samedi 31 mars 2012

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 9 2e partie.


Chez Tortoni, le restaurant à la mode en ce 1825,
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on y rencontrait tous ceux qui voulaient voir ou se faire remarquer, autrement dit tous les notables, les intellectuels, les lions et lionnes, les élégantes qui donnaient le la du bon ton,
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Galeazzo di Fabbrini, qui n’oubliait jamais son pedigree, aidait Irina Maïakovska, toujours revêtue de son costume de dandy achevé, à s’asseoir à la meilleure table. Tout souriant, ce qui était rare, Danikine s’installait auprès d’elle, sous le charme de sa compatriote. Celle-ci ne venait-elle pas d’évoquer dans sa langue maternelle quelques souvenirs de ses jeunes années et raconté une ou deux anecdotes concernant la tsarine Catherine II.
- Ah! Voici le serveur, fit le comte. Que nous suggérez-vous ce soir, Enzo?
- Madame, monsieur le comte, monsieur le baron…
( A noter que le jeune employé du restaurant avait identifié le sexe d’Irina malgré son accoutrement. Il était habitué à certaines excentricités de la jeunesse dorée de la capitale et d’ailleurs ).
- Le poulet aux écrevisses peut-être? Poursuivit Enzo. À moins que vous ne préfériez des tournedos…
- Tels que le maestro Rossini les recommande? S’enquit di Fabbrini.
- Oui, il n’y a pas d’autre façon de les présenter…
- Bien. Et comme accompagnement? Assez léger, n’est-ce pas… Nous avons encore des choses à voir ce soir…
- Dans ce cas, des petits pois primeur d’une tendresse… ils fondent dans la bouche. Ou encore des haricots verts très fins cueillis de ce matin.
- Va pour ces deux légumes. Et les vins?
- Un Bourgogne de 1782...
- Grande année s’il en fut! Se réjouit Galeazzo. Je vous fais confiance Enzo et me range à votre avis. Pour les desserts, nous déciderons plus tard.
- Comte, je ne suis guère portée sur les sucreries, informa Irina avec une esquisse de sourire.
- pourtant, une gelata à la sicilienne ne se refuse pas! S’exclama Danikine.
- Una cassata, Pavel, rectifia machinalement Galeazzo.
Quelques minutes plus tard, le trio mal assorti savourait une viande tendre et juteuse à souhait, arrosée d’un Bourgogne incomparable.
- Je n’ai pas pour habitude de parler affaire en soupant, rappela Maïakovska poliment.
- Tout a déjà été dit. Discutons donc de choses agréables, convint le comte ultramontain. La représentation d’hier soir du Barbier de Séville par exemple…
- Enchanteur! Admit Irina. C’est la première fois que j’écoutais cette musique dans de telles circonstances.
- Tiens? S’étonna Galeazzo. Là d’où vous venez, il n’y a donc pas de représentations théâtrales ou autres?
- Avec des acteurs ou des chanteurs en chair ou en os, pas vraiment. Nous disposons cependant d’enregistrements personnalisés, de montages holographiques… euh… je vois que vous ne comprenez pas. Je m’explique…
Pendant ce temps, trois tables derrière notre trio, un homme de grande taille, les yeux gris, le nez un soupçon trop long, le cheveu noir, le visage mince, ne perdait pas notre groupe des yeux. Vêtu avec une élégance raffinée, qui sentait son grand seigneur, il espionnait particulièrement Galeazzo lui-même, bien qu’à l’origine, il pistât la Russe.
L’Ultramontain ne l’avait pas reconnu. Et pourtant, il aurait dû se tenir sur ses gardes car il avait été le maître de Frédéric Tellier. Toutefois, l’Artiste était un as du grimage. Son maquillage lui donnait dix ans de plus et modifiait à la fois la disposition générale de ses traits et l’ensemble de sa physionomie. À la décharge du compte, il faut ajouter que ce dernier ignorait encore la présence du danseur de cordes en cette année 1825.
Mais il n’y avait pas que Victor Martin qui s’intéressât ainsi à notre trio. Dans le fond du restaurant, près des portes donnant sur les cuisines, un Asiatique mis à l’occidentale, la barbe blanche coupée presque à ras, observait à la fois Irina Maïakovska et Frédéric Tellier. Si, à cet instant Daniel Lin était entré dans la salle, il n’aurait pu retenir un cri de surprise. Sun Wu père, le chef de la triade nommée Le Dragon de Jade dans les pistes temporelles 1721, 1722 et 1723 avait également effectué le saut quantique et était de la partie. Pourquoi épiait-il les deux adversaires? Une énigme de plus à résoudre pour le daryl androïde…
***************
Si, sur le papier, l’assemblage et la mise au point du matérialisateur transtemporel ne posèrent aucun problème, le passage à la pratique s’avéra un véritable casse-tête. En effet, les réfugiés de l’Agartha n’avaient à leur disposition que du matériel de seconde main, le plus souvent incompatible et non les matériaux et les appareils adéquats et performants. Ainsi, des plaquettes composites en fibrocarbone et en duracier devaient remplacer les couches manquantes de nanites téléguidées, autoreproductibles du téléporteur amélioré. Les plots eux-mêmes de l’engin n’étaient pas conformes aux élémentaires normes de sécurité. Et les bio gels de conservation des données manquaient cruellement. Quant aux câbles de transport d’énergie, énormes et encombrants, il couraient un peu partout dans le laboratoire, à même le sol. Maintes fois Craddock s’était emmêlé les pieds et avait chu brutalement sur ses muscles fessiers.
N’évoquons pas les ordinateurs. Des veaux qu’il fallait sans cesse réparer, reprogrammer et reconnecter entre eux.
Daniel Lin se dépensait sans compter pour remédier à cette pénurie; il travaillait seize heures par jour au bas mot et oubliait le plus souvent de se nourrir. Il n’en démordait pas. Il lui fallait réussir, obtenir le succès escompté. Le succès! Le maître mot, le mantra…
Le vice amiral ne savait plus s’il devait admirer cette obstination ou faire entendre raison à celui qui avait jadis servi sous ses ordres. L’idée du matérialisateur transtemporel ne l’enchantait guère. Antor ne devait surtout pas réapparaître trop tôt et encore moins entrer en contact avec le Surgeon. Le devenir de l’Expérience l’exigeait.
Il était environ deux heures du matin en ce mois de mai 2152. Presque tous les tempsnautes prenaient un peu de repos sauf Daniel Lin bien évidemment mais aussi André qui lui donnait un coup de main. En fait, le Ying Lung voulait surveiller de près le Surgeon.
- Cette dérivation de conduit plasmatique peut attendre, faisait le vieux soldat avec une lassitude feinte.
- Non! Ce matin, il nous faudra purger une nouvelle fois les bio gels et cette tâche nous prendra au moins douze heures.
- Daniel Lin, vous n’êtes pas raisonnable. Depuis quand n’avez-vous pas dormi? Deux jours? Trois?
- Cela ne vous regarde pas, André. Si vous êtes si las, je puis parfaitement poursuivre seul.
- Moi, ça va encore… c’est vous qui êtes au bord de l’épuisement.
- J’ai l’habitude de dépasser mes limites physiques.
- Pas ce corps-ci!
- Qu’en savez-vous? Sur Bolsa de basura dos, les conditions de survie étaient bien plus extrêmes. Or, je n’en suis pas mort. J’ai résisté à vingt heures de travail par jour et ce, durant un mois. Avec les gardes-chiourmes sur le dos, qui plus est! Sans oublier leurs coups de fouets, les bagarres quasi quotidiennes des Kronkos affamés…
- Hum… je remarque que vous ne vous êtes pas mis en mode ordinateur. Il n’y a qu’à vous observer pour s’en rendre compte.
- Impossible pour l’instant. Mais laissez-moi donc me concentrer sur ma tâche.
Fermat comprit le reproche à demi formulé; il se tut.
Le silence s’installa une nouvelle fois durant de longues minutes fort précieuses. Le daryl androïde les mit à profit pour accélérer encore. La dérivation nécessaire fut effectuée; maintenant, il fallait vérifier si elle fonctionnait.
- Je m’occupe de la console centrale, dit André fermement.
- Laissez-moi plutôt m’en charger, le contra le commandant Wu. Surveillez les auxiliaires.
Fermat préféra objecter avec douceur.
- Daniel Lin, vos yeux se ferment malgré vous. Une donnée peut vous échapper.
- Amiral, il me reste assez de conscience et de réflexes pour réagir à temps! Jeta Daniel Lin durement.
- Dans ce cas, j’envoie le jus…
Rien de notable ne se produisit.
- Voyez, reprit le maître espion lentement, cela ne marche pas… la dérivation n’est pas appropriée. Sans doute, avez-vous commis une erreur… pas étonnant vu votre épuisement…
Excédé au plus haut point, le daryl s’écria:
- André, taisez-vous! Je ne me suis pas trompé. Ma nature m’en empêche. Sachez que j’ai vérifié et repassé tous mes gestes en accéléré depuis trois heures. Tout allait de mon côté.
- Que signifie votre dernière phrase?
- Il y a que je soupçonne un sabotage…
- Un sabotage, Daniel Lin, le coupa aussitôt le vice amiral. Vous n’y pensez pas sérieusement. Qui y aurait intérêt? Nous sommes si peu nombreux ici…
- Vous connaissez la réponse.
- Seriez-vous en train de m’accuser, commandant? La fatigue brouille votre entendement.
- Pas du tout, amiral. Depuis plus de deux mois, j’enregistre tout ce qui vous concerne. Et j’en ai déduit que vous refusiez et refusez encore aujourd’hui la construction de ce matérialisateur temporel pour d’obscures raisons. Mais ce n’est pas tout; il y a plus grave encore.
- Plus grave encore! Ça ne tient pas debout! Je suis à vos côtés depuis le début. Pour vous apporter mon soutien, j’ai été jusqu’à foutre en l’air ma carrière.
- Certes, mais… vous m’avez menti. Trente-huit fois à ce jour. Par exemple, ce n’est pas Sarton qui vous a remis le chrono vision.
- Comment cela?
- Laissez-moi achever… j’ai émis comme première hypothèse qu’une Entité s’était fait passer pour Sarton. Et cette Entité ne pouvait être que Penta p. ne m’objectez pas que vous ignorez qui il est. La Dimension p qui nous a donné du fil à retordre dans les chronolignes 1721 et 1722... Elle vous manipule… Avouez-le.
- Avouer que je vous trahis? Absurde! Dans quel but, commettrais-je pareil crime? Ah! Daniel Lin, vous souffrez de paranoïa.
- Jamais je n’ai été aussi lucide, au contraire! J’ai des preuves. Vos connaissances concernant ma personne, le moindre de mes gestes, la littérature que je préfère, l’art que je pratique, la technologie des autres univers bulles. L’utilisation immodérée du chrono vision n’explique pas tout. Vous avez personnellement voyagé dans ces mondes différents. Comment? Grâce à un translateur? Que non pas! Grâce à l’aide de Penta pi. pour lui, n’est-ce pas un jeu d’enfant de franchir les feuillets du Pantransmultivers? Vous avez passé un accord avec lui.
- C’est le grand n’importe quoi… mais admettons que vous ayez raison…
- Nous progressons, enfin.
- Supposons donc… ce Penta pi nous a aidés lors de la crise avec les Velkriss, les Haäns et votre jumeau dévoyé Daniel Deng…
- Voyez que vous savez des choses intimes me concernant… mais ce « nous » dans votre bouche, cela fait plutôt étrange…
- Revenons à Penta pi… il s’est sacrifié pour sauver votre équipage du Langevin. L’oubliez-vous?
- Non… je n’ai développé que ma première hypothèse.
- Et votre deuxième supposition?
- Elle fait de vous un être double, un comploteur, une créature malfaisante…
- Daniel Lin… je suis véritablement votre ami, votre allié, votre seul soutien…
- C’est faux. Vous poursuivez un but dont j’ignore encore précisément les tenants et les aboutissants
- Ah! Vous m’insultez et m’humiliez! Puisqu’il en est ainsi, je m’en vais.
- André, je dois savoir qui vous êtes réellement, pourquoi vous me mentez encore et toujours.. Qui servez-vous? Quelle créature supérieure? Quelle Entité? La même à laquelle Oniù le change forme faisait allusion? Et si c’était vous cet être à qui le garde-chiourme rendait des comptes?
- J’ai dit que je m’en allais, Daniel Lin Wu! Débrouillez-vous! Quelle ingratitude après tout ce que j’ai fait et allais faire pour vous!
- Non! Vous ne partirez pas tant que vous ne m’aurez pas tout dévoilé!
Le ton du daryl androïde n’admettait aucune réplique. Mieux. Incroyablement, Fermat stoppa et immobile, attendit le bon vouloir du plus jeune. Il semblait hypnotisé par la volonté du Surgeon.
Daniel Lin s’était approché du vice amiral, ses yeux brillant d’une sorte de folie, mais avant tout emplis d’une détermination si forte qu’elle s’imposait même au Ying Lung connu sous le nom d’Observateur. Le Prodige de la Galaxie reprit:
- André Fermat, il existe un moyen infaillible pour moi de connaître ce qui vous mène. Je dois savoir ce qui vous pousse. Peut-être alors pourrais-je vous pardonner tous ces mensonges et faux-semblants?
- Vous voulez lire dans mes pensées? Je m’y refuse! Catégoriquement!
- André, je vous en prie… au nom de ce que nous avons partagé ailleurs et jadis, au nom de notre amitié… combien de fois m’avez-vous tiré d’un mauvais pas? Et moi? Que n’ai-je accompli pour vous sauver? Car, je le sens bien, là-bas, c’était vous, et non votre alter ego… ne le niez pas!
- Je vous ai dit non!
Pourtant Fermat restait et la raison de son immobilité présente semblait échapper au plus jeune. Il n’avait pas conscience de la puissance de sa volonté, de la force de son esprit.
- Que craignez-vous? Que dissimulez-vous de si abominable, de si secret?
- Vous n’avez pas à connaître mes raisons. Vous ne pouvez m’y contraindre, vous avez juré…
- Certes… mais si la sécurité, la survie même de mon petit groupe dépendent de mon serment, si le sort de l’humanité tout entière se joue en cet instant, hé bien, je suis prêt à me parjurer, à supporter le poids de ce crime…
- Aïe! Daniel Lin, que faites-vous?
Le commandant Wu avait avancé résolument en direction du vice amiral. Son visage était dur et fermé et les iris de ses yeux luisaient dorénavant d’une étrange lueur orangée. Fermat eut beau faire, il ne parvint pas à retrouver son libre arbitre. La main brûlante du Prodige se saisit de la paume du maître espion et le contact mental s’établit.
- Vous êtes en train de violer mon esprit, émit péniblement le plus âgé…
- Taisez-vous, ordonna celui qui se croyait un simple daryl androïde.
Les premières couches de l’esprit de Gana-El ne révélèrent rien de spécial au Surgeon si ce n’est qu’une colère qui grondait effrayante, évoquant l’Etna en fusion. Puis se furent les images du précédent sabotage commis une quinzaine de minutes auparavant.
Alors, un sourire amer se glissa furtivement sur les lèvres du violeur mental.
Dans sa tête, le vice amiral entendit ces paroles:
- Vous voyez que j’avais raison de douter de votre soutien…
- Vous vous trompez sur mon compte, enfant! Je ne faisais que vous protéger!
Le dialogue psychique cessa tandis que les voiles, presque tous les autres voiles se déchiraient peu à peu, laissant apparaître un mur de duracier. Cela aurait dû décourager notre opiniâtre daryl. Or, il n’en fut rien.
Refusant de s’avouer vaincu, transpirant, luttant contre ce qui restait de la volonté du Ying Lung.
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Observateur, l’Exilé parvint à abattre la muraille mentale, l’obstacle immatériel, l’obligeant à retourner au Néant.
Sous cet effort intense, au-delà de l’entendement humain, Daniel Lin s’agenouilla, contraignant Fermat à l’imiter. La souffrance, fulgurante au début, se fit brûlure sourde, éblouissement, écartèlement…
Désormais, les deux êtres, les deux Entités partageaient la même torture. Et Dan El refusait de lâcher prise…
- André Fermat… Ce nom n’est pas votre véritable nom… Il n’est que l’identité de votre avatar humain…
- Daniel Lin, je vous en conjure, lança mentalement le Ying Lung, n’allez pas plus loin… Votre cerveau va être détruit…
- Il ne le sera pas…Je suis le plus fort, je l’ai toujours été… non, vous n’êtes pas un humain, encore moins un p comme je l’ai un instant supposé… mais un Juge, un Dragon répondant au titre d’Observateur… il y a des éons, au début du Monde, vous avez librement choisi de sacrifier votre immortalité, votre immatérialité pour observer les humains, ces ridicules et pitoyables petites vies, ces inconséquentes créatures saccageant leur planète, une planète unique, si belle, si merveilleuse… mieux, vous avez séjourné parmi les hommes que vous méprisez pourtant profondément pour être aux côtés d’un être hybride, pour l’aider à réaliser tout son potentiel… pour sauver les humains d’eux-mêmes… Incompréhensible? Non! Admirable dévouement!
À bout de forces, blême autant qu’un Pierrot lunaire, Daniel lin finit par lâcher la main du vice amiral. Roulant sur le sol, il murmura:
- Gana-El, le Riu Shu, le Ying Lung… Telle est votre véritable nature… les légendes ne mentaient donc pas…
- Vous savez… répondit Fermat dans un souffle. Or, cela ne se peut pas, enfant… c’est trop tôt… beaucoup trop tôt… Tout risque de dérailler…
- Pardon… Pardon pour mon obstination cruelle et infantile… pardon pour ma stupidité…
- Vous comprenez ce que vous m’obligez à faire, Daniel Lin, le Prodige de la Galaxie…
- Gwenaëlle vous avait identifié ce matin… elle vous a appelé le Serpent sacré, celui qui donne mais qui reprend aussi… pardon… je vous ai vu dans son esprit. J’ai partagé sa terreur… une ondulation résille opalescente puis surbrillante, plus éblouissante que mille milliards de Soleils… après avoir fait l’amour à Gwen, après être redescendue de la vague impétueuse du plaisir, j’ai hurlé lorsque le troisième voile a été arraché. Alors, une douleur atroce a déchiré ma chair et j’ai sombré dans le doute… pardon…
- Je ne souhaite pas ton anéantissement, Daniel Lin… Non… Bien au contraire… je dois te préserver de toi-même, encore et toujours… je suis là pour cela…
Épuisé au-delà des mots, le Surgeon perdit connaissance, persuadé toutefois que Gana-El allait l’effacer de la réalité.
Or, André, qui tenait à peine debout sur ses jambes tremblantes, se releva, aussi déterminé que le plus jeune il y a peu. Tâtant le front du supra humain, il laissa couler une larme. Puis, s’asseyant à ses côtés, il berça son corps inerte tout en chantonnant une étrange litanie:
« Mon enfant, je suis en train non pas d’anéantir ton esprit, cela je ne le puis, mais d’effacer de ta mémoire les dernières heures. Tu croiras qu’il ne s’est rien passé de notable. Tu penseras que Gwen a fait un cauchemar et toi aussi… tu oublieras mes fausses trahisons.. La confiance sera rétablie…
Mais mon enfant, mon pauvre fol, ce corps-ci, trop étroit désormais, te brûle et te consume. Or, je suis dans l’impossibilité de soulager ta souffrance. Pour ta sécurité d’abord, pour celle du Pantransmultivers ensuite… Dont l’existence prochaine repose sur tes fêles épaules actuelles. Si tu vis ce cauchemar présentement, c’est que tu l’as pensé nécessaire à ton accomplissement… et j’ai promis de te dissimuler l’Expérience jusqu’à sa résolution presque finale… et donc, te voici-là par ma faute, exilé, malade, mutilé, dans cette prison inviolable et cruelle; plutôt ce sort cruel que l’Infinité de la Mort… si tu faillis, l’effacement nous menace tous… pas que tes petites vies… nous, les Yings Lungs, nous l’Unicité…
Ce sacrifice auquel tu as consenti, je le trouve atroce, abominable, odieux, que sais-je encore? Mais toi seul peux réussir Dan El…
Lorsque tu naquis, lorsque tu apparus dans toute ta splendeur, toi, le dernier Juge, le plus fort, le plus beau, le plus sublime des Yings Lungs, le plus courageux, le plus impétueux et le plus incontrôlable aussi, le Principe Vital du Tout, les sphères ont chanté tes louanges, mon bel Ange…
Tu portes tous les espoirs du Vivant. Je suis fier de toi, de ta témérité sans limites, de ta générosité, de ton obstination sans pareille, mon fils… tu complètes et parfais la Totalité… Sans toi, elle serait impuissante à impulser la Création… Mais en toi demeure le déséquilibre fondamental. Conscient de cela, tu t’es engagé à y pallier, à effacer l’erreur… Réussis, c’est tout le mal que je te souhaite… mûris vite, très vite…
Mais en attendant, dors, oui dors, mon enfant, repousse au loin ta peur, ton anxiété, ta méfiance et tes démons intérieurs… accepte cette valse avec l’Entropie et sois bien persuadé que tu la vaincras, que tu l’attacheras à ton Char si lumineux, si fabuleux…
Mais tu as le Temps, car, ici, et maintenant, il y a le Temps, la matière, la Lumière, la Vie… repose-toi… reprends des forces… du courage… évacue ta fièvre, rêve au bonheur qui sera le tien auprès de Gwenaëlle, la Celte, une partie du Principe fécondateur.
Mon Rebelle qui jamais n’a accepté la Défaite, la Mort, si déterminé à repousser l’Infra Sombre… si prometteur… Révélateur, conscience et compassion du Chœur Multiple… tu as vu le jour pour accomplir ton destin. Vaincre l’Entropie, l’enchaîner, composer et te servir d’elle… et cela t’a terrorisé… alors, tu t’es fait humain…
Expérimentateur par excellence, poursuis la Leçon, mène-la jusqu’à son terme… préserve-toi aussi… ne t’oublie pas… Dan El, je n’ai pas honte de pleurer et d’admirer ce que tu es… écoute…
« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur? »
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Mon enfant, mon fils, je n’ai plus honte à t’appeler ainsi… je te demande pardon… je t’aime et ne puis te le dire… pardon pour ce que je t’inflige, pour ce que tu t’infliges, pardon pour… tout… pour ta solitude, pour ton ignorance que j’ai renforcée car il n’était pas temps encore… »
Avec une grande tendresse, André prit le corps inconscient de Daniel Lin dans ses bras et le porta jusqu’au sas qui servait de chambre au commandant Wu et à sa compagne. La Celte qui veillait en se mordant les poings d’inquiétude n’osa pas lever les yeux sur le vice amiral. Elle se contenta de murmurer un rapide merci lorsque le maître espion lui recommanda de laisser dormir son amant en veillant à le maintenir au chaud sous les couvertures.
- La fièvre sera descendue d’ici quelques heures. Ah! Et j’ai aussi occulté les dernières heures de sa mémoire… Alors, inutile de lui rappeler que je suis un Juge…
- Serpent, si c’est pour notre bien à tous… si cela permet de repousser Sherma et ses acolytes…
- Tu as compris… alors… tiens-toi sur tes gardes…
- Je t’obéis pour sauvegarder mon maître…
Tout ayant été dit, André s’inclina et se retira avec une hâte marquée.
***************
Le second voyage temporel vers le 1868 des Napoléonides fut mémorable. Cette fois-ci, Craddock officiait en tant que copilote. Tellier, Pieds Légers et Brelan sentirent leur dernière heure venir. La mort les frôla et le Vaillant ne réchappa à la catastrophe d’un éparpillement de ses atomes dans l’espace quantique que d’un cheveu. Gana-El lui-même, s’il avait été aux commandes, n’aurait rien pu faire. Il n’était pas outillé pour remédier à ce qui advint.
Pourtant, tout avait bien commencé.
Daniel Lin, d’humeur affable, n’allait-il pas bientôt s’exercer sur un piano, avait pris le pilotage et s’était connecté avec une certaine désinvolture , comme s’il s’agissait d’une opération de routine, à l’ordinateur central de bord, pompeusement baptisé IA, mais en fait un engin de dixième génération. Cette connexion s’était bien entendu doublée avec celle du chrono vision.
Pour le commandant Wu, la nuit avait été douce et agréable, Gwen s’étant montrée une partenaire idéale. La Celte avait raconté l’histoire des siens, une histoire qui remontait jusqu’à une période antérieure à celle de l’agriculture. La jeune femme donnait vie à son récit, le colorait d’expressions surprenantes et d’anecdotes attachantes, fournissait une multitude de détails sur ses ancêtres, son clan, les différents lieux de chasse et de halte, les plantes, la faune, les séances d’initiation au chamanisme, les coutumes et les interdits à respecter.
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Daniel Lin visualisait parfaitement chaque scène. Il en captait les odeurs, les saveurs, les couleurs avec une netteté rare et se les appropriait totalement, les absorbant, les faisant siennes. Son cerveau hyper positronique enregistrait tout et lui permettait de se substituer à sa compagne dans ce vécu tandis que son corps s’unissait à celui de la Celte, se confondant avec elle. Tandis qu’il s’enfonçait toujours plus loin dans Gwenaëlle, il sentait une nouvelle vie naître en elle, grandir, frémir, une petite vie qui l’acceptait tel qu’il était, dans sa complexité et ses contradictions, une petite vie qui n’ignorait plus rien de lui, une vie qui le remerciait pour lui avoir permis d’exister, une vie dont il était le père.
Or cela l’emplissait d’une joie sans équivalent, d’une exaltation sans borne. Pour elle, il pouvait accomplir des prodiges, traquer dans son antre l’Entropie et la lier pour les siècles des siècles. Galeazzo di Fabbrini et Johann van der Zelden, il les vaincrait! Oui! Assurément! Aucun filet de voix pour le contredire et ternir cette espérance.
Au paroxysme de sa félicité, il ne pleura pas mais embrassa avec reconnaissance le ventre de la future mère.
Puis, comblé et apaisé par cette étreinte intense, il s’endormit, repoussant loin, très loin,les soucis et les mauvais rêves. Son visage irradiait de bonheur. Gwen, quant à elle, n’avait plus assez de mots pour exprimer sa reconnaissance. À son tour, elle sombra dans le sommeil.
De son côté, Gana-El soupirait. Lui savait ce qui attendait le Surgeon le lendemain. Il ne devait pas lui retirer la coupe amère.
- Moteur quantique central enclenché. Luminique 1.
- Aucun incident à signaler. Mon gars, tout baigne, et j’en suis drôlement satisfait.
- Luminique 3, reprit le commandant Wu après un court laps de temps. Légère défaillance du polarisateur alpha. Moins 0,7%.
- Oui, je compense. Correction effectuée.
- Écliptique de 17,8°. Conforme aux paramètres.
- J’en suis ravi!
- Hyper luminique 9,2, dit Daniel Lin toujours aussi détaché après quelques minutes. Surchauffe de 3° Kelvin dans la chambre intermix.
- Pff! Une broutille! Commandant, vous êtes trop pointilleux, reprocha Symphorien.
- Réfrigérant pulsé. Accélération constante; soleil à 500 000 kilomètres. Écliptique 24, 5°.
- Hum… Là, ça ne me convient pas, mais pas du tout alors!
- L’ordinateur affiche un retard de 0, 74 seconde. Je le mets hors service et le supplée totalement.
- Bonne idée! J’approuve entièrement et j’applaudis même.
À l’arrière, Louise de Frontignac soufflait à l’oreille de l’Artiste:
- Je trouve cet échange fort ennuyeux mon ami, pas vous?
- Il doit avoir son utilité.
- Certes. Mais pourquoi deux pilotes?
- Sans doute à cause de la multiplicité des tâches et des cadrans à surveiller, Louise.
- Il n’empêche, c’est lassant. De plus, Daniel Lin n’a pas sa voix habituelle. Maintenant, elle est… comment dire? Impersonnelle…
- Parce qu’il s’est mis en contact direct avec la machine pensante du vaisseau.
À l’avant, le commandant, toujours concentré, constatait:
- L’accélération se poursuit, toujours conforme au schéma initial.
- Ouais, sans doute. Mas ça vibre, là! Ça tourne bougrement. Mais bah! Puisque ça ne vous fait ni chaud ni froid, pourquoi se tourmenter pour ce phénomène semblable à celui d’un manège de Luna Park de quatre sous?
Craddock avait raison. Le vaisseau entamait brutalement une vrille sur lui-même à la vitesse de 1500 km/h tandis qu’il poursuivait son parcours dans l’hyper espace à peu près correctement.
- Personne pour arrêter cette toupie? Se plaignit Louise.
Apparemment, nul n’entendit sa supplique.
- Bombardements de particules méta ioniques sur bouclier ventral, articula le daryl androïde froidement, alors qu’il s’agissait d’un incident d’une extrême gravité.
Craddock réagit au quart de tour, professionnel jusqu’au bout des ongles lui aussi.
- Compris. Je le renforce par une couche de tétra dur acier. Merci, les Otnikaï pur cette invention!
- Accélération. Passage en hyper supra luminique.
- Ouche! Là, ça va pas! Mon Vaillant est en train de se transformer en foutu shaker!
- Distorsion du spectre lumineux de 0, 21%, répliqua le commandant. Correction en échec.
- Commandant, je me bouge, je vous l’assure!
- Échec de la correction. Je répète, échec de la correction… accentuation de la distorsion… 0,64%.
- Ouah! Le diable me patafiole! Je fais ce que je peux!
- Déphasage temporel amorcé à l’intérieur de l’habitacle. Vortex en formation droit devant à Zéro heure.
- Foutue vieille carne! Rossinante à la noix de cajou! Explosa Symphorien en tapant violemment du poing sur son siège.
http://www.linternaute.com/livre/magazine/gustave-dore-illustre-la-litterature/image/don-quichotte-sancho-pancha-1174649.jpg
Mais le capitaine n’eut pas le temps d’achever son geste, le temps ralentissant fortement dans la cabine.
- Fr..ac..ta..les.. 9,9..8..6... Localisées au… pilotage…dans… la soute… ainsi… que dans… le moteur… quantique…
Daniel Lin se força à reprendre un débit normal. Pour ce faire, il dut combiner le mode ordinateur dans lequel il était placé depuis une vingtaine de minutes à celui de l’hyper vitesse.
- Risque de rupture du micro continuum local. Confirmation. Chambre intermix… panne dans quatre secondes… deux…
- Bougre de gypaète bariolé! Faites donc quelque chose, un miracle, quoi! Rugit le Cachalot poussé par une panique sans bornes.
Sa terreur était telle qu’il était parvenu à parler au même rythme que le daryl androïde.
- Impossible! Lança celui-ci, glacial. Rupture du continuum local désormais effective.
Les ténèbres épaisses du vortex s’en vinrent et avalèrent goulûment le Vaillant, l’emprisonnant dans une glue visqueuse. Alors, le temps mosaïque prit de l’ampleur et s’étendit aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du vaisseau. Mais Daniel Lin parvint à ne pas perdre conscience au contraire des autres humains qui avaient pour noms Guillaume Mortot, Louise de Frontignac, Frédéric Tellier et ce sublime Symphorien Nestorius Craddock. Les susnommés, réduits à l’état d’ébauche, à une simple et dérisoire esquisse tracée sur la toile hésitante du Pan Cosmos, oscillaient entre l’être et le non être, au gré de la fantaisie ou du caprice d’un démiurge ivre, moqueur et dépassé.
Mais étrangement, pas notre daryl androïde. Pourtant, lui aussi subissait un sort peu enviable, écartelé, endurant mille et mille brûlures, déchiré, pantelant, luttant pied à pied contre une souffrance inouïe, dépassant tout entendement. Daniel Lin, plus opiniâtre que jamais, s’acharnait à vouloir conserver son intégrité et combattait le continuum spatio temporel fractionné, divisé, pointilliste, avec toute la puissance de sa volonté pourtant bridée.
Atteindre le stade de l’ultra hyper vitesse. Jamais tenté. Il essaya. C’était dans ses cordes. Mais il échoua. Alors, il recommença. Encore et encore, splendide d’entêtement. Pour rien. Ce n’était pas la bonne solution. Que faire? Qu’envisager?
Il lui fallait réfléchir, logiquement, en faisant abstraction des hurlements de tout son organisme, de toutes ses cellules, de tous ses atomes. Oser le transdimensionnel tant redouté. Oui, c’était cela… là, tout devenait possible, envisageable…
Il le fit et se retrouva… chez lui. En terrain familier. Ce chemin autrefois emprunté des milliards et des milliards de fois, si connu qu’il pouvait s’y mouvoir à l’aveuglette. Cette sensation, cette caresse, ce murmure… ah! Si délicieux…
Autour et à l’intérieur de lui, de Dan El, les super cordes entonnèrent une musique ensorcelante et joyeuse. Elles vibrèrent de toutes leurs harmoniques folles, accueillant le retour de l’enfant prodigue. Quelle allégresse! Elles reconnaissaient leur jeune frère, elles le fêtaient comme il le méritait.
Dan El, envahi par une extase divine, empli d’un bonheur ineffable, s’enivra et ne résista pas à cet orgasme mille et mille fois plus fort et sensuel que celui qu’il connaissait lorsqu’il s’accouplait avec Gwenaëlle. Il but à satiété l’ambroisie des dieux, il y plongea avec délices, y nagea jusqu’à se noyer dans ce nectar divin. Il s’y perdit… il en oublia toute raison, pourquoi il était arrivé jusqu’ici. Paradis trompeur et menteur…
Quel plaisir sans pareil! Pourquoi donc y mettre fin? Cette Sublimité totale et absolue pourquoi la quitter? Il s’y refusait… pourtant une voix lui murmurait quelque chose à ses oreilles, quelque chose qu’il ne voulait pas entendre et qui pourtant ne lâchait pas prise.
Le triste devoir, la désolante obligation; la promesse faite jadis, à l’aube des temps…
Juste à cet instant, une discordance parcourut la véritable essence de l’Exilé volontaire, de retour dans son monde natal.
La conscience de Dan El se rappelait à lui, hurlait, s’accrochait désespérément à ce qui restait de sa raison.
Cet horripilant devoir… son EXPERIENCE…
Mais il aurait tant souhaité que cette épreuve qu’il s’était imposée finisse enfin! Pourquoi ne pas remodeler maintenant cette incongruité, ce mensonge d’une pseudo réalité, ce leurre?
Non! Surtout pas, insista la voix têtue. Ce serait commettre une erreur irréparable. Le piège subtil l’avait tenté. Mais il était fort, obstiné, courageux et… raisonnable.
Alors Dan El résista pour toute la bio diversité et pas seulement pour ses amis humains, pour ses petites vies chéries…
Daniel Lin sortit sans transition de cet état divin qu’il avait retrouvé un fugitif instant, pleurant des sanglots amers sur ce qu’il quittait sans être véritablement tout à fait certain d’avoir bien agi. Sa mémoire illuminée au-delà des mots et de la compréhension humaine devint brumeuse et s’emplit d’opacité. Puis, insidieusement, il perdit jusqu’au sentiment d’exister.
Dans la chambre intermix, tout fonctionnait dans un doux ronronnement, l’échange matière antimatière s’effectuant normalement. Les cristaux de charpakium avaient été inexplicablement régénérés et ils pourraient œuvrer encore durant au moins vingt sauts quantiques.
L’a-temps s’évapora, tel un mauvais songe.
Dan El croyant se perdre avait donc agi comme il le fallait; et le Vaillant, ce bon vieux vaisseau, cette poubelle de l’espace intersidéral, avait franchi les différentes bulles superposées du Pantransmultivers. Cahin-caha, il poursuivait son écliptique comme si de rien n’était, remontant les spires du temps avec la régularité d’un métronome électronique.
Une seconde à bord équivalait à quarante-quatre jours dans l’hyper espace.
Sans fracas, le vaisseau se translata dans la chronoligne désirée alors que, pourtant, plus personne n’assurait le pilotage. Les feuillets et les branes ne lui opposèrent aucune résistance. Qui était responsable de ce miracle?
Parce que le jeune Ying Lung était parvenu à vaincre un de ses démons, les siens le récompensaient… à moins que…
Émergeant de son cauchemar, Craddock eut un soubresaut nerveux.
- Tryphon de pacotille! Diva de caf’conc’! voilà que, maintenant, tu as des vapeurs dignes d’une midinette. Après tout le whisky que tu t’es enquillé, ce n’est pas normal! Mon colon, tout va… euh! Nom d’une pipe! Commandant! Bon sang! Commandant! Par le Grand Coësre!
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Encore un tour de foire!
Avec précipitation, bien que tremblant, Symphorien détacha sa ceinture et se porta au secours du commandant Wu. Le daryl androïde gisait sur le plancher métallique, inconscient, d’une lividité spectrale, le souffle court et les yeux obstinément clos.
Or ce n’était pas là le plus angoissant, loin de là.
- Sacré Djuu! Marmonna le vieux loup de l’espace. On dirait que ce gars est coincé entre deux univers et qu’il n’arrive pas à choisir dans lequel il doit se stabiliser!
Daniel Lin, toujours évanoui, était bel et bien en train de s’estomper, de quitter cette réalité pour un ailleurs tout aussi virtuel. Pourtant, il réapparaissait par à-coup, tour à tour translucide puis opaque, solide et immatériel, transparent et bien là…
Bien qu’un frisson irrépressible de peur et de répulsion mêlées le parcourût, Craddock, le courageux, s’agenouilla près du Prodige, entourant son torse qui oscillait entre deux réalités, et le supplia:
- Mon gars! Ah! Mon gars! Qui que tu sois, quoi que tu sois vraiment, tiens bon! Bats-toi… reste avec moi… reste avec nous… nous avons encore besoin de toi, Daniel Lin… Entends-tu? Oui, nous avons encore besoin de toi!
Sans le savoir, Symphorien transmettait toute sa résolution, toute son énergie au Riu Shu malmené, tout son attachement, tout son amour.
Le miracle espéré se produisit et le phénomène incompréhensible cessa enfin. Daniel Lin parvint à s’ancrer et à se stabiliser dans cette réalité, dans cette matérialité-ci.
Frédéric Tellier qui avait rouvert les yeux presque au même moment que Craddock et qui était resté silencieux, avait vu le dénouement de ce tour de magie. Frémissant, il soupira après coup.
- Dieu du ciel! Je crois que je vais laisser mon athéisme de côté!
Touché par la Révélation, l’Artiste se tut et se libérant de la ceinture de protection, il porta secours à Brelan et à Pieds Légers.
***************
Daniel Lin, après l’intervention de Gana-El était désormais persuadé que ce dernier n’était autre qu’un agent temporel, un Homo Spiritus associé au mystérieux Michaël. Sa mémoire altérée ne pouvait envisager une autre hypothèse. Ainsi l’Observateur avait-il gagné du temps. Néanmoins, il comprit qu’il ne devait plus s’opposer à la mise au point du matérialisateur temporel.
Ce fut pourquoi il déclara ce qui suit au commandant Wu ce matin qui suivit le terrible duel mental:
- Daniel Lin, je sais que je vous ai entravé et fâché… mais j’ai à cœur de me faire pardonner. Alors, pour le matérialisateur, j’ai quelques idées qui ne dépassent ni votre savoir ni vos compétences…
- Hum… à quoi est dû ce revirement?
- Hé bien, c’est plutôt difficile à l’avouer mais… l’agent temporel terminal m’a fait la leçon… Après tout, je suis là pour vous aider dans votre entreprise… nous poursuivons le même but: entraver Johann…
- Le renvoyer dans les cordes… j’accepte votre proposition… mais plus d’entourloupe, André!
- Je n’ai qu’une parole…
- Soit… soumettez moi donc vos suggestions. Ainsi je pourrai gagner du temps dans le sauvetage de Jacinto et des siens.
Quelques heures plus tard, les choses s’accélérant, après les dernières finitions sur ledit matérialisateur, les deux supra humains envisagèrent d’améliorer le translateur. Les heures supplémentaires s’accumulèrent mais le véhicule d’exception finit par fonctionner sans incident notable. Puis vint la phase délicate du couplage de l’appareil avec à la fois le Vaillant et le chrono vision.
Cette fois-ci, Symphorien fut sollicité. De plus en plus émoustillé et ravi de n’être pas délaissé, il se prêta à cette tâche ingrate de mécano, bougonnant juste pour la forme.
*************
Moins d’une quinzaine de jours après ce court échange qui concrétisait la réconciliation entre Daniel Lin et André, le translateur put partir pour sa première et importante mission, la récupération de la tribu amérindienne; après être parvenu à convaincre Lobsang Jacinto,
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et donc le Conseil des Sages, l’Agartha s’enrichit de près de deux cents individus.
Toutefois, les nouveaux venus durent s’adapter aux dures conditions de vie de la cité, au sein d’un milieu quasi polaire. Mais habitués à vivre de peu, aucun ne rechigna devant les privations.
Ainsi, les Amérindiens et assimilés amenèrent avec eux leurs affaires, leurs tentes, leurs graines et leurs tubercules, leurs ustensiles et… leurs coutumes! Bien entendu, ils n’oublièrent ni les précieuses statuettes du Bouddha ni leurs livres remontant pour la plupart à plusieurs centaines d’années.
Désormais, le commandant Wu voulait passer à la vitesse supérieure. Contrer Johann van der Zelden et son épigone Galeazzo di Fabbrini. Il en avait les moyens et s’en sentait tout à fait capable. Et c’était là un avis partagé par le précieux André Fermat.
Tenzin Musuweni, le Noir bouddhiste,
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avait été chargé de répartir les siens au cœur de la base; doté d’un grand sens pratique, il installa les plus fragiles près des jardins et des serres hydroponiques, veillant à ce qu’il bénéficiassent d’une chaleur confortable d’une bonne aération.
Les animaux, quelques vaches, moutons, dindes, coqs et poules, eurent aussi leurs lieux de vie. Mais comment nourrir bêtes et hommes?
De nouveaux raids furent donc organisés, particulièrement chez l’occupant Haän afin de s’approvisionner en fourrage, grains, médicaments, produits phytosanitaires, fruits, légumes et ainsi de suite. La plupart des membres de la tribu amérindienne se résigna à cette violence, toute relative car, sous l’égide de Daniel Lin, il n’y avait jamais mort d’homme. Toutefois les Anciens éprouvaient de la gêne, voire de la colère à se voir réduits à vivre des fruits d’un pillage odieux.
Mani Aniang, le plus âgé de tous, marmonnait et ratiocinait sans cesse:
- Des mendiants et des voleurs! Voilà à quoi nous sommes réduits! Des réprouvés. Des crachats d’esprits mauvais. Jacinto, je t’avais mis en garde, mais, comme à ton habitude, tu n’as pas voulu m’écouter.
Tant faire se pouvait, il évitait le chef de la base, le dénommé Daniel Lin. En soupirant abondamment, Lobsang subissait les récriminations de l’octogénaire édenté.
- Tu l’appelles l’élu, tu en as les larmes aux yeux! N’importe quoi! Poursuivait le vieillard en chuintant.
- Pourtant mon frère, objectait Jacinto, mon totem me l’a clairement désigné en rêve. Le Fils du Dragon tel est son véritable nom m’a dit le Bouddha.
- Tant que tu y es, pourquoi ne lances-tu pas qu’il est aussi une nouvelle incarnation de l’Éveillé? Ah! Lobsang Jacinto, tu t’es laissé séduire par la langue venimeuse de ce scorpion noir, de ce Serpent malveillant.
- Peut-être mais même le scorpion a son utilité.
- Aujourd’hui, si tous s’étaient rangés à mon avis, nos corps pourriraient dans l’honneur et nous serions en attente d’un nouveau cycle de vie.
- Une façon de voir les choses qui n’est pas la mienne je le reconnais. Tu oublies de rajouter que les envahisseurs auraient fait subir les derniers outrages à nos femmes et nos filles avant de les massacrer.
- Le Menteur t’a contaminé. Tu n’es plus pur. Ta bouddhéité laisse à désirer. Tu es tombé bien bas. Le Conseil devrait se réunir afin de t’exclure. Tu n’es plus digne d’y siéger.
- Mani, tes paroles si dures ne me blessent pas.
- Et sa compagne impudique? Elle se colle à lui comme une femelle jaguar en chaleur! Elle l’embrasse encore et encore devant tout le monde, elle affiche son ventre qui s’arrondit tel un trophée vaillamment acquis, mange de la viande saignante en abondance afin que l’enfant qu’elle porte soit aussi pourri, aussi ignoble que cette nourriture infecte dont elle se délecte. Je vous déjà notre prochaine incarnation: celle d’un vautour au mieux, d’un rat au pis.
Par défi, Mani Aniang rejeta la tête en arrière, ferma les yeux, refusant de regarder en face Jacinto. Comprenant cette attitude, ô combien blessante pour lui, Lobsang quitta le vieil homme et s’en alla faire un tour dans les serres.
Il tomba sur Aure-Elise et Gwenaëlle. Auprès des deux jeunes femmes, se tenait Raeva Rimpoché. Visiblement, le jeune Hawaïen contait fleurette à l’ex-épouse de l’ambassadeur d’Elcourt. S’apercevant de la présence de Jacinto, comme pris en faute, Raeva rougit;
- Je… m’apprêtais à partir, mentit-il.
- Les pois et les fèves poussent bien, dit Gwenaëlle naïvement.
- Oui, c’est vrai. Dommage cependant que nous ne puissions encore planter des iris ou des jacinthes, compléta Aure-Elise en soupirant discrètement. Ce sont mes fleurs préférées. Mais l’eau et la terre fertile sont trop précieuses pour être ainsi gaspillées.
- Cela viendra plus tard, sans doute, répondit le jeune homme. Nous ferons pousser toutes les fleurs chères à votre cœur…
Les yeux de Raeva souriaient et brillaient. Il était bien épris.
« Ces deux-là ne tarderont pas à former un couple », pensa Jacinto. « Ainsi va le cycle de la vie ».
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samedi 24 mars 2012

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 9 1ere partie.

Chapitre 9

Le « Rot du Dragon » comptait trois nouveaux hôtes. Ils n’étaient pas venus les mains vides. Louise de Frontignac,

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qui avait bien entendu les demandes de Daniel Lin, avait fait emplir la soute du Vaillant de linges de toutes sortes, de draps, de couvertures, de pièces de tissus, de fils et de machines à coudre. Dans un premier temps, Pieds Légers s’était moqué mais à la vue de la base, des différentes salles dépourvues de tout confort, du manque évident d’ustensiles les plus courants et les plus nécessaires à la vie quotidienne, il avait ravalé ses remarques peu charitables. Puis, il avait mis les mains à la pâte et aidé à décharger le matériel hétéroclite.

Tout de suite, il avait sympathisé avec Violetta qui n’était qu’à peine plus jeune que lui. Certes, la fille aînée de Daniel Lin le taquinait mais, pas snob pour deux sous, elle recherchait ostensiblement sa compagnie. Notre gaillard n’en revenait pas.

- Quoi? Avait jeté la métamorphe en souriant. J’suis pas bégueule. Cela t’étonne?

- Ta façon de parler… Tu joues un rôle, non?

- Pff! J’essaie de me mettre au diapason. Tu n’es pas un gars des barrières, de la zone peut-être? Qu’est-ce qui te choque?

- Oui, j’avoue que je viens du peuple, de la populace, même… mais je m’exprime normalement. Surtout depuis que mon patron est l’Artiste!

- Bon, d’accord, je laisse tomber mon argot de théâtre. Alors, maintenant, dis-moi ton prénom…

- Euh… Guillaume… ça ne fait pas trop ordinaire pour toi?

- Penses-tu! Au contraire! Il y a eu des empereurs et des rois qui ont porté ce prénom.

- Je m’en trouve flatté.

- Guillaume, une question. Quelle profession exerces-tu?

- Coursier au journal Le Matin. c’est fort modeste, je sais… mais, parfois, le patron m’autorise à publier un article haut en couleurs sur la vie dans la zone… afin d’informer les richards… de leur faire la leçon…

- Bien… Un peu d’info ne peut nuire… les puissants doivent connaître le sort de leurs semblables moins chanceux… Donc, tu sais lire et écrire…

- Violetta, je ne suis pas analphabète! Je vais aux cours du soir, je m’instruis et tout m’intéresse. Maintenant, j’ai de l’ambition!

- C’est bien…

- Et toi, quel est ton rêve? Pas celui de la parfaite ménagère, je pense… le capitaine Craddock m’a dit que tu servais en tant qu’enseigne sur le Lagrange…

- Oh! Ça te dérange qu’une femme puisse devenir officier supérieur dans la flotte interstellaire?

- Moi? Absolument pas!

- Tant mieux, Guillaume! Vois-tu, je suis pour l’égalité des sexes…

- Hum… Tu n’as pas vraiment répondu à ma question.

- Parce que je n’ai plus aucun rêve. J’ai suivi celui que je croyais être mon père… mais je ne le regrette pas. En fait, je l’aide avec mes modestes moyens. Et, si mes larmes coulent en ce moment, c’est que je pense à ma petite sœur Maria.

- Violetta, le commandant Wu t’aime! Sois-en certaine. Dans ce cargo volant, cette épave puante, il n’a cessé de parler de toi, de ton courage, de ton dévouement, de ta gaîté et j’en oublie. Pour lui, tu es sa fille, un point c’est tout.

- Cependant, Gwenaëlle va lui donner un héritier issu de sa chair.

- Ne crains pas d’être délaissée, mise de côté. Si tu doutes tant, va lui parler. Expose-lui tes craintes.

- Il va supposer que je suis jalouse!

- Violetta, il vaut mieux creuser l’abcès.

D’un geste doux, il se surprenait lui-même, Guillaume essuya délicatement les larmes de l’adolescente avec un mouchoir propre.

***************

Quelques minutes plus tard, Guillaume et Violetta avaient rejoint le petit groupe de femmes dans un ancien bureau transformé en atelier de couture improvisé. Patiemment, Louise montrait à Aure-Elise et Gwenaëlle comment les antiques machines à coudre fonctionnaient. Au début, la Celte afficha une certaine réticence, mais, peu à peu, s’exerçant, elle gagna en assurance, amadouant ces engins pas si magiques en fait. Aure-Elise, quant à elle, brûlait les étapes.

- Ma foi, ce n’est pas aussi pratique et performant que le synthétiseur fourrier, mais je saurai m’en contenter!

- Holà! Plus doucement, Aure-Elise, la rappela à l’ordre Brelan. Regardez mieux ce que vous faites. Vous aller finir par casser la navette. Il ne faut rien gaspiller.

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- Compris, Louise, répondit la jeune femme penaude.

- Gwenaëlle, tu t’en sors drôlement bien, constata Violetta sincèrement.

- Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir au moins?

- Non, je te l’assure. Par contre, je voudrais voir Craddock avec cette antiquité!

- Un homme en train de coudre? S’étonna Brelan.

- Mais oui, madame… La femme n’est-elle pas l’égale de l’homme? Donc un coup de main de ces messieurs serait fort apprécié. Qu’en penses-tu Gwen?

- Euh… ma mère m’a raconté qu’avant… oui, avant la meule, les semailles, la moisson, les femmes accomplissaient les mêmes tâches que les chasseurs. Elles participaient à la capture du gibier, gardaient le feu, gravaient les images sacrées sur les pierres et les parois des grottes. Ma mère était la femme médecine de la horde. Elle m’a tout appris. Mais un soir, alors que le froid s’annonçait, que les jours raccourcissaient, que les feuilles rousses des arbres étaient emportées par le vent mauvais, elle s’est couchée pour ne plus se relever. J’avais… dix ans… j’étais encore bien jeune puisque je n’étais pas encore une femme… dix ans… autrefois, je comptais en lunes…

- Maintenant, quel âge as-tu précisément?

- Dix-neuf ans… mon premier compagnon est parti à son tour au début de l’automne; malgré mon âge, je n’avais pas encore porté d’enfant. Les femmes de mon village ricanaient, disaient que j’étais stérile. En effet, depuis le temps que je vivais avec Ferral, j’aurais dû être grosse trois fois au moins! Elles me jetaient à la figure que j’étais maudite, que j’avais le mauvais œil et que je n’apporterai que du malheur aux miens…

- Bien sûr, tu les croyais, s’inquiéta Violetta.

- Oui, mais elles avaient tort et moi aussi! Maintenant, je suis comblée.

Émue et pas si rancunière, l’adolescente embrassa Gwenaëlle sur la joue; la Celte commençait à ne plus s’étonner des marques d’affection de la jeune fille.

Pendant ce temps, plus loin et plus bas, Fermat, Tellier, Craddock et Daniel Lin établissaient un plan d’action tout en contrôlant les jonctions des fibres optiques reliées à d’étranges objets aux formes invraisemblables. Ces derniers ressemblaient vaguement à des mini cônes. En fait, il s’agissait d’émetteurs de psycho images.

- Cela sert à quoi? Questionna le danseur de cordes.

- Hé bien à vous laver le cerveau et à vous plonger dans le pire de vos cauchemars de vos beuveries! Jeta Craddock qui parlait d’expérience.

- Le capitaine exagère, répondit Daniel Lin. Ce n’est rien d’autre qu’une forme de protection passive contre d’éventuels intrus hommes ou animaux.. Disons que cela a pour but de dissuader quiconque de s’approcher trop près de l’Agartha… sauf si, naturellement son empreinte cérébrale, ses ondes psychiques ont été identifiées au préalable comme non hostiles.

- Ma foi, belle invention.

- Oh mais je n’en suis pas l’auteur! Je ne fais qu’appliquer un principe développé il y a déjà quelques siècles…

- Une invention pas encore assez efficace à mon goût, fit le maître espion. L’idéal serait de disposer d’un véritable champ de force.

- Ou d’un champ anentropique de contention, compléta Daniel Lin en soupirant. Mais pour l’instant, il n’en est pas question.

- Pourquoi donc?

- Nous ne produisons pas encore suffisamment d’énergie malgré tous nos efforts, renseigna André.

- Oh ça oui! Approuva le Cachalot de l’espace. On en a juste assez pour ne pas tourner en vodka tonic!

Et Symphorien éternua bruyamment. Il était fort frileux, ce qui ne cessait pas d’étonner Fermat car, ne l’oublions pas, notre capitaine d’eau de cale était originaire d‘Écosse, des Hébrides plus précisément.

- Nous ne sommes présentement qu’à peine autonomes quant à nos besoins immédiats, proféra le daryl androïde tout en rejetant un câble, pas assez solide à ses yeux. Toutefois, bientôt, nous comptons édifier une centrale électrique en captant la chaleur du magma terrestre.

- Vous allez entreprendre des travaux aussi importants à vous trois?

- Non. Nous venons d’achever de réparer des robots fouisseurs et des foreuses; le tout fonctionne à l’aide de piles photovoltaïques que nous avons fabriquées.

- Dites plutôt que c’est moi qui ai accompli ce travail d’Hercule! Émit Symphorien en réprimant un nouvel éternuement.

- C’est vrai. Rendons à César ce qui appartient à César, déclara Fermat en contrôlant ses nerfs.

- Je constate que vous n’êtes dépourvus ni d’idées ni de connaissances techniques, fit l’Artiste admiratif.

- Souvent, à bord du Langevin, je secondais l’ingénieur Anderson, informa Daniel Lin.

- Et dans la formation finale d’un officier supérieur de la flotte, rajouta André, il y a obligatoirement un important volant d’heures de cours concernant la technique et les sciences.

- Quant à moi, jeta Symphorien alors que personne ne lui demandait rien, j’ai appris sur le tas, fauchant mon savoir aux Marnousiens, aux Otnikaï, aux Mondaniens, aux Castorii et aux Helladoï…

- Bref, théoriquement, nous sommes capables de faire face à toutes les situations, mais hélas, nos besoins non vitaux sont négligés… dit Daniel Lin tristement.

- Qu’est-ce à dire?

- Pff! Moi, je rêve d’un alambic! siffla Craddock avec hargne. Mais je n’essaie même pas de le construire avec le commandant Wu qui me surveille jour et nuit et qui inspecte les lieux chaque soir et chaque matin.

- Craddock, j’ai des envies moins prosaïques que de chercher à m’enivrer! Répliqua sévèrement l’interpellé. En fait, voilà, je souhaiterais posséder un piano… la musique romantique me manque cruellement… Chopin, Liszt et même Rachmaninov! C’est dire mon état d’esprit actuel… Et puis jouer les Gymnopédies de Satie sur un clavecin, ce n’est pas une réussite…

- Oh! Ce n’est que cela? Hé bien, lorsque je serai de retour à Paris, je veillerai à vous offrir le meilleur piano de la capitale.

- Merci pour ce geste, du fond du cœur, Frédéric. Je ne l’oublierai pas. Vous avez accueilli ma requête sans émettre une remarque déplacée.

- Daniel Lin, je vous comprends. Moi-même, je me suis récemment découvert une passion pour les pastels.

- Je vais devoir me mettre au diapason, prononça le vice amiral mi figue mi raisin.

- Je me souviens que votre alter ego passait ses loisirs à monter des maquettes de reproductions de bateaux à voiles, et que Lorenza di Fabbrini Sitruk peignait sur soie à la façon des Australoïdes tout en chantant des airs de Verdi ou de Puccini, lança le commandant Wu.

Marquant une pause, il reprit au bout de trois secondes.

- Au fait, André, comment connaissez-vous le poème d’Apollinaire, La Chanson du Mal Aimé?

- Euh… je croyais que vous n’aviez pas remarqué, commença le maître espion gêné.

- Certes, sur l’instant! Mais mon hyper positronicité rend la chose réellement impossible; j’enregistre tout, consciemment ou pas… alors?

- Daniel Lin j’ai étudié vos diverses personnalités à travers les chronolignes. J’ai donc lu par-dessus votre épaule les mêmes ouvrages, les mêmes poèmes que vous.

- Ah! M’avez-vous laissé de vrais moments d’intimité avec Irina?

- Commandant Wu, je ne suis pas un voyeur! Jeta Fermat fâché.

- J’accepte votre réponse, amiral. Je veux vous faire confiance, totalement, sans restriction…

- Merci… marmonna André.

Dans son for intérieur, l’Observateur s’inquiétait. Il n ’avait pu décemment avouer au Surgeon que ce qu’il croyait avoir vécu avec la Russe n’était en fait jamais advenu! L’Expérience, au fur et à mesure qu’elle s’affinait, devenait de plus en plus concrète… La Simulation prenait désormais toutes les couleurs, tout le relief de la Réalité. Elle se substituait ou se substituerait à celle-ci selon que Daniel Lin réussirait ou non le Test grandeur nature…

En sifflotant une fugue de Bach, le Prodige de la Galaxie reprit sa tâche, faisant mine d’être soulagé par les aveux du vice amiral, passé maître en fait dans l’art du mensonge; cependant, notre daryl androïde ou celui qui se croyait tel, ajouta ce détail aux nombreuses anomalies déjà constatées dans cette piste temporelle-ci. Lorsqu’il serait temps, il en tirerait une conclusion logique sans appel, irréfutable.

Si, intérieurement, Fermat était fort mécontent, Craddock, quant à lui, pressentait un clash prochain entre les deux hommes. Mais après tout, cela ne le concernait pas. Il n’en avait rien à cirer!

***************

Irina Maïakovska Sitruk s’entraînait à piloter un translateur fourni par la Chine impériale. Ses coéquipiers faisaient de même. Certes, le véhicule temporel fonctionnait à merveille mais son maniement présentait quelques particularités et il fallait donc se familiariser avec ce transporteur hors normes. À chaque saut, pour l’instant simulé, de terribles nausées et de maux de têtes s’emparaient des pilotes. Les ingénieurs de l’Empereur Fu s’évertuaient à répéter que tous ces phénomènes étaient normaux tout en prétendant travailler à y porter remède.

Ce que personne n’avouait, c’était que les trois humains étaient également soumis à des manipulations psychiques visant à les transformer en outils dociles pour remplir un objectif inavouable. Seul Stunk échappait à ce sort. Les Chinois, méfiants, avaient jugé bon de laisser le lycanthrope en dehors de ces manipulations mentales.

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Irina payait le prix le plus fort. Elle était dans l’incapacité de se rendre compte que, peu à peu, lentement et sûrement, une autre personnalité se substituait à la sienne. L’ego de la Russe s’effaçait au profit de celui du mystérieux Fu lui-même. Lorsque la jeune femme aurait atteint le niveau désiré, il ne subsisterait alors d’Irina que sa mémoire, ses souvenirs mais dépourvus d’émotions. Sa psyché fort complexe serait détruite au profit d’un être empli de haine, de rancœur et n’ayant qu’un seul but: s’emparer du Pantransmultivers à son seul profit.

Après le succès des simulations, vinrent enfin les véritables déplacements temporels mais sur de courtes distances. Ce long entraînement, ce rodage plutôt, prit trois semaines.

Puis, le petit groupe, fin prêt et préparé, briefé en détails sur la manière de se comporter dans le passé, quitta le XXVIe siècle des Napoléonides pour effectuer sa délicate mission. Bien évidemment, les quatre officiers de l’Alliance britannico chinoise ignoraient qu’il s’agissait d’un voyage sans retour. Y compris en cas de succès manifeste! Telle avait été la décision de l’Empereur Fu.

Le Qin

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ressentit intimement le départ du commando suicide, infiltré dans la tête de la Russe. Cependant, comme si de rien n’était, il poursuivit la dégustation de sa crème glacée parfumée à la mandarine. Il se réjouissait de voir son intrigue avancer; la première étape avait été franchie. Maintenant, l’Empereur avait hâte de passer à la suite, c’est-à-dire l’anéantissement du Chœur Multiple.

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Dans l’éther inappréhendable déjà entrevu, Antor frémissait, tremblait, luttant pour conserver l’intégralité de sa mémoire, de l’individu qu’il avait été autrefois. Il ne pouvait s’empêcher de penser à l’Autre, son Ami, son Double, son Frère, son autre lui-même, celui qui était capable d’éprouver de la compassion, de s’apitoyer sur les faibles petites vies. L’Expérimentateur par excellence, le Révélateur de la Supra Réalité, qui avait eu le courage de s’exiler, qui avait supporté la mutilation et la solitude afin de prouver que sa vision de ce qui devait être était la bonne.

Mais Il n’était pas encore abouti, il n’avait pas parcouru tout le chemin nécessaire afin d’atteindre la pleine maturité…

Il restait fragile, désarmé face aux noirs desseins de l’Inversé.

Dans les vagues et les remous des pré particules, entre les liens ténus, imperceptibles, existant entre les Mondes et les A-mondes, à l’intérieur des microscopiques et indiscernables spirales torons du Tout, dedans, mais pourtant isolé et extérieur à la fois, Antor se désolait, bruissait d’une sourde colère et d’un désespoir sincère, se rappelant douloureusement qu’il avait failli… à moins que ce ne fût l’Autre… l’Indicible.

Il ne pouvait l’appeler, l’interpeller, lui rappeler… quoi exactement? Cela n’était pas arrivé, n’aurait pas dû survenir et pourtant avait été, le serait… à quoi bon tous ces efforts? Dan El restait inaccessible, entièrement soumis à l’Expérience Leurre Réalité pourtant…

En proie à une désespérance sans limites, Antor se retourna sur lui-même, se recomposa et erra de plus belle, planant, voguant dans le Rien, dans le Vide, dans le Néant. La peur l’habitait, l’angoisse le saisissait. Il succombait, il allait succomber… lui? Non! L’Autre! Il en était certain.

C’était écrit.

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De son côté, Gana-El vivait une véritable tempête intérieure. Il savait qu’il n’avait fait qu’accumuler les erreurs. Or, impossible de les rattraper. Refusant de se l’avouer, il s’était trop attaché au Surgeon, qui osait présentement l’Expérience ultime allant ainsi à l’encontre de la Voix Commune, compassée et rassise. Aïe! Lui aussi devait prendre garde. Il s’était laissé contaminer par la vision déformée de Dan El.

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Le matérialisateur temporel, appareil d’un délicat maniement, faisait encore des siennes, connaissant des dysfonctionnements sérieux. Et Fermat n’y était pour rien. À vrai dire, cela tenait du miracle que cet engin n’entraînât pas la destruction du tissu spatio-temporel de cette chronoligne!

Acharné et inconscient, Daniel Lin s’obstinait, multipliait les tests grandeur nature, capturant des humains tout le long d’une ligne temporelle non aléatoire. Aucun échec ne le décourageait. Officiellement, il cherchait à peupler sa cité idéale; en fait, il voulait capter Antor, son frère parmi les étoiles, par-delà les univers.

Le plus souvent, Violetta assistait le daryl androïde, sa présence le réconfortant grandement.

Ce soir-là, le Grand Rex connaissait la foule des grandes premières. Toute la crème du cinéma français, tout le Gotha du septième Art ainsi que les représentants les plus connus de la presse spécialisée étaient présents pour découvrir un film qui allait marquer l’histoire culturelle. Il s’agissait de La Règle du Jeu de Jean Renoir.

Pour comprendre ce qui va suivre, il est bon de savoir que nous étions dans la chronoligne 1720 et non dans la 1721.

Ainsi, parmi les célébrités les plus flashées, on pouvait reconnaître Jean Gabin, Maurice Chevalier, le jeune premier Jean-Pierre Aumont, Pierre Fresnay, Pierre Brasseur, Marcel Dalio, Louis Salou, Elvire Popesco, Louis Jouvet, Michèle Morgan, Delphine Darmont,

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Gaby Morlay, Françoise Rosay, Fernand Gravey, Robert Le Vigan, Fernand Ledoux, Arletty, Julien Carette, Mireille Balin, Fernandel, Raimu, et bien d’autres vedettes encore…

Les smokings et les queues de pie alternaient avec les longues robes du soir en soie ou en taffetas signées Balenciaga, Chanel, Schiaparelli ou Vionnet.

Hasard sans doute de l’arrivée des voitures de marques, Fernand Gravey et Delphine Darmont se retrouvèrent côte à côte sous le feu des projecteurs Pathé et Gaumont. Les flashs ne cessaient pas de crépiter et la chaleur se faisait suffocante. Éblouie, quasi aveuglée, la jeune comédienne de Battements de cœur, porta une main délicate et délicieusement gantée à ses yeux. Tant pis pour le rimmel et les faux cils!

Or voici que son sac en lamé couleur or chutait soudainement sur la chaussée devant des centaines de témoins ébahis. DD comme l’appelait familièrement la presse venait de disparaître brusquement, comme soustraite de ce monde par un djinn facétieux.

Fernand Gravey, à cinq pas à peine de la jeune vedette avait connu le même sort. Quant à Henri Decoin,

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le réalisateur du film cité plus haut, et présentement le mari de la belle, qui donnait un dernier ordre au chauffeur de la Delahaye décapotable crème, il mit du temps à se rendre compte de l’incident.

Cette scène se déroulait au mois d’août 1939, à quelques jours à peine de la Seconde Guerre mondiale.

À bord du Vaillant, ailleurs, mais alors totalement ailleurs, la déception était à son comble.

- Bougre de confit de Zapotèque! Lança Craddock dans son langage coloré coutumier. Encore un coup pour rien! Ça devient fichtrement lassant…

- Quelle belle dame! Lui fit écho Violetta admirative et candide à la fois. Et sa robe à volants, quelle merveille! Son parfum capiteux est un véritable rêve. J’avais oublié que l’on pouvait sentir aussi bon.

- Shalimar de Guerlain, ma grande! Lui répondit gentiment Daniel Lin avec un léger sourire. Il faisait contre mauvaise fortune bon cœur, acceptant son nouvel échec.

- Ah! Merci. Il masque presque les relents d’ordures de la soute, poursuivit l’adolescente avec un certain humour.

Durant ce bref et rapide échange, la jeune comédienne avait marqué son inquiétude.

- Que s’est-il passé? Interroge-t-elle voulant comprendre le phénomène dont elle venait d’être la victime.

D’instinct, elle chercha son sac, objet d’une fragile et adorable futilité,afin, sans doute, de faire un raccord de maquillage. Ledit sac contenait en effet de la poudre, un tube de rouge à lèvres et du rimmel.

DD poursuivit:

- Je dois rêver et il ne s’agit pas d’un doux songe.

- Ma chère, nous le partageons manifestement, lui répondit Fernand Gravey avec une ironie perceptible. Voulez-vous que je vous pince? Oh! En tout bien tout honneur, bien sûr… ainsi, peut-être sortirons-nous de cette désagréable fantasmagorie?

- En tout cas, ces deux là parlent français! Constata l’adolescente soulagée. Tant mieux car j’ai horreur d’utiliser l’anglais de ces perfides représentants d’Albion! Au fait, papa, qui comptais-tu alpaguer?

- Oppenheimer et Fermi. Excuse du peu…

- Pff! C’est raté. Mais je pense que tu peux te passer de ces deux scientifiques…

En pouffant de rire, Violetta asséna une grande claque familière dans le dos du daryl androïde. Depuis quelques temps, elle agissait ainsi avec son paternel.

- Euh… je fournis les explications ou tu t’en charges? Ou alors, « oncle » Symphorien se dévoue? Souffla la métamorphe toujours d’humeur joyeuse. Tu sais, nos hôtes nous observent avec un air fâché. Ils ont fini par s’apercevoir de notre présence.

- Vas-y ma fille. Gwen me réclame.

- Ah! Pourquoi donc?

- Euh… Bart s’agite dans son ventre. L’accouchement ne saurait tarder.

- Dis, elle n’est pas un peu en avance, là?

- Plutôt. L’enfant va naître à trente-quatre semaines.

- Moui… Dommage qu’O’Rourke soit chez Jacinto.

- Le vieil homme a fait un infarctus. Violetta, on ne choisit pas son heure pour naître ou mourir. Les Bouddhistes, en pensant le contraire se trompent.

- Et Craddock? Il pourrait m’aider dans les pourparlers.

- Ma grande! Il vaut mieux qu’il reste aux commandes du vaisseau. Tu es bien plus affable et présentable!

Sans façon, Daniel Lin rendit sa claque à Violetta, mais il mesura sa force, et grimpa ensuite sur un des plots du téléporteur, laissant la jeune fille se débrouiller à fournir un minimum d’explications à Fernand Gravey et Delphine Darmont.

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