samedi 13 juin 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 7.



Chapitre 7

20 avril 1995, 19h55, la Quatrième Plus, plateau des Pantins de l’Actu. 
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Mathieu Lurçat, présentateur vedette de l’émission, s’adressait à la marionnette star, caricature du célèbre journaliste de la Une, Lionel de Bois d’Arcy en lui disant:
- A vous l’antenne, LDB.
Avec une joie et une impatience bien imitées, se frottant les mains, la marionnette répliqua:
- Chouette! C’est enfin à moi!
Après le générique habituel qui montrait un globe terrestre malmené, informe, le pantin en caoutchouc souple égrena les principaux titres du pseudo journal de 20 heures. La première séquence concernait la rencontre informelle entre le Premier Ministre d’une ex-grande puissance européenne, James Peacok et monsieur Salvador, caricature d’une star de cinéma américain, stéréotype du businessman. 
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Or, gag inattendu, James Peacok se présentait le chef coiffé d’une chéchia.
Réaction discrète de Mathieu Lurçat qui n’était manifestement pas au courant de ce changement de dernière seconde.
« C’est nouveau ça. Ils ont amélioré leur sketch depuis la répétition de 15 heures ».
Cette réflexion fut captée par les micros restés ouverts sur le plateau.
Monsieur Salvador, vêtu d’un costume trois pièces Prince de Galles avec au revers du veston un badge comportant l’inscription Global Planet Co, arborait sur la tête un magnifique et authentique casque colonial, dans la plus pure tradition de l’ancien Empire britannique. De plus, il tenait à la main un stick, prêt à fustiger le boy désobéissant , ici, James Peacok.
- N’as-tu donc pas entendu et saisi mes derniers ordres? Criait-il à l’adresse de l’Anglais, les yeux furibonds mais le sourire narquois sur ses lèvres lippues. Je t’avais dit de délocaliser dès la fin de la semaine dernière quinze mille emplois dans le textile en Turquie et au Bengladesh, vingt-cinq mille dans les chantiers navals en Inde, huit mille dans les mines au fin fond de la Chine, cinq mille dans la petite électronique en Corée du Sud, sans oublier, bien sûr de diminuer les salaires de 25% de ta stupide main d’œuvre. Au passage, tu restais libre d’augmenter les émoluments de tes patrons et autres PDG de 175%. Ton petit pays de prolos doit comprendre qui sont les maîtres du monde… ah! Si c’était bien là ta seule bourde! Tu as aussi, et c’est rédhibitoire, oublié de privatiser la Chambre Haute et les Joyaux de la Couronne exposés à la Tour de Londres. Je ne veux plus du tout d’Etat, j’exècre ce terme, entends-tu? As-tu compris mes desiderata, triste clown? Vas-tu te soumettre?
La marionnette cingla sauvagement Peacok de son stick et ce dernier, faisant courbette sur courbette, répondit, du miel dans la voix:
- Effendi, merci pour tout ce que tu me donnes… bon Kawaga, j’appliquerai tes ordres à la lettre.
- C’est bon pour une fois, je te pardonne. Mais prends garde. Ma magnanimité a des limites. Je puis parfaitement te remplacer par un robot, comme cela est déjà fait dans les usines automobiles du monde entier. Lui, travaillera vingt-quatre heures sur vingt-quatre et n’exigera pas même un dong pour salaire.
Confus, Peacok s’agenouilla pour baiser les pieds du patron ultralibéral tout en s’éternisant en remerciements abjects.
- Bien sahib. Jawohl bwana. Merci Massa. Mille et mille fois merci, mon Maître.
Un troisième personnage surgit alors, en plein milieu de la séquence de reportage pour s’écrier d’une voix de fausset:
- Surprise! Oui, cher public, surprise!
Ce nouveau larron portait la réplique exacte du costume de James Cagney dans Public Ennemy, à savoir, un costume trois pièces rayé, fort cintré, des gants beurre frais, un chapeau mou, des chaussures à tiges, un œillet blanc ornant une boutonnière, les mains tenant fermement une mitraillette à chargeur camembert, en acier bruni, prête à l’emploi, et le visage dissimulé par un masque bleu du génie d’Aladin. 
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Sans émettre une nouvelle parole, un mot de sommation, le nouveau venu, avec un ricanement des plus sinistres, fit feu froidement sur les deux pantins. Les marionnettes, criblées de balles, exsudèrent leur mousse synthétique en arborant une expression d’étonnement sur leurs traits grossiers et caricaturaux. Ensuite, les corps désarticulés tombèrent en un ralenti à la Sam Peckinpah sur le sol, la caméra s’attardant volontairement sur les cadavres alors qu’un magnifique soleil couchant en mettait plein la vue et qu’en fond sonore on pouvait reconnaître la musique de Vangelis composée pour 1492 de Ridley Scott. Enfin une voix nasillarde s’écria avec le plus grand ravissement:
- Z’ai tué les lapins!
Pour les lecteurs sensibles, une petite info supplémentaire s’impose ici. Exceptionnellement, les pantins n’étaient pas animés par des personnes bien vivantes mais électroniquement.
Mathieu Lurçat sur qui, désormais, la caméra focalisait, s’exclama, plus que gêné:
- Cette fois-ci, le trio a frappé fort. Le patron sera furieux.
Mais il fut interrompu par le succédané de journaliste LDB.
- La suite, vite!
La seconde séquence s’ouvrit alors sur un écran triptyque. La partie gauche montrait des prolos bambou peinant à pousser des chariots emplis de minerais de cuivre dans une mine quelconque de l’Asie du Sud-Est. Sur l’écran de droite, les prolos café récoltaient des agrumes dans une plantation dont le propriétaire n’était autre que la Global Planet Co. Enfin, la scène centrale se déroulait dans un pays de l’Afrique équatoriale où les prolos banane déforestaient une région riche en bois précieux. 
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Tous ces travailleurs, l’air résigné et las, étaient surveillés par des contremaîtres, sosies parfaits du président de la transnationale mondiale.
Une voix off s’éleva.
- Hé! Les gars, l’heure est venue. Tuez tous les lapins parasites. Y’en aura enfin pour tout le monde.
Instantanément, la masse pas si servile cessa le travail et, saisie d’une fureur soudaine mais légitime, s’empara des répliques des Salvador qu’elle massacra avec un enthousiasme malsain malgré les cris et les beuglements des victimes. Les prolo banane découpèrent leurs tortionnaires hurlants à la tronçonneuse. Les bruits mécaniques étaient couverts par des beuaaark, beuaaarrks des plus écoeurants.
De leur côté, les prolo bambou se vengèrent de décennies et de décennies d’esclavage en trouant les contremaîtres de part en part à l’aide de marteaux piqueurs transformés en instruments de mort. Quant aux prolos café, ils déversèrent tout simplement les chargements de camions sur les Salvador qui périrent étouffés et écrasés sous les troncs et les grumes.
Une fois le carnage achevé, la tête du génie d’Aladin reparut en incrustation sur les trois écrans affichant la défaite symbolique de l’ultra capitalisme et la même voix dit:
- Prolos, contre la pensée unique, une solution unique: la myxomatose des lapins. Myxomatosons, oui, myxomatosons!
Ce slogan devait devenir le tube de l’année.
Mathieu Lurçat, de plus en plus inquiet, suait à grosses gouttes. Il n’osait pas interrompre l’émission. Toutefois, il pensait que le trio avait sombré dans l’ultragauche révolutionnaire.
Il se décida à laisser la parole à LDB.
- Maintenant, chers téléspectateurs français et d’ailleurs, je reçois en direct sur le plateau Monsieur Salvador, qui, je l’espère, va nous fournir quelques explications.
Le pantin du président de la Global Planet Co, au lieu de dire bonjour poliment et de saluer le public, rota à la face de LDB qui, choqué, par ce manque de savoir vivre, fit la grimace. Cette attitude explicite de l’Américain démontrait le mépris que ressentait le riche homme d’affaires vis-à-vis d’un simple interviewer.
- Beuaaarrk!
Néanmoins, LDB questionna son invité.
- Monsieur Salvador, pouvez-vous nous dire la raison de ces incidents, signes d’une résistance aussi soudaine qu’inattendue contre votre Empire? Je pense qu’il ne s’agit pas là des premières manifestations, n’est-ce pas? À ma connaissance, elles feraient d’ailleurs tache d’huile…
- Mais la raison en est simple, mon petit monsieur… dans notre divin système économique, unique et inique pour la plus grande partie de l’humanité, il y a malheureusement toujours des sectes mues par l’irrationnel qui croient fermement que les prolos ont des droits. Les prolos, justement, c’est quoi ou qui à votre avis? De simples bêtes de somme, interchangeables… c’est vous, ce sont eux, fit-il en désignant le public, demain ou après-demain, les Asiatiques, les Noirs et les Sud-américains aujourd’hui… l’ancienne définition des esclaves sous l’Empire romain s’applique parfaitement. Des objets inanimés, au service d’une poignée, celle qui détient honneurs, gloire, pouvoir et argent, bien sûr et avant tout. Le fric, le flouze, le blé… il n’y a que cela qui importe. Nous sommes les meilleurs… l’élite… elle seule a tous les droits, de tous temps et pour toujours. Ne suis-je donc pas, mais mes confrères également, un bienfaiteur qui ose révéler la réalité à ceux qui se croient identiques à nous? La loi première de la nature est la sélection; or, j’opère pour que cette sélection se fasse. Voilà tout…
- Mais vos propos et vos actions sont odieux, monstrueux… c’est là un agissement criminel. Au nom de quelle bible vous appuyez-vous pour prononcer de telles paroles?
- Le Verbe sacré de Slavery trek mon p’tit gars. Ah! Quel minable journaliste tu fais! Tu n’as décidément rien compris au système. Gagne-petit, va! Tu prétends être intéressé par l’argent, tu tentes de profiter des avantages de ta position et tu te montres naïf à ce point? Mais c’est la Jungle qui régit notre Univers. Le monde appartient aux plus forts. Eux seuls ont le droit d’exister, après, bien évidemment, avoir écrasé les plus faibles, les crève-la-faim, les assistés, les laissés pour compte, les pacifiques et les parasites. La lèpre, quoi. Quelle sottise que le concept d’égalité! La nature l’ignore et moi aussi. Mes frères itou. Notre devise ne clame-t-elle pas? nous, rien que nous, pour nous et par nous, toujours et encore.
- Euh… qu’entendez-vous par nous?
- Les véritables détenteurs de la puissance, ceux qui gouvernent la planète en sous-main, pour leur plus grand profit, c’est-à-dire les chefs de la haute finance, pas si occultes que cela pour ceux qui veulent vraiment savoir, les manipulateurs de la communication, les conseillers ultrasecrets des chefs d’Etat, des premiers ministres ou chanceliers, des hommes politiques. Ils sont tous à nos bottes, ils nous les lèchent d’ailleurs, devenus, par la grâce de la mondialisation monopolistique de simples boys juste capables, et encore, il faut les cravacher, d’exécuter nos volontés et de cirer nos chaussures.
- C’en est trop! Rugit LDB. Finissons-en.
Sortant un jerrycan d’essence on ne sait d’où, la marionnette l’ouvrit et en versa le contenu sur l’odieux Salvador qui n’eut pas le temps de réagir. Totalement incontrôlable, LDB alla plus loin encore dans l’irrévérence et mit le feu au dictateur d’un nouveau genre puis le regarda flamber avec délectation.
Le sorcier des temps modernes, enrichi par les flux invisibles, les capitaux flottants, les emprunts toxiques et les produits dérivés, le maître du Web, se consuma sous les yeux médusés de l’assistance, en stridulant sauvagement:
- Beaaarrrrhkk!
- Coupez l’antenne! Mais coupez l’antenne, bon sang! S’étranglait Mathieu Lurçat, le visage cramoisi.
Le présentateur ignorait que les télévisions du monde entier avaient reçu et émis Les Pantins de l’Actu, en direct et dans toutes les langues sans parvenir à modifier ou à interrompre ce programme.
Enfin, la Quatrième Plus réussit à couper l’antenne au bout de vingt minutes.
Or, à leur tour, les autres chaînes de la télévision française furent contrôlées par ces pirates inconnus qui imposèrent des programmes hexagonaux revus et corrigés à toute la planète, que ce fût en Chine, au Japon, au Mexique, aux Etats-Unis, au Liban ou en Arabie saoudite.              
Ainsi, la chaîne culturelle franco-allemande Sophia, émettant en bilingue sur le hertzien et sur le câble présenta en création mondiale exclusive une pièce de théâtre surprenante, mixage de Brecht et du Dictateur de Charles Chaplin. Elle s’intitulait Adolf Hitlthiers et la revanche du vivant. Elle avait la particularité d’être écrite, mise en scène, réalisée et interprétée par le daryl androïde lui-même et celui-ci avait reçu le concours du commandant Fermat et de Lorenza di Fabbrini, Antor se contentant de jouer les figurants ou encore les troisièmes couteaux. 
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Daniel s’était octroyé le rôle du dictateur, Fermat avait reçu celui de l’ignoble Chicag’Himmler, Reichsführer des Waffen SS de la Gesellschafts’Ultraliberalismus der ersten Welt. Quant à Lorenza, elle incarnait une Eva Chiara Braun Petacci fatale à souhait. Les apparitions d’Antor, rares mais fameuses dans le petit rôle de l’infect Heydrich Scheisse allaient marquer tous les esprits.
Bien sûr, le quatuor avait pris la peine de se grimer en faisant appel à la plasto-chirurgie du XXVIe siècle. Cependant, la doctoresse, citoyenne de la planète Métamorphos, s’était contentée d’une légère intervention.
Le personnage principal, Hitlthiers, avait à la fois la lèvre supérieure ornée de la célébrissime et haïe petite moustache carrée du sinistre Adolf Hitler et la coiffe en toupet du minuscule et bedonnant homme politique marseillais, Adolphe Thiers. Le costume, tout aussi composite, mêlait avec bonheur un pantalon à carreaux à sous-pieds du temps du roi Louis-Philippe et la vareuse feldgrau du caporal autrichien. 
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Le drapeau nazi réinterprété substituait à la croix gammée le serpent aurifié du dollar mais stylisé et terminé par des lames tranchantes.
Chicag’Himmler était reconnaissable par son crâne rasé et ses lunettes rondes en écaille. Son uniforme de Reichsführer SS s’avérait classique mais il était égayé par une pancarte d’homme sandwich portant l’inscription Ich bin ein Chicagoboy.
Heydrich Scheisse avait la tête surmontée d’un bonnet d’âne sur lequel était brodé Premier prix Hitlthiers de la guerre.
La fatale, ô combien, Lorenza, sensuelle femme-objet à souhait, était parfaitement dévêtue d’une robe fourreau collante qui ne dissimulait rien de son anatomie de rêve, avec un décolleté qui descendait jusqu’aux fesses dans le dos et des fentes jusqu’aux cuisses. La tenue s’achevait par de provocants gants longs et noirs semblables à ceux de Rita Hayworth dans Gilda. Ah! Les auteurs oubliaient de signaler les escarpins à très hauts talons aiguilles de douze centimètres de hauteur. Cette toilette était suffisante pour damner tous les saints et ascètes de la Terre. 
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Juché sur une estrade, entouré de micros volumineux, le dictateur d’opérette éructait son discours très étudié.
- Welfare state und social Rights stinken wirklich! Ultraliberalismus über alles fur ein Volk, ein Reich, ein Führer! Ein Geschäft, ein Volk, ein Gott!
Le trio lui répondit comme un chœur de robots mais l’enthousiasme en sus:
- Heil Hitlthiers! Sieg Heil!
Hitlthiers reprit son discours mais en français avec un fort accent germanique.
- Nous devons trouver une solution finale aux acquis sociaux. Pour cela, réunissons chaque année une conférence de Wannsee afin de prendre les mesures nécessaires à l’éradication des services publics, et ce, dans le monde entier. Ensuite, nous réhabiliterons l’esclavage pour les cafres, les sous-hommes, les pauvres.
Chicag’Himmler enchaîna, la bave aux lèvres, les yeux ouverts et écarquillés comme des billes.
- Jawohl mein Ultraliberalische Führer!
Alors, Heydrich Scheisse, totalement déjanté, lui fit chorus.
- Sie sind der beste Führer! Sie sind der Heilige Gott!
Eva Chiara ne fut pas en reste dans cette adoration. Se tortillant et se trémoussant lascivement contre le torse musclé de son dieu, elle susurra de sa voix suave:
- Mi chiaro Dolfi! Ti amo. Cesare dei cesari. Primus inter pares!
Cependant un vieux poste de télé en noir et blanc, authentique pièce de musée pour les fans des sixties fit alors entendre un gimmick agaçant. Aussitôt, Hitlthiers eut un geste sec. Tous ses partisans se turent et se mirent à genoux pour recevoir ce qui allait suivre, la divine manne.
- Le générique de la sacro-sainte pub! Écoutons son message avec recueillement.
- Oui, c’est l’heure de la Propaganda Abteilung!
Toute cette scène avait eu pour bruit de fond des sirènes d’ambulance.
Pendant ce temps, la régie de Sophia, à Strasbourg, était au bord de l’apoplexie. Elle ne parvenait pas à couper l’émission pirate.
Sur les autres chaînes qui diffusaient des informations, cela n’allait guère mieux. L’habituelle présentatrice BCBG du journal télévisé de la Première Chaîne était remplacée par une Lorenza ayant pris l’apparence de Fifi Brindacier. Impassible au possible, elle annonçait catastrophe économique sur catastrophe sociale tout en présentant un pseudo bulletin météorologique un sourire cheese coincé sur ses lèvres. Ainsi, elle commentait un étrange planisphère où les symboles climatiques usuels avaient été changés et substitués par de belles pièces de monnaie figurant les anticyclones ou les dépressions.      
- Annonce de tempête sur l’Europe demain! Elle sera de force huit! Perturbation générale. Prenez vos précautions chers consommateurs. Le froid économique s’installe. J’espère que vous avez bien placé vos économies. Les usines textiles volent vers le Sud. 40000 licenciements sont à prévoir dans l’électronique grand public. 100000  délocalisations vers la Malaisie et le Vietnam pour la fin de la semaine. La dépression d’Islande, pardon, je veux dire celle de l’Illinois, jettera son lot de privatisations. Candidats charognards, il est plus que temps de vous préparer à l’OPA de Microship sur Bull + M.
Le Mars pourvoyeur de la guerre de Gustav Holst clôtura en générique ce bulletin d’actualités un peu particulier.
La deuxième chaîne, habituellement dithyrambique pour le gouvernement français, quelle que soit sa couleur politique, et, souvent, ne passant que des sujets de proximité, ce soir-là détonait grâce à un présentateur suppléant des plus cocasses. En effet, le journaliste improvisé s’était pourvu d’un masque de Goofy et imitait à la perfection la voix et les intonations de cet ahuri de Dingo. Bégayant à moitié, il annonça la diffusion d’un reportage exclusif sur l’agonie de SDF sidéens toxicomanes dans une décharge publique sauvage, au milieu des détritus et des ordures malodorants. Le tout en live, évidemment! 
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Le reporter qui filmait la séquence se montrait ouvertement aux téléspectateurs médusés, tel un vautour voyeur en quête d’un prix Pulitzer quelconque. Il apostrophait durement les malheureux dont l’agonie ne lui paraissait pas assez spectaculaire.
- Allez, les gars, un peu plus de cœur au ventre, nom d’un chien! C’est mou tout ça! Un râle supplémentaire! Gueulez, bon sang! Clamsez avec bruit, éructez, maudissez les dieux et les gens! L’espèce humaine en son entier! Il faut que le beauf moyen vomisse ses tripes dans son assiette en vous voyant crever. De l’authentique! Du réel. Il paye assez cher ce spectacle avec sa taxe audiovisuelle. Nous devons faire péter l’audimat! Sinon, les chaînes privées vont nous enc… un peu de bonne volonté! Un chouia d’enthousiasme… c’est pour la bonne cause, pour la pub, pour le fric qu’elle génère!
Le reportage suivant s’attarda sur  un mouroir de l’Inde, zoomant plus particulièrement sur un intouchable mendiant lépreux et, en sus, cul-de-jatte. Avec la plus grande complaisance, le mourant était interrogé. Dès son plus jeune âge, il avait été enrôlé dans un gang et, mutilé, réduit à la mendicité. Dans un souffle à peine perceptible, il racontait sa vie de souffrance mais ne pouvait achever, rattrapé par la camarde.
La troisième séquence savamment sélectionnée se déroulait dans la semi-pénombre d’une mine péruvienne ou bolivienne, dans laquelle des enfants malingres et haves d’une huitaine d’années tout au plus ramassaient les petits corps sans vie de leurs camarades des deux sexes. 
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Les cadavres décharnés suscitaient l’horreur et la pitié. Un gamin disait que, tous les jours, il fallait trier les morts. Puis, les corps étaient entassés pêle-mêle dans des wagonnets qui étaient ensuite poussés péniblement jusqu’à l’extérieur. Enfin, les cadavres étaient tout simplement balancés dans le vide. Aucun respect pour ces petits êtres. Ils atterrissaient dans une fosse à l’air libre au-dessus de laquelle les mouches bourdonnaient malgré la chaux vive versée sur les restes démantibulés.
- Chers téléspectateurs savourez la chance que vous avez! Applaudissez! Cette banalité quotidienne est en effet sponsorisée et offerte donc à vos yeux avides par Minas Gerais C°, une filiale de Global Planet C°.
Notre joyeux Goofy se mit lui-même à applaudir les généreux sponsors de la deuxième chaîne.
Puis, un quatrième reportage garanti en caméra caché et cent pour cent réel, sans trucage, présentait le chef du cartel de la drogue d’Ayacucho offrant un camion-citerne rempli à exploser de billets de mille dollars à un chef d’Etat occidental bien connu pour son coup de fourchette remarquable.
Enfin, ce furent les nouvelles brèves, toutes aussi réjouissantes.
- Youpi! Bonnes gens, ayez le cœur gai! Youpi! Chantez! C’est Noël au printemps! Quelle baraka vous avez, chers téléspectateurs! Oyez! Oyez! J’ai l’immense satisfaction de vous annoncer la mort d’Harry Penrose, de l’Université de Chicago. Prix Nobel d’économie en 1993. Sa mort, miracle de la technologie, a été filmée en direct! Une de nos équipes était sur place. Quel exploit! C’est l’exclusivité de notre chaîne. Ah! Maintenant, c’est certain. Nous allons casser la baraque avec ce scoop et les annonceurs publicitaires vont affluer. Voyez!
Soudain, sans transition, une des caméra de la régie montra en gros plan le visage congestionné et terrifié d’un homme gras, âgé d’une soixantaine d’années, moustachu, les cheveux coupés en brosse, en train de hurler:
- Non! Pas ça! Allez-vous-en démon de l’enfer!
Visiblement, la victime devait être attachée par un filin fait d’une matière inconnue. Brutalement, au milieu de son front, une ventouse terminant un tuyau translucide ne tardant pas à prendre une jolie teinte pourpre du plus bel effet, adhéra avec un plop bien sonore. Alors, un bruit de succion, fortement amplifié s’éleva, de plus en plus angoissant car nul ne voyait qui était en train d’avaler ce liquide.
Or, les hurlements de l’économiste se faisaient de plus en plus bruyants et atteignirent leur paroxysme en faisant exploser des verres en cristal sur une desserte.
Puis, il y eut une panne de retransmission bienvenue afin d’accentuer davantage encore le suspens. Quand, enfin, l’image fut rétablie, l’homme était à peine reconnaissable. Tous ses fluides avaient avalés par l’étrange tuyau et l’être qui l’avait placé.
Désormais, la victime ressemblait à une espèce de baudruche desséchée à laquelle ne restaient plus accrochés que quelques tendons et la peau parcheminée recouvrant le squelette.
Toujours aussi affable et ravi, Dingo conclut:
- Chers téléspectateurs ceci n’était qu’un hors-d’œuvre, une mise en bouche. Bientôt, toute une théorie d’exécutions suivra, une hécatombe! Soyez à l’écoute vingt-quatre heures sur vingt-quatre et surveillez votre poste! Toutefois, bonnes gens, rassurez-vous. Il ne s’agit nullement d’un complot fomenté par le colonel Martín qui lutte courageusement avec sa poignée de guérilleros dans  la province du Yucatan contre le modèle honni de la pensée unique, mais d’un premier avertissement de l’Apocalypse de Daniel!
Sur ce, toutes les retransmissions pirates s’interrompirent subitement et les chaînes du monde entier retrouvèrent le contrôle de leurs programmes.
Des flashs spéciaux tentèrent d’expliquer maladroitement cet événement médiatique d’une ampleur jamais vue. Faute de mieux, les coupables reçurent le sobriquet de cyber pirates fous du 20 avril. Une longue enquête débuta dans laquelle toutes les polices collaborèrent. Les résultats, on s’en doute, se firent attendre.

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Retour sur la planète Ankrax, quatre heures après les événements déjà racontés.
La nuit, mauve et étoilée, laissant deviner trois croissants de lune, venait de tomber. La fraîcheur se faisait enfin sentir, soulageant les organismes sollicités.
Les rescapés de l’expédition pouvaient prendre un repos bien mérité. Trois tentes avaient été montées. Autour du campement, éclairé artificiellement par des lampes Led, d’étranges bruissements inquiétaient le groupe. Pourtant, les lumières ne révélaient rien, aucune présence incongrue ou dangereuse.
Or, la peste d’Ariana faisait partager son angoisse à tous les membres de l’équipage.  
- Ah! Non! Je me refuse à passer la nuit au milieu de cette nature inconnue, sans doute hostile. Il n’en est pas question. Pourquoi avoir fait halte en pleine forêt? D’où viennent ces bruits? Aaah!
Soudainement, la jeune fille se leva et, en courant, se réfugia tout en haut d’un monticule afin d’échapper à une espèce d’innocente libellule qui avait eu l’heur de se poser juste à la place qu’elle occupait précédemment. 
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- Je veux quitter cet endroit! Gémit-elle. J’en ai plus qu’assez. Je suis entourée de la pire bande d’incompétents de la Galaxie!
Excédé, Daniel Lin tenta néanmoins de raisonner l’insupportable jeune personne.
- Ariana, fit-il d’un ton mesuré, veuillez cesser ce comportement des plus infantiles. Pensez plutôt à votre père. Il a eu toutes les peines du monde à s’endormir. Occupez-vous de lui et veillez sur son sommeil. Il fait de la fièvre. Humectez-le.
- Monsieur Wu, je ne suis pas médecin que je sache. Chargez-vous en. J’ai bien trop à faire avec ma peur.
Alors, à la surprise de Daniel, Georges s’avança et se proposa comme aide-soignant. Apparemment, il allait mieux et se montrait plus sociable.
- Daniel, laisse-moi me charger de cette tâche. Après tout, je ne suis pas blessé physiquement et en m’occupant de l’ambassadeur, c’est comme si je soignais mes plantes.
- Ah! Merci, Georges pour ton aide. Tu as toute ma reconnaissance.
Un peu plus tard Irina et le capitaine réhydrataient des sachets de nourriture lyophilisée. Le ciel, dépourvu de tout nuage, permettait d’admirer l’éclat incomparable des étoiles qui scintillaient dans ce firmament presque inviolé. Hélas, le Sakharov était bien loin de la planète, en train de rejoindre la base stellaire 329. En effet, pour le commandant Fermat, la mission sur Ankrax s’apparentait à une mission de routine qui ne présentait aucun danger.
- Comment te sens-tu? Demanda doucement Daniel à la chef géologue.
L’officier mettait à profit leur isolement relatif pour s’enquérir de la santé d’Irina.
- Oh! Pas en pleine forme, tu t’en doutes bien. J’ai des courbatures partout. Un peu comme si j’étais passée sous un rouleau compresseur.
- Un rouleau compresseur… ça n’existe plus ces engins-là. Pardon… veux-tu que je te fasse une nouvelle injection?
- Non, Daniel. Elle m’empêcherait de garder toute ma lucidité… euh…
- Oui, tu as quelque chose à me demander?
- Puis-je passer la nuit sous la même tente que toi? À tes côtés?
- Irina… l’équipage…
- L’équipage jase déjà sur nous deux.
- Ah… bon…
- Tu ne l’ignores pas tout de même?
- A vrai dire, non.
- J’ai besoin d’être réconfortée…
- Hem… toi aussi tu as peur…
- Ne te moque pas de moi… une intuition…
- Pour qui me prends-tu? Je ne me laisse pas toujours gouverner par la logique, Irina…
- Alors?
- Entendu.
- Merci.
Irina se rapprocha du capitaine et l’embrassa tendrement sous les yeux impassibles d’Eloum qui avait assisté de loin à la scène. Daniel Lin fit mieux que rendre son baiser à sa compagne. Il la serra contre lui avec amour et lui murmura ensuite quelque chose à l’oreille. Sans doute ses paroles rassurèrent-elles l’officier car son visage refléta alors un grand bonheur.

***************

Le lendemain de l’exhibition mémorable des Pantins de l’Actu, dans un pavillon discret situé dans la banlieue ouest de Paris, le commandant André Fermat méditait, se remémorant les circonstances qui l’avaient amené à s’engager dans la flotte interstellaire de l’Alliance.
- Si c’était à refaire, je choisirais la même voie. À l’époque, que pouvais-je espérer comme carrière? Devenir mécanicien à bord de cargos spatiaux, pas davantage… je n’appartenais pas à l’élite et mon pays n’était qu’un protectorat de la Chine. Certes, je baragouinais le mandarin comme tout le monde et avais des notions d’astronomie mais nombre de jeunes gens me dépassaient dans ces domaines….
Le passé du Français mérite que l’on s’y attarde. Remontons de trente-sept années en arrière afin de résoudre le mystère d’André.
Orphelin de père et de mère, le jeune André était élevé par ses deux sœurs aînées, l’une plasticienne du visage, l’autre programmatrice.
Avec ces dernières, ce soir-là, le futur commandant discutait de la récente attribution d’une bourse qui venait de lui être offerte par le doyen de l’Académie de Shanghai à la vue de ses résultats scolaires brillants surtout dans le domaine de l’ingénierie. 
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Le dilemme qui se posait à André était le suivant: soit poursuivre ses études au sein de ladite Académie, mais cela entraînait une séparation d’au moins quatre années avec sa famille, et, ensuite, si tout allait bien, un éloignement plus long encore, soit entrer plus prosaïquement dans un institut technique afin d’y étudier de près la mécanique des moteurs intersidéraux.
L’aînée des deux sœurs, Agnès, encourageait André à partir; la seconde, Lucienne, se montrait plus réservée.
- Tu ne dois surtout pas refuser cette chance qui t’est offerte.
- Là n’est pas la question, répliquait la cadette. Es-tu attiré par l’espace? Désires-tu affronter l’inconnu? Que souhaites-tu réellement faire de ta vie?
- Ce qui m’intéresse, ce sont les moteurs, tous les types de moteurs.
- Très bien. Mais comme tu le sais, l’Académie enseigne également l’ingénierie et c’est en son sein que les meilleurs spécialistes des moteurs matière-antimatière se trouvent. Tu ne peux évoluer que parmi les meilleurs. Ce qu’il te faut, c’est davantage d’ambition.
- Je n’en manque pas… tu me tentes, Agnès. Le moteur le plus perfectionné diffuse à mes oreilles une symphonie des plus merveilleuses, totalement inaudible au reste de l’humanité. La beauté pure des accords résultant des échanges matière-antimatière est sans cesse renouvelée dans son ultime perfection. Je rêve depuis toujours de me pencher sur elle.
- Hum… peut-être… jetait Lucienne. Mais combien d’années durent les missions dans l’espace? Cinq ans? Plus? Sois conscient que tu devras faire une croix sur une vie familiale équilibrée. Tu te condamnes au célibat. Fonder un foyer ne sera plus qu’une chimère.
- Te voilà bien négative, Lucienne, soufflait Agnès. Depuis peu, moins de dix ans, il existe de grands vaisseaux où les familles des officiers ont le droit d’embarquer.
- Mais je sais cela.
- Je crois que je vais accepter l’honneur qui m’a été fait, conclut André. De toute manière, il est encore trop tôt pour que je songe à fonder une famille. Qui vivra verra!
Fermat rouvrit subitement les yeux. Une larme avait roulé sur ses joues. Il ne se trouvait pas à bord de son cher Sakharov. Son lot avait été la solitude et, sur ce point, Lucienne avait eu raison. Mais pour rien au monde, il n’aurait échangé sa vie pour celle d’un autre.
Aujourd’hui, il était menacé de perdre ce à quoi il tenait le plus, ses moteurs si beaux qui chantaient une mélodie à nulle autre pareille, ses officiers et ses membres d’équipage, si dévoués, irremplaçables avec leur respect sincère teinté d’une profonde amitié, son univers, certes, imparfait, mais où chacun pouvait vivre dans la dignité et dans l’espoir car aucun humain ne se retrouvait au rebut. Malgré ses défauts, la Chine avait veillé à ce que tous les Terriens s’accomplissent. Chacun travaillait donc pour le bien de la communauté toute entière et désormais, cette communauté s’élargissait sans cesse, les frères parmi les étoiles se multipliant.
Ainsi, en l’an 2505, tout individu, qu’il fût humain, Hellados, centaurien, rigélien, médusoïde, cygnusien ou Kronkos pouvait améliorer ses connaissances et jouir d’un bonheur simple loin de toute affectation.
En cet instant, André revoyait distinctement tous ses officiers supérieurs qui lui manquaient tant: Benjamin, Eloum, Chtuh, Khrumpf, Ahmed, Selim, Denis, Irina, Georges, Celsia et bien d’autres encore. Schlffpt, le médusoïde, pilote et mathématicien de première force qui parvenait à rivaliser avec Daniel Lin quant à la rapidité et la justesse des calculs et des hypothèses. Lucius, le Castorii, si timide et si attachant à la fois, jeune prodige de seize ans en vérité qui s’était pris de passion pour les consoles de téléportation et à qui lui, le commandant aurait confié sa vie s’il l’avait fallu…
- Ma famille, la voilà… mon équipage, c’est toute ma vie. Tous, ils étaient tous, officiers ou simples engagés, mes neveux, nièces, frères ou sœurs… mes enfants… pour eux, je dois me faire violence. Pour eux, je dois tout entreprendre pour les ramener à la réalité, à la vie… ils méritent d’exister… Quel qu’en soit le prix… Ils ne le savent pas mais ils comptent sur moi…

***************

Quelques jours encore avaient passé.
Le commandant Fermat s’impatientait. Il lui tardait de plus en plus que Daniel Lin passât à la vitesse supérieure. Ainsi, oubliant les recommandations du médecin Lorenza di Fabbrini, il morigéna son subordonné qui, depuis le jour de son intervention sur toutes les chaînes de télévision, peinait à se raccrocher à la réalité.         
- Un seul meurtre en cinq jours! Spectaculaire, d’accord, j’en conviens. Les médias sont sur les dents, je le reconnais volontiers. La police, Interpol et j’en oublie, ne savent plus à quel saint se vouer… très bien…
- Merci monsieur…
- Je n’ai pas fini, capitaine. Les plus grandes sommités de la criminologie formulent hypothèse saugrenue sur hypothèse incongrue. Parfait! Mais en attendant, nous nous trouvons toujours sur la même ligne temporelle. Daniel, vous musardez…
- Euh… monsieur?
- Sans plus tarder, il vous faut accélérer les choses. Comprenez-vous?
- Accélérer? Parfois, j’ai l’impression que tout cela ne dure que depuis moins d’une attoseconde… que ce n’est qu’une illusion…
- Vous rêvassez! Encore!
Visiblement ailleurs, le daryl androïde chantonna fort juste une vieille chanson de Gilles Binchois dont il venait d’acheter l’enregistrement. Entendant enfin les dernières paroles de Fermat, il sursauta comme s’il sortait d’un rêve éveillé et rougit, plus ou moins confus.
- Oui… la sixte ici… Il n’est pas question de septième diminuée… c’est trop tôt… euh… pardon, monsieur… vous me parliez, je crois… me donniez-vous un ordre? Par instant, je ne sais plus où je me trouve… ici, près de Paris en 1995 ou alors dans une cité souterraine… ou encore dans un lieu indescriptible… inappréhendable…
- Ah? Vous avez enfin atterri?
- Je crois…
- Alors, heureux retour parmi nous capitaine. Je disais qu’un seul assassinat ne suffit pas à rétablir le continuum. De plus, sans Antor, vous ne l’auriez pas accompli.
- C’est tout à fait vrai, monsieur.
- Pour l’heure, rien n’a changé.
- Parce que c’est encore beaucoup trop tôt, commandant. D’après Sarton…
- Laissons Sarton tranquille. Que sa mémoire repose en paix parmi les siens. Avez-vous enfin réglé tous les problèmes de logistique pour la mise en œuvre de la prochaine exécution?
- Certes commandant, mais…
- Qu’attendez-vous donc Daniel?
- Monsieur, je réfléchis… peut-être vaudrait-il mieux venir en aide au plus vite aux guérilleros du colonel Martín? ils sont dépourvus d’armes spectaculaires et leur victoire me paraît bien improbable. En leur fournissant tous les manuels de montage des fusils à plasma ou encore ceux des canons antimatière, naturellement avec les alliages composites nécessaires à leur construction, sans oublier le mode d’emploi de la fabrication de cette antimatière sans avoir recours à un accélérateur surdimensionné pour celle-ci, ils prendraient vite le dessus sur l’armée mexicaine. 
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- Pincez-moi! Daniel avez-vous conscience qu’aucun ordinateur de cette fin du XX e siècle ne peut emmagasiner les schémas de ces armes anachroniques? Manifestement, vous déraisonnez. En agissant ainsi, vous nous mettriez en danger…
- Mais non monsieur. En quatre jours tout au plus, je puis parfaitement monter un petit ordinateur portable assez puissant pour mémoriser les connaissances humaines en matière d’armement jusqu’au XXIIe siècle. Ce serait amplement suffisant. Je n’escomptais pas aller plus loin dans la transmission d’informations interdites. En fait, il n’y a que les dessins conceptuels des torpilles à bosons qui ne pourraient être stockés..
- Mon Dieu, accordez-moi la patience! S’exclama Fermat à bout.
- Je ne vous savais pas croyant, monsieur…
- Capitaine, taisez-vous donc. De toute manière, c’est là une solution à exclure. Jouez franc-jeu avec moi, Daniel. Sont-ce donc tous les univers potentiels que vous songez à annihiler?
- Mais… pas du tout monsieur! S’offusqua le daryl androïde. Je me demandais seulement si notre monde, notre évolution ont bien été les meilleurs pour le devenir de la Galaxie… après tout, je pense que celle-ci se passerait fort bien de nous… les Haäns peuvent s’amender au fil du temps…
- Ah! Non! Cela suffit…
- Il faut leur donner leur chance…
- Vous êtes en train de faire votre deuil de votre famille, des vôtres et de tous les humains… des Helladoï, des Kronkos et ainsi de suite…
- Monsieur, laissez-moi poursuivre ma démonstration. La deuxième partie de la dernière décennie de notre XX e siècle a été tristement ensanglantée par les exploits de Timour Singh. Les Guerres Eugéniques et leurs 57 millions de morts… les avez-vous oubliés?
- J’admets que cette période de notre passé m’a toujours gêné. Il est vrai que si ce monstre pouvait rester dans les limbes à jamais…
- Ah! Voyez… Vous commencez à vous rapprocher de mon raisonnement.
- Non! Vous faites erreur, capitaine! Reprit André sur un ton dur. En fait, j’estime que le jour où je verrai en lettres grasses le nom de Timour Singh sur tous les journaux, je soufflerai de soulagement. Ce sera sans contestation possible le signe manifeste de notre réussite. Comprenez-vous?
- Je m’y efforce commandant… De toutes mes forces… donc Timour Singh doit être… hélas!
- Quelle est l’identité de votre prochaine cible?
- Joshua Parker, le Chicagoboy qui affirma dans ses écrits que l’esclavage était un système économique rentable. Son dernier ouvrage en date a le culot et l’ignominie de justifier le système concentrationnaire nazi, du moins dans son aspect économique… mais c’est déjà trop! Dire que ce Joshua est considéré comme l’un des fleurons de l’humanité! Heureusement que je ne suis qu’un daryl androïde…
- Daniel Lin pas vraiment. En fait, seule une partie de votre cerveau a été conçue comme un ordinateur, une IA… vous êtes unique. Ni tout à fait humain, ni tout à fait daryl.
- Monsieur, lança Daniel avec une note de désespoir dans la voix, je sais ce que je ne veux pas être: un assassin, un tueur en série… or, vous m’y obligez et à grands pas!
- Un proverbe dit gouverner c’est choisir. Ici, à cette heure et dans ce monde-ci, commander, c’est choisir!
- Cela revient à dire, décider c’est choisir.
- Pensez à … Irina… Georges, votre père Tchang…
- Oui monsieur… j’obéis monsieur… mais je souffre… Que Bouddha me pardonne…
- Moi aussi, Daniel, moi aussi…
Se réfugiant dans le silence, André laissa son subordonné analyser de près le contrepoint de la chanson de Gilles Binchois.

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Harvard, l’Université américaine prestigieuse, en ce 27 avril 1995 d’une histoire qui, insensiblement, allait en se modifiant.
Un jeune étudiant binoclard ressemblant vaguement à la fois à Jerry Lewis et à Woody Allen avait rendez-vous avec son tuteur pour finaliser son mémoire d’économie, le fameux Joshua Parker. Comme on pouvait s’en douter, Daniel Lin Wu s’était substitué à l’apprenti économiste ultralibéral. 
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Dans le bureau du professeur, aux murs lambrissés et au confort tout britannique, à l’atmosphère feutrée et douillette, le jeune étudiant n’avait pas du tout le comportement respectueux habituel qu’on était en droit d’attendre d’un novice vis-à-vis d’une sommité reconnue mondialement.
À la suite d’une discussion fort animée, Daniel était passé derrière le professeur et insidieusement, lui avait tordu un nerf à la base du bulbe rachidien, plongeant ainsi l’homme dans l’inconscience.
À son réveil, la victime rouvrit les yeux au milieu d’un désert. Avec surprise, Joshua constata alors qu’il était solidement ligoté à une croix de saint André. Ses vêtements avaient disparu et il ne portait qu’un pagne noir qui ceignait ses reins afin de préserver sa pudibonderie.
Sa peau, déjà marquée par le soleil tropical, prenait une teinte écrevisse.
Notre économiste n’était pas seul dans ce lieu désolé et inconnu. À cinq mètres de lui, un homme de grande taille, le sourire affable, les yeux gris bleu rieurs, la mitraillette gangsters années 1930 au poing, le costume à la Scarface impeccable, bref Daniel Lin lui-même dans ses œuvres, le visage découvert et sans maquillage!
- Surpris, Joshua, commença le daryl androïde sur un ton inimitable. On le serait à moins. Que pensez-vous de votre vêture actuelle? N’est-elle pas appropriée?
- Je ne comprends pas… Comment suis-je venu ici? D’abord qu’est-ce que ce ici? Que signifie cette mascarade? Un nouveau jeu?
- Bigre! Que de questions! Mon cher professeur, ne reconnaissez-vous pas le pagne noir de l’esclave romain du II e siècle de notre ère? Vous me décevez grandement, savez-vous? Le fait que vous soyez en croix aurait dû vous mettre sur la voie. Mais il est vrai que dans votre milieu et dans la matière que vous enseignez, on méprise l’histoire et on la déforme.
- Qui êtes-vous? Que voulez-vous de moi? Je ne crois pas vous avoir déjà vu auparavant.
- Si, mais sous le déguisement de votre étudiant bonasse. Je suis Daniel, le nouveau prophète du monde moderne. Vous avez entendu parler de mes récents exploits, non? La journée du 20 avril où même les chaînes câblées américaines ont capté le petit programme si amusant que j’avais concocté spécialement afin de lancer mon premier avertissement à une humanité déboussolée et souffrante! Ce que je veux?
- Oui…
- Faire justice mon cher monsieur, au nom de la race humaine tout entière! Je me suis élu son défenseur et son vengeur. Son protecteur contre vents et marées. Voyez-vous, c’est à cause de monstres tels que vous, si on leur lâche la bride, que mes frères les hommes tomberont en esclavage. Puis, ils serviront de pâture à des prédateurs beaucoup plus puissants. Tiens… à propos d’esclavage justement, une phrase de votre ouvrage Théorie du marché libre et systèmes de main-d’œuvre servile, me revient comme un triste refrain. Je cite: «  La conclusion en est évidente et il ne faut pas se le dissimuler. Incontestablement, la main d’œuvre gratuite forcée constitue le meilleur taux de rentabilité pour une entreprise monopolistique méprisant les technologies issues des révolutions industrielles. Certes, me direz-vous, la machine ne réclame pas de salaire, mais je vous répondrai qu’il faut l’entretenir, la réparer et la changer lorsqu’elle est usée ou obsolète. L’homme, quant à lui, ne demande que peu d’investissements en contrepartie de sa force de travail: un peu d’air, un peu d’eau, un peu de nourriture, et quand il est épuisé et à bout, il peut être remplacé à la minute!
- Vous n’avez manifestement pas compris ce que je voulais signifier, monsieur Daniel…
- Mais si, oh oui, mais si! Je ne suis pas un débile, loin de là! Ah! Vous tremblez de peur. Vous dégagez de l’adrénaline à un taux important. Si vous poursuivez ainsi, vous allez faire exploser mes senseurs internes. Vous subodorez ce qui vous attend. Sans doute est-ce pourquoi vous niez aujourd’hui avec tant de force le sens profond de votre odieuse théorie. L’homme moins important qu’une machine… remplaçable à l’infini… l’homme sans valeur, qui coûte moins cher, qui rapporte un maximum… l’homme qu’on peu jeter une fois qu’il ne sert plus à rien car il a été usé jusqu’à la limite. Ah! Décidément, vous et vos semblables, vous m’écœurez! Je dois respecter toute forme de vie, c’est inscrit dans mes programmes, c’est ce que je m’évertue à faire depuis des lustres,  mais vous, vous êtes si nuisible qu’une seule sentence s’impose: la mort.
- Je ne vous ai rien fait! Je ne suis coupable en rien, bien au contraire! Je veux améliorer le monde!
- A moi personnellement, il est vrai que vous n’avez rien fait. Mais à mes frères humains, ce n’est pas le cas. Assez perdu de temps dans cette stupide confrontation et justification. L’exécution de la sentence est immédiate. Mitraillette, petite mitraillette que j’ai façonnée de mes doigts et non synthétisée, fais ce que tu dois. 
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Comme mue par une volonté propre, l’arme s’échappa des mains de Daniel Lin et, en suspension dans les airs, elle déchargea toutes ses munitions, criblant d’impacts le digne économiste. Bientôt, une voix synthétique sortit de l’engin pour informer son utilisateur de ce qui suit:
- Chargeur vide. Chargeur suivant nécessaire.
- Bien sûr ma petite.
Dans le ciel d’azur limpide, une fenêtre s’ouvrit; faisant apparaître une boîte noire contenant le supplément de balles. Une fois l’arme rechargée, le nouveau chargeur fut vidé à son tour aussi rapidement que le premier tandis que Daniel Lin chantonnait, indifférent, du moins en apparence, à la mort de Joshua Parker, son air du XV e siècle.
L’exécution terminée, le capitaine téléporta le corps du professeur à Harvard, dans son bureau.
Une fois encore, la police se montra impuissante à résoudre ce meurtre, ne pouvant expliquer logiquement comment Joshua avait été criblé de cent-cinquante balles provenant d’un modèle  d’arme à feu qui n’était plus en service depuis soixante ans et dont cependant, les munitions étaient neuves!

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