de tempsnautes rencontra une troupe de pèlerins qui chantait « Ultreia », cheminant sur une route qui suivait le cours de l’Allier par Ronzières, Colamine… Les pèlerins avaient pour objectif de rejoindre le chemin de Saint-Jacques de Compostelle au niveau du Puy-en-Velay.

http://mediaephile.com/images/pelerins1.jpg

Les fervents portaient de larges chapeaux qui les protégeaient à la fois de la pluie et de la neige. Des bâtons noueux les aidaient à progresser sur un sol difficile et inégal, tandis que des bures grossières auxquelles pendaient des coquillages caractéristiques vêtaient leurs corps pas très propres. Les tissus dégageaient une odeur forte où l’on reconnaissait la crasse, l’urine et le fromage de chèvre tourné. La terre et les feuilles mortes en décomposition également. A cette époque, une hygiène aussi sommaire était chose normale chez les pauvres. Seuls les riches seigneurs possédaient des étuves. De plus, l’Église tonnait contre les bains publics dans les villes où les deux sexes se mélangeaient. Pour être un chrétien sans reproches, il fallait donc être sale. La crasse était-elle synonyme de sainteté?

Après cette rencontre éphémère, Daniel et Philippe prirent le chemin du Cantal. Il leur fallait rejoindre Aurillac par Veze, Allanche, Vernols, Dienne afin, ensuite, d’atteindre la Cère et en suivre le cours.

Le groupe s’arrêtait souvent dans de toutes petites bourgades afin de se recueillir dans des chapelles minuscules ornées de vierges noires. Chaque soir, tous partageaient la pitance des moines mendiants, alternant avec bonheur la fourme d’Ambert, le bleu d’Auvergne, le Cantal et d’autres produits laitiers.

Dans ce périple, Daniel semblait oublier toute impatience et observait, fasciné, les mœurs locales, se remplissant de souvenirs et d’expériences, absorbant tout comme une éponge dotée de raison.

Enfin, nos amis parvinrent dans un village où se tenait le marché à bestiaux mensuel. Parmi les moutons et les chèvres qui broutaient paisiblement, ils reconnurent des vaches rousses de Salers, caractéristiques, qui avaient failli disparaître à l’orée du XXIe siècle!

Depuis plusieurs jours déjà, l’équipe n’avait rencontré aucun obstacle merveilleux ou démonique. Cependant, la grossesse d’Irina courait vers son terme. Il lui fallait trouver au plus vite un havre confortable afin de mettre au monde Tatiana.

Or, dans le village, les moines mendiants pullulaient. Violetta était grandement intriguée par leur comportement. Elle identifiait l’humilité suprême dont ils faisaient preuve à une forme d’orgueil! Elle n’avait peut-être pas tort! Candidement, elle demanda quelques explications à son oncle. Sentencieusement, Daniel lui raconta alors une anecdote remontant à son enfance. La métamorphe adorait particulièrement les souvenirs du commandant.

- C’était l’année de mes dix ans. J’allais entrer à l’Académie. Li Wu me conduisit à Vientiane pour la première fois. J’avais déjà vu bien des cités. Beijing Canton, Hong Kong, Delhi, Tokyo, Paris, Cambera… mais aucune, bien sûr, ne ressemblait à Vientiane. Quel spectacle! Des immeubles ultra modernes en verre, d’une hauteur à rayer l’azur, de véritables vaisseaux aériens, des oiseaux multicolores immenses, magnifiques se dressant soudainement au milieu d’une jungle préservée… Plutôt reconstituée! Tout brillait, moirait, s’irisait devant mes yeux émerveillés. Certains bâtiments, parmi les plus anciens, rappelaient la Maison de la cascade de Frank Lloyd Wright. D’autres évoquaient avec bonheur des perruches, des grues cendrées du Japon ou encore des oiseaux-mouches. Mais ce n’est pas cela qui me frappa avant tout.

Le magnéto porteur nous avait déposés au centre d’une place ornée de demeures orchidées et là, au cœur de cette opulence, un bonze mendiant de l’ethnie Lao jouait en virtuose de l’orgue à bouche afin de gagner sa nourriture!

http://a7.idata.over-blog.com/115x261/1/17/65/27/sheng.jpg

Bigre! Pourquoi donc mendier puisque l’argent avait été éradiqué depuis plus de trois cents années? Ce qui me choqua, ce fut la robe safranée du moine. Elle était déchirée! Je ne savais pas ce qu’était la faim. Pour moi, la pauvreté n’existait pas!

Je fis part de ma stupéfaction à Li Wu.

« Grand-père, pourquoi cet homme mendie-t-il sa nourriture alors que, partout règne l’abondance? »

Le vieil homme me répondit avec un sourire que je ne compris pas immédiatement.

« Mon enfant, ce moine, ce saint homme, a fait vœu de pauvreté absolue. Il a chois un mode de vie éthique des plus honorables. Il a renoncé à tout. Il veut ignorer de quoi demain sera fait. Ainsi, il montre qu’il est détaché des biens matériels et se rapproche de la voie du Bouddha. Mais, pour autant, il ne pratique pas l’ascèse! »

« Me faudra-t-il un jour emprunter la même voie? » M’enquis-je avec une inquiétude soudaine.

- Oh! Stop! Là, nous sommes vraiment loin de l’Asie et du XXVe siècle! Et puis, tu ne m’as pas répondu!

- Mais si, Violetta! C’est la même chose! Ces moines mendiants veulent retrouver la pureté du temps des premiers apôtres. Jésus lui-même errait en compagnie de Pierre, de Jacques, de Mathieu sans savoir s’il allait souper le soir!

Fermat vint interrompre ce tableau idyllique.

- Tout ça, enseigne Sitruk, c’est pour la galerie! Le commandant Wu est un doux rêveur, un incurable idéaliste. Il embellit le passé. Les moines mendiants, que je sache, n’ont pas interdit l’argent! En reconnaissant l’existence du marché, du prêt à intérêt, ils ont permis l’essor du capitalisme! Voici pourquoi, ailleurs, Pamela Johnson envisageait de tuer Thomas d’Aquin!

- Certes, oncle André! Toutefois, parmi eux, il y avait de nombreux révolutionnaires! Les franciscains spirituels, les joachimites, les millénaristes…

- Ah! Tu t’es documentée, ma grande!

- Bien évidemment!

- Bravo pour ta science encyclopédique! Fit Geoffroy.

- Serais-tu jaloux?

- Parce que tu me fais la pige? Pas du tout!

Tout en devisant, les deux adolescents aperçurent un groupe d’hommes vêtus étrangement, en train d’acheter des chevaux d’une façon plutôt musclée à un maquignon. Celui qui paraissait le chef, coiffé comme ses acolytes d’un bonnet de fourrure et emmitouflé dans un long manteau doublé de vison, menaçait le marchand d’une dague à la lame fort aiguisée. Le bonhomme réclamait haut et fort cinq pièces d’argent pour ses roussins, ce qui était quelque peu exagéré; l’étranger était prêt à ne lui en verser que deux! Celui-ci se qualifiait de boyard Varègue de Kiev.

http://i34.servimg.com/u/f34/11/78/04/00/var10.jpg

Il avait avec lui toute sa domesticité et ses sergents d’armes. Ces derniers étaient munis d’arcs et de carquois tandis que des cottes matelassées protégeaient ces géants.

Le français du Varègue était entaché d’expressions anachroniques mais aussi d’exclamations typiques du genre « Boje moï! ». Pour couronner le tout, il arborait un visage falot et sa silhouette malingre contrastait nettement avec celle de ses gardes. Dépourvus de leurs déguisements, les hommes puaient la police spéciale du KGB! Armoires à glace baraquées d’un mètre quatre-vingt dix au minimum, visages taillés à la serpe, yeux inexpressifs…

Violetta retint péniblement un cri.

- Fouchine! Ici!

Les deux adolescents s’empressèrent de rejoindre Daniel qui, devant un étal bien achalandé, achetait quelques légumes frais à un vilain, des choux, des potirons et potimarrons. Après quelques brèves explications, Irina se rapprocha des intrus aussi discrètement qu’elle le put. Ainsi, elle capta quelques bribes d’une conversation tenue en russe, du russe du XX e siècle, bien entendu! Un sergent se plaignait:

- Camarade commandant! Bougonnait-il. Je crois avoir attrapé des puces! Quant à ces odeurs qui nous entourent, elles sont insupportables!

Daniel, dissimulé pat son épouse, sonda mentalement l’équipe anachronique. Quelque chose clochait.

- Rien dans leurs pensées n’indique qu’ils détiennent Von Hauerstadt. Ou bien, ils sont antérieurs à l’enlèvement du duc, et, dans ce cas, c’est après leur retour du XIIIe siècle qu’ils agiront, ou le Commandeur Suprême a mis en place dans leurs neurones un barrage télépathique que je ne puis franchir! Toutefois, j’opte pour la première hypothèse.

Juste à cet instant, le marché bruissa de rumeurs hostiles. Un groupe vociférait, prenait à partie un individu de grande taille, vêtu d’une capuche. L’inconnu avait eu le tort de s’approcher d’un peu trop près des claies derrière lesquelles des porcs attendaient d’être vendus, sans doute avec l’intention de voler un de ces animaux comestibles. Ici, les bêtes ne ressemblaient pas du tout à celles du futur. Elles présentaient des soies longues comme celles des sangliers, une peau foncée et ainsi de suite.

Hors de lui, le marchand de bestiaux, ne contrôlant plus sa colère, plus téméraire que ses aides, rabattit brutalement la capuche de celui qu’il prenait pour un malandrin déguisé et, en proie à une hystérie soudaine, se mit à hurler:

- Un démon! Sainte Marie mère de Dieu, protégez-moi! Un rejeton du drac et de la tarasque!

Kiku U Tu, une fois encore, avait fait des siennes. Décidément, il ne savait pas se tenir dans les périodes du passé de la Terre! Bientôt, le Troodon fut submergé par le nombre. Malgré ses cinq cents dents, ses rugissements de fureur et ses coups de griffes mortels, il fut mis rapidement à terre, tandis que ses chairs meurtries par les nombreux coups de bâtons, prenaient une vilaine teinte verdâtre. Déjà, ses écailles pré duveteuses se ternissaient.

Parallèlement à cet incident, Ufo s’était égaré dans l’enclos des volailles. Égaré? Vraiment? Comme toujours, le félin malicieux avait un petit creux! Visiblement, il avait l’intention de croquer quelques poussins innocents qui piaillaient à sa vue, mais il se heurta au garde, en l’occurrence un furet apprivoisé! Reculant et faisant le gros dos, notre chat finit piteusement emprisonné, saisi par la peau du cou par un adolescent boutonneux dont le corps dégageait des effluves puissants. Ses miaulements à fendre l’âme ne réussirent pas à attendrir les villageois. En ces temps lointains, les félins étaient perçus comme des envoyés du diable!

En à peine quelques minutes, dans un procès vite expédié, les deux créatures furent condamnées, de même qu’une truie accusée, elle, d’avoir dévoré un enfançon! Pour comparaître devant le tribunal improvisé, on avait vêtu la femelle d’un vieux bliaut crasseux. Quant à sa tête, elle avait été coiffée d’un chaperon troué. Triste mascarade en vérité, qui n’étonnait plus personne car courant en ce XIIIe siècle!

http://www.croyances-populaires.fr/wp-content/medias/img1-big.jpg

Profitant du trouble, les Russes s’étaient esquivés. Les tempsnautes assistaient à ce spectacle, se demandant comment agir en toute discrétion. Violetta bouillait d’impatience.

- Ils sont fous! Marmonnait-elle. Ils ne vont pas bien dans leur tête! Décidément, Geoffroy, tes contemporains sont des débiles! Ils ne vont pas brûler Ufo, Kiku U Tu et ce pauvre cochon comme sorciers ou démons en les anthropomorphisant, non?

Geoffroy serra fortement les épaules de l’adolescente et lui chuchota:

- Non, ces gens sont normaux pour ce temps! Ne les juge pas avec ta grille de lecture du XXVIe siècle! Et ne t’agite pas ainsi! Tu vas finir par te faire remarquer!

Au milieu des villageois, Kiku avait été revêtu d’une robe blanche et sa tête portait désormais une mitre peinte qui le désignait comme un hérétique! Ufo lui, était à peine reconnaissable dans une robe rouge, le chef surmonté d’une autre mitre.

Maintenant, malgré les conseils du comte, notre métamorphe trépignait de rage.

- Il me faut faire quelque chose! Tant pis! J’y vais!

Pleine de courage mais aussi de stupidité, la jeune fille se retrouva au centre de l’assemblée. Surexcités, les vilains la toisèrent d’un air peu engageant!

- Pucelle! Que fais-tu là? Que signifie cet air empreint de colère? L’apostropha durement le marchand de fromages. Remets-tu en doute notre saint jugement?

- Tu devrais montrer plus d’humilité! S’écria une mégère dont le bonnet autrefois blanc dissimulait ses cheveux gris. Il ne sied point à une fille encore à marier d’afficher une telle impudence! A moins que tu ne sois, toi aussi, une sorcière?

- Une sorcière? Vous voulez rire sans doute! Jeta froidement la métamorphe.

- Seigneur! Grimaça Geoffroy. Elle aggrave son cas!

Tandis que Violetta, entourée par la foule hostile, risquait elle aussi de comparaître devant le tribunal, les trois « coupables », incapables de réagir, étourdis par les coups de bâtons, avaient été fermement attachés à un bûcher fait de bottes de paille. Déjà, un Dominicain s’apprêtait à y bouter le feu tout en réclamant une ultime fois aux condamnés de se repentir. Leur âme ne devait point séjourner en enfer pour l’éternité! S’ils reconnaissaient maintenant leur culpabilité, ils seraient promptement étranglés et ne sentiraient pas l’atroce brûlure des flammes.

Le sort des animaux semblait joué et celui de Violetta fort compromis lorsque Philippe s’en mêla. Enfin!

Monté sur son blanc destrier, armé de pied en cap, le heaume lacé, le chevalier interrompit le frère prêcheur de sa voix aux intonations surnaturelles:

- Frère moine, ce serait grande vilenie que d’occire ces créatures de Dieu! Tu t’apprêtes à brûler des animaux et non point des êtres humains pourvus d’entendement!

Avec une lenteur calculée, le chevalier ôta son heaume, et, son regard gris bleu subjugua le prêtre! Son bras brandi se figea avec sa torche enflammée, mais celle-ci s’éteignit d’un seul coup, subissant un invisible courant d’air! Fasciné par ce prodige, le Dominicain s’empressa de libérer les trois condamnés.

La foule elle-même, domptée et hypnotisée, relâcha Violetta et assista sans rien dire à la délivrance des trois animaux! Promptement, la truie fut mise en sécurité. Peut-être allait-elle finir en lards pour une fête quelconque? Grondant et mécontent, Kiku U Tu s’en vint près du Philippe. Il ne craignait point le chevalier et le lui fit comprendre. La reconnaissance n’était pas sa vertu première!

- Les Kronkos ne sont pas des animaux! Rugit-il. Notre espèce est supérieure à celle des humains, surtout ces humains de ce siècle obscurantiste! Elle a su conquérir la technologie qui l’a conduite à explorer les étoiles! Humilier un Troodon par des paroles blessantes, c’est signer son arrêt de mort! Dernier avertissement!

- Sire lézard, répliqua Philippe suavement, mon intention n’était point de vous infliger une blessure d’orgueil! Je sais que vous êtes un fier guerrier comme tous ceux de votre race d’ailleurs! Certes, vous tuez pour la gloire et le plaisir, mais, un jour viendra où vous aurez l’illumination! Alors, vous comprendrez que le bien le plus précieux du macrocosme est la Vie… Et vous n’aurez d’autre but que de La préserver!

Violetta, penaude, avait envie de s’agenouiller devant Philippe et de lui demander pardon.

- Je crois que j’ai gaffé, marmonna-t-elle piteusement.

- Votre cœur généreux vous a poussée, voilà tout! Je ne vous en veux point, gente Violetta.

Se tournant vers le Troodon, la métamorphe tenta de le consoler.

- Kiku, on t’a traité d’animal, mais moi, on m’a dit que j’étais pucelle. Et on m’a soupçonné de sorcellerie!

Geoffroy, soulagé, ricana afin de ne pas montrer son trouble. Après tout, son amie avait frôlé une mort effroyable.

- Pourquoi te sens-tu donc vexée? Ce n’est pas vrai peut-être?

- Je ne me mêlerai plus de ce qui me dépasse! J’ai compris la leçon!

- Pff! Te connaissant, c’est là serment d’ivrogne! Jeta Daniel ironiquement.

Uruhu avait haussé les épaules.

- Mademoiselle, combien de fois ai-je entendu les Sapiens m’appeler homme singe et rire derrière mon dos!! J’en ai pris mon parti et, avec le temps, ma susceptibilité, je l’ai rangée au placard!

Irina après avoir passé par toutes les affres de l’inquiétude s’impatientait.

- Je crois que nous avons assez causé de troubles! Il est plus que temps de nous esquiver!

Fermat, qui s’était contenté de garder les chevaux, acquiesça.

***************

Le groupe progressait désormais sur un terrain abrupt et désolé. Souvent, les étapes étaient constituées d’humbles chapelles sises sur des promontoires, voire des collines qu’il n’était pas question de contourner. Les tempsnautes parvinrent à Chastel-sur-Murat, puis à Bredons, au bord de l’Alagnon.

http://jean-louis.philippart.pagesperso-orange.fr/images/porchebredons.jpg

Bien évidemment, la petite troupe pria à l’église Saint Pierre dont le porche roman dépouillé était surmonté d’une clef de voûte représentant Dieu le Père lui-même! A l’intérieur, le bâtiment s’ornait de chapiteaux à motifs végétaux, ou encore de têtes humaines stylisées qui formaient les culs de lampes des colonnes du chœur. Au XIIIe siècle, point encore de retable baroque pour cacher à la vue la statue romane polychrome de Saint Pierre en majesté qui pointait deux doigts de la main droite.

http://www.cantalpassion.com/images2007/Bredons_statue_st_pierre.jpg

Derrière une ouverture dissimulée dans son dos, cette statue contenait des reliques. Il en allait de même pour la tonsure du saint où se trouvait une seconde niche à reliques.

http://farm3.static.flickr.com/2363/2521433382_0e08957014.jpg?v=0

http://lh4.ggpht.com/_HEXNH0bAttI/S2CjhZbSYAI/AAAAAAAARS0/Kpr-i0g2eq4/7E+e+T%C3%AAte+au-dessus+de+la+porte.JPG

Brutalement, l’obscurité se fit à l’intérieur de la nef! Dehors, des bruissements d’ailes. Le ciel s’était chargé de brumes. Des noirs corbeaux croassaient dans cette nuée fuligineuse. Parallèlement à ce phénomène, devant le chœur, des lettres de feu apparurent. Le prêtre desservant l’église s’écria:

« Défense au Malin de causer tentation ici! ».

Brandissant alors une croix et un ostensoir, il s’avança vers Philippe et lui expliqua:

- Sire chevalier, cela fait déjà bien long temps que les démons tentent de prendre possession de ce lieu sacré! Des hordes de corbeaux de choucas et de corneilles venues d’une gaste plaine maudite assurément, hantée par le chevalier évêque damné, détruisent nos champs. Las, certaines de mes ouailles se retrouvent possédées! Si vous ne craignez point ces noirs oiseaux, venez avec moi. Voici tout le village qui s’amène.

Philippe et le prêtre sortirent pour constater qu’effectivement une horde de serfs en guenilles, mais aussi composée de vilains, hommes, femmes, vieillards, enfants mélangés, s’avançait maladroitement, se tordant de douleur, prise de la danse de Saint Guy. Quelques-unes de ces pauvres créatures esquissaient des gestes désordonnés avant de chuter et de baver abondamment. Ce spectacle inspirait pitié et horreur.

http://lumillule.files.wordpress.com/2009/05/monstre-grunewald.jpg?w=360&h=400

Ces malheureux êtres avaient les membres dissous et quelques uns même se détachaient de leur corps! Réduits pratiquement à des hommes troncs, les traits tourmentés, distordus, beaucoup de villageois se consumaient par combustion spontanée. Alors, leur âme rejoignait l’enfer directement!

Empli de commisération, Philippe était conscient de représenter l’espoir de la contrée. Il se devait de la débarrasser de l’esprit maudit du chevalier évêque, un ecclésiastique croisé qui s’était damné auprès de Frédéric II, l’empereur germanique qui avait osé marchander aux infidèles la reprise de Jérusalem lors de la sixième croisade.

Mais, pour Daniel et Fermat, nulle possession ici! Tout s’expliquait scientifiquement. Une succession de mauvaises récoltes, les nombreux saccages des corbeaux, trop d’humidité et des bleds pourris et parasités par l’ergot du diable. Ainsi, la population, atteinte du mal des ardents, connaissait l’épilepsie et, à terme, la mort.

Cependant, le courage ne manquait pas à la troupe. Le commandant Wu, parlant au nom de tous les siens, proposa son assistance à Philippe. Un peu en retrait, le prêtre, quelque peu intrigué par l’aspect d’Uruhu et de Pacal, questionna le blanc chevalier. Heureusement, il n’avait fait nul cas de Kiku U Tu qui s’était contenté de garder les montures sur le parvis. Philippe pouvait mentir; il fournit donc une explication plausible.

- Ce sont là sujets du grand Khan de Cathay qui, désirant embrasser la foi en Nostre Seigneur, a envoyé des émissaires en notre chrétienté, comme le Saint Père et notre bon roi l’ont fait précédemment.

Daniel, grâce à sa mémoire prodigieuse, comprit l’allusion. Deux ans auparavant, Jean Du Plan Carpin s’était rendu en Chine.

***************

Une pluie torrentielle pénétrait jusqu’aux os nos héros. La gaste plaine était entièrement envahie de corbeaux dont les bruyants croassements fatiguaient les oreilles et les nerfs. Rares étaient les humains osant s’aventurer dans cette contrée désolée.

Soudain, le cheval de Geoffroy fit un écart et se cabra brusquement tandis que Pacal et Ivan détournaient les yeux devant le spectacle macabre et surprenant qui les attendait.

Trois cadavres décomposés, à l’odeur puissante, aux chairs dévorées par les corneilles, gonflés et rongés par les vers, à demi enveloppés dans un linceul jaune, souillé de fluides puants et troué, couchés dans des bières de sapin.

http://a10.idata.over-blog.com/1/07/06/30/albinhac-mort/campo-santo-pise-triomphe-de-la-mort.jpg

Ô stupeur! Les trois dépouilles affichaient les traits mêmes des adolescents. Les trois vifs faisaient face aux trois jeunes aventuriers et les affrontaient de leurs orbites noires et vides. La raison vacillait devant cette horreur.

http://www.lamortdanslart.com/3m3v/3m3v_ms3142.jpg

- Avancez! Mais avancez donc! Ordonna André Fermat. J’ai déjà été confronté jadis et ailleurs à ce phénomène. Nous avons affaire à de simples psycho images, et elles sont là pour nous détourner de cette route en suscitant chez nous la frayeur suprême: la mort!

http://a31.idata.over-blog.com/1/07/06/30/albinhac-mort/mort-albinhac-brommat-danse-macabre.jpg

Une voix tonnante s’éleva alors, venant de nulle part et répondit à l’ambassadeur des 1045 planètes.

- Par Monseigneur Ogo le Maudit, par le Porteur de lumière déchu, détournez votre chemin! Aucun d’entre vous n’est de taille à m’affronter, moi, l’évêque chevalier du Malin qui, autrefois, eus pour nom Ulrich Von Stolzsteufel, ancien grand maître de l’ordre militaire de la Buena Muerte!

Sans coup férir, l’esprit malfaisant se matérialisa. Il était monté sur un destrier caparaçonné, au chanfrein orné d’un éperon d’airain. L’ex-évêque portait un heaume classique anthracite, surmonté d’une mitre sinople de cuir bouilli qui servait de cimier. Naturellement, la croix de la mitre était renversée. La cotte d’armes était d’azur et l’écu de l’esprit à trois fasces de gueules.

http://www.tudchentil.org/IMG/png/Trogoff-_de_2.png

Ulrich brandissait un fléau d’armes tandis que son baudrier de cuir et de plaques de fer repoussé ouvragé agrémentées de gemmes représentant les sept péchés capitaux laissait pendre un estoc à la poignée de vermeil et de nacre. Une tête de mort cousue sur la poitrine de la surcotte rajoutait une note macabre à l’apparition.

Les sabots du cheval claquaient avec régularité alors que le fantôme s’avançait.

- Toi, Philippe, l’envoyé du Très Saint, clama-t-il, je te défie le premier!

Le duel paraissait inévitable. Mais voilà qu’Irina se mit à hurler, prise soudain par les douleurs de l’enfantement!

***************

La navette biplace Szilard d’Antor et Hillerman approchait de la base de Kola, non sans mal, car les distorsions électromagnétiques et spatio-temporelles, provoquées par le fonctionnement simultané d’un trop grand nombre de translateurs rendait impossible toute manœuvre d’accostage ou d’atterrissage.

Le commandant Wu avait pu prévenir son ami ainsi que son subordonné de la présence de Fouchine en 1249. Le Russe ne détenait pas encore l’ex-lieutenant colonel de la Wehrmacht. Daniel s’était montré affirmatif sur ce point après un sondage télépathique poussé.

Hillerman, qui officiait devant l’écran tridimensionnel, aperçut, pris dans des tourbillons lumineux distordus et déphasés, des objets, des armes, des véhicules, des meubles et des hommes, piégés dans ces monstruosités technologiques, émanant de leur propre inconsciente témérité! Malheureux cobayes, vous étiez présentement fort à plaindre! Victimes d’un communisme qui se voulait scientifique!

Les têtes hurlantes et déformées, boursouflées, déformaient, se décomposaient en fractales d’âges différents. Vieillesse, jeunesse, momification, stade embryonnaire pour un seul individu devenu mosaïque de tout ce qu’il avait été et serait.

Mais il y avait plus terrible encore! De grandes parties des corps des cobayes se retrouvaient encastrées ou fondues dans la pierre, le métal, le plastique ou la terre. Certains membres ou organes allaient jusqu’à flotter dans les airs, séparés de l’organisme en son entier. Tout cela donnait un avant-goût de l’enfer.

Le lieutenant noir, quelque peu dandy, n’avait jamais vu une telle horreur. Il avait le cœur au bord des lèvres mais, Antor, lui, conservait tout son sang-froid. Avoir subi durant vingt-six ans l’esclavage chez les Haäns, cela forgeait une âme!

Bien que ce spectacle dépassât l’entendement, il fallait rester professionnel. Aucune donnée des senseurs ne permettait de détecter la présence de Franz Von Hauerstadt en ces lieux. Mais le couplage des IA des translateurs soviétiques avec l’ordinateur central de la base, le clone du Commandeur Suprême, Paldomirov, avait sûrement dû en installer un, pour surveiller ne serait-ce que la bonne marche des expéditions temporelles!, pouvait fournir les renseignements nécessaires quant à la localisation précise du duc, au sein des multiples méandres des chrono lignes.

Une tâche immense attendait donc Antor et Hillerman. Les deux hommes, munis de combinaison peau de niveau de protection optimale, c’est-à-dire 15, ce qui était nouveau, comportant un ordinateur personnalisé d’armure Asturkruk, permettant ainsi à son propriétaire de se déphaser par rapport aux tempêtes anentropiques que sans doute le clone allait soulever, et de passer à travers l’enchaînement des distorsions, les boucliers du Szilard à pleine puissance, le vaisseau biplace étant désormais entouré d’une sorte de champ déviant les ondes distorsionnelles, les bosons de Higgs et les gravitons déphasés, parvinrent donc à se poser sur le terrain d’aviation de la base sans pépin, ce qui tenait de l’exploit, et à sortir de la navette sans ressentir le moindre malaise!

Flottant en ultra vitesse, Antor et Tony fondirent à travers les matériaux disloqués et les courants furieux, à la recherche du central informatique attendu. Le vampire le repéra après quelques minutes de ce vol audacieux.

Cependant, le sieur Pierre Duval, alias Sergheï Antonovitch Paldomirov, n’avait point déserté les lieux! Installé confortablement dans un appartement privé, digne des plus hauts gradés de la Nomenklatura, décidément le clone ne se refusait rien, il appréciait une séance de cinéma uchronique. Pour qui le connaissait, c’était là un trait d’humour appartenant à sa véritable nature. Sergheï se délectait donc particulièrement à la vue de films tels que le Don Quichotte d’Orson Welles, ou encore le Boris Godounov de Sergueï Eisenstein, sa dernière œuvre réalisée en 1950 en couleurs et en noir et blanc, dans un univers où le réalisateur avait donc survécu sans subir les foudres de Staline! C’était là un coup encore plus fort que celui des Spirou des différentes chrono lignes!

Présentement, l’agent triple savourait la séquence montrant le mendiant innocent, avec sa mélodie célèbre, qui refusait obstinément l’aumône du tsar assassin.

Soudain, il y eut un basculement du temps inattendu qui surprit notre clone. Paldomirov fut brièvement affecté par le 1961 tsariste vu précédemment. Mais le cours naturel des choses revint rapidement dans son lit.

Toutefois, la mise en fonction des translateurs bio temporels provoqua presque immédiatement un autre incident dans ce continuum fragilisé. Outre donc la tempête temporelle qui importait peu au Commandeur Suprême, il se produisit un phénomène incompréhensible!

Sergheï Antonovitch se pixélisa! Oui! Vous avez bien lu! Son visage devenu mosaïque s’étira en hurlant pour disparaître bientôt sous la forme d’une onde violette instable qui se subdivisa en un camaïeu spectral malade s’étendant dans toutes les nuances de gris et de noir avant de s’estomper à la fin! Paldomirov s’était-il fondu dans le Néant?

Pendant ce temps, parvenu au central informatique, Antor tenta de pénétrer, de forcer les mémoires de l’IA installée dans la base par le Commandeur Suprême, sous l’apparence d’Humphrey Grover. Il s’agissait d’un ordinateur ID, ultra perfectionné pour l’année 1961 puisqu’il avait été mis en service en 1992, un 1992 qui devait connaître la Troisième Guerre mondiale, hélas!

Mais pour notre vampire mutant originaire du XXVI e siècle, ID faisait figure de jouet antédiluvien!

Toutefois, le diplomate eut du mal à violer des codes qui restaient sous le contrôle d’Humphrey Grover. De plus, ID fonctionnait à partir d’un langage informatique inusité depuis le XXIIIe siècle. L’IA, prise elle aussi dans les distorsions, semblait s’étirer, se fractionner, tandis que ses microprocesseurs s’assemblaient et se désassemblaient tour à tour et à la fois en une spirale vertigineuse. Par instant, ID n’était plus qu’un agglomérat de poussières de silicium brut, et, simultanément, incarnait pourtant une antique machine, bonne pour le rebut aux yeux d’Antor!

Transpirant à grosses gouttes, ce qui était rare pour notre mutant, se concentrant, le vampire parvint malgré tout à ses fins.

- J’ai les codes! Il était plus que temps!

Alors, la voix synthétique d’ID vibra d’intonations furieuses. L’IA se plaignait et geignait.

- Moi, l’ordinateur le plus perfectionné de ce siècle, moi qui suis doté d’une personnalité, qui pense, je suis brutalisé par les mains malhabiles d’un vulgaire voleur néophyte! Seul Johann peut me manipuler ou, à la rigueur l’un des clones du Commandeur Suprême!

- Silence, stupide machine! Tu m’agaces prodigieusement! Ton caractère m’insupporte! Si tu n’es pas capable de taire et de m’obéir, je sabote ton programme de voix artificielle et tes paroles ressembleront aux couinements d’un Donald en colère!

- Comment? Mais, vous m’humiliez, là!

- Tu sais que je puis le faire!

Dompté, ID accepta de se laisser manipuler, anticipant presque les ordres du vampire, murmurés sur un ton froid.

- ID, localisation de l’unité carbone Franz Von Hauerstadt, spectre de déviation… Tu le connais…

- Parfaitement! Franz, le Neutre, n’est plus ici! Répondit l’ordinateur un ton plus bas. Il a été conduit en Mexafrica en 2148 selon notre calendrier, dans l’Univers dévié dont voici les coordonnées précises!

- C’est-ce que tu oses appeler précises! Tu te moques de moi, ID!

- Voici: déviation originelle 0, suivi de soixante zéros 1... Démarrage: Anno Domini 1311, déviation qui atteint déjà 0, 0000291% en 2148! Règne du cinquante-quatrième Moro Naba de Texcoco Nanki M’Bembe Coatl!

- Oui… En 2517, cela donne presque 1%…

Hillerman qui scrutait la salle arme au poing, soupira.

- Hauerstadt n’est pas au XIIIe siècle! Les Russes que le commandant Wu a vus, n’avaient pas le duc avec eux!

- Évidemment, stupide humain! Souffla ID avec mépris.

- Hillerman, nous avons déjà abordé ce sujet. Ceux qui ont enlevé Von Hauerstadt sont postérieurs aux Soviétiques croisés par Daniel… CQFD: ils vont échouer en 1249. Et, à leur retour, pour conserver un atout en mains, ils vont prendre le duc en otage!

- Ce Fouchine, jamais il ne renonce!

- Il ne le peut pas! Il joue sa vie! Ensuite, les Russes iront dans ce Mexique teinté d’Afrique afin de récupérer l’avant-dernier élément du bio translateur.

- Ils espèrent prendre de vitesse les équipes adverses.

-Exactement!

- Cela ne nous dit pas qui héritera de la mandorle ni si Stankin sera libéré par le commandant.

- Lieutenant, réfléchissez. La réponse se trouve dans l’enlèvement même de Franz. Daniel et son équipe ont affaire à forte partie mais mon ami est plein de ressources. Lui aussi ne s’avoue jamais vaincu! Il peut user de ruse et de tromperie…

- J’ai foi en mon commandant, Daniel Wu…

- Le génie ou le prodige de la Galaxie n’a jamais failli ni déçu les attentes.

- De qui?

- De ses supérieurs…

***************

Au fait, qu’arrivait-il à Pavel Pavlovitch en ce 1249? Nous n’avons fait que l’entrevoir. Occupons-nous un peu de lui. Avec un certain retard, Fouchine avait appris la présence de Daniel Wu dans le village où Kiku avait failli être brûlé vif et, désirant brouiller sa piste, il s’était retiré le plus discrètement possible avec sa troupe. Le Soviétique était toujours à la recherche des détenteurs plus ou moins légitimes de la mandorle, qu’ils fussent les moines de Saint Géraud ou encore les chevaliers malfaisants mâtinés de voleurs de La Buena Muerte.

Sciemment, le commandant du KGB et ses hommes empruntèrent les chemins les plus sauvages et les plus difficiles. Malgré les aléas de la route, parfaitement armés, munis de solides montures, ils pouvaient brûler les étapes jusqu’à Saint Géraud et se pensaient capables d’affronter les autochtones.

Mûrement réfléchi, ce plan faisait bon effet en théorie. Dans son application… Notre Fouchine avait occulté un minuscule détail. Lui et son commando d’élite se retrouvaient dans un Moyen Âge dévié, un univers enchanté résultant des manipulations machiavéliques de Zoël Amsq, un monde qu’ils n’étaient pas prêts à combattre et où tout et n’importe quoi pouvait survenir! A commencer par le temps truqué, subjectif, qui paraissait s’étirer, se conformant ainsi à la perception qu’en avaient les contemporains, temps ecclésiastique, temps seigneurial ou encore rythmes agricoles imposés par une nature à peine domestiquée.

Cet après-midi là, les Russes traversaient une gaste colline boisée, sur le qui-vive bien que la contrée fût apparemment accueillante et paisible. Mais, l’inimaginable survint d’un coup et fondit sur ces matérialistes du XX e siècle. Surgi du néant, des limbes ou d’un autre lieu tout aussi improbable, un groupe de monstres hybrides, qu’on pouvait croire provenant d’un des plateaux de « l’Île du docteur Moreau », se jeta avec hargne et fureur sur les intrus; les buissons et les arbustes avaient dissimulé les assaillants, créatures cruelles et merveilleuses.

Les hommes animaux, armés comme pour accomplir le service d’hast ou pour s’élancer dans une joute, se battirent avec une agilité, une science du combat surnaturelles. Parmi les créatures, on pouvait identifier un homme âne au long poil crasseux, empli de parasites, laineux et filandreux, identique à celui d’un baudet du Poitou, aux oreilles pendantes, un individu au faciès K’Tou mais au crâne surmonté d’andouillers de cerf, un homme bouquetin ou homme chamois, dont les sabots meurtriers en des bonds prodigieux défonçaient à coup sûr les cages thoraciques, un homme ours, émule du légendaire Jean de l’Ours, de la taille fort impressionnante d’un grizzly, très velu, mugissant, aux griffes redoutables,

http://www.merimee.culture.fr/img/ec/ec_4_6a.jpg

un homme loup et un homme renard dont il fallait absolument éviter les terribles crocs! L’homme goupil arborait d’étranges yeux jaunes luisants tandis que ses mains étaient envahies par des touffes rêches de poils roux, plus dures que du crin.

http://www.baudetsdubreuil.fr/images/baudet/baudet-du-poitou.jpg

A cette bande bien pourvue, il fallait rajouter un homme sanglier qui ressemblait à un Gronkt ensauvagé, mais le Marnousien se serait senti humilié de se voir comparé à cet être dégénéré, au groin démesuré et aux défenses terriblement efficaces et, enfin un homme poisson - peut-être le petit-fils de Nicolas le Poisson qui avait vécu en Italie au XIIe siècle - muni d’une mâchoire de brochet et recouvert d’écailles à l’odeur de marée tournée.

http://www.tentacules.net/toc/toc_/cine/revanche_creature.jpg

Deux créatures plus « humaines » commandaient la horde:

- un « monstre » de deux mètres de haut; certes, il était bipède et vêtu tel un vilain du XIIIe siècle. Mais voilà! Son visage dissimulé par une cagoule ne laissait voir qu’un appareillage inattendu. A l’emplacement de la bouche, émergeait un étrange tuyau relié à une vessie gonflée, contenant une sorte de liquide amniotique. L’être s’en sustentait afin de vivre et de respirer. Sous cet aspect, il paraissait sorti des dessins de la Renaissance, illustrant les nageurs et autres « urinatores » sous-marins de Végèce dans son célèbre traité De re militari rédigé en 375 après J.-C. dans ces illustrations, les nageurs étaient effectivement munis de casques cagoules et de tubas ou outres de cuir.

http://bm.mairie-metz.fr/sitebm/commun/patrimoine/gravissime/images/RES_D_560_01.jpg

Ici, au bout du tuyau fait de boyaux, la vessie, semi transparente, laissait deviner la présence d’une douzaine de têtards, d’embryons et de fœtus innommables et tératologiques surnageant dans le précieux liquide vital. A vrai dire, le monstre s’en nourrissait. Daniel aurait qualifié cette créature d’embryo omni phage, vivant habituellement dans les eaux tempérées d’une planète du système Omicron VII.

- Le sous-chef présentait également un corps humain et avait passé une tenue complète de chevalier. Mais le heaume relevé dévoilait une tête de pierre polychrome tentant d’imiter le vivant. L’étrange créature portait sous son bras droit un coffret renfermant un crâne relique qui semblait commander les actes et les paroles du pseudo chevalier.

Malgré leurs armes automatiques, leurs kalachnikovs, leur science des arts martiaux, les Soviétiques perdirent cette bataille surnaturelle! Fouchine rageait, se demandant intérieurement ce que Paldomirov avait pu encore omettre de lui révéler!

***************

TQT lui-même et sa bande de séides ultralibéraux avaient eu maille à partir avec ce monde hostile où les plus affreuses chimères prenaient vie! Dans leur cas, les vilains et les serfs d’un village assez reculé n’avaient guère apprécié la suffisante et orgueilleuse Noémie Pitois qui s’était joint au groupe du gouverneur sudiste. Trop propre, trop maquillée, trop bien vêtue, fleurant à une lieue le Chanel numéro 5, trop méprisante, en quelques minutes à peine, elle était parvenue à exaspérer cette plèbe qu’elle considérait comme du cheptel de dernière catégorie, un cheptel qui aurait été contaminé par la vache folle ou encore par la fièvre aphteuse et bon pour l’abattoir! A ses yeux, cette faune puante, ces paysans ignares, cassés par les travaux des champs, édentés, mal nourris, couverts de vermine, méritaient de griller au mieux ou de finir transformés en farine animale!

Or nos vilains, point si sots, et fort susceptibles, s’emparèrent de la syndicaliste mégère sans que les Yankees levassent le petit doigt pour s’y opposer. Comme il se doit, notre Noémie Pitois tâta du bûcher des sorcières. Pour TQT et ses sbires, cette groupie française ultralibérale comptait peu! Au contraire, elle avait tendance à ralentir la progression des hommes de la NSA. On n’allait pas crapahuter dans les forêts du Moyen Âge en tailleur griffé YSL et hauts talons! Sans remords, les Américains quittèrent le village isolé, abandonnant la syndicaliste jaune à son triste sort! Ainsi, le corps de la « sorcière » brûla longtemps, dégageant une entêtante et insupportable odeur de viande carbonisée avant d’être réduit en cendres.

***************

Alors qu’Ulrich allait charger, Irina connaissait les affres des contractions d’un accouchement quelque peu précipité au grand dam de Daniel qui se reprochait amèrement son inconscience d’avoir entraîné sa douce moitié dans cette aventure! Immédiatement, le commandant se porta à son secours, secondé par Uruhu et André.

Von Stolzsteufel en profita pour invoquer les 6666 démons, tous avatars d’Ogo qui devaient l’aider dans son combat contre l’Ange du Seigneur!

De la terre lourde et détrempée, transformée en fondrière, surgirent brusquement des milliers de mains baladeuses amputées, verdâtres, bleuâtres, griffues et velues comme il se doit, couvertes d’abominables et repoussantes pustules, dégageant des effluves particulièrement nauséabonds, tout à fait répugnants, déclenchant des hoquets et des quintes de toux. Ces mains surnaturelles brandissaient des armes d’hast, des fléaux, des masses, des haches et des hachettes, des estocs, des dagues, des lances et des hallebardes, mais aussi des colichemardes et des estramaçons, bref, tout ce que les hommes avaient inventé pour s’étriper, se massacrer, s’éventrer, s’égorger, au nom d’une divinité supérieure qui n’en demandait pas tant!

Les mains de ces créatures démoniaques, dans un stade plus ou moins avancé de putréfaction, se caractérisaient par des ongles enduits des poisons les plus violents, des poisons ayant traversé les Indes, l’Arabie, Cathay Cipangu, l’Éthiopie, le royaume mythique du mystérieux prêtre Jean. Certains ongles, particulièrement longs et recourbés, ressemblaient à des faux en miniature, souillées de taches sombres. Quelques mains présentaient un aspect simiesque d’autres étaient desséchées et marquées par la lèpre. Quelques unes évoquaient également les membres antérieurs de loups garous ou de goules répugnantes et affamées.

Cependant, avec un bel ensemble, toutes les mains se précipitèrent sur les héros, ces outrecuidants qui avaient osé s’aventurer dans cette contrée maudite, ce territoire réservé, formant une nuée dantesque, tentant de griffer, de blesser, de frapper, de faire saigner, de déchirer les chairs saines, normales, innocentes. Mais il en fallait plus, beaucoup plus pour affoler Geoffroy d’Évreux! Malgré ses dix-sept ans, le comte, l’estoc à deux mains tenu, se débattait, se démenait splendidement, hachant les mains assaillantes avec une vigueur, un courage remarquables. Derrière, Ivan et Pacal tâchaient de lui faire honneur, essayant de ne point faiblir, tandis que Kiku U Tu protégeait Violetta et la parturiente.

Après l’assaut des mains, quelques têtes émergèrent à leur tour de la fange, rictus de silènes, de boucs, de satyres, de griffons, de dracs et de macaques!

http://a21.idata.over-blog.com/316x426/1/37/83/89/Internet/Histoire/tarasque-de-noves.jpg

Pour nos amis, la question se posait ainsi: comment venir à bout de ces mains enchantées, guidées par des chefs et des mascarons méphistophéliques?

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/23/Fontaine_des_4_saisons_mascaron.jpg

Daniel allait-il abandonner momentanément Irina et joindre ses forces à celles du chevalier?

Maintenant, la nuée se faisait légion. Parmi les têtes cornues, barbues et grimaçantes de faunes ou de démons de chapiteaux historiés, les érudits auraient pu reconnaître celle d’un capitaine au long cours, célèbre personnage de BD autrefois, grand amateur de Whisky. Dans ce cas, il s’agissait plutôt de sa mauvaise conscience incarnée.

A sa vue, Daniel et Violetta comprirent que cette tête était la manifestation concrète de l’humour plus que douteux d’Ogo, en l’occurrence dans cette situation de Zoël Amsq. Le Haän possédait des connaissances phénoménales concernant la culture humaine!

Ulrich, l’évêque chevalier défunt, ne brillait pas particulièrement par son courage, car, plutôt que de charger en premier ou, du moins à la tête de ses troupes, préférait s’abriter derrière l’assaut des mains et des têtes démoniaques. Geoffroy, Pacal, Ivan et Violetta qui avait échappé à la protection humiliante du Troodon, affrontaient la multitude crachée par l’enfer. De leur côté, André et Kiku sabraient à qui mieux mieux les nuées infernales, laissant Daniel assister Irina dans l’accouchement immédiat de Tatiana. Le daryl devait donc assumer ses responsabilités dans cette situation folle. Quant à Uruhu malgré sa peur, il officiait comme garde du corps et ses coups, parfaitement ajustés et mesurés, moissonnaient régulièrement leurs lots de démons.

De son côté, Philippe jugeait plus urgent d’apporter son aide angélique à la parturiente. Puisque ses compagnons semblaient ne point être submergés, il invoqua le Christ de Gloire régnant dans les Cieux! Grâce à sa prière, un attelage enchanté, mais dans le bon sens, se matérialisa, un couple de palefrois à la robe immaculée, qui tirait une litière garnie de soie, d’or, de pourpre, de brocart et de coussins de plumes d’oies des plus moelleux!

Daniel s’empressa de déposer sa femme sur les coussins et l’attelage s’en fut sous l’injonction magique de « Va où je vais le Magnifique! Va! Va… », ordre repris plus tard par Jean Cocteau dans son film La Belle et la Bête.

Irina désormais à l’abri, le combat contre Von Stolzsteufel et ses 6666 démons put se poursuivre avec un soulagement fort compréhensible de la part du camp du Bien. Il n’en fut pas moins encore plus sanglant et plus acharné que jamais car les têtes et les mains crochues voulaient absolument se lancer à la poursuite de la litière.

Le commandant Wu défendit le carrosse de façon époustouflante, transformé en véritable tourbillon impétueux, transfiguré en une tornade que rien ne pouvait arrêter.

Mais pour que le combat s’achevât, il fallait éliminer l’évêque chevalier damné. C’était bien lui le maître de ce jeu, de cette ordalie. C’était là la tâche qui revenait de droit à Philippe. Il en était tout à fait conscient.

Alors, imitant Saint Bernard de Clairvaux prêchant la croisade à Vézelay, le chevalier ouvrit la bouche et prononça de mystérieuses paroles, intraduisibles. Aussitôt, des quintaines apparurent et se multiplièrent à l’infini.

Von Stolzsteufel, dont le dessein était de désarçonner l’ange humanisé par une bonne joute en règle avec nombre de lances rompues, déchanta rapidement! Avec rage, il n’eut d’autre choix que de mettre d’abord à terre les quintaines armées de hauberts usagés, d’écus cabossés, de fléaux d’armes et coiffées de heaumes coniques défraîchis! Évidemment, plus le spectre abattait de mannequins, plus il en poussait! Et ce jeu dura, s’éternisa. Le temps paraissait comme suspendu. A qui obéissait-il véritablement?

Le maudit verdissait, s’épuisait en cette joute vaine. C’est-ce que recherchait van der Kirsche! Les quintaines, démultipliées encore et encore, tournoyaient, accéléraient dans le ciel gris qui allait s’éclaircissant. Des lances très longues se matérialisaient désormais sur leurs flancs et ce, d’une manière anarchique.

Un moment, Ulrich fut désarçonné. Il chuta brutalement, sans grâce. Alors, l’enchantement prit une autre tournure. Les mannequins subirent une métamorphose pour devenir des statues animées de preux, de gisants, toujours armées de pied en cap, l’écu sur l’épaule, l’estoc brandi à deux mains. Ces nouveaux paladins étaient coiffés du heaume classique ou du casque conique à nasal à visagière du XIIe siècle.

http://media.museesmidipyrenees.fr/images/artistes/anonyme/gisant-de-guillaume-ratier-couvent-des-jacobins-rodez/photo.jpg

Maintenant, un grondement sourd sortait de la bouche des preux et s’amplifiait comme à l’infini, devenant insoutenable. La terre se mit à trembler, le sol se souleva par plaques, et l’invraisemblable advint. Stolzsteufel fur découpé par les innombrables estocs de granit! Ses restes tout contorsionnés furent aussitôt avalés par les entrailles d’une terre en fusion. L’enfer récupérait son champion qui avait échoué!

Au même instant, les mains et les têtes de démons, dignes de Nosferatu, du loup garou ou de Méphistophélès qui griffaient désespérément, mordaient et tentaient d’agripper la litière d’Irina, malgré le tourbillon engendré par Daniel, commencèrent à se décomposer et à s’estomper. Des bras et des têtes réduits à l’état de squelettes, déformés, étirés jusqu’à l’impossible, s’évaporèrent dans le néant. Leur dernière manifestation se réduisit à une trace de plus en plus ténue.

Un soleil artificiel brilla, éclairant de ses rayons jaunes la scène. Pendant ce temps, les gisants de preux, mission accomplie, rejoignaient le Royaume des Cieux. Le calme revenu, litière et escorte furent entraînées, à bride abattue, vers une direction qui ne dévia plus. Cette mystérieuse chevauchée dura-t-elle un instant ou des heures? Nul ne s’en souciait plus dans ce monde où le temps pouvait être ralenti à loisirs, où il n’était qu’un leurre supplémentaire. Un seul des protagonistes aurait su rompre l’enchantement. Mais il ne s’en sentait pas le droit!

Tout l’équipage parvint à bon port devant une écurie confortable rattachée au monastère de Saint Géraud. L’huis fut ouvert par un frère moine en pleurs qui arborait un visage déformé, boursouflé et cramoisi. Le religieux, à la vue des nouveaux venus, geignit:

- Que le Seigneur nous ait tous en Sa Sainte protection! Vous arrivez trop tard! Le Prince du Monde a frappé! Des chevaliers stipendiés à sa cause, revêtus de la cotte de nuit, ont violé tantôt notre sanctuaire puis occis notre abbé et dérobé la mandorle de gloire irradiante!

Philippe, malgré toute la persuasion dont il était capable, ne put tirer des propos plus cohérents et plus utiles de la part du portier. Cependant, il fallait au plus vite obtenir le secours du monastère même si celui-ci avait connu des dégâts car Irina n’allait plus tarder à accoucher, les contractions se faisant de plus en plus rapprochées! En effet, la jeune femme venait de perdre les eaux et son col de l’utérus était dilaté pratiquement à la bonne dimension!

Tandis que les frères désignaient un abri où conduire le capitaine Maïakovska, abri situé dans la cabane des simples, au fond du jardin, Philippe déclina son identité ainsi que celles de la plupart de ses compagnons. Puis, il demanda à prier pour le repos de l’âme du père abbé, lâchement occis.

Alors qu’André escortait Irina ce qui le frappa, ce fut le cimetière du monastère. Le lieu présentait de nombreuses tombes toutes fraîches. Celles-ci étaient même majoritaires! Dans les fosses, reposaient les moines morts des radiations émises par la mandorle.

Déjà, des religieux s’affairaient à creuser la tombe du défunt supérieur. Le saint homme avait eu le corps transpercé par un mauvais coup d’épée. Il s’était obstinément refusé à offrir le gîte à une troupe de chevaliers visiblement dotée de noires intentions. Ces chevaliers assassins avaient affirmé par menterie avoir pris la croix et, présentement, souhaitaient rejoindre Sire le roi pour embarquer à Aigues Mortes. Leur chef, Jacques d’Ibertin, avait ôté son heaume avec une lenteur calculée et s’était alors présenté comme le fidèle et dévoué lieutenant du Grand Maître de l’ordre militaire de La Buena Muerte. Au nom d’Arnould de Charmeleu, Ibertin ne pouvait souffrir pareille offense! Son seigneur, le grand Maître, n’était-il pas le successeur de Rodrigo Diaz, El Cid Campeador?

http://poesiadelmomento.com/luminarias/mitos/cidpic3.jpg

Ensuite, toujours aussi calme et mesuré, le lieutenant avait ordonné à ses hommes, des sbires assurément, d’une voix sans inflexions, de punir mortellement l’abbé pour cette insulte faite à un valeureux descendant des preux de la Reconquista du XI e siècle.

Le rapport temps avait été modifié par la grâce de Zoël Amsq. Parvenus trop tôt en 1249 et au mauvais endroit, nos héros étaient également arrivés trop tard à Saint Géraud! Ils avaient trop musardé en route, et affronté maints obstacles!

Maintenant, il fallait conserver son sang froid, être pragmatique et classer les urgences!

Daniel, André et le moine apothicaire aidèrent Irina à accoucher. Tatiana vint au monde, beau bébé châtain roux de 50 centimètres pour 3,8kg, légèrement prématurée, d’une quinzaine de jours.

Ensuite, tous les hommes nobles en tête, en l’occurrence Philippe, Geoffroy et le frère prieur assistèrent aux funérailles du père abbé.

Le soir de ce jour mémorable, le nouveau supérieur, provisoirement désigné, frère Anselme, reçut Van der Kirsche, le comte d’Évreux, Daniel et André dans ce qui lui servait de scriptorium personnel et leur parla sans détour du mal mystérieux qui rongeait les frères moines depuis que le Christ de Gloire avait honoré le monastère. Depuis de nombreux mois déjà, les sculpteurs et les créateurs de la mandorle succombaient ainsi que tous ceux qui approchaient la précieuse relique! Aussi bien moines, convers, novices qu’oblats. Cette terrible lèpre brûlait les entrailles et la peau. Il avait fallu construire à la hâte une maladrerie à l’écart du cloître; là, les frères les plus atteints, les plus défigurés aussi, achevaient leur existence dans des souffrances terribles.

Philippe ne comprenait point comment la mandorle avait pu poursuivre sa moisson de morts. N’avait-il pas recommandé précédemment de recouvrir la sculpture, le Christ en Majesté de feuilles de plomb? Pourquoi ne l’avait-on pas écouté? Il rappela cela sévèrement au supérieur.

- Oh! Mais nous vous avons obéi en tout, sire chevalier! Cependant, les pertes ont continué!

- Rendons-nous auprès de ces malheureux voir précisément ce qu’il en est, suggéra André.

- Je ne vous conseille point cette action!

- Nous devons voir les malades et leur apporter notre soutien! Renchérit Daniel. Nous disposons de certaines médications qui ont déjà fait leurs preuves!

L’abbé Anselme, abasourdi par un tel courage, ne s’opposa pas à la volonté de la majorité de ses hôtes.

Une fois sur les lieux, Fermat et le commandant Wu mesurèrent soigneusement la radiation résiduelle ainsi que les degrés d’irradiation des frères. Philippe se chargea ensuite du compte rendu.

- La maladrerie est contaminée par de minuscules et invisibles démons! Il vous faut donc évacuer le lieu promptement et mettre vos frères à l’abri dans une autre communauté. Nous nous chargeons de purifier la maladrerie!

- Sire Philippe, vous aurez peut-être besoin de l’aide de notre exorciste…

- Nullement! Sire Daniel se chargera parfaitement de cette tâche. Il y excelle.

Anselme s’inclina et, en moins d’une heure, la maladrerie fut vidée de ses malades. Fermat avait bien conscience que, malgré les antidouleurs et les retardants administrés, tous étaient condamnés à terme! Les doses de radiations encaissées avaient été trop fortes!

Désormais, les religieux à l’abri dans un autre monastère à Aurillac, il fallait maintenant remonter la piste du triste sire Arnould de Charmeleu et, sans doute, se lier d’amitié avec cette crapule afin de mieux s’emparer de la mandorle.

***************

Par contact mental transtemporel, le commandant put faire un dernier point avec Antor. Rapidement, il raconta ce qui était arrivé à son groupe tandis que Kiku se tenait sagement à l’écart, son chef dissimulé par une ample capuche. De son côté, le mutant narra d’une voix posée où parfois transparaissaient des intonations ironiques, les résultats des fouilles de la base de Kola. Fouchine, qui avait enlevé Von Hauerstadt était évidemment postérieur à celui aperçu en 1249. Sous la menace, l’ordinateur ID avait fini par révéler que le duc avait été conduit par les Soviétiques dans un 2148 dévié dans lequel le Mexique avait mélangé et assimilé les civilisations bantoue, Toucouleur et mandingue! Or, c’était précisément dans cet empire qu’un des derniers éléments du bio translateur était caché!

Grâce à l’IA de la navette Szilard, Antor fournit à son ami des données complémentaires sur l’ordre militaire de La Buena Muerte. Cet ordre naissait à la fin du XI e siècle mais son histoire s’interrompait brusquement en 1251. La liste des grands maîtres révélait que l’avant-dernier se nommait Arnould de Charmeleu. Or, le noble avait disparu sans laisser de traces en 1250, en Égypte. Ce dévoyé personnage s’était retrouvé à la tête de la confrérie en l’an de grâce 1233, après avoir supplanté un rival de mortelle façon!

Fermat, aux côtés de Daniel, conclut avec une ironie cynique:

- Permettez-moi de soupirer et de verser une fausse larme sur ce triste sire! S’il nous fallait une preuve supplémentaire que Charmeleu doit rencontrer, non accidentellement, Stankin, prisonnier du sultan Ayyub, en Égypte, ce n’est pas de la chance mais un complot des hautes sphères de l’Univers! La mandorle, le Baphomet… ce croisé modèle a tous les atouts pour devenir le maître du monde! Mais, pour des raisons encore obscures, il va lamentablement échouer!

- Peut-être ce résultat sera obtenu par votre action, ambassadeur! Jeta Antor sur le même mode.

Puis, le vampire localisa verbalement et mentalement les limites des terres dudit Charmeleu. Elles étaient situées dans le Rouergue, à six lieues de Sainte Foy de Conques. La prochaine destination des tempsnautes était donc toute tracée. L’itinéraire emprunterait la route de Conques, par Montsalvy, abandonnant Aurillac. Le mutant et Tony Hillerman avaient leurs ordres: récupérer Franz dans la Mexafrica et, si possible, l’élément du bio translateur qui s’y trouvait!

***************

Fouchine, le maître espion, avait réchappé au démon avec un seul de ses hommes! Échec cuisant sur toute la ligne! Il fallait y remédier au plus vite. Conservant son sang-froid, le commandant du KGB changea ses plans. Mettant la main sur un des derniers translateurs en état de marche, il devait regagner ses pénates, tout en conservant une poire pour la soif. Cela signifiait enlever Franz Von Hauerstadt qui, à cette heure, vaquait librement à ses occupations, mais en 1961!

Parallèlement, TQT et ses hommes de la NSA avaient été les témoins privilégiés mais à distance, de l’attaque de l’abbaye de Saint Géraud par Charmeleu et se sbires. Après la bataille du bois de l’ermite qui avait autrefois recueilli Aah I Ou, les moines chevaliers assassins avaient été suivis à la trace, non seulement par les néolibéraux, mais aussi par les nazis de Dieter Karl Hinckel. Ces derniers, ainsi que Lady Alexandra Pirrott Neville, plus que jamais se prenant pour l’une des Walkyries destinées à sauver l’Allemagne éternelle, s’étaient habilement déguisés, empruntant les défroques plus ou moins en bon état des moines soldats à tête de mort, dont les dépouilles jonchaient le bois.

Dans cet embrouillamini, ce complexe scénario, les observateurs et les observés ne se comptaient plus. Chaque groupe marchait sur les pas de son adversaire, mais il y en avait tant!

- Daniel Wu et son équipe rapportée;

- TQT et les ultralibéraux de 1999;

- Dieter Karl Hinckel, Lady Alexandra et l’élite de la SS;

- Zoël Amsq, Sir Charles Merritt, Cornelis van Vollenhoven, Varami et quelques troupes Haäns;

- Sun Wu et ses Chinois mafieux du Dragon de Jade.

Tous flairaient la piste de Charmeleu qui, par l’intermédiaire de d’Ibertin, avait dissimulé dans un chariot un sarcophage de plomb renfermant la fort dangereuse mandorle. Manifestement, Jacques avait pu constater la nocivité de la relique et avait pris ses précautions.

Amsq vit le vol à quelques milliers de kilomètres d’altitude! Lui aussi allait rejoindre cette partie de poker. Il bavait d’impatience.

***************

Les enfants du Langevin supportaient plus ou moins stoïquement les tortures psychologiques infligées par les envahisseurs. Lorenza di Fabbrini n’en pouvait mais. Tsanu XIII, persuadé qu’elle était le maillon faible, convainquit Sertorius, son allié, de procéder au plus vite à l’interrogatoire du médecin en chef du vaisseau.

Isaac, Mathieu et Marie avaient simulé leur lassitude. Le plus intelligent des trois enfants, le plus futé aussi, fomentait un plan d’évasion digne de Latude! Les deux guerriers Haäns qui gardaient leurs geôles furent trompés dans les belles largeurs. Les soldats, sans qu’ils comprennent comment cela avait pu se produire, se retrouvèrent subitement dans une salle réservée aux chenilles des Velkriss! Ce lieu spécial pouvait prendre le nom de nymphose. Mathieu avait hérité des dons télépathiques de son père. Les valeureux soldats de plus de deux mètres cinquante de haut, à l’intelligence sommaire, croyant à la réalité matérielle des doubles des enfants, furent avalés et étouffés en moins de deux par les insectoïdes affamés en train de filer leur cocon. Dans quelques heures, ces glorieux Haäns desséchés, serviraient de nourriture aux chenilles voraces en train de muter!

***************

samedi 20 novembre 2010

Mexafrica 3e partie : Le chevalier au blanc harnois chapitre 17.

MEXAFRICA: Troisième partie

Le chevalier au blanc harnois.

Par Jocelyne et Christian JANNONE

Chapitre 17.

L’Einstein était reparti dans l’espace-temps pour l’année 1249. Or, le commandant Wu ignorait la distorsion mise en place par son ennemi juré Zoël Amsq affectant le XIIIe siècle. Certes, connaissant le Haän, il s’attendait à une légère déviation mais pas à ce qu’il allait rencontrer!

Ce fut pourquoi une nouvelle perturbation secoua le vaisseau. L’IA se mit à afficher des données contradictoires comme si elle était submergée par un afflux d’informations provenant de sources et de continuums différents.

Au 1249 espéré, qui faisait déjà partie d’une chrono ligne arrangée, s’en greffa un second, aboutissant à une déviation faible mais suffisamment déstabilisante pour perturber l’Einstein. Imaginez une mosaïque temporelle dans laquelle cohabitaient des 1249 alternatifs interconnectés tout en s’ignorant superbement.

Bien évidemment, le vaisseau se retrouva sur la mauvaise tesselle de la mosaïque! La navette ne réussit pas à se poser discrètement, en léger déphasage, dans une clairière peu fréquentée, à proximité du monastère de Saint Géraud, au-delà d’Aurillac, de l’autre côté de la rivière Cère, aux confins de la Haute Auvergne, au printemps. Le vaillant esquif, au contraire, cassa lamentablement du bois en laminant des bosquets encore enneigés à quelques toises de Clermont, deux mois plus tôt! Fermat qui avait piloté, ne pipa mot quant à son atterrissage mouvementé.

Logiquement, le rendez-vous avec le chevalier Philippe était manqué. Mais il y avait plus grave! Tous les systèmes électroniques, qu’ils fussent centraux ou périphériques refusaient de fonctionner!

Après quelques vains essais, André constata qu’il était impossible de repartir afin d’effectuer un léger saut temporel et géographique dans les bonnes coordonnées. Quelque chose l’en empêchait de totalement indéfinissable!

- Ah! Mais j’ai déjà vécu cela! Jeta Daniel Lin avec amertume.

- Certes, répondit Irina rassurante, mais il n’y a aucun dommage corporel!

- Aucun dommage! S’écria Violetta avec colère. Et mon estomac barbouillé?

Haussant les épaules, le commandant Wu prit la direction des opérations.

- Nous n’avons pas le choix! Nous allons donc frayer avec les autochtones, nous acheminer avec les moyens de transport mis à notre disposition par ce XIIIe siècle vers notre destination première. Ah! Il faut toutefois que je vous informe d’un petit détail fort contrariant: mon lien mental avec Antor est rompu! J’espère que ce n’est que momentané…

Très professionnelle, pour ne pas rajouter au trouble de son époux, Irina demanda:

- Qu’indiquaient les coordonnées avant que l’IA tombe en panne?

- 17 février 1249, 5kilomètres à l’est de Clermont…

- Ouille! Souffla Ivan. Cela nous fait une sacrée trotte jusqu’à Aurillac!

- Hé bien Geoffroy, fit Pacal en souriant, tu vas donc nous servir de guide puisque te voici dans ton élément!

- Et nous allons pouvoir constater de visu, compléta son frère, tes talents de survie en plein cœur d’un hiver moyenâgeux…. Tu sais, un de ceux du bon vieux temps que tu regrettais encore il y a peu!

La mine renfrognée, Geoffroy répliqua:

- Ce n’est pas moi qui vais crier grâce le premier!

Le groupe de tempsnautes revêtit des costumes conformes à la mode canon du XIIIe siècle. Des habits longs, de coupe masculine, qui permettaient de distinguer au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’hommes libres. Par-dessus son bliaut, Irina avait posé sur ses épaules une ample cape fourrée doublée camouflant sa grossesse avancée. Ses cheveux ainsi que ceux de Violetta étaient remontés et dissimulés par une capuche.
Comme on s’en doute, Geoffroy avait veillé à la véracité, à l’authenticité des costumes, obligeant le synthétiseur à recommencer autant de fois que nécessaire son travail!

- Moui… pas mal! Couleurs un peu vives, toutefois, un peu trop technicolor! Je vous rappelle que c’est au XIVe siècle qu’on utilisera les boutons et les oppositions de couleurs! Et donnez-moi une patine à tous ces tissus! Ils font trop neufs et trop propres!

Un autre problème se posa à notre groupe; il lui fallait se procurer des chevaux, le plus rapidement possible.

Malgré la panne, Daniel parvint à positionner la navette en la déphasant par rapport à la lumière de cette espace temps de 0,11%.

Lorsque tous eurent mis le pied dehors, Uruhu flaira l’air comme un chien. Satisfait, il jeta dans sa langue maternelle:

- Ga-Roo Bokh N’ou Kha!

- Traduction, siffla Violetta perfide: une bonne neige crissante, vieille de trois jours, recristallisée deux fois! Bref, à vue de nez, il fait -15°C et je me gèle!

- Ah! Donc c’est cela que veut dire ce langage! S’exclama Geoffroy.

- Hé bien oui mon vieux! Les K’Tous possèdent plus de cent mots pour préciser l’état de la neige, de la glace ou du ciel!

- Ma chère métamorphe, tu vois bien que j’avais raison d’insister pour te faire enfiler tous ces vêtements! Avoue donc que mon époque avait malgré tout le sens pratique et une certaine idée du confort!

- On peut dire les choses comme ça! Mais il en fallait peu pour te satisfaire, mon vieux!

Tournant le dos à la chaîne des Puys, « les naufragés du temps » rencontrèrent bientôt un maquignon sur leur route, providence, si c’en était bien une, qu’ils mirent à profit. Ils payèrent les chevaux avec de la poudre d’argent. Les renseignements de Geoffroy s’avéraient précieux. Avec calme, il avait expliqué que des diamants ou encore de l’or auraient paru suspect.

Une fois les montures achetées, il fallut les répartir selon la condition sociale supposée des membres du groupe mais aussi les talents de cavaliers de chacun! André et Geoffroy montaient le mieux. On avait réglé le problème de Kiku U Tu. Un dinosauroïde sur un ongulé!!! Impensable! Imaginez le spectacle! Le lieutenant de la sécurité suivrait à pied, déguisé en moine franciscain. La capuche rabattue de sa bure marron le camouflait presque entièrement.

Uruhu qui avait peur des chevaux, se retrouva le plus mal loti: il hérita du bidet tandis qu’une mule portait les bagages. Daniel, Fermat, Irina et Geoffroy reçurent des destriers, Pacal et Ivan des roussins tandis que Violetta, frêle nature, eut droit à un palefroi!

Durant les cinq kilomètres qui devaient les conduire à Clermont, Geoffroy fit la course avec André. Il voulait lui prouver sa valeur. Fermat avait gagné plus d’un trophée à l’Académie et, malgré son âge, s’entraînait régulièrement dans les holosimulations. Le comte d’Évreux montait à cheval depuis qu’il avait quitté le sein de sa nourrice! Dès sa plus tendre enfance, il avait été élevé durement, comme il sied à un futur chevalier, devant porter le haubert, le heaume, l’écu et l’estoc. Lorsque la saison s’y prêtait, il rompait une lance ou deux et s’exerçait à la quintaine avec ses écuyers et sergents d’armes.

Alors que le reste de la petite troupe cheminait tranquillement, Uruhu, loin derrière, même Kiku allait plus vite que lui, capta un message mental émis par le chevalier mystérieux. Notre Néandertalien, prenant son courage à deux mains, éperonna violemment sa monture et tenta de rattraper Daniel. La voix étouffée par le stress, il lui cria:

- Le sire Philippe Van der Kirsche nous attend en la nef de la basilique Notre Dame du Port!

Fermat n’en revenait pas. Bloquant les rênes de son destrier, il stoppa brusquement.

- Alors, là, c’est de la véritable magie! S’exclama-t-il. Savoir nous localiser ainsi dans le temps et l’espace avec deux mois de décalage! Ce chevalier est-il un humain ou un surhumain?

Uruhu ne comprit pas la question. Lui n’y voyait rien d’étrange à cet exploit!

- Un Sapiens médium! Marmonna-t-il. Il doit bien en exister, tout comme mon commandant est télépathe!

Kiku gronda.

- Ah oui! Pour moi, ce n’est point un humanoïde! J’en ai rencontré des millions et ici, en ce lieu, il est impossible qu’il y en ait de trafiqués génétiquement!

Comme on le voit, notre Troodon avait entendu le K’Tou.

Violetta pouffa de rire et jeta, joyeuse:

- Super! Encore une entité inconnue! Nous sommes de sacrés chanceux!

- Une entité inconnue, certes, ma nièce! Répondit le daryl androïde. Mais pas du tout apparentée aux MX ou aux p! Je capte bien quelque chose mais cela ne me suffit pas pour déterminer avec précision la nature dudit chevalier! Cependant, rassurez-vous tous: il s’avère bienveillant.

Fermat lança avec ironie:

- Comment pouvez-vous avancer cela? Dites tout de go qu’il s’agit d’un ange! Allez, jetez-vous à l’eau!

Irina, toute confite en dévotion, s’empourpra.

- Voilà le terme que je n’osais prononcer depuis le début!

Légèrement en retrait, Kiku commençait à s’impatienter. Sa pelure de franciscain spirituel avait du mal à camoufler ce qu’il était, un Troodon souffrant des tiraillements de la faim! Si son supérieur l’avait laissé faire, il aurait bien croqué un des chevaux: le roussin de Pacal par exemple, ou encore la mule aux bagages!

http://farm4.static.flickr.com/3135/2893232878_ce7da3b99b.jpg

Enfin, la basilique Notre Dame du Port s’offrit à notre groupe dans toute sa splendeur; le chœur s’ornait de colonnes aux chapiteaux historiés dans le plus beau style roman. Le spécialiste reconnaissait sans peine le chapiteau du triomphe de Largesse et Charité, deux vertus vêtues de broignes, armées de boucliers oblongs et de lances, au heaume conique sans nasal.

http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/UtpicturaServeur/Images/NePasOuvrir/2/A2443.jpg

Geoffroy, qui était un contemporain ou presque, identifia également les chapiteaux de la tentation d’Ève ainsi que celui du Songe de Joseph. De même, l’évêque Stéphanus, fondateur de la basilique, était représenté. L’acte de fondation se trouvait symbolisé par l’offrande d’un petit chapiteau à feuillage.

http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/UtpicturaServeur/Images/NePasOuvrir/2/A2447.jpg

Le groupe qui avait laissé les chevaux à l’entrée, s’approcha silencieusement de la croisée du transept, là où priait un homme tout de banc vêtu. Ce transept se caractérisait par une coupole sur trompes.

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/27/Plan.eglise.ND.du.port.Clermont.Ferrand.png

Agenouillé devant l’autel, tête nue, le camail du haubert rabattu, la cotte d’armes d’un blanc immaculé dépourvue d’armoiries, un écu vermeil posé à ses côtés, l’épée attachée à la taille pendant sur le flanc gauche, le chevalier Philippe priait. Il avait les cheveux blonds assez longs et les yeux gris. Sentant la présence des nouveaux visiteurs, il mit un terme à sa prière par un signe de croix, se retourna et salua les inconnus:

- Ah! Messires, vous voici enfin parvenus à bon port en ma maison de Dieu! J’en suis soulagé, craignant une nouvelle vilénie… Que le Christ vous accueille tous, y compris vous, sire lézard, dont la croyance est autre! Que le Seigneur vous ait toujours en Sa Sainte Garde!

Ainsi, malgré le déguisement de Kiku U Tu, le chevalier Philippe savait donc à quoi s’attendre! Il ne s’étonna pas non plus de la présence d’Ufo que Daniel tenait entre ses bras. Pourtant, en ces temps de superstition, les félins étaient vus comme des agents du Malin! Apparemment, le jeune chevalier ne pensait pas ainsi. On comprend que, dans ces conditions, les présentations furent vite expédiées!

***************

Ayant pris contact, le groupe se retira, pour la nuit qui s’annonçait, déjà dans une hostellerie. Elle présentait le top du confort pour le XIIIe siècle avec des paillasses recouvertes de toile pas trop grouillantes de punaises et de poux, un puits, donc de l’eau fraîche, à proximité des bâtiments. Les tempsnautes dressèrent minutieusement leurs plans de campagne. Philippe avait immédiatement saisi que Daniel et ses amis ne disposaient plus des moyens technologiques provenant d’un futur désormais incertain pour rejoindre rapidement Saint-Géraud afin de prévenir le vol de la mandorle.

Toutefois, cela ne signifiait nullement que les membres de l’Einstein étaient totalement dépourvus des gadgets de base: médicaments, kits de survie, torches, poudres d’or et d’argent, vêtements, cellules plasmatiques, et ainsi de suite.

En tant qu’autochtone, ce fut Philippe qui décida de la route à emprunter, la voie menant à Compostelle, celle des pèlerins qui chantaient Ultreia!

http://i53.servimg.com/u/f53/11/53/58/72/a1322.jpg

Cependant, le groupe dévierait avant d’atteindre le chemin orthodoxe passant par Le Puy-en-Velay. Après tout, il fallait rejoindre le Cantal! Une fois la mandorle récupérée, et sous la protection de Philippe, tous gagneraient Aigues-Mortes pour embarquer ensuite vers l’Égypte afin de délivrer Stankin prisonnier du sultan du Caire.

Comme on le voit, Daniel avait partiellement fait son deuil quant à une réparation rapide de sa navette! Bizarre! Peut-être pressentait-il que le temps n’était pas venu pour user de celle-ci et qu’il lui fallait subir les épreuves offertes par ce XIIIe siècle modifié afin de prouver non seulement sa vaillance, mais aussi son obstination à poursuivre un but inaccessible, impossible mais pourtant incontournable!

Concentré, Fermat visualisait la route qui passait par la Haute Auvergne, Montsalvy, puis le Rouergue, Sainte Foy de Conques.

- Bien! Marmonna-t-il ce ne sera pas facile, mais nous avons connu plus dur!

- Certes, messire André, répliqua Philippe. Issoire constituera notre première étape importante. Permettez-moi de vous mettre en garde. La route n’est pas sûre à cause de la présence des 6666 démons d’Ogo! Sur le qui-vive, ceux-ci sont prêts à prendre possession de la contrée, tout cela afin de nous détourner de notre mission. Je les sens tout autour de nous, nous observant, nous mesurant…

- Ogo? Questionna naïvement Violetta.

- Damoiselle, le Prince des ténèbres que je combattis jadis en l’an 1187!

- 1187! Bigre! Vous ne faites pas votre âge! S’exclama Ivan.

Daniel, comme s’il savait précisément l’âge de Philippe, compléta l’information précédente:

- Ogo est connu également sous l’appellation du renard blanc, l’entité du désordre, de l’entropie, une des principales divinités du panthéon mexafricain, le monde du Moro-Naba de Texcoco, convoité pour ses trésors par Sir Charles Merritt!

- Daniel, vous oubliez qu’avant tout, Ogo appartient à la cosmogonie Dogon!

http://www.africamaat.com/IMG/jpg/dogon-cavalier-1.jpg

Fit Fermat avec une certaine ironie, fier de montrer qu’il en savait tout autant sinon plus que le prodige de la galaxie dans le domaine de la religion!

- J’allais le dire! Rétorqua le daryl nullement fâché.

Philippe, toujours aussi sérieux, poursuivit:

- Le mal est universel! Mais revenons à ce qui nous préoccupe ici. La mandorle de gloire irradiante, le plus grand émail champlevé limousin représentant le Christ en majesté, a, en fait, été créé à partir d’une pierre de Dieu tombée du ciel. De forme polygonale elle a été perdue par celui que nous allons délivrer, le sire Stankin d’Hellas.

Irina ne put retenir sa surprise.

- D’où tenez-vous tous ces renseignements?

Fermat haussa les épaules et siffla sarcastique:

- Les créatures de Dieu sont omniscientes, capitaine!

Philippe préféra ne pas relever le blasphème et enchaîna, toujours d’un calme remarquable:

- Les pouvoirs de la mandorle sont redoutables. Elle suscite la convoitise et distille la mort! Elle peut causer des guerres et faire se fourvoyer d’innombrables chevaliers. Mais surtout, elle constitue l’élément indispensable qui, couplé au Baphomet, permet le franchissement des mondes interdits, mondes qui, hélas, n’ont pas reçu le message de Nostre Seigneur Jésus Christ! Mondes donc destinés aux ténèbres car Il n’y vint pas y porter la Bonne Parole! Mais, qui suis-je pour m’opposer à la Volonté de Dieu?

Violetta marmotta entre ses dents:

- Ouche! Si je saisis bien être chrétien catholique ici, c’est obligatoire!

Toujours aussi impassible, Philippe aborda l’explication concernant le Baphomet. En traduisant en termes contemporains du XXVIe siècle, l’objet apparaissait comme un automate syncrétique « créé » par Sylvestre II, dont l’aspect extérieur était une synthèse de toutes les grandes religions ou croyances de la planète Terre! Le soliloque du chevalier se prolongeait, tirait en longueur et le moyen français qu’il utilisait gênait la compréhension d’Ivan et de Pacal. Geoffroy n’avait, lui, aucun problème de traduction!

- La principale personne convoitant la mandorle en ce lieu est l’actuel possesseur du Baphomet, le grand maître de l’ordre de chevalerie de la Bonne Mort, un ordre voué en réalité à l’adoration du démon! Arnould de Charmeleu sera notre prochain adversaire. Il est redoutable!

- Ah! Enfin! Se frotta les mains Geoffroy. Une ordalie! Un duel! Tout cela me manquait!

- Messire comte, pardonnez-moi de vous décevoir. Au contraire, nous devrons user de ruse! A nous d’éviter de nous brûler les ailes!

Puis, Philippe aborda le plus délicat: ses liens télépathiques avec Stankin. Ainsi, grâce à ce don, il savait que ce dernier était détenu au Caire par les sultans de la maison de Saladin. Parallèlement, le roi Louis IX avait entrepris une croisade afin de délivrer Jérusalem. La ville constituait la clef de l’accès au tombeau du Christ. L’Hellados avait transmis mentalement à Philippe que l’actuel sultan espérait arracher à son prisonnier le secret de la mandorle mentionnée par plusieurs savants juifs et arabes depuis deux siècles et demi. Chose étrange! La création de la mandorle avait été prophétisée par Gerbert d’Aurillac en personne, puis par Averroès et, depuis que le Baphomet existait, le sultan voulait aussi s’en emparer, tous les savants et lettrés pressentaient que seule cette mandorle d’énergie permettrait à ce dernier d’atteindre des univers merveilleux!

****************

La troupe rapportée se mit en route dès l’aurore, alors que le ciel s’illuminait à peine d’un soleil tout neuf. Grincheuse, Violetta geignait. En cette matinée, elle se comportait comme Aure-Elise Gronet jadis et ailleurs!

- Non! Mais là, vous exagérez quelque peu les hommes! J’ai les reins moulus! On chevauche tantôt depuis bientôt six heures et on ne fait pas de halte!

Geoffroy ricana doucettement:

- Oh! Mademoiselle en sucre! Tu me fais pleurer là! Je te croyais plus résistante, entraînée à des tas d’arts martiaux!

- Ouais! Justement, l’équitation n’est pas mon fort!

Irina ne disait rien ne se plaignait pas et pourtant, elle souffrait bien plus que l’adolescente. Cependant, le plus impatient devenait Ufo. Le chat voyageait dans une sacoche ouverte et, l’incessant balancement lui portait sur le cœur! De plus, l’animal familier n’était pas rassuré d’être porté sur un cheval, monture pour lui tout à fait inconnue! L’odeur d’écurie le rebutait. Il supportait davantage les relents fétides de Kiku U Tu.

Le groupe chevauchait à l’ouest de Clermont comme prévu, près du village de Chamalières. La route, plus que boueuse, emplie de fondrières, n’était visiblement pas régulièrement entretenue.

Alors, le félin malicieux mit à profit un écart du cheval pour s’échapper! Il disparut promptement à la vue de son maître et, naturellement, il fallut s’arrêter! Notre Ufo fugueur restait rétif aux appels mentaux de Daniel. Le commandant perdit un temps précieux à chercher son animal favori dans les fourrés. Au bout de quelques minutes toutefois, son ouïe particulièrement développée perçut un miaulement caverneux, désespéré, semblant provenir d’outre-tombe! Avec assurance, il se dirigea vers l’endroit d’où provenaient les gémissements.

Ce fut ainsi que Daniel constata la présence d’une cavité d’où sourdait de l’eau claire.

- Hé bien! Je n’ai plus qu’à me débrouiller pour passer dans ce boyau!

Ivan intervint.

- Non, Daniel. Laissez-moi faire! C’est dans mes cordes. J’ai déjà pratiqué la spéléologie.

- Comme vous voulez! Fit le commandant n’insistant pas.

Comme nous le savons déjà, Ivan était assez casse-cou sur les bords. Il n’aimait qu’être plongé dans l’action et oubliait trop souvent toute prudence.

Sans difficultés, il se glissa dans la cavité. Ses yeux, s’habituant à l’obscurité, il aperçut le chat sur des pierres humides, en équilibre précaire, qui miaulait à fendre l’âme!

Les pierres inégales affleuraient au milieu d’une rivière souterraine au débit peu rapide. Excellent comédien, notre Ufo griffait la roche tout en gémissant de plus belle à la vue de son secouriste. Petit rappel, le chat savait nager parfaitement. Mais voilà, il avait horreur, mais vraiment horreur de se mouiller le poil!

- J’arrive à ton secours, mon matou! Lui lança Ivan pour le rassurer.

Téméraire, l’adolescent s’élança mais glissa et tomba avec un beau splash dans l’eau glacée! Le fond s’avérait plus profond que prévu et le jeune homme entrevit alors quelque chose de magnifique sous la surface. Des centaines de petites sculptures en bois, des statuettes immergées, d’un style naïf ou grossier. Cependant, certaines de ces sculptures présentaient une meilleure finition. Ivan identifia des collections de différentes parties du corps humain, à l’anatomie plutôt approximative et aux proportions mal rendues. Il y avait là des séries de têtes, de bras, de jambes, de bustes et de mains.

Tout ému, on le comprend, l’adolescent refit surface, nagea, s’empara d’Ufo par la peau du cou et remonta raconter sa découverte. Geoffroy qui, décidément, avait une culture encyclopédique, ne fut nullement surpris et identifia le trésor.

- Ah! Sacré Ivan! Tu viens de découvrir par anticipation le sanctuaire gallo-romain de la source des roches où ont été déposés des centaines d’ex-voto.

- Oui, exactement! Rajouta Fermat. Les catholiques n’ont fait que récupérer cette tradition.

- Merci, monsieur Fermat. Enchaîna le comte. La découverte a été effectuée en 1968 et la revue Science et Vie en a parlé il me semble. A mon époque, enfin je veux parler du XX e siècle, la source a été curée. On y a effectué des travaux d’urbanisme et c’est alors que les ouvriers ont trouvé, sous une couche de tourbe noire et boueuse, une quantité d’objets de bois déposés par les pèlerins gallo-romains, pour demander à la divinité païenne, la source en l’occurrence, la guérison de la partie du corps sculptée.

http://farm1.static.flickr.com/7/5933711_548692764d.jpg

http://www.augustonemetum.fr/News/files/Info/image/small/0a328ce6b76889bada960b3e295c4694.jpg

- Le miracle accompli, reprit André sur un ton indéfinissable, les pèlerins remerciaient donc la source de leur guérison! On oublie un peu trop à mon goût que la persuasion, l’auto hypnose ont joué un rôle à toutes les époques. Ainsi s’expliquent les miracles!

André était athée et s’en vantait. Pour lui, le surnaturel n’existait pas. En temps ordinaire, sa position ne choquait personne, mais là, c’était dangereux de se montrer libre penseur. Toutefois, Philippe préféra ignorer cette outrecuidance.

Après ce bref intermède, le groupe reprit sa route. Il passa par Royat puis Beaumont. Là, Violetta put se reposer tant qu’elle voulut car Philippe s’arrêtait dans chaque chapelle romane pour accomplir ses dévotions. Kiku se tenait légèrement à l’écart ne souhaitant pas être pris pour un monstre ou encore une créature du démon!

Mais le merveilleux allait très vite se rappeler à la troupe!

A l’approche de Saint Saturnin, elle traversa un champ en friche au bout duquel on apercevait un ermitage en partie ruiné. Le lieu semblait avoir été profané depuis peu. Ainsi, une dépouille éventrée et putrescente de sanglier souillait la chapelle. Le christ en croix avait été renversé et des crapauds crevés étaient désormais attachés à sa sainte face.

Soudain, sans transition, le ciel devint d’un noir opaque à faire croire que la fin du monde survenait subitement! Une tempête rugit aux oreilles des voyageurs sans pour autant qu’il y eût un seul nuage à l’horizon!

Aussitôt, la gaste plaine se craquela et, de la terre gémissante surgirent des sarcophages en plomb remontant au début de notre ère, des sarcophages gallo-romains semblables à ceux des Martres.

http://farm2.static.flickr.com/1127/569211239_ffed7f856f.jpg

Dans des claquements secs à vous faire frissonner l’échine, les couvercles rongés par les siècles éclatèrent et des squelettes se redressèrent, reproches amers adressés aux vivants, tristes et grotesques dépouilles encore vêtues de leurs hardes, des cheveux adhérant aux crânes hideux!

Dans la chapelle, un escalier à vis souterrain se matérialisa sous les yeux plus ou moins étonnés de nos amis tandis que des pas sourds retentissaient. Quelqu’un ou quelque chose gravissait lourdement les marches!

Philippe eut beau dire à la cantonade: « je recommande la plus grande prudence! », le premier, Kiku U Tu s’était déjà élancé, tout impatient de combattre, ses moindres cellules réclamant du sang, ses écailles et son duvet frémissant et sa gueule bavant abondamment. Dans sa hâte d’en découdre, il avait rabattue sa capuche et son œil luisait d’envie.

Alors, face à lui surgit un colosse au corps d’argile, la tête aux cheveux de feu, armé d’une masse imposante dont les pointes dégoulinaient de sang noir. Notre Troodon, deux mètres cinquante sans la queue, bondit subitement, tel un raptor, toutes griffes dehors sur l’incroyable créature aux yeux étincelants, ressemblant vaguement à un ogre ou à un golem.

http://thejewishstar.files.wordpress.com/2010/02/golem4.jpg

Les poignards naturels du Kronkos s’enfoncèrent sans difficultés dans ce qui n’était pas de la chair et qui, par conséquent ne pouvait saigner!

Déçu, Kiku gronda de colère. Il avait soif de sang et cette sorcellerie humaine là le dépassait!

Le fait que l’être était composé de terre fit comprendre à Philippe qu’il lui fallait provoquer la pluie! Et ce, le plus vite possible car l’improbable créature, méprisant Kiku U Tu et ses griffes qu’elle ne sentait pas, achevait le saccage de l’ermitage avec sa masse furieuse.

D’abord, absorbée par sa tâche, elle ignora la présence des humains ou apparentés, puis, elle s’avisa brusquement de la présence d’Irina dont elle avait croisé le regard effrayé. Elle bondit sur la jeune femme mais Philippe, plus prompt que Daniel, c’était là la manifestation d’un véritable prodige, trancha la tête de la créature démoniaque d’un seul coup d’épée tandis qu’à l’extérieur, la pluie bienfaisante réduisait en flaques boueuses le reste des corps désormais figés.

Sarcastique ou désinvolte au choix, nullement vexé par la maestria du chevalier, Daniel fit:

- Ceci ne doit être qu’un hors-d’œuvre, je suppose! Une mise en bouche!

Comme pour confirmer cette réflexion émanant d’un esprit fort, la tête coupée se métamorphosa aussitôt en embryon humain qui s’envola afin de rejoindre au plus vite la matrice des démons. Par la même occasion, elle allait rendre compte de la présence d’intrus dans ce lieu voué au mal.

Le groupe rapporté n’était plus à une invraisemblance près.

- Ah! J’aurais dû m’en douter! Reprit Daniel avec un peu plus de sérieux. Golem signifie également embryon! L’être va se reformer et se réincarner. Tu te sens bien Irina? Tu peux continuer?

- Merci de te soucier de moi. Je n’ai rien et, au contraire de ma « nièce », je ne suis pas fragile!

- Tante Irina, je n’ai rien dit! Répliqua Violetta, humiliée.

- Stop! Ordonna Fermat. Tout cela frise soit la folie, soit la mégalomanie soit le méga test!!!

- Nous sommes plongés dans un super jeu de rôles, approuva le commandant Wu.

- Tout à fait! Je suggère de quitter les lieux au plus vite! Acquiesça André.

- Bravo! Enfin une parole sensée! S’exclama Geoffroy.

Mais, étrangement, Pacal ne bougeait pas d’un pouce. La métamorphe se rendit compte la première de cette attitude.

- Que se passe-t-il, Pacal? On croirait voir la statue de la stupéfaction!

- Il y a de quoi! Fit l’Amérindien.

- Ah! Je comprends! Compléta Daniel. Je crains que la route de Saint saturnin n’ait disparu!

- Quoi? S’exclama André.

- Oh non! Gémit Ivan. Ne me dites pas que la géographie extérieure vient de se modifier! Quel tour est-ce là?

- Un tour de messire Ogo! Répliqua froidement Philippe.

Toutefois, ne pouvant faire autrement, à moins de voler tels des oiseaux, tous sortirent de l’ermitage. A peine eurent-ils mis les pieds sur la terre humide que les ruines s’estompèrent pour un néant plus que probable. En fait, il n’y avait pas que l’ermitage à avoir disparu! Désormais, aucune communauté d’habitants n’était en vue à des lieux à la ronde.

Soupirant et résignés, les tempsnautes remontèrent à cheval, Irina aidée par Daniel, et au pas, atteignirent l’orée d’un bois. Il fallait redoubler de prudence, n’est-ce pas?

Violetta avisa un pauvre hère qui ramassait des fagots péniblement. Usant de sa jeunesse et de son sourire, elle se renseigna contre l’avis des adultes.

- Hélas, gente demoiselle! Le lieu est bien maudit et le bois hanté. Tel que vous me voyez, je suis le seul survivant de la contrée! Les incubes ont massacré le mois dernier quinze feux. Je n’y ai réchappé que parce que j’avais amené le goret à la glandée!

A son tour, Philippe s’approcha.

- Ah! Sire chevalier! Reprit le vilain. Ma demeure est bien humble, mais je vous offre de tout cœur le gîte pour la nuit!

Effectivement, le crépuscule était venu sans coup férir. Dans cette contrée, mais aussi dans toute cette chrono ligne le temps subissait des distorsions, et là, ce n’était que le début…

Sentant qu’il n’y avait pour l’instant aucun réel danger, le chevalier accepta donc la proposition de l’homme libre. Mais, intrigué par Kiku U Tu, le bûcheron rôdait autour de lui. Cela pouvait tourner mal et Fermat se fendit d’une explication. Le moine mendiant avait été défiguré par des sels de mercure naguère et, depuis, avait fait vœu de silence.

On s’en doute, la nuit ne fut pas calme dans la cabane glaciale. En plus du froid inévitable, elle était des plus inconfortables. Bien qu’ils ne risquassent rien physiquement, grâce à la présence du chevalier Philippe, les naufragés du temps et de l’espace sentirent de suspicieux frôlements. L’œuvre de spectres? Des mains osseuses et déformées les tâtaient; l’air frémissait de mille bruits, des chuchotements mystérieux s’élevaient pour se fondre dans un silence relatif immédiatement troublé par des craquements, des remugles de fonds de vase ne provenant pas du Troodon venaient chatouiller les narines.

Les fantômes des Martres, à l’état de squelettes, s’en venaient visiter les lieux.

http://zeblog.majest.net/fichiers/arafa-photo-squelette-aulnat.jpg

Pour ne pas les provoquer ou les exciter, il ne fallait ni bouger ni parler, à peine respirer! Aux instants les plus incongrus, des courants d’air parcouraient la modeste demeure et, alors, le groupe percevait distinctement le bruit terrifiant d’os s’entrechoquant!

Malgré tout, la fatigue plus forte que ces manifestations eut raison de la peur. Tous finirent par s’endormir.

Au réveil, la surprise fut immense. La cabane et le vilain avaient disparu à leur tour et, apparemment, nos pèlerins avaient passé la nuit à l’air libre!

Mais la journée s’annonçait belle, le soleil se levant sur une neige immaculée qui resplendissait. Le bois tournait le dos à nos aventuriers. Il fallait repartir et poursuivre sa route.

- Dites les adultes! Rassurez-moi! Ce ne sont quand même pas les squelettes qui nous ont transportés ici! S’écria Violetta frissonnant d’une peur rétrospective.

- Enseigne! La rappela à l’ordre Fermat. Un peu de tenue! Il faut remonter à cheval.

Ni Ivan ni Irina n’osèrent suggérer de prendre le temps de déjeuner; On aviserait plus tard.

Bientôt, une rivière se présenta devant les tempsnautes, avec la particularité d’être enjambée par un unique pont. Sur celui-ci, un chevalier en armes, monté sur son destrier attendait. Il gardait le passage. Il ne défiait que les adversaires qu’il jugeait dignes de lui. Les autres, il les tuait tout simplement! Pourtant, il n’avait rien d’extraordinaire, revêtu d’un heaume classique, couleur de nuit, d’un haubert sans cotte d’arme, les armoiries cousues donc à même la maille en anneaux pleins sur la poitrine.

http://www.gloubik.info/sciences/local/cache-vignettes/L500xH443/armures-f11-220b0.jpg

Geoffroy fronça les sourcils.

- Un basilic sinople écailleux et ailé à la langue bifide? Jamais vu un tel blason!

L’écu anthracite répétait l’armoirie. Maintenant devenu menaçant, l’étrange chevalier brandissait une lance de joute. Il apostropha directement Philippe.

- Chevalier de la bonne cause, je te mets au défi de m’abattre! Prouve-moi que tu n’es point un couard!

En retrait, Violetta dit à l’oreille d’Uruhu:

- Il a un accent bizarre ce type. Je ne le comprends point…

- Suffisamment, mademoiselle pour voir que le chevalier ne peut se dérober au combat!

***************

A bord du vaisseau Langevin, Mathieu, Marie et Isaac étaient devenus les otages des p et des Haäns. Les envahisseurs avaient longtemps cherché une torture psychologique adéquate à appliquer sur les enfants afin de faire céder les parents. Benjamin et Lorenza devaient absolument capituler et fournir enfin les bons codes. Pour ce faire, les deux officiers supérieurs avaient été placés en stase mais avec leur cerveau maintenu à l’état de veille partielle et directement connecté à l’holo simulateur dans lequel les enfants étaient emprisonnés. Chacun d’entre eux disposait d’une cellule spécifiquement aménagée et les malheureux époux pouvaient voir, sentir et vivre simultanément ce que Marie, Isaac et Mathieu subissaient.

Auparavant, les tortionnaires s’étaient exercés sur des programmes créés par Hepta p, programmes qui mettaient en scène les propres complices de TQT. Ainsi, ils s’étaient régalés d’un programme de snuff movie, dont la vedette était Il Condottiere. Olympio Peperoni était plongé dans des chasses à l’homme extrêmement raffinées, inspirées de ses propres reality shows de la chaîne de télévision Canale Sette, média dont il était le propriétaire avisé et qui, habituellement, crevait les taux d’écoute, abrutissant ses téléspectateurs les rendant réceptifs et compréhensifs à toutes les entourloupes possibles!

L’Italien, pour une fois non maître du jeu, devait échapper à plusieurs adversaires acharnés à sa perte, Ernest Chaffouinard, déguisé en gros optimates plein de lard et de suffisance, la toge prétexte suante, collante, les yeux globuleux brillant de haine, le dos voûté à la détermination bien ancrée. Everett Dermott, un grand escogriffe maigre, voire décharné, serpent à lunettes tout desséché, déjà septuagénaire, portant fort mal un costume de tweed pourtant onéreux, deux beagles en laisse, un officier SS aux oreilles en feuilles de chou, répondant au nom passe-partout de Klaus Braun, un Xylorien humanoïdophage de Koste-Medoca V. Pour ce dernier chasseur, il s’agissait d’une espèce de grizzly mais à tête de condor dont les griffes autonomes étaient dotées de la faculté d’ubiquité et pouvaient se démultiplier à satiété. La proie n’avait aucune chance. Promptement capturée, littéralement déchiquetée, elle terminait en lanières sanglantes directement rematérialisées dans le bec de la créature.

Parmi les Nemrod les plus intéressants, il fallait également signaler la présence d’un guerrier Haän de la caste impériale, préprogrammé pour tuer, à la grande satisfaction de l’Empereur Tsanu XIII, drogué au sang, mais aussi celle d’un coupeur de tête Dayak de Bornéo, à la lame imparable.

Dans cette simulation, Il Condottiere se montrait peu malin. Il finissait toujours comme proie vaincue de chaque chasseur.

Lorsque ce programme lassait les p, ils en modifiaient le scénario. Dans ces nouvelles versions, Chaffouinard tombait victime du Xylorien. Trop gros, l’émule de Lucullus, célèbre pour ses viviers de carpes, d’anguilles et de brochets, achevait son existence fort macabrement en monumental tas de viande hachée!

Dermott, le grand tycoon, rival d’Olympio dans les médias, tombait parfois sous la dent de ses propres chiens!

Lorsque ces variantes ne suffisaient pas à satisfaire le goût du sang des Haäns et des p, les chasseurs se disputaient alors les chairs de leur victime en des duels interminables, dont l’issue était fatalement la mort pour tous les participants!

Quelques peu lassés par tous ces vains amusements, les p rajoutèrent alors dans le programme Kaak- U-Naav, le terrible dieu de la guerre des Kronkos. Toujours affamé, ce dernier exigeait la dévoration des vaincus. Peu importait l’origine de la viande qui lui était offerte! Toutes les chairs convenaient au dieu anthropophage: humanoïdes avec les humains, les Haäns, les Castorii, les Helladoï, les Marnousiens, les plantigrades avec les Xyloriens, et même les insectoïdes! Seuls Kinktankt et ses frères composés avant tout de silice le rebutaient!

Or, ces programmes, délassement des vainqueurs, ne convenaient pas à torturer les enfants! Les p savaient qu’ils devaient se montrer plus subtils.

Alors, Mathieu Wu se retrouva sans transition au sein d’une classe quelconque d’une école primaire type des années 1950. Ses compagnons de souffrance étaient tous des garçons en culottes courtes et les gamins semblaient sortis tout droit des photos de Doisneau. L’instit, peau de vache sadique, adepte des châtiments corporels, s’en prenait régulièrement à Mathieu, sans rime ni raison. Ce matin-là, le garçonnet avait eu l’heur de pondre une rédaction qui avait déplu au maître.

- Élève Mathieu Grimaud, rugit le fauve qui officiait en tant que professeur, debout! Vous avez écrit là une stupidité navrante! Décrire le placard à aliments de votre mère! Aucun intérêt dans ce texte. Jugez-en!

« …et je contemplais toutes ces réserves alimentaires le ventre creux, ces paquets bien alignés de pâtes, de lentilles et de haricots multicolores, ces bouillons-cubes monotones, cette « chicken soup » déplacée, de la marque Poule soupe. Et encore et encore des boîtes de conserves, du concentré de tomate, du thon en miettes, des sardines à l’huile, sans oublier le vinaigre et le vin blanc en bouteille, la levure alsacienne, le sucre vanillé, les sachets de flan en poudre, les bocaux de cornichon… »

Je l’arrête là, cette prose étant à dormir debout! Mais il n’y a rien dans cette rédaction! Que des descriptions! Aucune inspiration! Où donc est passée l’action? Quel en est le thème précisément?

- Euh, monsieur la faim et la frustration…

- Petit insolent! Je me vois dans l’obligation de vous coiffer du bonnet d’âne et de vous administrer trente coups de règle! Naturellement, après la classe, vous serez consigné et me copierez cent fois la conjugaison intégrale du verbe coudre!

- Y compris le conditionnel passé deuxième forme inusité? Demanda Mathieu sans l’intention d’offenser qui que ce soit.

- Vous recommencez? Puisque vous faites de l’esprit je vous rajoute un problème à résoudre. Peut-être vous montrerez-vous meilleur en mathématiques mais j’en doute fortement!

Dans ledit problème qui évoquait les tortures de l’écolier d’antan, il était question de deux cargos qui partaient, l’un de Rio de Janeiro, l’autre de la Terre Adélie, le 25 mai à 8h 45 minutes et 26 secondes pour le premier, et le 31 mai à 0h 25 pour le second. Sachant que le premier navire se traînait et faisait du cinq nœuds de moyenne avec à son bord un équipage javanais peu expérimenté et subissait une tempête six jours après son départ, affrontait qui plus est deux vents contraires avec une force 5 beaufort, et que le deuxième cargo devait traverser les glaces sans être équipé pour cela, et était de plus commandé par un capitaine qui souffrait d’un ulcère à l’estomac ce qui ralentissait ses réflexes d’un dixième de seconde, à quel instant précis et à quel endroit les deux cargos entreraient en collision et couleraient? Il fallait donc à l’écolier calculer le jour, l’heure, la latitude et la longitude de la fatale rencontre mais déterminer également la météo à la date où se produirait l’accident, fournir la pression barométrique, la direction des vents et ne pas oublier bien évidemment les âges des capitaines!

On le comprend, Mathieu ne parvint à aucun résultat lui qui, dans la réalité, était un prodige des mathématiques! A vrai dire, après avoir lu l’énoncé absurde, il n’essaya même pas! Pour le punir, le maître, toujours aussi cruel, le suspendit au plafond de la classe par un pied avec obligation de tenir en équilibre sur son nez une règle en T supportant un gros dictionnaire! De plus, périodiquement, chaque élève devait passer près du puni et le chatouiller sous les bras avec un plumeau!

Marie, la douce et délicate enfant, n’était guère mieux lotie! Vivant bien malgré elle les mésaventures d’une fillette modèle des années 1950, vêtue d’une robe d’organdi rouge cerise avec sous la jupe un jupon raide fortement empesé à l’amidon qui la grattait et la gênait, ses cheveux ornés et tirés par une multitude de rubans assortis à sa tenue, ses menus pieds potelés chaussés d’adorables souliers vernis noirs à barrette qui brillaient de mille feux, fraîchement astiqués donc, des gants en dentelles aux mains, elle fut méchamment et sournoisement attaquée par des jouets, des gâteaux et des bonbons de chocolat vivants! Sa robe si impeccable, ses chaussures si chères, sa coiffure si recherchée se salirent rapidement, ce qui eut pour don de la mettre en colère.

La scène recommença maintes et maintes fois. Assauts des jouets mécaniques fourbes, singe cymbalier, chien basset remuant la queue, lapin au tambour, petit train « à vapeur », avion à clé, jets d’encre projetés par des stylos déchaînés et des porte-plume fous, glaces et bonbons de chocolat s’amusant à éclabousser l’enfant ou à fondre sur elle aux instants les plus inattendus, gâteaux dont la crème chantilly s’étalait imparablement sur le visage et les bras de la fillette, et ainsi de suite…

Tous ces mignons et coûteux vêtements gâchés entraînaient inévitablement la fessée administrée sévèrement par la « mère », la privation de dessert et l’enfermement à l’intérieur d’un inquiétant placard bien sombre!

Isaac se retrouva le plus cruellement affecté. Il fallait faire céder Lorenza le plus rapidement possible. Même plus humain, poulet parmi des milliers de frères poulets, tous élevés en batterie, trop gavé aux hormones comme ses congénères, victime lui aussi de la promiscuité et du stress, il avait des pattes trop fines pour un corps obèse et ne pouvait donc se mouvoir. De toute manière à quoi bon dans un espace aussi restreint?

Dans cet entassement indescriptible, dans cette moiteur étouffante et puante, les gallinacés suffoquaient et se piétinaient dans un brouhaha infernal. Mourant à la pelle, la volaille côtoyait les charognes gonflées ou écrasées de ses frères que les éleveurs industriels n’ôtaient même pas au nom de la rentabilité. Tout serait récupéré en temps utile, vivant ou mort pour finir sur les rayons des grandes surfaces en poulets sous vide, prédécoupés ou encore sous forme de nuggets!

Inévitablement, la listéria se développa et, bien sûr, Isaac fut contaminé! Alors, tous les poulets agonisants furent enfermés dans d’immenses sacs en plastique puis jetés après un gazage en règle. Tout simplement… Pour l’éleveur virtuel, la perte se chiffrait en milliers d’euros ou de dollars.

Lorenza n’en pouvait plus. Elle allait craquer! De cela, Tsanu XIII, qui avait vu ses larmes, en était certain! Elle était mûre pour dévoiler tous les secrets de l’IA et des systèmes dérivés du Langevin.

***************

Or, en 1999, aux Etats-Unis, requinqué par les p, TQT parvint à persuader les agences gouvernementales les plus secrètes de lui fournir de nouveaux renforts, des « Men in Black » frais émoulus de la CIA et de la NSA. Ainsi donc, le gouverneur du Nouveau-Mexique envisageait une autre expérience temporelle. Elle le conduirait en Égypte en 1249, au temps du sultan Ayyub. Tous les translateurs à sa disposition sous tension, le Sudiste reçut dans son bureau le chef de la CIA pour les affaires extérieures. La leçon administrée par Fermat et Daniel n’avait, hélas, pas suffi à convertir l’Américain.

En attendant, nous n’étions certes pas dans X Files, il n’y avait pas d’homme à la cigarette, les hommes en noir se montraient plus déterminés que les tueurs et les agents Smith de Matrix.

Le plus clairement qu’il le put, TQT expliqua son but: obtenir dans tous les temps, partout, le triomphe de l’idéologie de Thaddeus Von Kalmann et, par ricochet, l’extension de l’Empire commercial américain! Pour cela, il lui fallait le bio translateur. Or, il avait le maximum de chance de s’en emparer car les p lui avaient donné gracieusement un duplicata de l’IA de l’appareil tant convoité!

Petit détail qui a son importance. Le bureau du gouverneur du Nouveau-Mexique s’ornait d’une toile Pop’art de Roy Lichtenchtein représentant Batman. Le célèbre personnage proclamait:

« I’m not an animal! I’m a human being! I’m a Batman! ».

Les p avaient dissimulé beaucoup d’informations à notre ultralibéral. Notamment le réglage de la destination de l’armada des nouveaux translateurs était faux! Au lieu d’atterrir au Caire, TQT et ses sbires allaient se rematérialiser en Auvergne, en plein hiver, au cœur d’un Univers bulle avec, par la force des choses, un double objectif: récupérer bien sûr la mandorle de gloire irradiante, mais aussi le Baphomet! Là, il faudrait voler ce dernier appareil au nez et à la barbe du baron Arnould de Charmeleu. De plus, il faudrait peut-être éliminer la troupe de ce maudit Daniel Wu, le tout exigeant d’échapper aux chevaliers belliqueux et vengeurs, aux loups qui pullulaient dans la contrée, aux dragons, fort présents, aux démons des bois, aux incubes et succubes et à la tarasque!

***************

Le chevalier noir, gardien du pont, poursuivait son laïus d’un ton à la fois mordant et ironique.

- Oseras-tu m’affronter, toi, le chevalier au blanc harnois? Mon heaume de Pavie, le fer de ma lance, à ce jour invaincue, mon estoc et la maille pleine de mon haubergeon ont été forgés par Messire Ogo lui-même! Si tu succombes, le prince des ténèbres aura ton âme! Une âme de choix. Alors? Je te boute ou je te tue?

http://www.mediterranee-antique.info/Moyen_Age/Images/Croisades.jpg

Entendant ce discours, le sang de Geoffroy bouillait dans ses veines bien que le noir gardien ne s’adressât pas à lui. Le jeune comte voulait en découdre, montrer sa vaillance à ce vantard, lui faire rentrer ses paroles dans la gorge! Dix ans d’éducation de chevalier cela pesait, laissait une profonde empreinte qui se rappelait à vous lorsque les circonstances s’y prêtaient.

N’attendant point les ordres, Geoffroy laça son heaume, saisit sa lance, sa masse d’arme, ajusta son écu, vérifia l’état de ses dagues qu’il glissa dans leurs fourreaux tout en chantant une « ballade » médiévale revue et corrigée par les folkloristes baba cools des années 1970, folkloristes d’origine wallonne, ballade qu’il avait fort appréciée à la radio quelques mois auparavant, en 1978. Ainsi le comte d’Évreux aviva son courage.

Au fait, la jolie et poétique ballade débutait ainsi:

« Quand Jean Renaud de guerre revint, avec ses tripes dans ses mains… »

Amusé, le chevalier noir rétorqua d’une voix de haute-contre par un chant des Carmina Burana:

« Olim Sudor Herculis! ».

Geoffroy s’apprêtait donc à charger calmement, le cœur serein, lorsque Philippe s’interposa brutalement:

- Mon jeune seigneur, ce combat n’est point le vôtre! Jamais vous n’avez affronté pareil adversaire dont l’âme noire toute confite dans la tromperie et la ruse vous entraînerait dans une réalité que vous niez la plupart du temps!

- Je ne suis point un couard, messire Philippe et…

- Oubliez ici tout orgueil et toute arrogance! Le sire noir attend que je l’affronte. Il s’impatiente déjà. Voyez! Il n’est pas ce qu’il paraît.

A son tour, le chevalier au harnois immaculé ajusta ses armes, rabattit son heaume classique, dressa son écu vermeil et éperonna son destrier qui s’élança avec assurance dans cette joute si particulière. Du premier coup, Philippe ébranla son adversaire. Sa lance fendit l’écu de l’ennemi jusqu’à la boucle et démailla le haubert! Des éclats de bois et de métal pénétrèrent par la fente du heaume. Bien plus facilement vaincu que prévu, le chevalier noir n’eut pas même le temps de demander grâce, l’aurait-il fait d’ailleurs?, et tomba d’un bloc, vidant les étriers.

Aussitôt, un diable de suie aux ailes membraneuses, au poil de jais, s’échappa du casque du cavalier à terre avec un bruissement sinistre.

http://www.officieldelavoyance.org/local/cache-vignettes/L182xH400/tarot16-01355.gif

Adonc le noir chevalier était bel et bien mort et, désormais, son âme appartenait aux ténèbres pour l’éternité!

Toujours impassible, Philippe descendit de sa monture, délaça le heaume de Pavie, rabattit le camail. Le défunt ressemblait bien à une créature démoniaque. Imaginez un cyclope dont le front large était surmonté d’une trompe, en résumé, il s’agissait d’un être atteint de trisomie 13!

- Que vous avais-je dit, mon jeune seigneur? Fit Philippe à l’adresse de Geoffroy avec un doux sourire.

- Vous le saviez… articula ce dernier.

- Certes, je le reconnais. Je sens ces créatures perverties de loin.

- Il n’empêche! Déclara Fermat. La voie est libre grâce à vous! Rattrapons notre retard.

Reprenant leur route, nos héros parvinrent sans encombre à Saint-Nectaire où ils se reposèrent en une hostellerie au confort acceptable non sans avoir prié auparavant en l’église romane du coin, une église des plus typiques!

- Bon! Marmonna Violetta résignée. Nous aurons droit à la visite de tous les sanctuaires de la région avant d’arriver chez ce Charmeleu!

- Cela ne peut pas nous nuire de prier le Seigneur afin d’obtenir Sa protection! Rétorqua Irina.

- Bah! M’est avis que le Seigneur en a un peu assez d’être sollicité sans cesse!

- Violetta! Gronda la Russe.

- Ben quoi? De plus, ici, nous sommes dans une église catholique! Ça ne peut pas marcher!

- Dieu est universel, ma « nièce »!

- Pacal aussi prie avec ferveur… C’est une épidémie ou quoi?

- Le lieu veut cela!

- Oui, mais l’ambassadeur préfère admirer le transept et les petites chapelles! Conclut Ivan.

- Son goût pour l’archéologie qui ressort, souffla la métamorphe.

L’adolescente, croisant le regard courroucé de la Russe se renferma dans un silence éloquent.

***************

Le lendemain matin, en route pour Issoire, le groupe dut franchir une forêt réputée impénétrable. Il s’agissait de la sylve légendaire de Saint Rocamadour ainsi que le contait un retable de cire sculpté par l’anachorète Jehan de Mauriac en l’an de grâce 1230. Philippe fournit volontiers des explications sur le sujet.

- Jehan de Mauriac vit retiré en cette forêt depuis tantôt vingt-cinq ans.

Intéressée, Irina objecta:

- Saint Rocamadour? Ce n’est pourtant point la région!

- Ce Rocamadour n’a rien à voir avec celui que vous connaissez! Le fameux Amadour, celui dont vous parlez, était un ermite mystique qui vécut au Ve siècle et qui, bien avant Saint François, « Il poverello d’Assise », comprit que la nature, les animaux qui y vivent, étaient des créations et des créatures de Dieu devant partager le royaume des cieux avec les descendants d’Adam. L’homme ne pouvait donc les rejeter, au contraire! Il lui fallait communier en symbiose avec toute cette création! C’est pourquoi Jehan de Mauriac représenta comme point central de son retable la scène de la conversion sylvestre de Saint Rocamadour lorsque ce dernier, perdu dans une forêt apparemment sauvage, trouva le chemin de la foi en comprenant que les créatures, les arbres et les plantes qui l’entouraient procédaient de Dieu comme lui et ne pouvaient émaner du mal! Alors, il ne fit plus qu’un avec la sylve, en harmonie avec toute la création.

Fermat fronça les sourcils et lança:

- Je dirais que cette vision de la sainteté rappelle le chamanisme préhistorique.

- Tout à fait! Répondit Daniel. Que vous le vouliez ou non, et ce n’est pas que le scientifique qui parle en cet instant, toutes les religions ont leur part de vérité, y compris les croyances d’Uruhu. Ainsi, elles constituent autant de pièces d’un puzzle qui montrent une image fragmentée d’une divinité insaisissable. Ah! Et ne me rétorquez pas que l’homme possède dans son cerveau une zone spécifique qui le pousse à « inventer » Dieu, à avoir besoin de lui!

- Daniel, fit André avec un vague sourire, je ne veux pas polémiquer! Le lieu ne s’y prête pas.

Monté sur son bidet, Uruhu s’agitait, ressentant une présence incongrue à proximité, voire hostile. N’y tenant plus, il éleva la voix, s’exprimant à moitié en basic English et à moitié dans sa langue maternelle. Cela démontrait la profondeur de son trouble.

- Pi’Ou A’nou van-di Nou! Il y a un messager de Pi’Ou dans la forêt! Un gardien qui veut nous avertir d’un danger… je l’appelle!

N’attendant pas l’autorisation de son supérieur, le K’Tou jeta son cri.

- Pi’Ou K’Tou van-di Nou! Pak’Tou vohor! Pak’Tou vohor!

Alors, du plus grand arbre de la chênaie, dans un grand froissement de branches, émergea une sorte d’homme-singe, bref, un velu médiéval. Avec agilité, il sauta à terre et se dressa devant le Néandertalien.

Aussitôt, un étrange dialogue commença. Puis, Uruhu déclara:

- K’Tou Ding Ak chak! K’Tou Ding Ak chak! Le messager de Pi’Ou veut nous guider dans la forêt inconnue.

Le velu acquiesça et reprit en s’exprimant en un langage qui mêlait un dialecte encore plus archaïque et embryonnaire que celui des tribus K’Toues et des termes d’ancien français. Les mots, les cris, les claquements, les mimiques s’enchaînaient à une telle vitesse qu’Uruhu peinait à traduire exactement ce que disait l’être mystérieux, tant les termes employés remontaient loin dans un passé déjà oublié du temps de l’enfance du chef pilote!

Daniel, qui pratiquait avec une facilité déconcertante plus de huit cents langues préhistoriques et qui, de plus, était télépathe, se chargea rapidement de suppléer Uruhu.

- Nous n’avons pas affaire ici à une créature mythique ou autre, mais bel et bien à un pré K’Tou! Un Homo Erectus tardif, quoi, du type de celui de Tautavel.

http://blocdepierre.com/local/cache-vignettes/L200xH265/homme-de-Tautavel-344f7.jpg

Sa langue est l’ancêtre, mêlée d’ancien français du XIe siècle, d’un dialecte K’Tou pratiqué par des peuples néandertaliens de l’Auvergne, des Causses et des Pyrénées. Il est sincère dans sa volonté de nous servir de guide. Il dit que la forêt est peuplée de loups et de goules qui se nourrissent de chairs vivantes. Ainsi, à l’en croire, les prédateurs se disputent souvent les proies qui ont eu la témérité de s’engager en un tel lieu. Au fin fond de la forêt se trouve la grotte dans laquelle l’ermite Jehan de Mauriac a trouvé refuge.

- Êtes-vous tout à fait certain que cet être n’est pas dangereux et que l’on peut lui accorder toute notre confiance? Questionna Fermat la mine sombre.

- Absolument!

- Je partage l’avis de sire Daniel! Renchérit Philippe. Les portes du paradis s’ouvriront pour les innocents.

- Mmm… dans ce cas, je m’incline.

Les deux rescapés de la préhistoire passèrent en tête du petit groupe, suivis immédiatement par Kiku U Tu et le chevalier Philippe. André Fermat et Geoffroy d’Évreux assurèrent les arrières.

Alors que nous étions au zénith, midi en l’occurrence, la lumière du soleil semblait ne pas pénétrer dans le bois. L’obscurité quasi crépusculaire le rendait encore plus profond ce qui avait pour résultat de distiller une angoisse qui, peu à peu, vous collait à la peau et ne vous quittait plus. Sous les taillis touffus, nul chant d’oiseau. Cependant, le silence n’était pas total. On percevait des frémissements inquiétants, des glissements inattendus, des reptations répugnantes.

Le velu qui répondait au nom de Aa I Ou, eut soudain un brusque arrêt. Dans la semi-pénombre qui régnait, il venait d’apercevoir plusieurs paires d’yeux jaunes qui phosphoraient étrangement. Des fourrés se mirent à bouger subrepticement tandis que des branches semblèrent dotées de vie et s’agitèrent sous un vent mystérieux qui ne soufflait nulle part ailleurs!

Insidieusement, les buissons se transformaient en êtres vaguement humanoïdes, tous composés de bois « mort ». Ils arboraient des gueules grotesques, gigantesques, grimaçantes, dévoilant ainsi des crocs irréguliers mais puissants et acérés. Les corps de ces créatures présentaient une multitude de replis, de sillons, tandis qu’une crête dorsale qui surmontait les dos s’achevait en queue de lézard. Les épines de cette crête suintaient une sève sans doute empoisonnée.

Une horde de loups suivait les monstres sylvestres. Les « canidés », la queue basse, étaient visiblement aux ordres de ces créatures des bois. Le chef de la meute de loups, borgne, le poil gris et argenté, et la matriarche, femelle à l’oreille gauche pendante à demie mangée, obéissaient sans heurts aux goules des bois.

Insensiblement, dans des mouvements lents et fascinants, des bras branchus décharnés, terminés par des griffes démesurées, s’étirèrent afin de saisir les proies humaines ainsi offertes. Les loups accompagnaient ces mouvements, cette chorégraphie muette mais explicite en encerclant le groupe téméraire qui avait eu l’audace extrême de s’aventurer dans cette forêt maudite. Grognant sourdement, ils montraient les crocs en des rictus inquiétants.

Les moulinets d’estoc tentés par Geoffroy et Ivan ne servirent à rien! Chaque fois que le fer tranchait un bras, il repoussait aussitôt! Cela, Daniel, André et Philippe l’avaient saisi immédiatement. Parallèlement, les branches et les lierres enchantés poursuivaient leur tâche insidieuse et emprisonnaient peu à peu les jambes des chevaux, qui, sentant le danger, hennissaient se cabraient violemment, menaçant à tout instant de renverser leurs cavaliers!

Pacal chût lourdement et se retrouva vite cerné par la matriarche louve et sa cour.

Geoffroy trépignant d’impuissance, jeta sardoniquement:

- Ce qu’il nous faudrait présentement, ce sont des gourdes d’eau bénite!

- Passez-moi donc plutôt votre épée, messire comte, lui répondit Philippe avec son éternel sourire indéfinissable.

S’emparant de l’arme d’acier du jeune homme, le chevalier croisa alors les deux fers et les présenta aux monstres et aux loups. Devant le symbole sacré, les créatures possédées par le démon reculèrent instantanément. De faibles criaillements s’élevèrent soudain. Ils provenaient du ventre d’Irina, plus précisément de son bébé à naître! Le fœtus avait ressenti la peur puis le soulagement de la mère et avait exprimé ses émotions. A peine démontée, la jeune femme expliqua:

- Les différentes distorsions temporelles que nous avons subies ont accéléré ma grossesse. En quelques jours à peine, je suis passée de six à neuf mois! Une hétérochronie du développement a affecté précocement les sens de Tatiana. Ceux-ci sont donc arrivés presque à maturité alors que ma fille n’est pas encore née…

- Bof! Émit Violetta blasée. Ta fille sera donc un phénomène… Et hop! Un de plus!

Pendant ce bref échange, les loups s’étaient enfuis. Désormais, devant la croix, les goules se desséchaient. Inexorablement, tout en reculant, les monstres rapetissaient, tombaient sur la terre verglacée en fragments de bois mort, en débris de plus en plus minuscules, jusqu’à finir par se fondre dans le néant. Alors…

Dans la forêt, l’obscurité cessa. Un soleil tout neuf brilla de tous ses feux tandis que, malgré la saison, des oiseaux se mirent à lancer leurs trilles périlleux mais joyeux On pouvait y reconnaître les chants des pies grièches, des pinsons, des rouges gorges, des merles, des mésanges et du rossignol!

Revigorée par ce miracle, désormais même Fermat acceptait les manifestations surnaturelles, la troupe progressa durant un bon kilomètre. Cependant, une série de bifurcations se présenta. Alors, l’Erectus hésita, flairant le sol et humant l’air plusieurs fois. Il finit par choisir un sentier enseveli en partie sous un tapis de feuilles mortes. L’odeur d’humus était très forte. A la limite d’une clairière, la forêt étant désormais derrière nos amis, le sylvain s’arrêta une nouvelle fois. Un fantôme flottait paisiblement au-dessus d’une vieille souche de hêtre. Le pré Néandertalien finit par reconnaître son maître l’ermite. Son visage aux traits grossiers refléta aussitôt un immense soulagement et une grande joie. Fermat n’osa formuler à haute voix la question qui lui brûlait les lèvres. Néanmoins, Daniel y répondit.

- Non, André, il ne s’agit pas d’un fantôme. Tout simplement, Jehan de Mauriac a le pouvoir de projeter son esprit hors de son corps.

- Une projection astrale! S’exclama Ivan. J’en avais entendu parler mais je n’y croyais pas plus que ça.

- Dans cet univers, c’est assez courant d’assister à de tels phénomènes.

Toutefois, la silhouette vaporeuse de l’ermite revêtu de sa bure paraissait contrariée avec son visage émacié aux traits crispés, sa tonsure irrégulière dans une coiffure quelque peu en désordre. Une voix sépulcrale lâcha ces paroles d’avertissement:

- Des étrangers farouches viennent de passer en ces lieux. Ils ont voulu m’arracher des renseignements sur le sire Philippe. Je n’ai point failli dans la souffrance et ma bouche est restée close. Mais les étrangers ont rencontré aussi impitoyables et démoniaques qu’eux! Les forces du Mal se sont alors affrontées en un sanglant combat. Chaque faction ennemie a laissé échapper vers la Géhenne de nombreuses âmes damnées. Venez pour porter témoignage de ce fait!

Intrigué et inquiet à la fois, le groupe s’avança. La clairière laissa apparaître une grotte aménagée à partir des ruines d’un ancien tumulus néolithique. Tout autour de cette grotte artificielle, des cadavres hétéroclites et exotiques jonchaient le sol de terre où l’on remarquait la présence de plaques de neige sales, souillées de sang. Une bataille sans merci s’était déroulée ici, peu de temps auparavant.

Parmi les morts, nos amis identifièrent des chevaliers du XIIIe siècle portant un casque archaïsant à nasal, une cotte d’arme noire ornée d’une tête de mort.

http://www.art-roman.net/areines/areines10x.jpg

Lances fracassées, écus, destriers sans vie aux larges plaies béantes, masses et fléaux d’arme abandonnés dans le plus grand désordre, estocs ensanglantées et brisées étaient disséminés un peu partout.

Certains chevaliers avaient été dépouillés de leur cotte et de leur haubert. Désormais, face au ciel, dépourvus d’armes, d’écu, de heaume, ils ressemblaient à de grotesques jouets en bois, parodie d’hommes, de nobles combattants qu’hier encore ils étaient. Leurs chemises, tachées de sang, dénonçaient les armes qui les avaient abattus: des balles! Des fusils ou des pistolets! Du XX e siècle qui plus est!

D’autres cadavres se mêlaient à ceux des chevaliers. Nos tempsnautes ne furent surpris qu’un infime fragment de seconde. Des uniformes noirs de sinistre mémoire, des casques d’acier, des runes et des « Totenkopf » sur les ceinturons et les vareuses. Il n’y avait pas à s’y tromper: les chevaliers de « La Buena Muerte » avaient le malheur de se frotter à des soldats SS de la première moitié du XX e siècle.

- Ainsi donc, siffla Fermat entre ses dents, Lady Pirrott Neville a réussi à parvenir jusqu’ici! Facile avec l’aide de la Dimension!

- Oui, manifestement. Répliqua Daniel sur un ton détaché qui n’abusa personne. Hinckel et ses hommes ont alors disputé aux chevaliers d’Arnould de Charmeleu les renseignements concernant la mandorle de Saint Géraud. Incidemment, ils ont également appris l’existence de notre guide en ce monde, le sire chevalier Philippe Van der Kirsche.

- Vous nous dressez là un tableau incomplet! Jeta Ivan. Observez bien.

L’adolescent ne se trompait pas. Certains cadavres avaient été décapités et leurs corps arboraient des blessures caractéristiques qui n’avaient pu être produites que par des fuseurs!

- Ah! Le troisième larron! Zoël Amsq! Bien évidemment!

- Spectacle peu ragoûtant qui me donne la nausée! Pas à vous? Cracha Violetta.

- Les fuseurs ne sont pas d’origine Haän mais Velkriss, compléta André. Les plaies ne sont pas parfaitement circulaires.

- De mieux en mieux. Ainsi, les blessés étaient certains de souffrir davantage avant de mourir! Fit Daniel en haussant les épaules.

- Oh! Là! Une tête à part! s’écria Geoffroy.

Il fallait faire preuve de courage pour examiner de près ce tsantsa inachevé abandonné par Varami, cette tête réduite coiffée d’un casque conique désormais trop grand pour elle, qui nageait dans un camail de mailles treslies, partie de protection rebelle à toute préparation Achuar!

http://www.histoire-france.net/moyen/societe/heaume1.jpg

http://www.keepmywords.com/wp-content/uploads/2010/03/4110497093_0d0d176aea.jpg

- Zoël et Sir Charles nous ont donc précédés ici! Constata amèrement Irina.

Dans la grotte, des gémissements qui allaient en s’atténuant, s’élevaient. Il était urgent de porter secours à l’ermite! Jehan, affalé aux pieds de son retable de cire et de l’inévitable croix, agonisait. Le temps qu’il lui restait à vivre se comptait en minutes et encore! L’ermite avait subi la torture des SS avant que ceux-ci ne fussent surpris à leur tour par les chevaliers d’Arnould. Ces derniers étaient en route pour Saint Géraud afin de récupérer la mandorle.

Maintenant, la scène qui s’affichait sous les yeux des tempsnautes était parfaitement lisible. A l’instant le plus inopportun, le Haän et l’Anglais s’étaient retrouvés au milieu de cette bataille! De nombreux adversaires étaient restés sur le carreau tandis que les SS avaient dépouillé les corps des chevaliers pour se vêtir comme eux afin de se faire passer pour les moines soldats de La Bonne Mort! Merritt et Amsq, toujours friands de sang, avaient tué quelques survivants avant de se rendre compte qu’ils perdaient leur temps. Il valait mieux s’éclipser au plus vite.

Dans la caverne obscure, Philippe assista l’agonisant dans ses derniers instants. L’ermite, tout mourant qu’il était, perçut néanmoins la nature particulière du chevalier. Un sourire détendit son visage et il quitta ce monde, confiant en son salut, l’âme en paix.

Après avoir rendu l’hommage qui s’imposait au défunt et l’avoir enterré, nos amis partirent pour Issoire; le velu restait orphelin.

La ville fut atteinte deux heures après la sortie de la forêt. A Saint Austremoine, Philippe pria pour l’âme de Jehan de Mauriac. Le chœur de l’église s’ornait d’une colonnade polychrome aux merveilleux chapiteaux historiés. L’un d’eux représentait des diables centaures.

http://aaea.free.fr/s//FR-Issoire-Saint_Austremoine-4673-0001.jpg

Le chapiteau de la Cène était également célèbre. L’or et le vermeil dominaient.

http://www.edelo.net/roman/images/expos/christ/cene%20saint-austremoine%20issoire.jpg

Daniel, qui ne professait pas la foi chrétienne, mais qui, néanmoins, avait reçu cet enseignement par sa mère catholique, assistait toujours aux prières du chevalier. Tous ses compagnons faisaient de même, se conformant aux rites dominants des contrées traversées pour diverses raisons, la première étant d’assurer la sécurité de la troupe.

Kiku U Tu restait debout lors des dévotions. Il avait quelque peu grondé lorsque son supérieur l’avait convaincu de pénétrer dans l’église mais avait fini par obéir. A genoux, sa queue balancier l’aurait trahi! Fermat, quant à lui, savait pertinemment qu’il ne fallait pas heurter les populations. De plus, il sentait que des forces primitives étaient à l’œuvre dans certains lieux sacrés et ce, depuis des milliers d’années. Ces forces se nourrissaient de la foi des gens de chaque nation. Pouvait-on les qualifier de divinités? Le terme était inexact. En fait, il s’agissait d’élémentaux, d’êtres subatomiques dont l’intelligence et la perception des choses croissaient avec le temps ou, au contraire, s’estompaient s’ils étaient insuffisamment sollicités.

Alors que Daniel admirait les chapiteaux historiés, il capta un message d’Antor, particulièrement inquiétant et parasité!

« Pavel Pavlovitch Fouchine a réussi à enlever Franz Von Hauerstadt en usant d’un stratagème véritablement inattendu! Je n’ai rien pu faire! ».

***************