samedi 21 novembre 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : le Jeu de Daniel chapitre 16.



Chapitre 16

Rouen, automne 1890.
Dans un internat privé huppé, un jeune homme de taille moyenne, aux cheveux châtain foncé, à la moustache naissante, à la cage thoracique dénonçant la pratique de divers sports, aux membres déliés, comparaissait devant le maître de discipline. 
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- Raoul, cela fait deux fois ce mois-ci que vous arrivez en retard à votre cours de grec.
- Je sais monsieur et j’en suis confus.
- C’est tout ce que vous trouvez à dire comme excuse?
- Monsieur, je suis navré. Mais, en fait, mes retards ont pour origine une enquête que je mène. Je suis actuellement sur la piste d’un mystère des plus étonnants.
- Ah! Non! J’en ai plus qu’assez de vos chimères. Vous lisez trop de romans populaires et avez l’esprit encombré par ces sous-littérateurs qui ont pour nom Gaboriau, Féval, Ponson du Terrail et j’en oublie.
- Monsieur, je vous assure que j’ai assisté à quelque chose d’étrange cet été alors que j’étais en vacances du côté de la ville d’Eu. 
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- Non, monsieur d’Arminville, cela suffit! C’est avec tristesse que je me vois dans l’obligation de vous condamner à faire un petit séjour en cellule, au pain sec et à l’eau tandis qu’une lettre partira dès ce matin pour informer madame votre mère de vos dernières incartades.
- Monsieur, dit Raoul contrit, je suis prêt à subir le fouet mais n’écrivez pas à madame ma mère…
- N’essayez pas de m’apitoyer. Ce qui est dit est dit.

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Quelques semaines plus tard, à Londres, dans une propriété cossue sur les bords de la Tamise, une enfant de sept ans, Daisy Neville, recevait, dans sa nursery, un Bébé Jumeau doté d’un trousseau complet, avec sa petite malle en cuivre ainsi que sa dînette en porcelaine. Ce cadeau lui était fait à l’occasion de son anniversaire. Capricieuse, la fillette se montrait déçue par la couleur des cheveux de la poupée. De plus, les yeux du jouet ne bougeaient pas. 
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- Mon oncle, vous le savez pourtant! Je n’aime que les brunes, dit la petite s’adressant à un homme distingué vêtu d’une jaquette gris perle du plus grand chic, à la cravate ornée d’une épingle surmontée d’un véritable diamant.
- Mon enfant, tu as tort. Si ce cadeau te déplaît, tant pis. Sache que j’ai commandé cette poupée à Paris. Elle a été fabriquée exprès pour toi. Bon, puisque tu ne la veux pas, je m’en vais la donner à la fille de ta nourrice, Annabelle.
- Non, mon oncle! Elle est à moi. Vous me l’avez donnée, vous ne pouvez donc me la reprendre.
De colère, Daisy trépigna.
- Ma nièce, calme-toi. Oublies-tu que, tantôt, tu dois paraître à la petite réception en ton honneur? Il faut que tu sois la plus belle des petites filles. Aucune larme ne doit venir gonfler tes paupières de satin.
- Y aura-t-il de l’orangeade? Des gâteaux à la crème? Du chocolat chaud?
- Mais oui Daisy, je connais ta gourmandise.
Toute colère envolée, Daisy embrassa affectueusement son oncle. Pendant que l’adulte se laissait aller à un mouvement de tendresse paternel, assez rare chez lui, et s’amusait avec les cheveux de l’enfant, rebelles à toute papillote, le valet apportait le journal du jour à son maître. À la une du quotidien habituellement si pondéré dans son ton, un titre choquant attira l’attention de l’adulte.
Le Saigneur a encore frappé! Un nouveau corps exsangue retrouvé. Une illustre famille du royaume en deuil. Lord Percival Sanders, trente-sept ans, célèbre yachtman, victime du tueur nocturne insaisissable. La police s’avoue impuissante une fois encore…
Pris d’une rage soudaine, le professeur jeta le journal sur le tapis et le foula aux pieds.
- Encore! S’écria-t-il. Ma police aussi se montre impuissante à mettre la mains sur les tueurs de mon ami. Pourtant mes hommes sont beaucoup plus efficaces que ceux de Scotland Yard. Un détective privé n’est-il pas en train de l’apprendre à ses dépens? Ah! Non! Il me faut vaincre cette équipe qui a ainsi exécuté Lord Percy.

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21 avril 1966, sept heures du matin, petit pavillon de Boulogne-Billancourt.
Tous les occupants de la maisonnée étaient sur les nerfs. Antor n’avait plus donné signe de vie depuis que le capitaine Wu l’avait vu se fondre dans la nuit.
Le commandant Fermat, peu habitué à ce qu’on ne respectât pas ses directives, ne supportait pas ce silence. Il pestait et fulminait contre tout le monde. Lorenza se permit d’objecter.
- Commandant, pardonnez ma franchise. Ce qu’a fait Antor, c’est indirectment de votre faute.
- Comment osez-vous me dire cela docteur? Le vampire agit comme bon lui semble sans daigner prévenir personne ou presque… il disparaît et… je suis coupable.
- Vous lui avez trop laissé les coudées franches. Il a cru bon de prendre des initiatives.
- Oui, il s’est cru le plus fort et le plus rusé. Il a dû, sans nul doute, être surpris par Sovad qui l’a éliminé. Désormais, son adversaire sait où nous localiser et peut passer à l’action alors que nous, nous sommes totalement impuissants.
- Monsieur, fit Daniel le plus sereinement qu’il put, je vous rappelle que Sovad n’est pas humain. J’en suis arrivé à cette conclusion. Avant de nous translater en 1966, nous avions déduit que ce mystérieux financier devait être un mutant d’une époque postérieure à la nôtre ou originaire d’un temps alternatif.
- Je m’en souviens. Mais, en attendant, il nous faut prendre une décision qui nous mettra à l’abri.
- Changer d’adresse? Suggéra naïvement le docteur di Fabbrini. Non… beaucoup trop simple.
- Nous perdons notre sang-froid et sommes incapables de raisonner, fit le capitaine d’un ton sourd. Commandant, réfléchissez. Si, comme vous le supposez, Antor avait été capturé depuis trois jours déjà, Sovad aurait déjà entrepris quelque chose contre nous et nous serions morts. Or, loin s’en faut…
- Daniel, vous faites preuve ou d’optimisme ou de sottise, asséna sèchement André.
Mais voici que, soudain, le capitaine blêmit et se crispa. Une douleur fulgurante assaillit son cerveau. On aurait dit qu’une épée était en train de le transpercer. Sous le choc, il vacilla, fut contraint de s’asseoir. Puis, il parla d’une voix hachée et s’exprima en paroles brèves.
- Un message d’Antor… confus… il est piégé par Sovad… il est aspiré par un tourbillon… il émane du financier… à travers les échos de sa souffrance, mon ami… tente de me transmettre les images qu’il perçoit… des pavés irréguliers, gras et mouillés… glissants… souillés de détritus immondes … une bruine glacée… l’odeur de la mer toute proche… mêlée à des effluves nauséabonds… des venelles tortes… éclairées par de rares becs de gaz… des cabs, des fiacres… des pèlerines… des marins avinés aussi et des filles en robe rouge.. Au décolleté outrancier… à la chevelure rousse flamboyante… ah! Cette douleur! Insupportable! Trop loin pour maintenir le contact… plus rien… le noir total… la communication a été interrompue brutalement… j’ai été obligé de la stopper… cela me faisait trop mal…
La respiration de Daniel Lin devint irrégulière. Lorenza s’alarma.
- Capitaine? Vous sentez-vous bien?
- Pas trop, avoua le daryl androïde. La poitrine me fait mal…
- Allongez-vous. Je vais vous préparer une injection…
- Non! S’écria le capitaine Wu. Je vais me sentir encore plus malade…
N’écoutant pas Daniel, le docteur fit comme elle l’avait dit tandis que Fermat recouvrait le premier le contrôle de ses émotions.
Enfin, voyant son subordonné plus calme, les traits moins tirés, il demanda:
- Antor a-t-il parlé?
- Rassurez-vous, commandant, il n’a rien dit… Sovad n’a rien pu tirer de lui. Il n’est pas parvenu à percer son esprit. C’est à cause de cela qu’il souffrait et qu’il m’a envoyé cette douleur de feu. Sovad n’a pas réussi à abattre le mur psychique.
- Bien… Au moins un point positif…
- Il y en a d’autres, monsieur, reprit le daryl androïde péniblement. Désormais, nous savons que ce Sovad, par la seule force de sa volonté, est capable de projeter un être vivant dans le temps, pas un humain ordinaire qui plus est. Nous pouvons affirmer que ledit Sovad n’est pas un humanoïde, qu’il ne l’a jamais été…
- En effet. Mais nous en avons aussi appris beaucoup plus, Daniel…
- Oui docteur, vous avez tout à fait raison. Ce que nous a décrit Antor correspond manifestement à un port terrien du passé, sans doute au dix-neuvième siècle… quelque part en Occident. Hambourg… Amsterdam… Southampton… Londres… San Francisco…
- Plutôt Londres, capitaine. Mais, pour l’instant, nous ne pouvons récupérer votre ami, dit Fermat.
À ces mots, le visage de Daniel Lin se ferma.
- Dorénavant, articula André, nous n’avons plus guère le choix. Il nous faut contacter au plus vite Franz von Hauerstadt. Capitaine, vous avez le feu vert.
- A vos ordres, monsieur. Je plonge la main dans la caisse commune et, dès demain, je prends l’avion pour Bonn.
- Mais ma fille? S’inquiéta Lorenza.
- Violetta vient avec moi, naturellement. Elle ne risquera rien, je vous le promets, docteur.
La jeune femme allait répliquer lorsque le tintement de la sonnette résonna dans le pavillon.
- Qui peut nous rendre visite à cette heure matinale? Capitaine, voyez donc et… prudence…
Le daryl androïde obéit et, se levant, alla ouvrir la porte principale. Il eut alors la surprise de voir devant lui son parent éloigné rencontré au Musée de l’Homme il y avait quelques semaines déjà, le dénommé Sun Wu.
- Mon cousin? Pourquoi cette visite aussi tôt?
- Mon jeune parent, le temps presse. Vous m’avez confié votre secret… c’est mon tour. Mon fils, le généticien, s’apprête à démanteler le laboratoire ultra-secret dans lequel il travaille.
- Euh… Je ne saisis pas…
- Il vous faut venir avec moi.
- Ah! Mais pourquoi donc? Où cela?
- Je vous dirai tout en route…
- Je dois vous accompagner seul?
- Mais assurément. Là où je vous emmène, vous passerez inaperçu.
- Mais il me faut en aviser mon supérieur. Suivez-moi dans le salon.
Daniel retourna dans ledit salon salle de séjour avec le vieil homme afin d’expliquer à Fermat ce qu’il en était. La conversation, on s’en doute, fut houleuse mais brève. Avec raison, le commandant reprocha à son subordonné de ne pas avoir su se taire et d’avoir confié à Sun Wu un secret qui ne lui appartenait pas. Le capitaine fit comprendre à son supérieur qu’une dette le liait à son oncle… une dette d’honneur… il avait l’obligation de rendre service à son parent. Il ne s’en dédirait point.

***************

Mais revenons quelques heures en arrière afin de comprendre comment Antor avait pu se laisser surprendre par le mystérieux Sovad.
La traque s’était avérée plus longue que prévu. Axel Sovad, personnage occulte mais haut placé dans la société, fort occupé, était une sorte d’éminence grise, de conseiller auprès des puissants de ce monde. Il se trouvait donc en perpétuel déplacement. Ce fut pourquoi le vampire, qui, dans un premier temps avait atterri à Bonn, dans les jardins de l’Ambassade de France, fut contraint d’effectuer quasiment le tour du monde, dans la soute à bagages du jet privé de l’homme d’affaires.
Sovad se rendit d’abord à Brasilia. Il y négocia des participations dans les grandes compagnies minières du pays. Ensuite, au Chili, il eut une entrevue avec le principal conseiller du Président Eduardo Frei. Puis, poursuivant ses pérégrinations, il alla jusqu’à Johannesburg afin d’empocher sa part de bénéfices dans la production diamantaire du Béchuanaland qui accédait à l’indépendance. Enfin, son voyage s’acheva à l’université de Chicago. 
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Or, ce fut là qu’Antor, repéré, fut neutralisé par Sovad, et ce, dans la magnifique bibliothèque. D’un simple index tendu en direction de sa proie, Axel immobilisa facilement le vampire et ironisa.
- Ah! Dieux! Que la situation est risible! Véritablement… un humain du XXVIème siècle, manipulé génétiquement par ses tortionnaires Haäns qui a l’outrecuidance de croire qu’il peut me pister impunément et puis m’abattre! Quelle inconscience! Ou plutôt… Quelle sottise!
- Que pouvez-vous contre moi? Répliqua Antor avec courage. Je sais bien que vous n’êtes pas humain, que vous n’en avez que la vêture car je ne détecte en vous aucune pensée… quel but poursuivez-vous? Pourquoi donc favoriser une idéologie qui, à terme, conduira à la destruction de l’humanité?
- Mais quelle naïveté de croire que je vais répondre tout de go à vos questions inquisitoriales! Mais j’ai envie de montrer magnanime aujourd’hui. Je joue avec les humains avant que ces derniers soient capables de dominer la Galaxie, voilà tout. Nous, les p, nous ne supportons pas le danger potentiel que représente cette espèce et ce, dans plusieurs futurs…
- Les Pi?
- Les Pi, mon cher…
- Quelle est donc votre nature, Axel Sovad?
- Une nature immatérielle et par là donc spirituelle…
- Ah… mais dans ce cas, pourquoi favorisez-vous les Haäns? Ne sont-ils pas plus néfastes que les humains pour l’avenir de la Galaxie?
- Oh mais leur bêtise et leur brutalité sont telles qu’ils parviendront à s’autodétruire dans quinze siècles. Nous les Pi, qui vivons dans un continuum quantique à dix dimensions, nous voulons étendre notre univers décadimensionnel et le substituer à ce monde de Planck et d’Einstein. Nous allons jusqu’à souhaiter qu’il n’y ait plus d’alternative. Seul notre modèle doit l’emporter parmi tous les potentiels, toutes les virtualités, et devenir universel.
- Alors… pourquoi ne pas remonter à la source? Au Big Bang? Ou plus exactement aux Big Bangs? Ce serait plus logique! Ainsi, les autres univers n’existeraient pas…
- Que c’est bien pensé, Antor, de Terra, de l’Univers 1721... Nous y travaillons… oui nous y travaillons… tenez, je vous fais une fleur. Sachez que nous avons déjà détruit 10 puissance 28 d’Univers-bulles alternatifs allant de deux à neuf dimensions.
- Je ne vous crois pas!
- Ecoutez plutôt la suite. Je suis en charge de celui-ci… ma hiérarchie a la plus grande confiance en moi… oh… et mon nom est Penta Pi… allons… j’en ai trop dit… je vais vous envoyer dans un lieu et un passé dans lesquels vous apprécierez tout le sel de mon humour… Du moins si vous parvenez à y survivre…
Ayant achevé, Axel Sovad créa un mini tourbillon de sa seule main entrouverte. La tornade grossit jusqu’à avaler Antor pour le projeter sans difficulté au dix-neuvième siècle. Avant de s’effacer de l’année 1966, le vampire eut la présence d’esprit et la force de contacter Daniel Lin mentalement une dernière fois. Ainsi, il réussit à lui transmettre les premières sensations qu’il percevait alors qu’il faisait un atterrissage plutôt brutal dans ce siècle.

***************

Neuf heures du matin chez Sun Wu dans le 3ème arrondissement de Paris.
Le vieux Chinois avait fait l’obscurité dans l’appartement afin de montrer à Daniel un film tourné en catimini sur les expériences cachées menées par son fils. En effet, son rejeton, partisan convaincu de Mao et de Zhou En Laï, tentait d’appliquer les lois de Lyssenko à l’espèce humaine, l’hérédité des caractères acquis. Autrement dit, en imposant artificiellement une modification physiologique au corps humain, les mutants ainsi manipulés transmettraient leurs nouveaux caractères à leurs descendants. 
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L’objectif final était d’aboutir à la création d’un surhomme. Les théories de l’époque concernant l’évolution humaine supposaient que l’accroissement du volume du cerveau avait précédé l’acquisition de la bipédie. Donc, plus l’encéphale serait volumineux, plus l’homme serait évolué et aurait des capacités supérieures. Ainsi donc, les Chinois essayaient de créer une race de mutants dotée d’un cerveau de 3000cm3 à des fins politiques. Par l’eugénisme, le maoïsme triompherait sur la planète entière.
Aux yeux ébahis et incrédules de Daniel, le film dévoilait la base de recherches biologiques perdue dans une vallée encaissée du Nord-Ouest de la Chine, plus précisément dans la province du Xinjiang, région isolée et désertique, accessible seulement par voie aérienne, lorsque les conditions météorologiques étaient favorables.
L’intérieur de la base était constitué d’un réseau souterrain de galeries bétonnées, encastrées dans la montagne elle-même. On y voyait des véhicules électriques circuler. Naturellement, un régiment d’élite de l’Armée populaire contrôlait les lieux.
Dans une vaste salle, s’alignaient des centaines de cuves surveillées par d’encombrants ordinateurs. Le tout baignait dans une lumière sombre, ultraviolette. À chaque cuve, une citerne contenant le liquide nourricier des monstrueux embryons était reliée par des tuyaux souples.
La caméra dissimulée put focaliser sur une des cuves. Celle-ci renfermait trois fœtus âgés de cinq mois environ mais surdimensionnés, comme s’ils étaient des nouveaux-nés. 
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Ce qui frappa Daniel, ce furent la forme et la taille des crânes, semblables à ceux des cerveaux hydrocéphales qu’il avait déjà observés lors de sa visite au Musée de l’Homme.
Mais le fondu-enchaîné du film était raté car, après quelques secondes de noir total, une nouvelle séquence se présenta. Maintenant, la caméra montrait une morgue, s’attardant sur une table rectangulaire sur laquelle reposaient des nouveaux-nés morts ou encore des fœtus avortés. Un médecin les recouvrait d’un drap puis ordonnait à deux infirmiers de jeter les petits cadavres dans un incinérateur.
Le film était muet mais le capitaine Wu parvint à lire sur les lèvres des protagonistes.
Un troisième extrait poursuivait ce voyage dans l’horreur.
Cette fois-ci, un tableau noir portait des formules en russe et en chinois. En fait, il s’agissait là d’un échantillon des écrits secrets de Danikine. Sur le bureau, qui faisait face au tableau, Daniel vit un bocal en verre contenant un cadavre formolé de fœtus humain au crâne énorme, aux mains à six doigts. Ledit bocal paraissait remonter au dix-neuvième siècle. Une vieille étiquette à l’encre décolorée informait d’ailleurs sur son contenu morbide: Homunculus Danikinensis numéro 1: MDCCCXLIV.   
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La caméra zooma quelques secondes sur la preuve tant recherchée par l’Hellados Sarton, puis, le film s’interrompit brutalement.
- Comme vous l’avez constaté, fit Sun Wu, aucun des mutants n’a survécu. Tous décèdent en fait avant-terme ou, au mieux, quelques heures après la naissance. C’est là la raison pour laquelle mon fils veut détruire ce laboratoire dont il a la charge et passer chez les Soviétiques.
- Qu’attendez-vous exactement de moi? Questionna Daniel Lin. Je ne peux rien faire. Je ne dois pas intervenir dans l’évolution des connaissances. Ne vous ai-je pas dit que je n’étais qu’un exilé temporel?
- Mais je ne veux pas que vous aidiez mon fils dans ses recherches. Vous m’avez mal compris. Je désire simplement que vous lui sauviez la vie. Sun a obtenu un visa pour venir ici, à Paris. Il va me voir après quinze ans de séparation. Il atterrit à Orly demain, mais les services secrets ne le lâcheront pas. En fait, mon fils projette de reprendre directement l’avion pour Moscou. Par des fuites de l’ambassade de Chine, j’ai appris que le Premier attaché va faire arrêter Sun et le réexpédier à Pékin où là, il sera accusé de comploter contre le Premier Ministre Zhou En Laï. L’exécution capitale suivra inévitablement.
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- Supposez que j’accepte. Cependant, je ne vois pas très bien quel peut être mon rôle. Aurai-je droit à une contrepartie?
- Vous êtes mon parent. Service contre service. Je ne suis pas n’importe quel Chinois anonyme et anodin installé en France, vous savez. J’ai été élu par mes pairs chef suprême de la société secrète du Dragon de Jade.
- Ah? S’étonna le capitaine. Je pensais que cette société était sortie tout droit de l’imagination de certains écrivains anglo-saxons, tels Sax Rohmer. Pour moi le Dragon de Jade s’apparentait à une légende…
- Mon cousin, répliqua le vieil homme en souriant, je ne suis tout de même pas Fu Manchu! Je mets les réseaux de la société à votre disposition afin d’infiltrer les propres relais de notre adversaire commun: Axel Sovad! 
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Vous savez même cela! S’exclama Daniel surpris.
- Plus encore…
- Comment le gouvernement de la Chine communiste a-t-il pu se procurer les écrits disparus de Danikine? Après la mort du comte Galeazzo di Fabbrini, personne n’a su ce qu’ils étaient devenus… Du moins dans cette histoire-ci…
Comme on le voit, Daniel Lin avait avoué beaucoup de choses à son parent. Trop sans doute.
- La réponse est enfermée dans le traité du Lama Lobsang Rama dont il n’existe que deux exemplaires au monde. Ces écrits sacrés datent, comme vous le savez sans doute, du XV ème siècle chrétien. Danikine n’avait réussi à s’emparer que d’une partie du savoir du lama. Il y a donc eu, dans le passé, un exemplaire incomplet volé et annoté par le Russe qui en a tiré un manuscrit scientifique perdu depuis cent ans dont le dernier passeur connu fut ce comte italien.
Après une pause, Sun Wu père reprit.
- Le traité lui-même a été transmis aux descendants de Danikine jusqu’en 1917. À la suite des deux révolutions russes, l’héritier légitime, qui s’était retrouvé à la tête d’un régiment tsariste, se réfugia dans la Chine des Seigneurs de la Guerre, avec armes et bagages. Le traité, de mains en mains, de Tchang Tso-Lin 
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à Mao, en passant par Tchang Kaï Chek, a fini par devenir la possession légale du gouvernement communiste qui, depuis quinze ans, tente de l’utiliser à des fins politiques.
- Oui, je saisis…
- Le deuxième exemplaire, complet celui-ci, m’a été confié par le Dalaï Lama en personne en 1959. J’ai fait le serment de ne jamais le léguer à mon fils car Sun ne travaille qu’à partir des fragments du premier. En effet, le livre a subi quelques dommages durant ses pérégrinations forcées entre la Russie et la Chine. Si Mao avait mon exemplaire à sa disposition, il dominerait alors le monde. Inacceptable!
- Vous me surprenez de plus en plus. J’ai appris de source sûre que Galeazzo di Fabbrini avait réussi à créer un Homunculus adulte et pourvu de pouvoirs extra-sensoriels et ce, dès 1867. Le terme exact de cette créature serait daryl…
- Oui, vous êtes bien informé… dans la société, nous pensons que le comte a bénéficié d’une aide extérieure.
- Je vois…
Le daryl androïde se refusa à en dévoiler davantage. Il n’en pensait pas moins.
« Il s’agissait de Sarton. Pour combattre les Haäns, les entraver, il était prêt à tout. Or l’agent ennemi chargé de contrecarrer l’action de l’Hellados s’était engagé dans la bande de Frédéric Tellier. Logiquement, Sarton se rangea du côté de Galeazzo, adversaire du Danseur de cordes. Pour le contrôler et le freiner… cependant, quelque chose ne m’apparaît pas clairement dans cette histoire. D’après le testament de l’Hellados, l’Homunculus semblait posséder des facultés incroyables, dépassant largement les miennes. Donc, il y a peut-être eu une seconde intervention… ».
Toutes ces réflexions n’avaient pris qu’un centième de seconde à Daniel Lin. Le capitaine posa une question sans que Sun Wu sentît une pause.
- Serait-ce trop demander de ma part si je vous disais que je désirerais consulter ce précieux ouvrage? A moins que vous ne l’ayez pas ici, à votre domicile?
- Mon cousin, je comprends votre requête. Je vais la satisfaire.
Alors, le vieil homme se dirigea d’un pas mesuré vers une crédence, y prit un coffret en ivoire merveilleusement ouvragé, l’ouvrit à l’aide d’une clef en or, en sortit cinq rouleaux de vélin qu’il tendit au capitaine. Celui-ci les déroula délicatement, un à un, en y jetant, ce qui parut n’être à Sun Wu qu’un fort rapide coup d’œil. Ayant achevé son examen, le plus jeune remit les vélins à son parent qui s’étonna.
- Déjà, jeune homme? Je croyais que ces écrits multiséculaires vous intéressaient…
- Mais c’est le cas. J’ai une mémoire photographique. D’après les films, je puis vous assurer que les communistes ne sont pas prêts d’aboutir avant deux siècles au bas mot, s’ils aboutissent un jour! Il leur manque les formules pour casser la double hélice de l’ADN et la recomposer avec succès afin de créer des daryls viables. Votre exemplaire est une bombe. Continuez à le conserver précieusement et ne le transmettez qu’à une personne parfaitement saine d’esprit.
Ce que Daniel Tut c’est que, non seulement il avait reconnu les formules utilisées par son père, mais également constaté que celles du traité allaient beaucoup plus loin et permettaient de donner naissance à une entité transdimensionnelle. Un tel savoir provenant du passé était inenvisageable à moins d’une uchronie volontaire, d’une manipulation temporelle. Mais de la part de qui? De quelle force occulte? Un Ensemenceur? Un dieu? Le fabuleux traité de Lobsang Rama était bien à la source de la création du redoutable daryl Timour Singh mais aussi du capitaine Wu!
Plus que troublé, Daniel Lin réfléchissait à toute vitesse.
« Je dois me dépêcher de prendre une décision… Timour Singh est né le 5 juin 1969... Or, la loi numéro 1 de la robotique ne m’autorise pas à être le catalyseur d’une telle monstruosité. Quant à la loi zéro, est-elle assez affaiblie? »
S’il voulait que son Univers existât, le capitaine Wu n’avait guère le choix. Il lui fallait aider le gouvernement maoïste afin que les tristes guerres eugéniques ravageassent cette terre-ci dans les années 1990. Donc, Sun Wu fils ne ferait pas défection. Mieux… Il aurait à sa disposition les données scientifiques nécessaires à la mise au point d’une race d’hommes supérieurs…
Néanmoins, Daniel Lin ne montra rien de son dilemme. Après avoir fait la promesse de sauver le fils de Sun Wu, il se retira afin de faire son rapport à Fermat. Le capitaine avait décidé de s’en remettre aux ordres de son supérieur.


***************

La soirée du même jour, dans le petit pavillon de Boulogne-Billancourt.
Le daryl androïde avait tout relaté au commandant, sans rien lui celer. La discussion qui suivit s’avéra terriblement houleuse.
- Bon sang! Pourquoi suis-je donc obligé de répéter l’évidence même? Pour que notre Univers se remette en place, il nous faut aider le gouvernement de la Chine communiste dans ses recherches sur les daryls, que cela nous plaise ou non. Vous en êtes conscient tout comme moi. Alors, pourquoi refusez-vous, capitaine? Comment dois-je considérer votre attitude? Comme de la trahison?
- Monsieur, s’il y a trahison, c’est envers mon parent!
- Non capitaine. C’est envers le monde dans lequel vous êtes né. Comment pouvez-vous accepter cette idée d’être un paradoxe vivant alors que notre univers, par votre faute, ne sera, pour l’éternité, qu’un potentiel? Or, si Timour Singh ne voit jamais le jour, ce potentiel lui-même s’efface! Concluez…
- Commandant, il se passe à l’intérieur de moi un combat comme je n’en ai encore jamais vécu. La loi numéro 1 renforcée se retrouve en conflit avec la loi zéro affaiblie… mais à cela une dimension supplémentaire se rajoute. La question de mon humanité qui n’ose encore s’imposer à la partie positronique de mon cerveau. Vous m’avez dit, il n’y a pas si longtemps, commander, c’est choisir. hélas, pour moi, choisir, c’est exister! Machine pensante ou humain libre?
- Sacré nom de Dieu! Tranchez donc! Assez de tergiversation. Sinon vous n’existez plus du tout.
- Mais… Si je permets la naissance du daryl Timour Singh, les guerres eugéniques qui en découlent sont inévitables…
- Nécessaires… Elles font partie de notre passé.
- Monsieur, j’en serai l’auteur indirect, le coupable… plus de cinquante-sept millions de morts à mon actif.
- Capitaine, hésitez encore et vous nous condamnez à n’être à jamais que des fantômes hantant les limbes d’un univers non crée, non né. Vivants, vous êtes des fantômes, c’est nous les morts qui sommes les vivants.
- Commandant, votre citation des vers de Victor Hugo est erronée. 
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- Ah! Je vais finir par me lasser de savoir que votre cerveau est celui d’un ordinateur!
- Je n’ai pas demandé à naître avec! Je n’ai pas demandé à naître du tout. Avec cette mémoire envahissante qui parfois me paralyse et me met au ban de la société, qui me désigne comme tout à fait autre… je vous rappelle que ni vous ni moi ne sommes des dieux. Ah! Plutôt permettre la formation d’un Univers alternatif dans lequel Australopithèques et Homo sapiens cohabiteraient en paix que d’accepter la mort de cinquante-sept millions de personnes! Mon père ne m’a pas donné la vie pour cela.
- Mais enfin, Daniel, même votre créateur a violé les interdits issus des guerres eugéniques! Pourquoi, à votre avis? Pour réparer le fait qu’il se sentait coupable de la disparition de votre frère aîné, votre presque homonyme. Il a tout fait pour avoir un Daniel parfait.
- Je suis loin d’être le fils parfait. En me dotant d’un cerveau positronique, il ne recherchait pas cette qualité.
- C’est ce que vous croyez.    
- C’est ce  que j’éprouve. Pour moi, un tel cerveau, une telle intelligence sont une malédiction.
- Ne parlez pas ainsi, Daniel Lin… Vous n’en avez pas le droit.
- Si! Un malheureux a tous les droits. Que savez-vous vraiment de moi? De mes tourments intérieurs? Qui voyez-vous en me regardant? Ou plutôt que voyez-vous? Un prodige unique? Un exploit scientifique? Ou un être humain? Dites-le moi franchement.
- Pour moi, vous êtes le capitaine Daniel Lin Wu Grimaud, un point c’est tout.
- Monsieur, pardonnez-moi mais cette réponse ne me satisfait pas.
- Dieu du ciel! Daniel, vous faites une crise d’identité avec presque vingt ans de retard! Vous êtes… cela ne vous suffit-il pas?
- Ergo sum… non… je veux savoir si je suis humain ou…
- Mais vous l’êtes! La preuve. Vos états d’âme. Alors… assumez-vous comme tel. Décidez.
- Décider de condamner cinquante-sept millions de personnes à la mort?
- Non! Voyez le verre à moitié plein. Décider de permettre à cinq cent trente milliards d’êtres vivants d’exister.
- Au nom de quelle autorité prendrais-je une telle responsabilité?
- Au nom du principe du plus grand nombre. Non de celui du meilleur univers. Alors? Votre réponse?
- Timour Singh naîtra. Que Bouddha ne m’en tienne pas rigueur et que je puisse me pardonner un jour…
- Bien… demain, soyez à Orly pour accueillir Sun Wu fils.
- Oui monsieur.
- Vous voulez me dire encore quelque chose Daniel?
- Après tout, l’amiral Prentiss avait raison. Jamais je ne pourrai commander.
- Faux! Si notre Univers est reconstruit avec succès, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour faire casser cet arrêté absurde vous concernant.
- Merci monsieur.

***************

22 avril 1966, vingt-deux heures, aéroport d’Orly.
L’avion en provenance de Pékin via New-Delhi, Le Caire et Rome venait de se poser sur la piste qui lui avait été assignée.
Dans l’aérogare, Sun Wu fut chaudement accueilli par son père qui était accompagné par un inconnu. Le généticien semblait apparemment libre de ses mouvements mais, en réalité, cinq espions le surveillaient étroitement. Daniel fut présenté à son lointain parent.
- Très heureux de vous connaître, mon cousin.
- Moi de même.
Les trois hommes quittèrent rapidement l’aérogare pour rejoindre l’appartement de la rue du Parc Royal. Le jeune Chinois et le daryl androïde s’entendirent aisément et Sun Wu fils, changeant de résolution, réussit à faire croire au vénérable chef de la Société du Dragon de jade que l’on s’en tiendrait au plan prévu. En fait, Daniel Lin remit à son lointain cousin les formules tant convoitées par les autorités chinoises, formules qui allaient aboutir à la naissance du tristement célèbre Timour Singh, ce qui allait bouleverser la destinée de l’histoire terrestre.
Sun Wu père fut dupé dans les grandes largeurs. Il crut donc que son fils, protégé par le capitaine, gagnait l’URSS. Lorsqu’il apprit ce qu’il en était réellement, il en conçut une haine froide et jura de se venger de la trahison subie. Il n’appela plus Daniel Lin que « sang mêlé » et, avec patience, élabora sa toile…
Sun Wu fils retourné à Pékin après un bref séjour à Paris, le daryl androïde évita désormais son vieux parent. Mieux, il rompit les ponts. Mais à l’intérieur de son âme, le remords faisait des ravages.
« Décidément! Fermat a beau dire… je me fais honte. Je suis un salaud. Me voici tel un véritable humain, aussi menteur et méprisable que le plus vil d’entre eux. J’excelle dans l’art de la dissimulation, de la trahison et de l’assassinat. Splendide résultat qui dépasse les espérances de Tchang Wu ».

***************

2 mai 1966, à bord de la Caravelle Paris-Bonn.
Violetta, assise près de son « oncle », du côté du hublot, serrant contre elle sa poupée préférée « Marie-Claire », regardait les nuages s’en venir tout autour de l’avion. La fillette détestait le bruit des moteurs, le sentiment de malaise qu’elle sentait grandir en elle et ses oreilles qui bourdonnaient. Cependant, toujours curieuse et avide d’apprendre, elle posait de nombreuses questions. Sur ce plan-là, elle demeurait intarissable. 
- Oncle Daniel, commença-t-elle, pourquoi est-ce que j’entends le bruit des moteurs de l’avion?
- Eh bien, parce que, même si la Caravelle est insonorisée, insuffisamment, elle ne peut rendre totalement silencieux ce qui ne l’est pas.
- Alors, dans le grand vaisseau, celui d’oncle André, les moteurs n’étaient pas les mêmes. Ils ne fonctionnaient pas de la même façon.
- Oui, ma puce, tu as compris.
- Donc, l’avion est plus ancien, moins perfectionné que le Sakharov. C’est comme pour les voitures.
- Euh… Qu’entends-tu par là?
- Ben… La 106 secoue moins que la 4L. Les voitures aussi évoluent. La preuve: dans les films muets de Laurel et Hardy, ce ne sont pas encore les mêmes autos. Tu connais le nom de leur automobile?
- Il s’agit d’une Ford T. Un très vieux modèle. Déjà ancien à l’époque des gags des deux comédiens.
- Dans Zorro, il n’y a pas d’auto du tout. On voit des chevaux. Pourquoi?
- Parce que l’automobile n’avait pas encore été inventée. L’histoire de Zorro se passe au début du XIXe siècle. Or, ce n’est qu’à la fin de ce siècle que plusieurs ingénieurs ont mis au point des véhicules mécaniques et non plus à traction animale.
- Ah… est-ce que tout le monde savait monter à cheval?
- Non. Un cheval coûte cher. Il faut l’entretenir. C’est comme pour les autos. Pas tout le monde n’en possède.
- Tu sais, dans l’Âge heureux, on voit des bus bizarres. 
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- Des bus à plate-forme.
- Il doit y faire froid en hiver.
- En effet.
- Je préfère le métro.
Quelques secondes de silence savourées par Daniel. Mais cet instant ne dura pas.
- Oncle Daniel, pourquoi la méchante fille, Julie, avait-elle fermé la porte du toit?
- Elle était jalouse de Delphine qui avait eu le rôle de Galatée. 
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- Dis… c’est vrai qu’une poupée peut devenir vivante par amour?
- Non, ma chérie. Réfléchis… c’est un conte, une jolie histoire…
- Alors, puisque c’est un mensonge, pourquoi on l’écrit et on en fait un ballet?
- Parce que toute histoire contient une leçon.
- Ici, c’est laquelle?
- L’amour est important, vital. Une vie sans amour ne vaut pas la peine d’être vécue. Tu comprends?
- Oui… tu m’aimes, toi?
- Bien sûr, ma fille.
- Tu aimes ma maman? Tonton André? Mon papa?
- Oui, d’amitié.
- Pourquoi dans Tom et Jerry, tu donnes toujours raison à Tom? Tu préfères les chats et tu n’aimes pas la souris Jerry?
- Tom, en tant que chat, veut manger la souris Jerry. C’est normal, dans l’ordre des choses. Son instinct le pousse et…
- Mais Jerry se défend.
- Exact. Mais elle le fait de manière cruelle.
- Elle est drôlement petite face à ce gros chat. Elle fait comme elle peut. Et puis, ce chat est bête.
Violetta se tut une nouvelle fois, réfléchissant intensément. Puis, elle reprit.
- Dis-moi, oncle Daniel…
- Oui… Que veux-tu encore savoir?
- Pourquoi dans le futur, il n’y a pas de cours de danse classique? Je voudrais apprendre comme Delphine.
- La danse classique a été remplacée par la danse rythmique et par le théâtre Hellados, un art plus complet. Plus total…
- Tu crois que maman acceptera de m’inscrire au cours de danse rythmique quand nous serons de retour chez nous?
- Tu lui demanderas, ma puce.
- Tonton… j’ai mal au cœur. Je n’aime pas l’avion. Il secoue et j’ai envie de vomir!
- Ne t’agite pas et allonge-toi. Ferme les yeux et respire lentement. Là; c’est bien. Ton malaise va passer.
Doucement, le capitaine passa sa main sur les cheveux soyeux de la fillette, la calmant lentement en exerçant sur elle une légère hypnose. Il sentait la petite s’apaiser peu à peu et croyait avoir gagné la partie lorsque, soudain, la Caravelle plongea dans un trou d’air.
Violetta rouvrit les yeux, livide, prête à rendre son petit-déjeuner.
- Tonton! Je suis malade! C’est vrai… j’ai peur, gémit la gamine d’une façon pitoyable.             
 Elle rejeta son repas dans un sac plastique que Daniel, prévoyant ce genre d’incident, avait emporté et juste eu le temps d’ouvrir. Ayant terminé, Violetta pleura de plus belle.
- Ma fille, écoute, je vais te conduire aux toilettes pour te laver la figure et les mains et te rafraîchir, dit le daryl androïde qui prit alors l’enfant dans ses bras et fit comme il l’avait annoncé. Le capitaine Wu était prêt, en fait, à s’introduire dans la cabine de pilotage et à s’emparer des commandes. Cependant, il se retint, de justesse, ne voulant pas commettre un esclandre.
Le reste du voyage s’avéra assez pénible, Violetta souffrant une nouvelle fois de nausées. Lorsque la Caravelle atterrit enfin, la fillette était grognon et geignait en permanence. Elle refusa de marcher jusqu’à la station de taxis et Daniel dut la porter.

***************

Dans la charmante petite ville médiévale de Rothenburg, Franz von Hauerstadt possédait une charmante maisonnette à colombages. Lorsqu’il devait séjourner longuement en Allemagne, il préférait résider ici plutôt qu’à Bonn ou à Francfort. Le chercheur avait accepté de recevoir Daniel Wu et sa nièce Violetta en cet fin de journée de mai. En effet, il avait fallu quelques heures au capitaine pour gagner Rothenburg. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/71/Rothenburg_BW_4.JPG
Dès le seuil de la porte passé, Elisabeth, l’épouse de Franz, s’aperçut que la fillette était ronchon. Elle dit gentiment:
- Visiblement, cette enfant a sommeil. Monsieur Wu, permettez. Je vais la mettre au lit là-haut, dans la chambre d’amis.
- Madame, je vous en suis reconnaissant. Violetta a été malade durant le trajet en avion, dans le taxi et ensuite dans le train. Ma chérie, tu vas être bien sage et te coucher. Ensuite, tu te sentiras mieux.
- Oui, oncle Daniel, répondit docilement la fillette. Je ne changerai pas mon nez…
Les yeux ensommeillés, la petite bâillait tout en tenant serrée dans ses bras sa poupée qu’elle se refusait à lâcher.
Mais des pas retentirent dans l’escalier, une cavalcade. Il s’agissait des jumelles Liliane et Sylviane qui, alors âgées de dix ans, s’apprêtaient à sortir.
- Papa, maman, dirent-elles à l’unisson, nous allons goûter chez Monika. Nous serons rentrées pour dix-neuf heures. Promis!
Les deux fillettes étaient vêtues d’une jupe plissée rouge à carreaux pour l’une, verte pour l’autre, d’un chemisier blanc ainsi que d’un blazer assorti. Leur chevelure rousse flamboyait ce qui attira immédiatement l’attention de Violetta.
- Oh! La belle couleur, oncle Daniel. Je veux la même!
Avant que le capitaine puisse interdire à sa nièce de se métamorphoser, le mal était fait. La petite passa du brun au blond vénitien sans coup férir, avec une facilité déconcertante, ce qui dénotait un entraînement assidu. Elle modifia également son teint qu’elle éclaircit et ses yeux qui devinrent vert d’eau.
Si Daniel fut furieux, la famille de Franz fut stupéfaite par la métamorphose. Innocemment, Violetta fit remarquer:
- Tonton, je n’ai pas changé mon nez. Tu ne dois donc pas me gronder. J’ai gardé la teinte chair et n’ai pas repris ma couleur naturelle, celle de l’argent.
- Voyons, Violetta, combien de fois t’ai-je dit que les humains normaux ne peuvent se transformer comme tu le fais! Ici, maintenant, ils ne connaissent pas les métamorphes.
- Euh… C’est une martienne monsieur ou une vénusienne? Demanda naïvement Sylviane.
- Non, pas du tout. Une quart de métamorphe seulement. Heureusement car sinon, selon son caprice, Violetta aurait pu se changer en n’importe quel objet se trouvant dans cette pièce.
- Je vois, répliqua Franz pragmatique et remis de sa surprise. Vous êtes donc des extraterrestres… jamais je n’aurais cru dire cela un jour…
- Monsieur le duc, vous faites erreur en ce qui me concerne. Je suis un Terrien tout comme vous…
- Soit. Il va de soi, reprit le chercheur pour sa famille, que le silence est de mise. N’est-ce pas les filles?
- Oui papa, on a compris, acquiescèrent les jumelles en chœur. Nous saurons rester muettes.
Elisabeth se retira à l’étage emmenant la nièce du capitaine Wu dans la chambre d’amis tandis que Sylviane et Liliane se rendaient chez Monika. Les enfants avaient l’habitude des mystères. Franz savait que l’incident auquel elles venaient d’assister ne serait pas divulgué.
Après que le duc eut invité Daniel à s’asseoir dans la bibliothèque et lui eut proposé un rafraîchissement, le daryl androïde entama de longues explications.
- Monsieur von Hauerstadt, il y a déjà de longues semaines que je cherche à vous contacter. Ne soyez pas étonné que je connaisse votre nom. Vous jouissez d’une certaine célébrité dans les milieux scientifiques bien que le grand public ignore ce qu’il vous doit.
- Ah? Comment dois-je prendre vos paroles, monsieur Wu? Pourtant, je n’ai rien accompli de si extraordinaire dans le domaine de la recherche au contraire de votre jugement si flatteur. Du moins sur le plan qui m’importe.
- Monsieur, j’entreprends cette démarche de solliciteur en désespoir de cause, mais avec l’accord de mon supérieur, le commandant André Fermat. Voyez, je ne suis pas un civil. Le commandant avait la responsabilité d’un vaisseau interstellaire dans l’Univers d’où je suis originaire.
- Hum. Vos paroles ressemblent à celles pouvant être proférées par la bouche d’un homme à l’esprit dérangé. Mais je suis plutôt enclin à vous croire après l’exploit de votre nièce. À moins que…
- A moins que je vous aie tous hypnotisés, n’est-ce pas? Oh non! Je vous assure que ce n’est pas le cas. Mais laissez-moi développer mon histoire.
- Faites donc, je vous écoute avec toute mon attention.
- André Fermat, le docteur Lorenza di Fabbrini, la mère de Violetta, et moi-même, Daniel Lin Wu, venons du futur. D’un futur qui ne verra jamais le jour dans cette trame-ci de l’histoire si nous ne bénéficions pas de votre aide logistique nous permettant de rétablir le continuum normal, du moins le plus logique, de l’espace-temps.
- Veuillez préciser, monsieur Wu…
- Nous nous trouvions en l’an 2505 selon le calendrier chrétien lorsque notre Univers s’est brutalement effacé, je veux dire notre monde familier. Un autre temps, avec une autre histoire différente s’est brusquement substitué au nôtre, à l’originel pour mes collègues et moi-même.
- L’originel dites-vous… présentez-moi donc ce futur.
- La civilisation humaine, qui avait pu commencer ses voyages dans la Galaxie, qui avait découvert la vie extraterrestre, qui avait participé à la mise en place d’une association fédérale de peuples venus d’un millier de systèmes solaires, n’existe plus, ou plus exactement, n’existera plus dans un avenir relativement proche de mon point de départ, et ce, par la faute d’un intrus, d’une entité qui, se prenant pour un démiurge et agissant comme un démon, est intervenu dans le cours de l’histoire terrestre et l’a modifié profondément pour je ne sais quel profit.
- Ce que vous êtes en train de me dire éveille en moi d’étranges échos. Connaissez-vous l’identité de cet intrus?
- Son identité terrestre… oui… le démiurge se cache sous le nom du financier, puissant conseiller occulte de nombreux chefs d’Etat, Axel Sovad.
- Axel Sovad! Intéressant et inquiétant. Ce richissime spéculateur et brasseur d’affaires possède, à lui tout seul, selon mes informations, 12% du revenu mondial. Il y a quelques semaines, je l’ai entrevu lors de la réception donnée par l’Ambassadeur de France à Bonn. Il était en grande conversation avec un certain Humphrey Grover, le fondé de pouvoir du banquier Athanocrassos. Les propos que j’ai surpris corroborent vos dires, monsieur Wu. Tous deux envisagent une mainmise sur l’économie mondiale.
- C’est justement cela qu’il nous faut empêcher! Leur complot aboutira à la destruction de l’humanité dans quelques centaines d’années.
- Monsieur Wu, développez.
- Appelez-moi Daniel ou Daniel Lin. Je n’ai pas l’habitude de répondre à mon nom de famille. Monsieur Wu, pour moi, c’est mon père, le généticien informaticien et cybernéticien. Mais je reprends. À la fin de ce XX e siècle dévié, grâce au triomphe de l’antikeynésianisme mais aussi à l’effondrement du monde communiste, la menace d’une troisième Guerre mondiale s’estompera… ne vous montrez pas si soulagé. Vous en ignorez le prix. Cette pensée ultralibérale intransigeante, un stalinisme à l’envers, devenue unique, ne tuera certes pas ses opposants par la violence directe, mais le résultat recherché sera le même. Poches de misère et de désespoir aussi bien dans le Tiers Monde qui verra, hélas, son sort s’aggraver - je pense, en disant cela, au continent africain et plus particulièrement à la partie subsaharienne, mais aussi à certains pays latino-américains - que dans les pays développés ou les Etats de l’ancien bloc de l’Est dans lesquels les inégalités sociales ne cesseront de se creuser. Au nom de ce libéralisme outrancier, les patrons et les décideurs, les actionnaires en l’occurrence à qui il faudra assurer des bénéfices croissants, feront tout pour diaboliser les revenus du travail, serinant à l’envi que les salaires sont trop élevés, que le coût du travail engendre le chômage. Leur but, établir une concurrence déloyale avec le nouvel atelier du monde, la Chine! Là-bas, en effet, les salariés se contentent d’un bol de riz par jour ou presque. Les délocalisations se démultiplieront, se démultiplieront encore jusqu’à réduire des Etats à la faillite. Alors, les laissés pour compte se réfugieront soit dans des bouffées sporadiques de violence, soit dans l’intégrisme religieux. Pour les nantis, les ventres pleins, les bouffis de pouvoir, l’ennemi sera le pauvre, le fainéant, le chômeur se complaisant dans sa paresse tandis que pour les plus démunis ce seront les autres, les immigrés, les incroyants, etc.
- Ce sombre tableau fait peur.
- Vous n’avez entendu que le début. Bilan: le XXIème siècle dépassera le XX e en horreur. Décomposition des Etats, fragmentation presque à l’infini de ceux-ci, jusqu’à l’absurde au nom d’un nationalisme ridicule, massacres pandémiques, purification ethnique, pollution incontrôlable, couche d’ozone se réduisant comme une peau de chagrin, réchauffement de la température moyenne de la Terre, montée des eaux, catastrophes naturelles se multipliant, épidémies, virus mutants, invasion d’insectes tropicaux ou équatoriaux jusque dans les contrées tempérées, famines généralisées mais programmées, fonte des calottes polaires, avec, à terme, lorsque le phénomène sera achevé, plus de 90% des terres ennoyées. Oui, tel est le brillant résultat des coups de boutoir répétés de l’ultralibéralisme ce nouvel intégrisme dont le deus ex-machina n’est autre qu’Axel Sovad qui manipule les marionnettes humaines comme un maître sans pareil.
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- Monsieur Wu, vous êtes au-delà du désespoir. Vos propos en décourageraient plus d’un. Ils pourraient paraître exagérés mais, manifestement, ce n’est pas le cas. Je dois vous croire et ce, d’autant plus facilement que je suis relativement bien informé. En effet, j’ai eu l’écho que certaines cellules de la CIA commençaient à financer, oh, fort discrètement, des mouvements intégristes musulmans dans le but, plus que certain, d’affaiblir le monde communiste à l’intérieur de ses frontières et à l’extérieur, je sous-entends les républiques soviétiques d’Asie centrale sans oublier le Proche-Orient…
- Oui cela se tient. La CIA verra les résultats de ses machinations aller bien plus loin que ses espérances les plus folles. Elle n’aura été qu’un inconscient boutefeu.
- Mais vous, Daniel, comment connaissez-vous aussi bien cette histoire bis? Vos archives doivent être différentes, non?
- Tout à fait.
- Comment avez-vous réchappé à l’effacement de votre monde?
- Lorsque notre Univers a disparu dans les limbes d’une potentialité parmi d’autres, il ne l’a pas fait d’un coup bien que le phénomène ait été extrêmement rapide. La transition a duré en fait quelques microsecondes, délai suffisant pour que l’IA de notre vaisseau réagisse et sauve ainsi ses occupants…
- Si je vous suis bien, il s’est en quelque sorte produit l’équivalent d’un fondu-enchaîné subliminal…
- C’est cela. Mais je reprends. Lorsque tout a débuté, nous étions, le commandant Fermat et moi-même, à bord du Sakharov, en orbite autour de la planète Hellas sur laquelle séjournait la quasi-totalité de notre équipage en permission.
- Sakharov? Le physicien soviétique? Vous avez baptisé votre vaisseau du nom du découvreur russe de la bombe H? s’étonna Franz à juste titre.
- Pas pour cela, monsieur von Hauerstadt. Pour ses actions contre la dictature communiste…
- Poursuivez.
- L’intelligence artificielle du Sakharov, sentant donc que les coordonnées générales ne correspondaient plus, est passée en vitesse luminique ce qui a eu pour conséquence, comme nous étions projetés dans l’hyper-espace, que nous n’avons pas été affectés physiquement par le changement de la trame historique. Bref, nous n’avons pas disparu et nous avons conservé intégralement notre mémoire.
- Mais… Vous ne deviez pas être les seuls à vous déplacer à la vitesse de la lumière lorsque la transition a eu lieu.
- C’est à croire que si! Pour nous en assurer, nous avons scanné toute la Galaxie. Nous n’avons rencontré aucun vaisseau ami. À part la navette du médecin-chef Lorenza di Fabbrini qui était d’ailleurs attaquée par la race la plus belliqueuse de la Voie Lactée, les Haäns. Ce sont eux qui ont modifié l’histoire de la Terre. Mais il s’agissait de Haäns du XXXe siècle et non de ceux du XXVIe. Grâce à l’appui d’Axel Sovad, le temps alternatif ainsi crée, matérialisé, leur fut tout bénéfique. Ils se retrouvaient sans adversaire d’envergure pour conquérir tous les quadrants de la Voie Lactée, ce qui n’était pas le cas dans la première trame temporelle.
- Holà! Pas si vite! Depuis le début, vous sous-entendez que Sovad n’est pas humain.
- Ni Haän d’ailleurs.
- Alors, qu’est-il au juste?
- Le commandant Fermat et moi-même nous perdons en conjectures pour cerner l’origine de cet être. Dans un premier temps, nous avons cru tout d’abord que Sovad pouvait être un humain génétiquement modifié, appartenant à un troisième temps alternatif qui se vengeait du fait de sa nature, soit, deuxième hypothèse, un homme d’un futur lointain par rapport au XXVIe siècle dont les pouvoirs étaient montés à la tête. Mais dans ce cas, si cette hypothèse s’avérait exacte, pourquoi alors Sovad favorisait-il les Haäns, qui, occupant la Terre depuis le XXIVe siècle, avaient asservi la race humaine jusqu’à la faire dégénérer? Comment pouvait-il faire pression sur ces Haäns? Au XXXe siècle, il n’y aurait plus un seul humain vivant, dégénéré ou pas. Enfin, nous avons conclu logiquement que Sovad vient d’une autre dimension et qu’il n’est ni un Terrien ni un humanoïde. Nous n’avons pas été plus loin…
- Vous êtes-vous rendu sur cette Terre transformée?
- Lorenza di Fabbrini a eu ce triste privilège. À demie métamorphe, il lui a été facile de prendre l’apparence d’une adolescente Haän. Elle a ramené de son voyage Antor, un esclave humain génétiquement modifié, une sorte de vampire télépathe, capable de léviter, de tuer à distance, possédant la force de vingt hommes au minimum. Il nous a confirmé ce que nous soupçonnions et a accepté de nous aider dans notre entreprise à rétablir le temps originel.
- En se rangeant à vos côtés, n’a-t-il pas eu conscience de mettre son existence en péril?
- Pas si, au moment de la transition, il était dans l’hyper-espace!
- Actuellement, où se trouve votre ami? Car il est votre ami, c’est évident…
- Oui, je l’avoue… il a disparu. Il a cru pouvoir s’attaquer seul à Sovad. J’ai capté son ultime message mental. Par la seule puissance de sa volonté, l’entité l’a projeté au XIXe siècle, quelque part en Grande-Bretagne. Or, le commandant Fermat et moi-même ne pouvons plus le récupérer.
- Pourquoi?
- Nous n’avons plus le Sakharov à notre disposition. Il s’est autodétruit, toute son énergie épuisée à la suite d’un trop grand nombre de sauts quantiques temporels.
- Récapitulons. Axel Sovad serait un extraterrestre non humanoïde qui se servirait des Haäns pour contrôler le devenir de la Galaxie.
- Précisément. Mais je ne mets aucun conditionnel. Pour moi, cela est un fait avéré.
- Admettons. Pourquoi m’avoir contacté? Qu’ai-je donc de si extraordinaire à part ma fortune? Il y a bien plus riche que moi sur la planète, vous savez… je ne suis qu’un humain du XX e siècle, un chercheur qui n’a à sa disposition qu’une technologie primitive à vos yeux. Pensez donc! Nous ne nous sommes pas encore posés sur la Lune!
- Monsieur le duc, vous appartenez à plusieurs Univers et, intimement, vous le savez. Vous savez aussi que le terme Univers est impropre. Il faudrait plutôt utiliser le terme de Multivers.
- Montrez-vous plus explicite.
- Dans l’une de ces pistes temporelles, pas trop éloignée de celle-ci, dans celle qui, en fait, est pour moi l’originelle, vous vous êtes retrouvé en présence d’un scientifique Hellados  et ce, à la fin des années 1940. Il s’était présenté à vous sous le nom de Dick Simons. En réalité, il se nommait Sarton et était originaire du XXIIIe siècle, que ce fût celui de la première histoire ou celui du temps dévié. Or l’Hellados luttait de toutes ses forces pour contrer les machinations des Haäns du futur. Nous avons la preuve que Sarton a tenté de changer le continuum espace-temps plusieurs fois. Au moins à trois reprises. Dans une de ses tentatives, il a dû réussir puisque j’existe…
- Comment cela?
- Voyons, monsieur le duc, tout simplement parce que je suis né bien après l’Hellados. En l’an 2473...
- Je comprends.
- Finalement, Sarton a échoué, pas au XX e siècle mais au XIXe. Par la faute d’un grain de sable mais aussi par l’action d’un certain Haän du XXXe siècle nommé Opalaand ou Opaalan’Tsi… 
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- Quelles preuves avez-vous pour soutenir vos allégations?
- Les disques de Sarton que voici.
Lentement, Daniel sortit alors d’une bourse de soie cinq des disques translucides de l’Hellados, disques de la taille d’une capsule de bouteille, aussi fins qu’une feuille de papier aluminium transparent.
- Hum… A première vue, on croirait des jouets.
- Loin s’en faut. Ces disques appartiennent à une technologie de pointe. Du moins pour le XXIIIe siècle.
- Avez-vous le lecteur adéquat pour les déchiffrer?
- Monsieur von Hauerstadt, je suis le lecteur comme vous allez le constater très bientôt.
Posément, le capitaine déboutonna la manche droite de sa chemise, la releva, prit un coupe-papier sur le bureau et, à la stupéfaction de Franz, s’entama profondément le poignet. Le duc eut un sursaut et voulut intervenir; un signe rapide de Daniel l’arrêta. Sous la douleur, le visage du daryl androïde se crispa brièvement, son sang s’écoula, mais stoïque, le rescapé du futur tira de son avant-bras un microfil pas plus épais qu’un cheveu. Il le cisailla et le fixa délicatement et magnétiquement au centre du troisième des disques. Ensuite, toujours aussi précis et calme dans ses gestes, il sortit un mouchoir en papier de sa poche et se maintint fortement le poignet, exerçant une compression directe, sachant pertinemment que son sang se coagulait très rapidement.
- Le disque est prêt à fonctionner, articula Daniel Lin d’un ton neutre.
Déposant le matériel sur le bureau, il donna au disque l’impulsion nécessaire.
Aussitôt, un troisième personnage surgit dans la bibliothèque. L’image holographique d’un Sarton paraissant âgé d’une cinquantaine d’années. Bien qu’il ne fût pas grimé, Franz le reconnut immédiatement.
- Mais… s’exclama-t-il, c’est l’individu que je vois souvent en rêve. Chacune de ses apparitions est liée à l’étrange assassinat d’une comédienne sosie de la princesse Grace de Monaco avant qu’elle soit célèbre, vers les années 1949-1950 disons. La jeune femme est tuée par un Chinois à la carrure impressionnante.
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- Un Chinois? Fit Daniel Lin sur un ton sourd. Un Haän plutôt. En effet, une fois épilés, les Haäns peuvent passer pour des Asiatiques, des Hans justement.
- Vous semblez vexé.
- Un peu, c’est vrai. Pardonnez-moi mon humeur. Ainsi, vous rêvez donc d’un temps parallèle. Cela ne m’est jamais arrivé… quoique… n’auriez-vous pas des dons de télépathe? Ceci expliquerait que vous soyez en contact onirique avec votre double…
- Daniel, dites mes doubles. Depuis mon adolescence, je fais des songes compliqués qui me laissent effectivement penser que j’existe dans trois univers différents au moins.
- Voici pourquoi Sarton a recommandé de vous contacter.
- Dans un de ces mondes, mon ami Otto von Möll est mort de mort naturelle en décembre dernier. Dans une autre histoire, il a été assassiné par un étrange automate construit au XVIIIe siècle.
- Mais dans cette réalité?
- Otto a en fait été mystérieusement agressé par des individus qualifiés de cambrioleurs par la police ravensburgeoise. Or rien n’avait été dérobé à son domicile. Il a succombé à ses blessures.
- Bizarre…
- Vous pouvez le dire. Savez-vous sur quel projet nous travaillions tous deux avant sa disparition?
- Non, mais je peux le deviner.
- Sur un modèle théorique de translateur.
- Ah! Mais c’est…
- Dangereux?
- Sans doute, mais aussi trop tôt. Un translateur. Pareil engin fait partie des recherches interdites. Au même titre que les daryls.
- Dans l’Univers parallèle dans lequel Otto est assassiné par l’automate, je suis en rapport avec son petit-fils Stephen qui vit dans les années 1993-1995. Un monde dans lequel la Troisième Guerre mondiale fait rage. Je participe également à la construction d’un translateur qui est en parfait état de marche.
- Bouddha! Mon XXVIe siècle n’en possédait pas. Sous la pression d’une cascade de réglements tendant à préserver la vie et l’intégrité de la Galaxie, la recherche scientifique avait pris une autre direction.
- Mais, pourtant…
- Certes, nous voyagions dans le temps mais rarement et poussés par les circonstances. Pour cela, il nous fallait précipiter un vaisseau à dix-sept fois la vitesse de la lumière au centre d’un Soleil, ce qui exigeait une précision de la valeur d’une attoseconde. Puis, par la vitesse et l’énergie acquises, nous pouvions alors rebondir dans la structure même de l’hyper-espace.
- Terrifiant.
- Tout à fait. Écoutons ce que dit Sarton. Il s’exprime en français et non pas dans sa langue maternelle. Ainsi, je n’aurai pas à vous traduire ses propos.
Sous l’impulsion mentale de Daniel, l’hologramme s’activa et l’Hellados résuma d’un ton monocorde ses interventions sur Terra entre les années 1926 et 1950. Puis il raconta la mission de 1867 qui vit son échec malgré la résorption de l’Homunculus.
Pendant que Sarton répétait ce qui était arrivé, le capitaine Wu pensait.
« Dans la piste créée par Sarton, ce n’était pas simplement l’existence des daryls qui était en jeu mais également le fait que les humains devaient parvenir à mettre au pont la fusion nucléaire et à élaborer la théorie des champs unifiés. Les secrets de Danikine étaient passés d’abord aux Soviétiques mais ces derniers n’ont pu en profiter puisque une Seconde Guerre mondiale de deux années plus courte avaient favorisé davantage les Américains que les Russes, empêchant donc les communistes de s’étendre à l’Ouest ».
Le message terminé, Franz fit la constatation suivante:
- Il ressort des aveux de Sarton que les progrès techniques de ce XX e siècle ont été foudroyants. Einstein y a réussi l’impossible: l’unification des forces.
- Bien évidemment. Sarton a aidé le chercheur dans ses découvertes et lui a fait accepter la physique quantique.
- Daniel, dans ce cas, c’est votre temps qui est dévié, et non celui-ci. À la suite de l’intervention de l’Hellados auprès d’Einstein.
- Hum… En quelque sorte… cependant, mon Univers est le seul envisageable pour le devenir et la prospérité de la Galaxie.
- C’est là votre point de vue. Comment en êtes-vous si certain? Ne commettez-vous pas le péché suprême? Celui de l’anthropocentrisme? L’homme indispensable à l’Univers?
- Non monsieur. Je suis avant tout un scientifique, un xéno biologiste parfaitement conscient de la propension des humains à se croire le centre de l’Univers.
- Prouvez-le moi.
- Voici le cinquième disque. Voyez les images qu’il révèle.
Cette fois-ci, le spectacle dévoilé fut apocalyptique. Les images représentaient les avenirs possibles non seulement de la Terre et d’Hellas mais aussi ceux de la Voie Lactée et des autres Galaxies. Le chronovision avait accompli des prodiges. À l’issue de ce voyage, secoué, Franz demanda confirmation.
- Daniel, me jurez-vous que tout cela n’est pas une chimère?
- Sur mon honneur. Sur ma foi.
- Votre Univers est-il le meilleur?
- Le meilleur, non, mais le plus souhaitable. Comme vous l’avez vu, la Terre va connaître les guerres eugéniques. Un chaos s’ensuivra qui durera un peu plus de soixante années. Ensuite, les Helladoï entreront en contact avec les humains. La civilisation terrestre prendra alors son essor. En 2505, année d’où je suis originaire, il n’y avait plus ni guerre ni famine sur ma planète. Il en allait de même pour les 1042 autres mondes de l’Alliance.
- Une Alliance pacifique?
- Bien sûr.
- Mais votre vaisseau, le Sakharov?
- Il est vrai qu’il possédait un armement. Mais jamais nous n’attaquions les premiers. Ce principe nous a d’ailleurs coûté très cher. Je ne parle pas ici de la manipulation temporelle. Les Asturkruks et les Odaraïens ont failli nous anéantir.
- Je suis satisfait par votre franchise. Daniel, qu’attendez-vous précisément de moi?
- Une aide financière tout d’abord puisque dans ce temps et à cette époque rien ne peut s’accomplir san argent. Puis votre participation à l’élaboration de la machine que j’envisage de construire. Non pas un translateur, même si, théoriquement, j’en maîtrise les données et les pièges, mais bel et bien un matérialisateur temporel.
- Un matérialisateur temporel? Dans quel but?
- Dans le but d’éliminer Sovad et ses séides. Lorsque ces derniers seront tous réunis lors du tout premier symposium annuel sur l’île de Sovadia Island au printemps 1970.
- Le délai me semble un peu court. Nous n’avons que quatre ans devant nous.
- Si vous nous aidez à trouver les matériaux nécessaires, ce laps de temps sera suffisant, croyez-moi.
- De quelle somme avez-vous besoin?
- Je ne sais pas. Je n’ai pas l’habitude de manipuler de l’argent. Là d’où je viens, la monnaie n’avait plus cours. Tout y était gratuit.
- Je vois. Utopique… mais bon… dans un premier temps je mets cinq millions de dollars à votre disposition. À terme, je puis aller jusqu’à vingt millions. De plus, vous aurez le secours de cinq cents techniciens.
- Monsieur le duc, merci. Il faut cependant que je vous dise qu’en l’absence de nanotechnologie et d’ordinateurs positroniques le matérialisateur temporel sera quelque peu encombrant, donc voyant… Il faudra prévoir un volume de 25m3.
- Daniel, une question encore… êtes-vous un robot? Un robot biologique comme dans le deuxième univers?
- Non… Un daryl androïde dont cinquante pour cent du cerveau sont contrôlés par un micro-ordinateur. Toutefois, je suis le seul de mon espèce grâce à la sagesse de mon père, le cybernéticien Tchang Wu.
- Ainsi donc, vous êtes un hybride…
- Si vous voulez. Puisque nous en sommes aux confidences, vous me rappelez un certain Raoul d’Arminville… quoique vous soyez blond… il y a en vous un air de famille.
- Vous ne m’étonnez pas. C’est mon père biologique…
- Comme vous l’avez déduit, je suis de nationalité chinoise bien que ma mère fût française.
- Voici pourquoi vous vous êtes braqué tantôt.
- Exact. Mon plus grand défaut reste la susceptibilité.
- Comme moi, éclata de rire Franz.
En signe de complicité, les deux hommes se serrèrent franchement la main. Une solide amitié venait de naître.

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