jeudi 30 mai 2019

Un goût d'éternité 4e partie : Franz : 1938 (2).


A la fin du printemps 1938, Anna von Wissburg se retrouvait affectée en Normandie, en tant qu’agent de liaison de l’Allemagne nazie. Son travail de sape allait débuter. Munie d’une fausse identité, elle se nommait désormais Carole Lavigne, née au Canada en 1914. Seule sa date de naissance était vraie dans tout cela. Ses papiers lui donnaient comme profession celle d’assistante médicale. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/46/Normandie_et_provinces.svg/220px-Normandie_et_provinces.svg.png
Alors que Marc Fontane venait d’achever son internat à Paris, le jeune médecin prit la décision de reprendre le cabinet du vieux docteur Paul. Or, ayant besoin d’une secrétaire assistante médicale, tout naturellement, il embaucha Carole Lavigne, ébloui non pas par son savoir mais par sa beauté. Toutefois, l’espionne accomplirait son travail avec le plus grand professionnalisme, se donnant à ses deux tâches avec un dévouement exemplaire, ne refusant pas les avances de son nouveau patron.
Anna von Wissburg était donc une taupe nazie installée en France afin de servir un mystérieux projet encore à l’état d’ébauche par le Führer. Dans les milieux bien informés, les dignitaires du Reich ne dissimulaient nullement leur volonté de venger le traité de Versailles et de mettre à genoux la France. Le pays devait tomber comme un fruit mûr dans leur escarcelle.
Quant à Franz von Hauerstadt, ô ironie, il fut muté à Vienne juste un mois après le départ de mademoiselle von Wissburg, désormais Carole Lavigne. Ce fut dans cette capitale dotée d’un charme irrésistible que le jeune comte acheva sa première année de service en tant que sous-lieutenant. Bien noté par ses supérieurs, il faisait preuve d’une assiduité digne de tous les compliments, toujours présent, toujours aux ordres du colonel, au contraire de nombre de ses camarades qui préféraient nettement passer le plus grand nombre d’heures dans les tavernes viennoises et les maisons de plaisirs.
Sur le plan de la politique internationale, les choses paraissaient s’envenimer. Hitler revendiquait en effet sur un ton de plus en plus comminatoire la région des Sudètes. Le Premier Ministre britannique, Neville Chamberlain
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/4d/Neville_chamberlain1921.jpg/800px-Neville_chamberlain1921.jpg
 crut bon de s’entremettre. Le 15 septembre 1938, il eut donc une entrevue avec le Führer à Berchtesgaden. L’Europe se retrouvait au bord de la guerre. En France, les pacifistes désespéraient et tous redoutaient le prochain conflit qui paraissait inévitable.
Cependant, Mussolini, fort de son succès en Ethiopie, de son rapprochement avec le dictateur allemand, accepta de servir d’intermédiaire entre l’Angleterre et la France d’un côté, et l’Allemagne nazie de l’autre. Lors de la réunion des Quatre à Munich, Daladier, Mussolini, Chamberlain et Hitler, les deux représentants des démocraties cédèrent sur tous les points. Que n’étaient-ils pas prêts à faire pour sauver la paix ? Evidemment, les Tchèques, pourtant les premiers concernés dans cette histoire, n’avaient pas été conviés à cette entrevue. Ils furent traités comme des moins que rien et durent se soumettre aux volontés de Hitler. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9c/Bundesarchiv_Bild_183-R69173%2C_M%C3%BCnchener_Abkommen%2C_Staatschefs.jpg
Ainsi donc, la Tchécoslovaquie perdait une bonne partie de son territoire. Quant au Président du Conseil Daladier,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/ec/%C3%89douard_Daladier.jpg/220px-%C3%89douard_Daladier.jpg
 il se sentait si coupable de lâcheté qu’il s’attendait à être conspué par la foule lors de son retour à Paris. Or, à son grand étonnement, ce ne fut pas ce qui se passa. Au contraire, il reçut une véritable ovation.
Ainsi en allait-il de l’Histoire mouvante des hommes. Mais où se trouvait donc l’honneur là-dedans ? Les conséquences de l’affichage des faiblesses de la Grande-Bretagne et de la France face aux exigences de Hitler n’allaient pas tarder. Staline commençait à négocier secrètement avec l’Allemagne nazie, ne désirant pas subir sur son territoire une guerre à laquelle il n’était pas prêt. En effet, l’Armée rouge était affaiblie par les récentes purges et assez désorganisée. Le Tsar rouge désirait avant tout gagner du temps…
Cependant, à Vienne, Hans Werner qui avait été également affecté dans la capitale autrichienne, entraînait son ami Franz dans les bordels. Mais ces virées ne réjouissaient pas le jeune comte. Fréquenter de tels lieux le révulsait même. Toutefois, cela ne signifiait pas que Franz n’avait aucune aventure et vivait comme un moine. Non, le comte von Hauerstadt avait une maîtresse attitrée, une dénommée Mélisande. Une délicieuse créature qui se laissait courtiser sans penser à mal, enchaînant les amants, sachant se contenter de ce que chaque jour qui passait lui offrait. Loin d’elle de réclamer davantage que des égards, des bouquets de fleurs, des nuits torrides…
Malgré Mélisande, Franz prenait le temps de compléter ses connaissances en physique et en astronomie. Mieux. Il avait demandé à sa mère de lui faire venir son violon. Amélie s’était empressée de satisfaire le désir de son fils préféré.
Hans Werner n’avait pas autant d’argent à sa disposition que son ami le comte. Il claquait toute sa solde en sorties, en beuveries et en parties fines. Toutefois, bon prince, comprenant que Hans Werner était moins fortuné que lui, Franz lui prêtait des petites sommes à fonds perdus, sachant ne jamais réclamer son dû. Le lieutenant lui en était reconnaissant.
- Toi, tu es un ami, un véritable ami.
- Oui, Hans Werner… mais tu devrais faire attention…
- Comment ? A quoi donc ?
- Cela fait deux fois cette semaine que tu as pris ton service en retard… le colonel Fichte l’a remarqué.
- Oui, bon… mais je me suis expliqué avec lui… alors, tu n’as rien à dire.
- Mais je ne te reproche rien…
- Heureusement. Au fait, Mélisande et toi, c’est du sérieux ?
- Pas vraiment…
- Un plan cul ?
- Houlà ! Tu t’exprimes d’une façon…
- Quoi ! Un chat est un chat, Franz… 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/64/Collage_of_Six_Cats-02.jpg/290px-Collage_of_Six_Cats-02.jpg
- D’accord… il n’y a rien d’autre que du sexe entre nous deux. Mélisande n’exige pas davantage…
- Même pas quelques cadeaux de valeur ?
- Non, non. Elle se contente de peu…
- Pourtant, elle sait qui tu es… ce que tu pourrais lui offrir…
- Justement… cela lui suffit que je sois fils d’un duc…
- Oui… plus tard, lorsque nous serons affectés ailleurs, elle se vantera d’avoir attrapé un comte dans ses filets… Mais toi, tu n’envisages rien d’autre ?
- Non… et certainement pas le mariage…
- Ben mon vieux… tu es toujours amoureux de cette Anna.
-Je n’irais pas jusque-là. En fait, tomber amoureux, c’est fini pour moi.
- Que tu dis…
- L’avenir me donnera raison, Hans Werner…
- On parie ?
- On parie quoi ? Je te croyais aussi fauché qu’un radis.
- Une bouteille de schnaps… Nous reparlerons de tout ceci dans deux ou trois mois. D’accord ?
-  Hé bien soit…
En riant, les deux amis topèrent. Puis, Franz se pencha sur un compte rendu des plus pointus concernant la possible mise en orbite d’une fusée… en haussant les épaules, Brauchischte abandonna le comte pour rejoindre la cour de la caserne.
Fils aimant, Franz donnait régulièrement de ses nouvelles à sa famille. Mais le père devait se rendre à l’évidence. L’aîné de sa descendance était toujours un nazi convaincu et n’éprouvait aucun remords à se retrouver en Autriche qui, logiquement, faisait désormais partie du Grand Reich.

*****
26 Juillet 1794 ou 8 Thermidor an II.
La réunion conjointe des deux comités de Salut Public et de Sûreté générale du 5 Thermidor n’avait rien donné de positif pour l’Incorruptible qui y assistait pour la première fois depuis six semaines. Atteint dans son amour propre, Robespierre avait pris la décision de gouverner désormais en s’appuyant sur les députés modérés de la Convention. Ce Marais mou et peureux qui avait toujours été du côté d’où soufflait le vent. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/14/ExaminationLouistheLast.jpg/350px-ExaminationLouistheLast.jpg
Mais il était bien trop tard, Fouché ayant achevé son travail de sape.
Pour la dernière fois, Maximilien prit la parole à la Convention. Cependant, son discours ultime s’avéra d’une maladresse notoire car le membre le plus éminent de ce gouvernement d’urgence s’étendit sur sa personne longuement pour ensuite demander une épuration de l’Assemblée elle-même et des comités sans, grave erreur tactique de sa part, nommer les traîtres qu’il accusait.
Tout naturellement, les députés, montés par Joseph Fouché depuis quelques semaines, se croyant faire partie des fausses listes d’accusation, des listes différentes selon les conventionnels à qui elles étaient présentées, s’unirent pour renverser le tyran.
Cependant, tout d’abord, le discours de Robespierre reçut le vote de l’imprimatur. Mais, bien vite, les discussions reprirent et ce vote fut annulé. Mortifié, Maximilien trouva alors refuge au Club des Jacobins où, là, il s’étendit une fois encore sur les avanies dont il était victime.
Les séances de la Convention nationale étaient publiques. Ainsi, Stephen et Michaël, anonymes parmi les anonymes spectateurs des tribunes, avaient assisté à cette séance historique. Il s’en fallut de bien peu pour que l’Américain ne s’élançât pas de sa place et prît la parole à la barre afin de remettre en cause ce qui, pour lui, paraissait être un déni de justice tandis que le refus d’imprimer le discours de Robespierre était décidé. Michaël l’avait retenu avec poigne, lui disant mentalement :
- Cessez donc de vouloir intervenir alors que l’Histoire est en train de prendre un tour déjà inscrit dans les archives.
Le professeur se résigna donc à simplement enregistrer ladite séance grâce à un mini appareillage dissimulé dans un faux bouton de cuivre de sa redingote.
Le même soir, tandis que nos deux Tempsnautes prenaient un dîner rapide à la buvette de l’Assemblée, un repas composé d’un plat de patates bouillies, de deux côtelettes d’agneau et de quelques poires, le tout accompagné d’eau plate, à quelques mètres de là, dans un autre bâtiment, au premier étage, dans la salle de travail du Comité de Salut Public, situé dans le pavillon de l’Egalité, Billaud et Collot-d’Herbois faisaient irruption, les vêtements en désordre. Ils venaient d’être chassés rudement des Jacobins par Robespierre et ses partisans.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/0f/Jean_Marie_Collot_d%27Herbois.jpg/200px-Jean_Marie_Collot_d%27Herbois.jpg
Furieux de l’humiliation ainsi subie, tremblant pour leur vie, ils houspillèrent Saint-Just, isolé, qui était en train de rédiger paisiblement un rapport qu’il devait lire le lendemain à la Convention.
- Allez… Dis-le que tu es en train de rédiger un acte d’accusation contre nous…
- Mais non… pas du tout.
- Tu as des papiers contre nous dans tes poches, s’écria Collot hors de lui.
- Mes poches sont vides.
- Non. Tu mens, sale espion à la solde de Robespierre.  
- Je vous dis que je n’ai rien sur moi. Tout est là sur cette table.
- Menteur ! Nous allons te fouiller.
Alors, le visage blême, Antoine vida ses poches afin de montrer à ses deux collègues qu’effectivement, il ne cachait aucun papier compromettant les concernant.
Cet incident devait avoir des conséquences fatales quelques heures plus tard.
- D’accord. Tu n’as rien. Mais tu n’as pas achevé ta rédaction, fit Billaud.
- C’est exact. Mais j’ai déjà envoyé les premières pages au secrétariat afin qu’elles soient recopiées.
-  Alors, dans ce cas, promets-nous de soumettre tout ton discours à notre approbation lorsque tu l’auras terminé, reprit Collot d’un tour âpre.
- Je verrais.
- Non. Tu dois t’engager.
- Entendu.
Sur cette promesse, les deux Conventionnels se retirèrent. Comme si de rien n’était, Antoine se remit au travail. Deux heures plus tard, le jeune député rejoignait ses collègues dans la salle de délibérations. Ce qui suivit fut encore plus houleux que l’incident précédent.
Ce ne fut qu’au petit jour que Saint-Just quitta le pavillon de Flore, désormais baptisé pavillon de l’Egalité. Cependant, les heures s’écoulaient et personne ne venait apporter une copie du discours promis à Billaud, Collot, Barère et Carnot. Vers midi seulement, un huissier se présenta porteur de ce mot : l’injustice a fermé mon cœur ; je vais l’ouvrir tout entier à la Convention nationale.
Alors, s’estimant trahi, les quatre membres du gouvernement se précipitèrent à leur tour à l’Assemblée tandis que Saint-Just venait à peine d’y pénétrer, vêtu d’un habit chamois et d’un gilet blanc. A ses côtés, se tenait Robespierre qui avait fait des frais de toilette, sa perruque impeccablement poudrée et son habit bleu nankin inauguré lors de la Fête de l’Être Suprême sur le dos. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/c5/Lille_PBA_Boilly_robespierre.jpg/198px-Lille_PBA_Boilly_robespierre.jpg
Peu après midi, le jeune député monta une dernière fois à la tribune de la Convention et débuta son ultime discours, discours qu’il ne put terminer. Aussitôt le silence se fit et Antoine prit la parole.
- Je ne suis d’aucune faction. Je les combattrai toutes.
Il fut interrompu par l’arrivée de Billaud-Varenne qui reçut une salve d’applaudissements.
Nullement troublé, le jeune homme reprit :
- Vos Comités de sûreté générale et de salut public m’avaient chargé de vous faire un rapport sur les causes de la commotion sensible qu’avait éprouvée l’opinion publique dans ces derniers temps. La confiance des deux Comités m’honorait ; mais quelqu’un cette nuit a flétri mon cœur et je ne veux parler qu’à vous. J’en appelle à vous de l’obligation que quelques-uns semblaient m’imposer de m’exprimer contre ma pensée. On a voulu répandre que le gouvernement était divisé : il ne l’est pas ; une altération politique, que je vais vous rendre a seulement eu lieu.
A cet instant précis, Tallien l’interrompit. Un nouveau courage l’animait car il venait juste d’apprendre que sa maîtresse Thereza
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f5/Th%C3%A9r%C3%A9sa_Cabarrus.JPG/260px-Th%C3%A9r%C3%A9sa_Cabarrus.JPG
 devait comparaître dès le lendemain devant le Tribunal révolutionnaire. Or, avec la loi du 22 Prairial, la procédure d’accusation et la sentence étaient accélérées. Il suffisait de voter soit la relaxe soit la peine de mort et, basta ! C’en était fini du condamné. Aussitôt, il montait sur l’échafaud. 
- Hier un membre du gouvernement s’en est isolé et a prononcé un discours en son nom particulier ; aujourd’hui, un autre fait la même chose… je demande que le rideau soit entièrement déchiré !
Alors, Billaud-Varenne bondit et enchaîna.
- Je m’étonne de voir Saint-Just à la tribune après ce qui s’est passé. Il avait promis aux deux Comités de leur soumettre son discours avant de le lire à la Convention et même de le supprimer s’il leur semblait dangereux.
Alors que Le Bas, l’ami d’Antoine, tentait à son tour d’intervenir, on ne lui permit pas de prendre la parole. Collot d’Herbois qui présidait la séance s’y opposait, faisant s’exprimer tous les députés hostiles à Robespierre. Excédé, à bout, ce dernier jeta un instant :
- Président d’assassins, je demande la parole.
Le brouhaha général dura cinq longues heures. Toujours immobile à la tribune, transformé en statue de la fierté mais comprenant surtout qu’il n’y avait plus rien à tenter, Saint-Just s’était enfermé dans le silence. Rien ne sortait de cette confusion lorsque, enfin, un obscur Conventionnel, député de l’Aveyron, siégeant à la Montagne, Louchet, lança :
- Je demande le décret d’accusation contre Robespierre.
Après un moment de stupéfaction, la Convention le vota. Puis ce furent Couthon et Saint-Just qui furent à leur tour décrétés d’accusation. Il en alla de même pour le frère cadet de Maximilien, Augustin, et Philippe Le Bas.
Plus pâle qu’à l’accoutumée, Robespierre dit amèrement :
- La République, elle est perdue car les brigands triomphent !
Ensuite, les cinq hommes furent conduits dans des prisons différentes. Les événements de cette nuit mouvementée des 9 et 10 Thermidor an II devaient s’enchaîner, conduits par la déesse de la Fatalité.

*****

9 Novembre 1938. La sinistre et célèbre Nuit de Cristal. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/06/The_day_after_Kristallnacht.jpg
Les nazis brisaient les devantures et dévastaient les magasins juifs alors que les arrestations et les internements s’intensifiaient dans tout le pays. Tout cela en signe de représailles pour l’assassinat à Paris d’Ernst von Rat, conseiller d’ambassade allemand par le Juif polonais Herschel Grynspan. Puis, trente mille Israélites seraient déportés à Dachau, Buchenwald et Saschsen-Hausen. Evidemment, les autorités étaient entièrement partie prenante dans ces persécutions. Elles encouragèrent également le départ de nombreux coreligionnaires vers l’étranger, allant jusqu’à en expulser par milliers.
Pendant ce temps, aux Etats-Unis, Georges Athanocrassos invitait Otto von Möll à passer le week-end dans sa propriété privée sur les bords du Missouri, un bungalow préfabriqué, surélevé, peint en rouge, avec un garage pouvant accueillir quatre grosses cylindrées. Mitoyens au pavillon tape-à-l’œil, il y avait un court de tennis, un terrain de golf et un jardin à la pelouse magnifiquement entretenue.
Otto fut tout sourire avec Renate, paraissant avoir oublié l’affront qu’elle lui avait fait subir une décennie plus tôt. Le scientifique et avionneur avait eu le bon goût de ne point amener avec lui ses deux fils, les laissant aux bons soins de la nouvelle gouvernante, une certaine Dolores. Par contre, il cajola les trois enfants du couple, deux fillettes de neuf et six ans et un garçonnet de deux ans, allant même jusqu’à leur offrir des bonbons et des jouets.

*****

vendredi 17 mai 2019

Un goût d'éternité 4e partie : Franz : 1938 (1).


1938

Janvier 1938.
L’Obersturmführer SS Gustav Zimmermann se trouvait à Vienne non pas en congé mais bel et bien mandaté par sa hiérarchie. Obéissant au testament moral de Johanna van der Zelden, il traquait sans répit Hanna Bertha et sa famille. Un informateur l’avait conduit à se rendre dans la capitale autrichienne. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a2/Bundesarchiv_Bild_137-049278%2C_Anschluss_%C3%96sterreich.jpg
Durant des jours et des jours, il remonta la piste, sans se décourager. Pourtant, malgré son acharnement, il ne connut pas le succès. Toutefois, ce n’était que partie remise.
Or, Vienne, en ce début d’année, connaissait une vie politique des plus agitées. De nombreux membres du gouvernement avaient été travaillés par les nazis. Ils réclamaient à corps et à cris le rattachement de leur pays au Reich allemand. Il en allait de même pour la majorité de la population qui n’avait de cesse de manifester par divers moyens afin d’obtenir gain de cause.
Le 11 mars 1938, ce fut l’Anschluss. Hitler triomphait avec une facilité déconcertante, les démocraties européennes se contentant d’entériner le fait. Pendant que les troupes de la Wehrmacht entraient à Vienne sous les hourras d’une foule fanatisée, Gustav Zimmermann n’en poursuivait pas moins sa quête. Toujours sans résultat aucun. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/dd/1clerofascismo1.jpg/220px-1clerofascismo1.jpg
Cependant, Franz ne faisait pas partie des régiments défilant dans la capitale. Au contraire d’Anna von Wissburg qui, elle, assistait à ce moment historique, des larmes de bonheur dans les yeux. Durant des heures, elle fit le salut nazi, acclama les différents corps, marquant sans retenue son enthousiasme.
Ainsi donc, la peste brune venait de s’abattre sur ce petit pays mais les grandes puissances internationales s’en moquaient ou presque. Les Etats-Unis restaient avant tout préoccupés par un nouveau ralentissement économique, le New Deal révélant ses limites. Quant à l’URSS, son attention se portait sur la suite des procès de Moscou et du bon déroulement des purges.
Après ces moments de joie, Anna fut toute à sa tâche, celle de la traque des Juifs et des opposants à l’Anschluss. Elle ne rechigna pas à participer en personne à l’arrestation de familles d’origine israélites, secondant ainsi l’Obersturmführer Zimmermann.
A ce régime, l’Autriche se retrouva entièrement assimilée et nazifiée en quelques semaines.
Quant aux habitants de la région des Sudètes en Tchécoslovaquie, ils réclamèrent leur indépendance pour les plus « modérés », leur rattachement à l’Allemagne pour les plus convaincus. Manifestement, les nazis effectuaient un « bon » travail en Europe centrale, étant passés maîtres dans la manipulation de l’opinion, s’appuyant sur des nationalistes allemands et des membres de la cinquième colonne.

*****

Sainte-Marie-Les-Monts. 1938. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/cb/StRemysurOrne_001.jpg/1200px-StRemysurOrne_001.jpg
Un petit village coquet pas loin de la côte normande comme il y en avait tant, avec son église typique, sa place du marché, sa mairie, vieux bâtiment construit sous Henri II et reconverti en hôtel de ville, les ruines de son château-fort, sis sur une butte, ses trois bars et bistros dans lesquels on pouvait s’enquiller un calva de derrière les fagots, sa gendarmerie, ancienne écurie reconvertie, autrefois appartenant à une auberge désormais disparue, sa rue principale goudronnée et ses maisons à colombages, aux murs égayés par du lierre ou d’autres plantes grimpantes.
C’était justement là, ou du moins à proximité, que vivait la famille Fontane.
Il est temps pour nous de faire la connaissance du brigadier de gendarmerie Michel Granier, un bonhomme des plus sympathiques qui avait le bonheur de ne pas être cantonné dans les locaux officiels de son corps mais de demeurer dans une charmante maisonnette à quatre cents mètres, pas davantage, des bâtiments de la gendarmerie.
Michel était un individu affable, déjà âgé d’une quarantaine d’années, le visage rondouillard et la bedaine naissante. Son visage se paraît d’une moustache brune savamment entretenue – elle faisait sa fierté – tandis que ses yeux noisettes respiraient tout à la fois la joie de vivre et la bonté. Le teint rosé de notre personnage dénonçait également le fait qu’il ne dédaignait pas de temps à autre un verre de l’alcool local, mais jamais à en être ivre. Michel Granier serait passé inaperçu parmi une foule s’il n’avait pas été vêtu de son uniforme. En effet, sa taille moyenne, sa bonhomie naturelle en faisaient un Français des plus ordinaires. Toutefois, un début de calvitie qui dénudait ses tempes, son front et le sommet de son crâne étaient les seuls détails notables qui le faisaient être identifié sur des photos de famille ou de corps.
Ce soir-là, alors que sept heures avaient sonné au clocher du village, Michel ramenait à la maison un jeune cocker de cinq mois environs. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/4b/English_cocker_spaniel_pix.jpg/280px-English_cocker_spaniel_pix.jpg
- D’où vient cette bête ? Interrogea l’épouse sans montrer sa contrariété.
- Du chenil. J’ai pensé que nous pourrions l’adopter.
- Tu as dû débourser une belle somme, non ? C’est un chien de race…
- Oui, c’est un cocker… Ses maîtres l’ont laissé au chenil car ils devaient regagner l’Angleterre. Mais je n’ai rien eu à payer… Bobby m’a tout de suite plu.
- Tu ne m’avais pas dit que tu voulais prendre un chien… en tout cas, il est affectueux.
- Je voulais vous faire une surprise.
- Je vais appeler Elisabeth. Elle est là-haut en train de finir ses devoirs.
Lorsque l’adolescente rousse dévala les escaliers, quelle ne fut pas sa joie de voir un jeune chien aboyer dans la maison.
- Oh ! Il est mignon tout plein ! s’exclama-t-elle. Il est pour moi ?
- Oui, ma fille. Tu as toujours voulu un chien.
- Merci, papa. Comme il est gentil. Il se laisse caresser sans aboyer. Il m’a l’air d’avoir bon caractère.
- Oui… au fait, il s’appelle Bobby.
- Bobby… je crois que nous allons être une paire d’amis tous les deux, répondit la jeune fille en prenant le chiot dans ses bras.
Bobby fut rapidement adopté par la famille Granier, la mère abandonnant ses réticences quant à la présence d’un chien dans la maisonnette. Alice Granier était une femme forte, blonde et grande, elle mangeait la soupe sur la tête de son mari selon l’expression familière, de deux ans plus jeune que son cher Michel, son premier et unique amour qu’elle avait épousé à dix-huit ans. Ce mariage s’était soldé par la naissance de deux enfants, un fils aîné, François, et Elisabeth, la cadette, qui, à douze ans, terminait ses études primaires. L’adolescente devait passer le certificat d’études à la fin du mois de juin 1938. Vive, intelligente, dotée d’une magnifique chevelure flamboyante, ors chauds et feuilles rougeoyantes au soleil couchant, des yeux noirs venant trancher sur sa peau blanche dépourvue de tous défauts, d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, dans quelques années, la jeune fille allait faire défaillir bien des cœurs. Mais pour l’instant, Elisabeth ignorait sa beauté naissante.
L’aîné des enfants Granier devait fêter ses vingt ans au mois d’octobre. Tout en poursuivant des études de préparateur en pharmacie, il travaillait à mi-temps à Caen, chez un chausseur et maroquinier. De caractère plutôt placide, il venait de se lier d’amitié avec un certain Antoine Fargeau qui était originaire de la capitale. Le Parisien n’avait pas fait mystère des raisons pour lesquelles il s’était retrouvé en Normandie. Apprenant cela, François avait souri et avait rétorqué :
- Espérons que cette mésaventure te serve de leçon, Antoine.
- En tout cas, on ne m’y reprendra plus.
Pour la famille Granier, François représentait tous les espoirs d’ascension sociale. En effet, tous escomptaient bien que le jeune homme pût aller plus loin dans ses études et qu’il finît par devenir docteur en pharmacie. Au physique, l’étudiant présentait une silhouette mince, des yeux bruns et une chevelure semblable à la teinte des blés mûrissants. L’héritier des Granier manifestait des idées nobles, mais ne se mêlait pas de politique. Antoine allait changer cela. Les événements à venir également.

*****

1440, un jour d’hiver. Un monastère perdu dans les Abruzzes.
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/0d/Parco_Nazionale_d%27Abruzzo%2C_Lazio_e_Molise.jpg/220px-Parco_Nazionale_d%27Abruzzo%2C_Lazio_e_Molise.jpg
La neige était tombée en abondance toute la journée. Mais, désormais, une bise aigre soufflait, faisant frissonner tous les êtres vivants qui n’avaient pas la chance de se retrouver à l’abri du vent hurlant au-dessus des pics et des vallées. Il en allait de même dans les corridors et sous les voûtes du monastère.
Les bâtiments religieux présentaient l’agencement caractéristique mis à l’honneur par Saint Benoît il y avait déjà près d’un millénaire. Cependant, les pierres qui composaient la construction avaient été taillées dans la roche dominante de la région.
Ce soir-là, après vêpres, Fra Vincenzo demanda à parler au prieur du couvent. Le moine avait une allure plutôt repoussante. De petite taille, voûté non par l’âge mais par les privations, le visage mangé par une barbe grise assez drue, les méplats bien visibles toutefois, la tonsure ayant besoin d’être rafraichie, portant la robe grise nouée par une corde, les pieds dans des sandales usées, le regard brillant d’une lueur fanatique, tout en lui provoquait le réflexe de faire fuir les gens qui ne le connaissaient pas. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/6c/Cistercian_monks.jpg/240px-Cistercian_monks.jpg
Mais Fra Vincenzo se moquait de la répulsion qu’il déclenchait chez les laïcs. Le moine était habité par une révélation qui avait bouleversé sa foi. Présentement, agité, nerveux, il mordillait ses lèvres craquelées, s’impatientant parce que son supérieur le faisait attendre.
Le Prieur s’en vint enfin, au grand soulagement de Fra Vincenzo.
- Mon frère, qui y a-t-il ? Etait-ce si urgent que vous ne pouviez attendre jusqu’au matin ?
- Non, mon père.
- Expliquez-vous donc, Vincenzo.
Après que le prieur l’eut invité à entrer dans ce qui servait de bureau au supérieur du monastère, le moine s’exécuta à la lueur tremblotante d’une chandelle.
Bien que prudent dans ses propos, il ressortait que Fra Vincenzo ne croyait plus aux dogmes proclamés par l’Eglise catholique. Ce qu’il avait trouvé après de longues, très longues nuits de méditation, était si invraisemblable qu’il craignait d’être devenu le jouet de Satan, d’encourir la damnation. Le prieur se voulut rassurant et tenta de réconforter le frère qui frisait l’hérésie.
- Mon frère, oubliez ce que vous croyez être la Vérité.
- Mais j’ai bien eu une vision, mon père… j’ai vu la nature réelle du Temps…
- Chimères que tout cela ! Jeûnez donc un peu moins… vous êtes d’une maigreur effrayante. Et participez davantage aux offices collectifs. Tenez… Reprenez vos travaux d’enluminures que vous avez abandonnés l’an passé.
- Recopier encore et encore la Légende dorée ou encore la charte de notre monastère…
- Oui, mon frère. Il n’y a là rien qui ne vaille votre désapprobation que j’entends dans votre voix.
- Je…
- Il n’y a pas à hésiter. Venez vous confesser ce matin, après prime… je vous donnerai l’absolution.
- Oui, mon père, convint fra Vincenzo, cédant au conseil du prieur.
Ce moine de cette première moitié du XVe siècle serait à l’origine des nouvelles théories sur la nature du temps, théories énoncées clairement par Antonio della Chiesa quelques siècles plus tard. Il y avait même plus. Fra Vincenzo serait aussi l’un des tous premiers maillons conduisant à la Quatrième Civilisation post-atomique…

*****