jeudi 17 septembre 2009

La gloire de Rama 2 : La valse à mille temps chapitre 15

Chapitre 15

Dans la salle de l’IA, Antor subissait deux attaques simultanées. Une virtuelle et une autre bien physique. Un Alphaego, le numéro quatre probablement, sorti de nulle part, venait d’entourer l’humain génétiquement modifié de ses tentacules visqueux. Le cordon ventral du monstre fœtal cherchait avidement la carotide du vampire. Manifestement, la créature d’un autre monde avait faim. Mais Antor luttait, résistait et le combat était dantesque.
« Vampire contre vampire », pensait avec raison la victime supposée de l’Alphaego.
Pour faire face, ne pas être submergé, l’ambassadeur n’eut pas d’autre choix que de se débrancher d’avec la simulation, préférant l’affrontement dans l’univers réel, analogique et non numérique.
Après maintes roulades, fabuleux tours de gymnastes, efforts brutaux et saccadés, le mutant parvint enfin à se dégager de la terrible emprise du tentacule mortel et réussit à planter ses crocs juste derrière l’occiput de la créature d’Aruspus. Mais le liquide particulièrement acide qui envahit alors sa gorge fut vite recraché. Il était loin de ressembler au nectar humain ou encore à son succédané!
« Il est encore plus infect que le poison Haän! », s’exclama intérieurement l’ambassadeur. Tout en reprenant le combat, il poursuivit ses réflexions.
« Là n’est donc pas la solution! Il me faut pénétrer en esprit dans le cerveau de cet alien afin de détruire ses neurones un à un grâce à une sorte de surcharge mentale, une invasion parasitaire imparable! ».
Toujours agrippés l’un à l’autre, toujours luttant au corps à corps, les deux êtres monstrueux, dans ce combat effroyable qui ne pouvait se solder que par la mort d’un des adversaires, dévastaient tout ce qui faisait obstacle à leur duel. Renversées, les consoles d’ordinateurs explosaient et la fumée dégagée envahissait l’immense salle informatique, rendant l’air peu à peu irrespirable. L’ozone émis piquait à la fois les gorges et les yeux. Mais Antor n’avait cure de cette gêne tout à fait secondaire. Tendu vers un but unique, il se concentrait et ses efforts étaient lentement récompensés.
Soudain, l’Alphaego lâcha sa proie et enroula deux de ses tentacules autour de son crâne surdimensionné, comme s’il ne parvenait plus à endurer les terribles vagues de souffrance qui l’assaillaient. Son ébauche pitoyable de bouche émit alors des ultrasons tandis que l’infernale créature se remodelait une fois encore. Une fois de trop! Inévitablement, la régression néoténique s’accentua. La tête monstrueuse grossit, prenant des proportions démesurées, ressemblant de plus en plus à celle d’un embryon. Bientôt, bouche et nez furent remplacés par de simples fentes branchiales tandis que, de leur côté, les membres aussi s’atrophiaient. Après être passés rapidement par la phase palmaire, mains et pieds prirent l’aspect de bourgeons.
Parallèlement, une queue poussait au bas du dos de l’alien. Quant à sa structure vertébrale, elle saillait davantage, révélant ainsi un squelette difforme. Puis un nouveau stade fut franchi. Les tentacules disparurent à leur tour. En quelques secondes cauchemardesques, il n’y eut plus devant Antor qu’une énorme proéminence ventrale, enrichie de milliers de vaisseaux sanguins charriant une lymphe blanchâtre, alors qu'à l’autre extrémité de l’Aruspussien, les cellules nerveuses, suivant un programme inversé, s’autodétruisaient. En fait, la matière cérébrale régressait jusqu’à ne plus exister!
Enfin, au stade ultime de l’Alphaego, il ne resta plus qu’un tube neural palpitant dont le ganglion du proto encéphale, simple renflement, émettait de surréalistes et spasmodiques éclairs violets. Cet amas tremblotait, parcouru de secousses perceptibles, étalé sur le sol de plastacier. La mutation inversée n’était cependant pas achevée. Le tube finit par se fendre en une symétrie parfaite. Réduit à une simple gouttière ouverte, l’ex Alphaego cessa alors de bouger : il était mort car il n’avait pas su ou pu stopper la métamorphose. Son anéantissement n’avait duré qu’un peu plus d’une minute.
A quelques mètres, Antor, qui, sous le terrible effort mental avait dû s’agenouiller, redressa enfin la tête. Jamais il n’avait été aussi pâle, présenté un visage aussi défait. Ses yeux rouges d’albinos larmoyaient. Soupirant de lassitude, il murmura :
« Incroyable! Je l’ai vaincu! Il ne me reste plus qu’à recueillir les restes infimes de cette aberration afin de les donner à analyser. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard! Quant à son frère, il a sans doute péri prisonnier d’un piège virtuel qui l’a dépassé! Il n’aura pu maintenir son intégrité physique, étiré jusqu’à l’infini. Il se sera confondu avec le Néant. Peut-être, ailleurs, ses atomes engendreront-ils d’autres univers! ».
Toujours vêtu de sa combinaison peau, avec précaution, Antor ramassa les quelques restes fragiles et précieux de l’Alphaego puis quitta la salle de l’IA endommagée, mais l’incendie s’était éteint miraculeusement, afin de rejoindre au plus vite le laboratoire infirmerie dans lequel opéraient Lorenza et le professeur Schlffpt.

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Vingt-quatre heures plus tard, toujours à bord du vaisseau spatial Langevin, mais cette fois-ci dans l’infirmerie, le professeur médusoïde et le docteur di Fabbrini étaient penchés sur des coupes de cellules d’Alphaego, celles recueillies par Antor. Un écran d’analyse affichait automatiquement toutes les données génétiques de l’être transformé en signes cabalistiques incompréhensibles pour un profane. Certaines séquences révélatrices apparaissaient en rouge. Visiblement, ce génome avait été modifié maintes fois, après plusieurs séries de mutations, au départ, sans doute, involontaires, puis, par la suite et par nécessité, téléguidées dans le but évident d’une survie, coûte que coûte!
Lorenza s’inquiétait.
- Êtes-vous certain, professeur, articulait-elle à l’adresse du professeur médusoïde, de pouvoir annihiler cette mutation, simplement en comparant les séquences d’ADN de notre alien mutant avec celles d’un axolotl?
- Naturellement, ma chère, émit le médusoïde sans marquer la moindre émotion. N’oublions pas que nous avons à notre disposition nos Kronkos devenus des axolotls! Laissez-moi vous rappeler une expérience qui avait été réussi il y a six siècles déjà… Au XXe siècle donc, deux paléontologues biologistes, en injectant un cocktail approprié, étaient parvenus à faire évoluer un poisson tout à fait ordinaire jusqu’au stade de l’ichtyostéga et ce, en l’espace de quelques semaines à peine. Cela signifie qu’il existe un programme de développement latent dans chaque génome et que, pourvu que l’on injecte le bon catalyseur, ici la bonne hormone de croissance, sélectionnée avec soin, on peut accélérer l’évolution! Il va de soi que cette expérience donne raison à la théorie d’Ernst Haeckel, ce que je savais pertinemment et vous aussi…
- Oui, en effet. Merci pour ce rappel. Il me permet de mieux comprendre pourquoi, sur ma planète, la Terre tout au moins, la génétique a fait partie des sciences interdites, plus exactement dont l’étude était partiellement bridée, et ce, depuis trois cents ans. Dans l’Univers parallèle, né à la suite de l’intervention Haän, Antor avait évoqué devant moi l’existence d’êtres humains qui avaient régressé jusqu’au stade d’Orang lords!
- Hélas! Rajouta Schlffpt, compatissant, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », comme l’a écrit avec justesse Rabelais il y a près de mille années!
- Reprenons. Notre premier objectif reste bien de déclencher chez les Kronkos devenus axolotls le processus de développement qui leur donnera une forme adulte.
- Une forme amphibienne seulement, précisa le médusoïde. Ensuite, notre tâche consistera à trouver la clé de leur évolution phylogénétique.
- Certes, mais nous allons nous heurter à un autre problème. Supposons que nous réussissions. Combien de membres de l’équipage résisteront à notre traitement, et auront une chance de survie? Pour l’heure, nous avons un taux de mutation aboutie de 50% environ. L’autre moitié décède avant le stade de l’inter dimensionnalité. Les quelques officiers et hommes d’équipes que nous avons réussi à capturer et à placer en stase de cryogénisation, ont vu leur développement anarchique stoppé. Restent ceux qui voguent librement à l’intérieur du vaisseau ainsi qu’au sein d’un Multi espace!
La doctoresse laissa échapper un sourire de lassitude et de découragement devant la tâche herculéenne qu’elle devait encore accomplir.
- Vous ressentez de la tristesse, Lorenza, émit alors le médusoïde, et celle-ci vous pousse au spleen. (Le professeur vira à un bleu très doux.) Vous pensez également au frère du commandant.
- Hélas! Georges Wu est perdu! Au mieux, il n’en a plus que pour quatre heures. Le malheureux ressemble maintenant à une pieuvre malade et mal formée. Son métabolisme a échoué à stabiliser les nouvelles données biochimiques de son organisme mutant. Peut-être, instinctivement, n’acceptait-il pas son sort? Voyez-vous, c’était une personne très secrète. Georges, cependant, pouvait se montrer chaleureux lorsqu’on avait réussi à l’apprivoiser. Presque toute son existence, il a vécu à l’ombre de son cadet, sans lui porter rancune toutefois, acceptant la supériorité de Daniel. Un lien très fort unissait les deux frères. Dans une autre existence, le commandant avait souvent évoqué, non pour se faire mousser, ce qu’il avait fait pour protéger et guérir son frère si fragile. Comment Daniel Wu va-t-il prendre la terrible nouvelle? En tant que télépathe, il va ressentir immédiatement la mort de Georges. Le lien mental sera coupé brutalement. Cela, sans aucun doute, va lui faire mal, très mal et, même s’il se trouve présentement dans une autre dimension, il en subira le contrecoup.
- Oh! Je croyais le commandant armé et blindé contre ce genre d’émotion!
- Détrompez-vous, professeur. Daniel sait dissimuler ses sentiments.
- Vous avez raison. Je me montre sot…
- Au fil des années, il s’est forgé une armure. Et Dieu fasse qu’elle résiste!
Le médusoïde préféra ne rien ajouter de plus. Lui aussi pouvait se monter particulièrement pudique.
Pendant ce temps, sur la passerelle, le capitaine Maïakovska observait avec une certitude désespérée la trajectoire empruntée par le vaisseau Langevin qui, inexorablement, se rapprochait d’Aruspus. La planète mère des Alphaego n’était plus qu’à une douzaine d’années lumière, une broutille. Déjà, le Langevin avait croisé une quinzaine de vaisseaux éclaireurs Asturkruks. Irina pressentait la souricière tendue par l’ennemi.
La jeune femme peinait à rester consciente car elle subissait à son tour, les premiers symptômes de l’épidémie. Stoïque, elle cachait son malaise à Chtuh et à Uruhu qui servaient sur la passerelle en tant qu’officiers pilote et navigateur. Mais le petit dinosauroïde n’était pas dupe.
Le capitaine Maïakovska se faisait également du souci, non pour elle, mais pour les survivants du Langevin. De plus, toujours aucun contact avec Daniel et ses enfants.
De son côté, dans sa cabine, Antor réfléchissait assis en tailleur sur le sol. Il se disait qu’il lui fallait recommencer à s’introduire dans l’esprit des mutants afin de leur ordonner d’annihiler leur transformation au lieu de la conduire jusqu’à son terme.
« Si j’ai pu donner l’ordre mental à ma victime Alphaego de régresser jusqu’au stade de la gouttière neurale, pourquoi ne tenterais-je pas l’expérience inverse auprès des membres du Langevin? Ceci étant acquis, dois-je en référer à Lorenza ou bien agir seul? ».
Ce que l’ambassadeur ignorait, c’était que, pour que son expérience aboutisse, il fallait qu’il connût l’être à qui il allait imposer cette transformation définitive. Il n’était donc pas réellement inquiet. Il savait Daniel en vie, il captait quelques pensées du commandant, dans le plus grand désordre chronologique.
Le vampire opta pour une nouvelle expérience tentée sur Eloum. Le cygne noir était maintenant stabilisé au stade de l’archéoptéryx. Il ne montrait aucun signe d’antipathie vis-à-vis de l’ambassadeur. Il était capable de le reconnaître parfois ou du moins, il lui semblait familier.

***************

Dans l’univers 1722, celui où sévissait Kraksis ou du moins un de ses exemplaires, l’Empire Haän n’existait plus qu’à l’état de rêve inaccessible. A la fin du XXVIII e siècle, le bagne de Penkloss était la propriété des Asturkruks. Des centaines de milliers d’esclaves, venus des quatre quadrants de la galaxie peinaient à extraire, dans des conditions effroyables, les minerais précieux de gellmanium, de charpakium et de bien d’autres.
La planète peu hospitalière présentait un climat froid et désertique à la fois car elle était réchauffée par un soleil à bout de course qui avait brûlé presque toute son énergie. La température moyenne annuelle de Penkloss, étés compris, tournait autour des -12°C. Aux pôles, le mercure gelait! L’atmosphère, composée de méthane, d’hydrogène sulfuré, d’anhydride carbonique et d’azote n’était pas loin de l’état liquide.
Les êtres qui étaient condamnés à travailler et à survivre dans ce bagne glacial se mouvaient au ralenti, protégés par une triple combinaison peau et par un masque osmose fabriquant et recyclant son propre oxygène.
Sur ce monde perdu, dans cet enfer, toutes les espèces pensantes se croisaient qu’elles aient atteint l’ère spatiale ou pas : oursinoïde d’Ankrax, Odaraïens, humanoïdes de Mingo aux ailes diaphanes, Kronkos rescapés des prisons de l’Empire des 1045 planètes et tombés de Charybde en Scylla, ovinoïdes pirates, mais c’est une redondance!, capturés par les vaisseaux de guerre Asturkruks, K’Tous déracinés raflés dans le passé lointain de la Terre, insectoïdes besogneux,- c’étaient ces derniers qui posaient le moins de problèmes-, Haäns révoltés cherchant sans cesse à s’évader et complotant, Castorii résignés, Helladoï philosophes, humains vantards et débrouillards avec parmi eux des costauds des Batignolles et des apaches 1900, et aussi, évidemment, des Asturkruks rebelles au système techno militaro oligarchique.
On y parlait toutes les langues, on y pratiquait tous les langages, du crissement des oursinoïde aux images suggérées des Mingosiens en passant par les danses symboliques des insectoïdes…
Un nouvel arrivage de prisonniers était annoncé par affichage holographique sur un des panneaux de l’astroport. Un long vaisseau cargo prison, à la coque criblées d’innombrables impacts météroïtiques ou de fragments de planétésimaux, atterrit avec un sifflement léger sur son aire, déchargeant son lot de réprouvés enchaînés.
La horde s’étira sur des centaines de mètres, composée d’êtres venus de tous les horizons de la galaxie, aussi bien du passé que du futur. La chiourme gémissait. Les humanoïdes courbaient les épaules, accablés par leur sort, les cygnes claquaient bruyamment leurs becs, leurs plumes moirées ternies et souillées, les caninoïdes pleuraient et grondaient à la fois, les dinosauroïdes apparentés à Chtuh se lamentaient, les siliçoïdes grattaient en vain la couche de terre gelée à la recherche d’on ne savait trop quoi.
Parmi toute cette mosaïque de créatures dépareillées, il y avait aussi quelques humains homo sapiens, de rares gigantopithèques, des homo habilis, des Erectus, des Paranthropus…et Maximien, le vrai, l’original, encore vêtu de sa laurica tachée. Le Romain portait une vilaine blessure à la tempe. Voilà donc quel avait été le sort du bras droit de Dioclès!

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Février 1969.
Ce matin-là, contrairement à son habitude, Daniel Wu était de mauvaise humeur. Peut-être pressentait-il quelque incident fâcheux. Il avait décidé de brancher le chrono vision afin d’étudier en détails comment les agissements du capitaine Sitruk à la fin du IIIe siècle avaient pu générer une nouvelle harmonique temporelle. Pourquoi Benjamin s’était-il permis de changer le cours de l’Histoire? Quel rang avait-il occupé pour qu’il en soit capable lorsqu’il s’était retrouvé sous l’Empire romain?
Affinant ses derniers réglages, le commandant tentait de capter précisément son subordonné à travers les multiples trames d’un tissu temporel sans cesse rebrodé. Par instant, tandis que l’appareil renâclait comme s’il était contrôlé par une puissante entité, Daniel parvenait à obtenir des images plus ou moins nettes, plus ou moins composites et compréhensibles d’un Empire romain triomphant sous les augures de Mithra.
« Mithra? Pourquoi ce choix? Certes, Benjamin n’est pas ce que j’appellerais un Juif pratiquant ou faisant du prosélytisme, mais il reste attaché à la religion de ses ancêtres. Pourquoi a-t-il empêché le christianisme de s’imposer et de triompher en Occident? Pas par simple rejet! Ah! J’ai saisi! Ce qui guide mon Maximien de rechange, c’est la tolérance, ce qui n’était pas la vertu des chrétiens des premiers âges! Il n’a pas, en fait, favorisé une religion unique aux dépens des autres, mais il a permis à toutes d’exister en bonne entente ou cohabitation.
Je reconnais bien là la philosophie qui gouverne notre Empire des 1045 planètes! En optant pour ce schéma, les persécutions passent à la trappe! Ah! Voici enfin Maximien Benjamin, le prodige! Mon capitaine porte l’uniforme romain avec naturel et prestance, je dois en convenir…
Zut! J’ai encore perdu l’image! Pamela Johnson agit. Elle essaie de me contrer quelque part dans le Pan multivers! Cela me devient de plus en plus difficile de conserver un point fixe.
Allons : quelle nouvelle émission suis-je en train de recevoir? Le souverain Keito N’Ba portant la triple couronne de Khémi et du pays des brumes! Le roi se rend à la chasse au cerf dans sa bonne province du pays d’Ur. »
Mais l’image se brouilla encore, se perdit. Puis se substitua le spectacle d’une Chine glorieuse, de l’Empire de Cathay s’installant sans peur sur la côte est de l’Afrique. Et la réception disparut soudainement.
A la place, des scènes heurtées, d’une violence inouïe, sorties d’un thriller hollywoodien. Il s’agissait d’une succession d’assassinats tous perpétrés contre les pionniers de l’économie et de la technologie, des humains exceptionnels qui avaient permis à l’Europe en premier d’imposer son modèle de développement puis de l’étendre à la Terre entière.
John Stuart Mill, chez son ami l’entomologiste Fabre, piqué à la gorge par une minuscule abeille robot, véritable merveille d’électronique, en fait l’aboutissement d’une nanotechnologie futuriste.
Ricardo noyé tout simplement dans du whisky pur malt de douze ans d’âge.
Adam Smith écrasé par un attelage emballé,- les chevaux étaient là aussi des robots-.
James Watt, brûlé vif à l’intérieur d’un four à charbon de bois.
Turgot, étouffé dans un silo à grains.
Vaucanson, lardé de coups de couteau par un de ses automates incarnant un spadassin florentin….
Tous ces meurtres ne suffisaient apparemment pas au capitaine Asturkruk Winka qui remonta jusqu’à l’aube du capitalisme afin que le monde de Daniel ne vît jamais le jour. Les grands mercantilistes et théoriciens de la circulation monétaire, Malestroit, Montchrestien, Laffemas, Bodin et Colbert lui-même connurent une fin tragique. Le premier fut écartelé et roué, le deuxième décapité, le troisième lapidé par une « émotion » populaire, il faut ici comprendre colère, et les deux autres brûlés vifs pour sorcellerie! D’autres économistes moins célèbres furent empalés par des fourches de va-nu-pieds affamés et révoltés.
Ensuite, mue par une rage calculée, Pamela choisit de s’attaquer aux grands découvreurs de la période des XV et XVIe siècles. Henri le Navigateur, Vasco de Gama, Bartolomé Diaz, Amerigo Vespucci, Christophe Colomb, Cabral, les conquistadores Cortez, De Soto, Cabeza de Vaca, Pizarro et tant d’autres périrent corps et biens avec leurs navires pris dans des tempêtes de force dix!
Au contraire, l’ex-sous-lieutenant Johnson favorisa les pirogues polynésiennes et africaines et leur permit d’atteindre de vastes continents inexplorés grâce à des vents orientés. Naquit ainsi le Mexique de N'anqui Mbembé Coatl…
Toutes ces visions ne durèrent qu’une demi seconde tout au plus. Elles n’étaient que des images subliminales qui s’enchaînaient sans logique apparente. Seules les capacités hors normes du commandant lui permettaient d’enregistrer ces séquences, de les comprendre et de les classer dans l’ordre chronologique. Ainsi, Daniel pouvait saisir le but dissimulé de Winka.
Cependant, à chacune des manipulations du Multivers, le daryl androïde éprouvait un vague malaise qui s’accentuait. Tout cela dépassait non le bon sens mais les bornes d’une morale supra divine.
« Faisons le point, réfléchit Daniel Lin ; certes, Pamela est, sans conteste un esprit brillant, mais elle se montre souvent pas assez avisée. Elle n’appréhende qu’une infime partie de ma personnalité, de mon essence. Voulant m’effacer à tout prix, elle s’attaque à l’Occident, oubliant l’Asie. Mais j’appartiens à toutes les civilisations, je synthétise toutes les aspirations humaines. Il n’y a là aucun orgueil de ma part, je me contente de constater ce qui est. Comme dans le palais des mirages du Musée Grévin, tous les peuples ont droit, un court instant, au triomphe universel. Mais sans que ce monde-ci sombre dans le néant. Au contraire, il poursuit son existence cahin caha. Cela, il le doit sans nul doute à la protection de l’agent temporel terminal qui refuse de reconnaître ce qu’il est au niveau de la supra réalité: le gardien de la Vie!
Oh! Que Bouddha me pardonne ma frustration et ma colère! Georges, mon cher frère si fragile, n’a pu bénéficier de l’aile protectrice de Michaël! Fichu chrono vision qui me montre presque avec complaisance son agonie! Images maudites et insoutenables, effacez-vous donc! Des émotions contradictoires m’envahissent. Je ne dois pas succomber à la tempête de ma rage! Le lien fraternel se rompt. Georges n’est plus! Tout mon être, tout mon moi se déchire! Quelle sensation étrange! Je m’en veux! Oh oui! Je n’étais pas à ses côtés lors des ultimes secondes pour lui faciliter le passage, pour partager ses angoisses et ses peurs! J’ai failli, une fois encore. Je ne suis pas prêt, je ne suis qu’un piètre frère et un piètre commandant!
Mon éducation chrétienne veut croire en l’immortalité de l’âme, en la résurrection, alors que ma philosophie bouddhiste pense que Georges se réincarnera tôt ou tard. Et si, pourtant, tout cela n’était après tout qu’une chimère, un mensonge forgé à l’intention de ceux qui restent, ceux qui survivent afin d’apaiser leur douleur et de les persuader de poursuivre une vaine existence, une parenthèse absurde au sein de l’unique réalité, celle du vide, du néant?
Georges! Je le revois encore. Dans le jardin paternel, âgé de quatre ans, en train d’arroser les dahlias malgré sa crainte des abeilles et des insectes. Plus tard, mais guère plus, dessinant des cristaux de neige sur les vitres de sa chambre un matin d’hiver… Ou dans l’arboretum me présentant, fier et ému à la fois ses croisements de plantes rubans. Ou bien adolescent, battu par ses condisciples stupides du collège parce qu’il avait refusé d’achever le pigeon blessé.
Mais je vois aussi Li Wu qui lui apprenait à écrire avec une patience infinie, ne se décourageant pas, revenant à la charge, posément, calmement. Mon malheureux frère n’était pas aussi doué que moi pour la calligraphie chinoise traditionnelle!
Non! C’en est trop! Mon cerveau évoque sans cesse tous ces souvenirs. Je ne puis stopper ce flux douloureux. Maintenant, je me remémore grand-père, étendu, rigide, sur sa couche mortuaire… Aucune sérénité sur son visage… Il est mort assassiné, et son agonie n’a été que longues et terribles souffrances…
Mais cette scène ne s’est jamais produite! Et pourtant! Le chrono vision dévoile maintenant Pamela qui a pris l’apparence de Catherine… Elle s’introduit dans la chambre de l’aïeul. Que manigance-t-elle?
Sans que j’aie sollicité ce maudit appareil l’image part, revient, se déforme et se reforme, autre, toujours et sans cesse! Quand se stabilisera-t-elle donc? Tout change, vite, bien trop vite… Je n’en ai plus le contrôle…
Tsampang Randong ou un de ses clones apparaît sur l’écran. Quel être abject qui parvient à enrôler grand-père dans son hérésie! Voici que dans sa niche d’ascète, Li Wu se dessèche, terre et poussière à la fois. Je ne puis ôter mon regard de cette scène atroce, fasciné par ce qui a été ailleurs et jadis… Il suffirait d’un rien pour me faire basculer dans la folie et le mal!
Mais c’est mon autre moi-même, mon jumeau diabolique qui s’avance présentement; le premier Daniel, celui connu sous le double prénom de Daniel Deng tombe entre les mains du chef des pirates de Mondani. Il croyait pouvoir duper cette crapule! Erreur fatale! Sous le masque, transparaît Pamela Johnson, identifiable par la cruauté haineuse de son regard d’acier. Elle ricane, s’ébaudit de joie en tuant de ses propres mains mon fat et impétueux frère! Daniel Deng meurt égorgé par un simple coup d’ongle semblable à la lame empoisonnée d’un poignard florentin.
Là, un autre fantôme m’assaille, celui du vieux Sun Wu, le chef de la triade du « dragon de jade ». La fin qu’il connaît est digne de lui. Périr écrasé par un moai de Rapa Nui exposé au Musée de l’Homme. Dois-je admettre que cela me réjouit?
Mon père à son tour… Non! Je t’en supplie, fille de Kraksis, cesse ces horreurs! Ne joue pas avec mes secrets les plus abominables et mes terreurs les plus enfouies! Décidément! Tu ne m’épargneras rien!
Tchang Wu, fondu dans la statue de bronze de l’empereur Tsanu Premier après avoir subi la torture Haän pendant quatre couples d’années! Et voici Sarton, l’homme que j’admire le plus, celui que j’ai pris pour modèle durant toute mon existence, enfermé à l’intérieur d’une cage dont les barreaux sont en duracier. Là, il ne s’agit pas d’un temps dévié mais du futur! J’ai face à moi, par écran superposé, un Sarton âgé, usé, cassé, mais néanmoins lucide, résigné, ô combien!, se récitant en boucle les sentences de Vestrak.
« Tout m’est rien car rien n’existe. Inanité de mon être et des souffrances qu’on m’inflige ».
Ce n’est pas une manipulation du continuum spatio temporel! Je ne puis en supporter davantage. Depuis combien de temps, ce digne Hellados, cet esprit remarquable subit-il la géhenne?
Pamela, Winka, homuncula, faucheuse, quel que soit ton nom, veux-tu donc m’abattre et venir à bout de mon courage, de ma détermination et de ma vie en m’ôtant tout ce qui m’a construit patiemment, toutes les digues que j’ai élevées pour préserver mon âme et mon esprit? Vais-je, sous tes coups répétés, mourir de désespoir?
Mais une fois encore, insatisfaite, cruelle Némésis, tu changes de cible. Maintenant, tu t’attaques au commandant Fermat, mon mentor. Tu lui as tendu un traquenard, et il y est accouru, bien évidemment. La scène se présente sous mes yeux telle que naguère elle a dû se dérouler. André reçoit la lance enflammée, il s’effondre devant Antor, impuissant, paralysé, prisonnier d’un filet.
Le passé, le futur, le vrai, le faux, les harmoniques temporelles parallèles, tout s’entremêle et se confond. Pourtant, j’existe toujours. Ma détermination n’a pas faibli! Pamela, tu veux que je te combatte, que je t’affronte, avec haine et avec colère. Tu me défies. Mais je me montrerai plus sage que toi. Je me battrai sans aucun ressentiment, pour t’empêcher de nuire, tout simplement! ».
Malgré ces dernières pensées, ce fut d’un geste brusque que Daniel Lin débrancha le chrono vision, véritable boîte de Pandore. Le daryl androïde dut lutter de longues minutes contre ses instincts violents, contre tout son être qui criait vengeance. Il finit par recouvrer son sang-froid habituel. Rasséréné, il quitta la navette Einstein pour rejoindre les appartements de Franz. Il avait, une fois encore, triomphé de ses démons. Néanmoins, en lui s’accrochait un vague sentiment de confusion, un peu comme un ruban de brouillard délétère.

***************

Le même jour, dans le parc de la gentilhommière, Mathieu jouait avec Ufo sous la surveillance d’Elisabeth. Assise dans un fauteuil de jardin, profitant du soleil et de la température relativement clémente pour la saison, la jeune femme lisait un livre policier, un classique de Georges Simenon, « Maigret et la tête d’un homme ». Au loin, des corneilles et des pies jacassaient en haut des grands arbres dénudés.
Soudain, sans transition, le silence tomba, lourd, brutal, incongru. Le vent se leva aussi, en même temps, aigre, coupant, sifflant désagréablement aux oreilles. La page que lisait Elisabeth fut rabattue avec violence et l’hôtesse perdit alors le fil de l’intrigue. Inquiète par cette tempête non annoncée, la jeune femme redressa la tête, toute frissonnante. Puis, serrant son châle sur sa poitrine, elle se leva et fit quelques pas, appelant Mathieu. Le garçonnet lui répondit immédiatement.
- Oui, madame?
- Le vent vient de se lever, apportant le froid. Il nous faut rentrer.
- Tout de suite, fit Mathieu poli.
Prenant Ufo dans ses bras, docile l’animal se laissa faire, l’enfant se dirigea vers l’entrée principale de la maison, suivi par madame von Hauerstadt. Tous deux avançaient d’un pas régulier qui se figea. Le temps parut suspendu. Puis, dans le ciel, plana une ombre gigantesque, celle d’un oiseau qui n’avait pas à exister dans un univers normal, régi par la raison. En effet, le volatile relevait des contes merveilleux issus du monde arabe ou perse.
Tout en battant ses ailes monstrueuses, l’oiseau jetait des cris puissants, chargés de colère ou de reproches, mais contre qui ou quoi? Dans cet univers de cire, il se posa sans problème. Ses yeux jaunes, à la lueur méchante, lançaient de véritables éclairs. Enfin, les ailes frémirent ; la terrible et impossible créature venait d’identifier sa proie.
L’oiseau Rokh, rapace géant doté d’un énorme bec de Diatryma, prédateur géant de l’ère tertiaire, au plumage anthracite et jais, semblait sortir tout droit des célèbres voyages de Simbad, ouvrit alors ses larges ailes, révélant toute son envergure et fit un bond vers Mathieu immobile. Le Rokh s’empara ensuite de l’enfant, l’emprisonnant dans ses serres puissantes et démesurées, laissant chuter Ufo sur la pelouse. Le chat ne l’intéressait pas!
Le monstre allait regagner son monde, tenant toujours fermement sa victime lorsqu’il se heurta à un obstacle, plutôt à un adversaire inattendu. Daniel lui faisait face, nullement affecté par l’étrange phénomène qui figeait tous les êtres vivants de cet espace local. L’oiseau féerique saisit vite le danger représenté par le daryl androïde. Il hésita deux secondes, se demandant s’il devait affronter cet humain ou accomplir sa mission. Mais il n’eut pas le choix car le commandant Wu décida pour lui. Le rapace fut obligé de se séparer de l’enfant.
Le combat, inégal, commença. L’oiseau Rokh et Daniel esquivaient, feintaient, s’agrippaient, se blessaient, se relevaient dans une sorte de danse enchantée, hypnotique et sanglante.
Dans l’air liquide, qui collait, chaque geste exigeait un effort épuisant. Pourtant, l’oiseau fantastique allait être vaincu. Mais une déchirure dans le tissu de l’univers se produisit, une autre dimension se laissa apercevoir.
Juste à l’endroit précis où Mathieu était étendu sur l’herbe, plongé dans un coma provoqué, tout bascula. L’enfant et l’oiseau Rokh furent avalés par un ailleurs qui interférait avec ce 1969 tandis que le commandant Wu subissait de plein fouet les ondes convergentes de milliards de distorsions temporelles. L’être exceptionnel s’affaissa, le corps recroquevillé, parcouru par de lancinants éclairs de souffrance. Tout autre que lui aurait succombé. Il n’en fut rien.
Lorsque Daniel Lin reprit ses esprits, après un nombre de secondes indéterminé mais pas si important, l’irrévocable était advenu. Mathieu était bel et bien retombé entre les mains de son ennemie, Pamela Johnson!

***************

Mathieu vivait un songe éveillé. Il était assailli par un flot de discordances, de sons et de couleurs entremêlés, véritable mosaïque issue d’un esprit acculé à la folie. Ses oreilles identifiaient des ondes sonores fort distendues, ralenties, passées au tamis de milliers d’univers. Inversement, elles ne reconnaissaient pas les vibrations virtuelles trop rapides émises par les frottements de tous les possibles. Le Pan Multivers, soumis à toutes ces distorsions gémissait malmené par une entité maléfique ou immature.
Les yeux de l’enfant le lançaient. Devant ses paupières pourtant closes, des couleurs violentes s’assemblaient pour former des motifs architectoniques et décoratifs utilisés sur des grès, des faïences, des céramiques, de l’or ou de l’ivoire. Dans sa tête, les paroles du Prophète coulaient en arabesques luisantes.
Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son Prophète.
Puis, une voix faible, usée par les ans, s’exprimant dans l’arabe le plus pur du temps des Abbassides, s’éleva tandis qu’un personnage vénérable se matérialisait, flottant entre deux mondes, vêtu de soies brodées.
Un Li Wu ou plus exactement son sosie, issu des tribus bédouines, un Hadj aveugle, récitait les vers du Coran. Il avait en mains un computer de poche dont les caractères du clavier portaient des signes arabes. L’écran, invisible pour l'ancêtre, affichait des formules chimiques complexes, correspondant aux données génétiques de l’enfant.
- Ah! Béni soit ce jour, par Allah! S’exclama joyeusement le vénérable vieillard. Tu es bien mon arrière petit fils Abdallah ben Idris.
Désorienté, sous le coup de mille émotions, l’enfant ne sut que répondre, voulant désapprouver, nier, mais ne possédant pas assez d’arabe pour s’exprimer clairement.
- Oh! Mais je sens que tu ne me reconnais pas! Tu es effrayé qui plus est! Après tout, ta réaction est normale. Ne suis-je pas mort de nombreuses années avant ta naissance? Ici, j’étais assez inquiet. Ton voyage ne s’est pas déroulé comme prévu. Tu avais disparu de la réalité. Mais qu’Allah soit remercié. Tu es revenu parmi les tiens, dans ce monde où la parole du Prophète est écoutée et respectée sur les cinq continents.
- Mensonge! Tout cela est faux! Je suis bouddhiste! Hurla Mathieu en mandarin.
- Mais pourquoi t’exprimes-tu dans le langage de ces hérétiques qui ont été bouillis il y a déjà un siècle et demi?
Tout en peinant pour saisir pleinement les paroles du Hadj, l’enfant s’obstina.
- Non! Je ne suis pas musulman!
A peine avait-il eu le temps de protester une fois encore qu’il fut happé par un autre tourbillon qui l’emporta dans un univers différent, une Terre parallèle. Le Li Wu arabe laissa la place à son confrère australasien. Maintenant, le décor représentait des tableaux inspirés des rêves aborigènes, tels ceux peints sur des tissus acryliques.
Dans ce monde tout à fait différent, non centré sur la technologie, le tigre de Tasmanie ne s’était pas éteint. Il servait d’animal de garde. Une statue du kangourou sacré trônait sur un autel de pierre. La sculpture modelée dans la glaise dégageait un charme certain. Ses yeux étaient sertis d’obsidienne et de lapis lazuli.
Magiquement, le kangourou parla.
- La Terre n’est pas à l’homme mais l’homme appartient à la Terre. Ne détruis pas les sol de tes ancêtres, ce sol qui te porte toi et les tiens. Tu n’as qu’une demeure, rappelle-toi. Respecte la plante, l’animal et la pierre si tu veux que l’on te respecte à ton tour, si tu veux vivre longtemps, fit le totem posément, lentement, détachant chaque syllabe.
Le Li Wu australien qui se tenait derrière la statue, sortit de sa cachette. Il avait les cheveux blancs et crépus et le corps recouvert de kaolin et de tatouages. Sa voix profonde était patinée par les ans.
- Mon enfant, remets-toi, dit le vieillard avec douceur. Te voici encore parmi nous. Cette fois, tu ne repartiras point. J’y veillerai. Les divinités des eaux, de la terre et du vent s’y opposeront lorsque je les évoquerai.
- Qu’est-ce que tout cela signifie? S’interrogea Mathieu, excédé et épuisé par ses sauts temporels. Je renonce à comprendre. J’en ai plus qu’assez de ce monde qui change sans cesse, de me balader au gré des caprices d’une divinité inconnue! Je ne sais plus ni où ni quand je suis! Je perds le sentiment de mon identité.
Pris par un désespoir soudain qui se refusait à lâcher prise, le garçonnet s’assit, mit sa tête entre ses mains et sanglota sans retenue.
L’Australien, visiblement prêt à consoler l’enfant, s’approcha, mais Mathieu refusa ce réconfort venu pour lui d’un inconnu.
Mais l’implacable tourbillon se manifesta à nouveau. Némésis s’appropria sa victime rebelle qui, apparemment, n’avait pas encore atteint sa destination finale. Ce voyage pouvait durer des jours, se poursuivre par-delà l’infini… Mathieu était devenu l’enjeu d’une dispute acharnée entre deux volontés antagonistes, entre deux puissantes entités qui s’affrontaient sans répit.
Lorsque l’enfant rouvrit enfin les yeux, après un laps de temps impossible à évaluer, il poussa un cri de terreur fort compréhensible. Il se retrouvait en effet assis au milieu d’une assemblée dont tous les membres paraissaient provenir d’un songe fantasmagorique. Autour du jeune humain, une vingtaine de dinosauroïdes à la peau luisante d’un fort laid vert kaki, aux yeux d’ambre, palabraient dans un langage exotique constitué de cris, de bruissements, de claquements et de grondements.
Le chef de la tribu se demandait qui pouvait être cet intrus aussi nu, aussi fragile qu’un nouveau-né sorti de l’œuf. Les guerriers, eux, voulaient en finir et tuer l’innocent. Mais le sage, le sorcier dont la peau écailleuse et pustulée se plissait sous le poids des ans, intervint.
- Cet enfant apporté par les vents du Septentrion est une manifestation de Char kwa, le dieu du clan qui nous protège depuis des milliers de lunes, depuis les origines du monde. Il nous annonce une bonne chasse, la prospérité pour les quinze lunes à venir. Nul, ici, ne lui portera tort!
- Entendu, sage Mirkâ. Nous suivrons ton conseil. La survie de la tribu avant tout!
Le vieux dinosauroïde fit quelques pas en direction de l’humain et passa maladroitement sa patte à trois doigts dans les cheveux de l’enfant.
- Ne crains rien petit ; je suis là. Suis-moi. Tu dois avoir faim et froid.
Alors que le vieillard allait prendre Mathieu entre ses bras grêles, le typhon inter dimensionnel reparut. L’enfant franchit une nouvelle frontière.
- Enfin! Jeta une voix féminine avec soulagement. Elle appartenait indubitablement à Pamela. Je ne pensais pas qu’il serait si difficile de te récupérer! Maintenant, je te tiens et pour de bon!
Winka serra l’enfant contre sa poitrine, contre sa robe en jersey vert tendre ultra courte. Ses cheveux bouclés coiffés à l’afro du plus bel anthracite, chatouillaient les yeux du garçonnet.
Tout à sa satisfaction, le jeune femme ne s’était pas rendu compte du lieu où elle était. Une voix bourrue, à l’accent parisien l’apostropha avec animosité.
- Allons, ma p’tite dame, circulez! Ce n’est pas votre quartier ici!
Le sergent de ville avait sorti son bâton blanc tout en dévisageant d’un air mécontent la jeune femme noire qu’il prenait pour une prostituée égarée sur les Champs Elysées.
- Regagnez donc Pigalle au plus vite! Allez vous faire admirer chez Lautrec et ses catins de modèles. Rien qu’à votre tenue, il est facile de deviner que vous n’appartenez pas au Chabanais!
Sidérée et désorientée, Pamela resta muette. Ses pensées filaient à la vitesse de la lumière tandis qu’elle examinait le lieu où elle avait atterri.
- Or ça, que m’est-il arrivé? Je ne suis plus en 1969! Ce sergent de ville, ces pavés… cette immonde odeur de crottin… Mais aussi la tournure des femmes, ou plutôt l’absence de tournure, les grands chapeaux les canotiers, les moustaches cirées conquérantes… Ces vibrations souterraines… Pas loin on creuse le tunnel du métropolitain. Pas de doute! Je me retrouve en 1900. Qui donc a pu m’y envoyer? Par Kraksis! Ce n’est point là un coup du commandant Wu! Il était en piteux état après avoir affronté les tempêtes trans dimensionnelles. Quant à moi, je ne sais pas, mais je me sens faible et j’ai la tête qui tourne. Pourquoi?

***************

Après que le premier tourbillon eut avalé Mathieu, Daniel récupéra ses forces. En fait, c’était un véritable miracle, une résurrection. Aussitôt, il se précipita comme un dément en direction des écuries avec la ferme intention de localiser son fils à l’aide de l’indispensable chrono vision. Dans sa panique, il se cogna à Franz assez brutalement. Ce dernier se portait au secours d’Elisabeth qui gisait toujours inconsciente, étendue dans l’allée. A travers la vitre de la fenêtre de son bureau, il avait assisté, impuissant à toute la scène.
- Laissez-moi donc passer! S’écria Daniel sur un ton impossible à rendre.
Franz s’effaça contre le mur puis rejoignit son épouse. Pendant ce temps, entré dans la navette modifiée, le commandant Wu réglait prestement le chrono vision. Il voulait connaître la destination exacte de son fils. Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à obtenir la précieuse information, l’enfant surfant d’une vague temporelle à une autre.
L’image se fixa enfin. Mais Daniel n’eut pas tout à fait sous les yeux ce à quoi il s’attendait. Il voyait Pamela Johnson subissant elle aussi les vagues trans dimensionnelles d’un Pan Multivers déchaîné. La jeune femme atterrissait dans tous les XXe siècles dépourvus de la présence du daryl androïde et, sans aucune transition, repartait.
C’était un peu comme si, chaque fois qu’elle allait pouvoir s’emparer de Mathieu, elle était projetée ailleurs par une entité qui prenait plaisir à jouer ainsi avec elle, à la ballotter dans tout le Multivers! Le fils de Daniel bénéficiait d’une protection efficace…
Discrètement, le duc était revenu dans les anciennes écuries. Silencieusement, il s’était assis sur le siège du copilote, rassuré quant à la santé d’Elisabeth. Fasciné par ce que révélait l’écran, il ne put retenir une réflexion teintée d’ironie.
- Tiens, j’ignore d’où cette impression me vient mais tout cela me rappelle le scénario du feuilleton « Au cœur du Temps »!
- Si vous croyez que c’est un jeu? Ou alors un jeu pervers! Je ne comprends pas pourquoi la nécessité de ces sauts désordonnés.
- Demandez donc à Michaël la réponse! Cette Pamela a une baraka! Même au cœur d’une bataille sanglante, elle s’en tire sans une égratignure!
Sur l’écran aux images en relief, désormais divisé en deux parties, s’affichaient les péripéties vécues par la jeune capitaine Asturkruk et par l’enfant. Winka atterrissait ainsi un certain jour de décembre 1588 dans le château de Blois tandis que se nouaient les ficelles du complot visant à en finir avec Henri, duc de Guise. Ou bien encore dans l’enfer de Verdun, le 21 février 1916, ou au cœur de l’éruption du Vésuve, dans la peau de Pline l’Ancien, ou en pleine débâcle de la flotte chinoise qui s’apprêtait à débarquer sur les côtes du Japon au XIIIe siècle. Ou tout simplement à bord d’une des caravelles des frères Pinzon tandis que l’équipage, impatient et apeuré, menaçait de se mutiner. Et ainsi de suite…
Les perles du temps s’irisaient, s’enfilaient… Après une durée indéterminée, Daniel reconnut sur son écran bi partie un décor familier. Il s’était déjà rendu dans ces lieux, Porte de Versailles, au Salon du Livre, dans une autre vie…
Deux hommes politiques français, fort célèbres, flirtant avec la jet set, dédicaçaient leurs ouvrages respectifs, en fait rédigés par des anonymes. Lucien Pivert, un beau ténébreux, au nez en bec d’aigle et aux yeux de velours, signait à tour de main tout en complimentant son futur lecteur ou son acheteuse bon chic bon genre.
- Pardon monsieur le député, minaudait une vieille femme tout endimanchée,fleurant bon le XVIe arrondissement, pouvez-vous m’expliquer le choix d’André Tardieu pour votre biographie?
- Chère madame, répondit le beau Lucien avec affabilité, cet homme politique de la IIIe République n’a pas eu de chance. Il avait entamé des réformes importantes dont le Front Populaire s’est accaparé. La grande dépression des années trente ne lui a pas laissé le champ libre. Il a été victime des circonstances. Mais quelle rigueur! Quel sens de l’État! Je l’admire sincèrement!
Deux stands plus loin, un Thibaut Cornille, la mine renfrognée, dédicaçait un exemplaire de son « Monsieur Thiers ». Sa masse imposante faisait craquer le siège sur lequel il était mal assis. Les clients se contentaient d’un sourire comprenant que le député maire de Neuf-Brisach s’était levé du pied gauche.
Encore plus loin, dans une allée réservée à la presse enfantine, le propriétaire d’un magasine pour la jeunesse, Pierre Neveu, recevait un dessinateur qu’il venait de mettre à la porte depuis peu.
- André! Montrez-vous raisonnable! Les chiffres de vente des albums de votre série « Bald et Hairy » sont là, implacables : 19817 exemplaires. Il n’y a pas si longtemps, vous tiriez à 60 000. Votre prédécesseur atteignait, lui, les 150 000! Le rédac chef Pierrot Pinceau est de mon avis. Le journal a besoin de nouveauté. De bandes « hip hop » par exemple! Ou encore de mangas! Vos personnages sont ringards, passés de mode. Bon sang, je ne suis pas à la tête d’une œuvre de bienfaisance! Quoi qu’en pense l’éditeur délégué Richard Romans! Nos actionnaires réclament, non sans raison, des Bénéfices!
- Monsieur Neveu, balbutia Tarchevsky penaud, vous tuez des personnages qui étaient présents chez « La Margelle » depuis soixante années! La légende de Monsieur Brut! Le malfaiteur au masque de fer et au smoking ivoire. Les rêves de centaines de milliers d’enfants!
- Mais ces enfants on grandi, mon cher, et ils n’ont pas su faire aimer leurs lectures à leur progéniture!
- Peut-être! Mais vous avez aussi condamné les pastiches d’Hercule Poirot sous le prétexte « trop intellectuels »!
- Ah! Monsieur Tarchevsky! Je fais de l’argent, moi! Pas de la nostalgie! Encore moins de l’assistanat!
- Je saisis! Trop bien! Mais la critique me soutenait ainsi que mon digne confrère. Voici peu, un historien de la bande dessinée m’a qualifié de Simenon du neuvième art!
- Sans doute, mais les critiques ne font plus le marché depuis longtemps!
Le jeune André commençait à sentir la moutarde lui monter au nez. Il osa donc répondre insolemment.
- C’est donc pour cela que vous maintenez artificiellement ce qui, pour moi, équivaut à du papier toilette : « Trissotin et Caby »!
- Quoi! S’étouffa le patron de « droit hitlthiérien ».
Cet adjectif est l’addition de deux sinistres sires, Hitler et Thiers, pour vous amis lecteurs qui n’auraient pas compris.
- Nierez-vous, compléta le dessinateur remonté, que la critique fait chorus avec moi? Leur dernière histoire était ouvertement décalquée sur les « dossiers secrets du SOE ». Mais comme le duo vend à 500 000 exemplaires, pour chaque album paru, à lui les prix bidons, les palaces cinq étoiles, les voyages à l’étranger et les délais rallongés tandis que vous me reprochez ma lenteur alors que pourtant, jusqu’au mois dernier, je vous fournissais un 44 planches par an!
Malgré le courage qui le survoltait, André Tarchevsky se retrouva privé de voix devant un événement tout à fait inattendu qui advint sans coup férir.
Sur le bureau de Pierre Neveu, assise à califourchon, une sculpturale jeune femme noire se matérialisa, vêtue d’une mini robe de jersey vert, les cheveux coiffés à l’afro comme dans les années 1970. Elle éructait en anglais, les traits déformés par la colère.
- Par les forces de Kraksis! Où suis-je encore?
Ses yeux noirs ardents se fixèrent sur Pierre Neveu et l’identifièrent aussitôt.
- Mais vous êtes en vie! Quelle insupportable incongruité! Je vais changer cela!
- Madame… j’ignore qui vous…
- Silence, dictateur au petit pied! Laissez-moi achever! Combien de dessinateurs avez-vous plongés dans les affres de la misère depuis que je vous ai tué une première fois?
- N’y a-t-il donc aucun garde de la sécurité ici? S’écria l’éditeur, perdant son sang-froid, pensant que l’intruse était folle. Point d’agent en uniforme?
Alors que le patron de « La Margelle » esquissait un mouvement pour se lever, à la recherche sans doute d’un quelconque policier, André Tarchevsky en profita pour s’éclipser discrètement.
- Piètre doublure de Thomas Payne, poursuivit Pamela, vous appréciez la bande dessinée comme ces milliardaires nippons, spéculateurs repus qui, chez Sotheby’s, ont connu le sort qu’ils méritaient grâce à l’intervention de mes « tramps »! Eux aussi se prétendaient amateurs d’art alors qu’ils se montraient incapables de faire la différence entre un Picasso et un Matisse, ou entre un Juan Gris et un Modigliani!
Pendant que Winka s’échauffait ainsi, de plus en plus hargneuse et vindicative, Pierre Neveu fouillait sa mallette à la recherche de son téléphone portable. Il voulait alerter le centre de la sécurité du Salon du Livre. La Caraibéenne s’aperçut du manège de l’éditeur. Elle conclut d’un ton très mordant.
- Il est inutile de vouloir mettre la main sur votre téléphone cellulaire! Mes déplacements trans dimensionnels perturbent en effet les communications satellitaires.
Pierre Neveu resta bouche bée. Il était paralysé par le regard à la froideur insoutenable de la mi Asturkruk mi daryl. Par contre, il entendit parfaitement résonner dans sa tête la terrible sentence proférée par Pamela.
- Stupide humain! Vous pouvez être fier de votre charretée d’auteurs envoyés à l’échafaud du Marché, selon les lois d’airain de Thaddeus von Kalmann énoncées dans son maudit opus « Slavery trek ». La culture marchandise! Quelle dérision! Au nom de ce principe, que de destins, que de personnages brisé! La bande Honda, Teddy Kid, ce gamin orphelin de la grande Dépression, Toinou Poirot, le jeune amateur de jazz du temps de la France profonde des années 50, Albert et Aline, ces jeunes coloniaux du début de ce siècle, vivant dans une sorte de Paradis Perdu africain quelque part en AEF, vers 1932, et qui, perdant leur innocence, prenaient peu à peu conscience de la sordide réalité, ou encore les Rapières du Roy, éblouissant trio dont les histoires étaient des bouquets d’humour parodiant les romans de cape et d’épée, dans un XVIIe siècle revisité. Nos compères ferraillaient à qui mieux mieux avec les gardes du Cardinal… Et le sel des gags de Xénophon et ses amiches, végétaliens animaux… Une bonne série qui se moquait gentiment des travers de votre société…
Ou Bren Du, le lutin de la forêt de Brocéliande, qui était passé sans dommage de son univers au nôtre. Faut-il encore et aussi ajouter Pincevent et son albatros philosophe dans les Antilles des pirates du XVII e siècle? Ah! Quel massacre! Plus de cinq cents albums virtuels qui ne paraîtront jamais dans cette harmonique! Pour ce crime de lèse imagination, une seule sentence, une seule peine applicable immédiatement! La mort, accompagnée de mille souffrances! Maintenant, je matérialise lesdits albums. Comme l’épée de Damoclès, ils sont ici, bien présents, suspendus au-dessus de votre tête creuse. Leur chute inévitablement va vous écraser, vous étouffer, vous ensevelir! Voyez et mourez! Apocalypse du néo Daniel, chapitre IV, verset 12!
Pesant près de cinq tonnes, une énorme pile d’albums de bandes dessinées apparut juste au-dessus du stand des éditions de « La Margelle » et dégringola précisément sur le bureau et le fauteuil de Pierre Neveu, le tout dans un bruit angoissant et sinistre de silo se vidant brutalement. En quelques secondes, l’éditeur fut enseveli. Pierre Neveu mourut, son corps brisé, pantelant, méconnaissable.
Toute à sa colère qu’elle ne parvenait pas à dompter, Pamela dirigea sa fureur contre Pivert et Cornille qui, absorbés par les distorsions qui secouaient le Multivers, se retrouvèrent attachés à un poteau de torture amérindien. La tribu des Sioux était sur le sentier de la guerre. Sans que nos deux hommes politiques, écrivains à leurs heures, comprissent comment, pourquoi, ils subirent de longs sévices qui ne prirent fin qu’au bout de quarante-huit heures avec leur mort, à la suite de deux coups de tomahawk particulièrement bien ajustés.
Pendant ce temps, au Salon du Livre, Porte de Versailles, une nuée de gamins s’abattait sur les albums qui recouvraient le corps démantibulé de Pierre Neveu. Des fillettes vêtues de salopettes et de pulls trop grands, s’écriaient, ravies:
- Chic! Génial! Des albums de Mélodie et de son oncle Phébus le magicien!
- Oh! Super extra! Les albums 6, 7 et 8 de Starbust!
- C’est incroyable! Quatre histoires successives inédites des Pissenlits! Je pensais que leurs aventures s’étaient arrêtées à la troisième histoire!
Un garçonnet aux cheveux coupés en biais se disputait avec un petit Noir portant une casquette à l’envers.
- C’est à moi, trépignait-il. Je l’ai vu le premier!
- Non! Pas touche à mon album des soixante ans de Bald et Hairy! Le retour de Monsieur Brut! C’est bien son huitième retour. Les auteurs promettaient de dévoiler enfin son identité. Où est la dernière case? Oh! Zut! Il a mis son masque de latex! Mais il y a écrit « à suivre! ». C’est chouette!
- Ouaah! Super! L’agent 7 du MI5! Hurlait une petite rousse. Six histoires inédites de mon héros préféré! « Carambouille chez les Taliban », « 7 à Sarajevo », « Les dessous de Saint Petersbourg », « Du rififi chez le juge Sterling », « Ils ont marché sur la terre », et… « 7 contre Internet ».
Ces têtes « blondes » innocentes se moquaient bien du corps enfoui sous cinq tonnes de bandes dessinées. De loin, Pamela assistait à la scène et se réjouissait de ce spectacle, n’éprouvant nul remords. Mais elle ne put en profiter plus longuement car, encore une fois, elle fut absorbée par les remous transdimensionnels. Ainsi, elle rejoignit, impuissante, le Paris de la Belle Époque.
A soixante-dix kilomètres de la capitale, mais en 1969, grâce au chrono vision, Daniel n’avait rien perdu des dernières exécutions de Winka. Il assista également à la jonction de l’envoyée de Kraksis et de son fils. Par écran interposé, il vit, tout en se mordant la lèvre inférieure, la Noire se saisir de Mathieu, le jeune garçon ne pouvant lutter avec succès contre elle.
Le commandant Wu eut besoin de toute sa philosophie bouddhiste pour supporter cette nouvelle séparation. Après avoir ajusté les curseurs, il éteignit le chrono vision, apparemment dénué de toute émotion. Mais son visage fermé montrait qu’il n’en était rien.
- Mon ami, je comprends, lui dit alors Franz. Il vous faut partir au plus vite.
- Le temps aux fillettes de se préparer.
- Pour le moment, je pense que Mathieu ne risque pas grand-chose, poursuivit le duc. Votre adversaire m’a paru affaiblie.
- Je partage votre avis, reprit Daniel d’un ton neutre. Les distorsions n’étaient pas de son fait.
- Voyez comme Michaël tente de vous aider!
- Certes! L’Homo Spiritus ne peut pas garder continuellement le contact à cause des temps qui s’éloignaient de plus en plus de cette harmonique-ci!
- Bien évidemment! C’est l’agent terminal qui a agi et non l’entité finale.
- Puisque vous le dîtes! Mais j’ignore quelle peut être cette Entité! Enfin! Michaël n’a pas eu le choix! Il lui fallait ramener mon fils dans un monde proche du vôtre et, d’après les coordonnées, dans une année 1900 déviée de 0,00212%
- Je me doute de la raison de ce sauvetage en partie manqué. Michaël a dû affronter une autre entourloupe de Van der Zelden.
- Mais il aurait pu faire un effort supplémentaire!
- Contentez-vous de ce qu’il a obtenu. Mathieu ne vogue plus dans l’inter dimensionnalité jusqu’au risque d’atteindre l’Univers vide.
- Mm. Effectivement.
- Ce monde de dinosauroïdes que nous avons entraperçu, comment l’expliquez-vous?
- Les causes de la disparition des dinosaures ont été annulées ou ne se sont pas produites. Penta  nous avait dévoilé, aux survivants du Sakharov et à moi-même, cette possibilité éventuelle, dans une vie parallèle.
- Je ne veux pas vous retarder davantage avec mon insatiable curiosité. Je vais vous aider à faire vos bagages. Peut-être nous reverrons-nous, qui sait?
- Sans doute. J’en ai l’intuition, en tout cas. Je puis croiser une version plus jeune de votre famille et, si cela arrive, vos souvenirs s’en trouveront modifiés naturellement. Franz, du fond du cœur, je vous remercie pour tout…
- Je suis heureux de vous avoir connu.
Tandis que von Hauerstadt donnait des ordres pour approvisionner en produits frais la navette, Daniel se rendait dans la chambre que Violetta et Marie partageaient. Il pressa les filles de faire leurs valises.
- Oncle Daniel, dit l’adolescente sur un ton qui n’admettait aucune réplique ou opposition, j’emmène Bing! Il tient à moi, et j’aime mon chien!
- D’accord, tout ce que tu veux, mais dépêche-toi! Ah! Mais tu ne vas pas emporter tout cet amoncellement de frusques informes! Là où nous allons, tu seras repérée immédiatement et emprisonnée pour atteinte à la morale! Le synthétiseur pourvoira à tes besoins vestimentaires, ma grande.
- Bah! Quand allons-nous?
- Ma fille, tu vas adorer! Le début du XX e siècle, avec les longues robes entravées, resserrées à la taille, les amples chemisiers en dentelles et les vastes chapeaux!
- Super! La Belle Époque! Oui! Mais… attends! Il y a un os! Je refuse de mettre le corset, hein! Tu ne m’y forceras pas!
- Je ne suis pas un tortionnaire, Violetta!