samedi 7 juillet 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1930 (1).


1930

Boston, 16 Avril 1977. 
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Le Noir traqué, acculé contre la porte d’un bar louche, avait été rattrapé par les tueurs à ses trousses. Cependant, Peter Chelton avait décidé de faire payer chèrement sa peau. Pratiquant le karaté et étant troisième dan de ceinture noire, il se mit donc en position de défense.
Or, les hommes de main d’Humphrey Grover étaient tous armés de poignards. Avec tout son courage, le délégué aux affaires africaines de la FAO réussit à mettre KO deux de ses adversaires. Mais cela ne suffit pas à lui sauver la vie. Un premier coup lui fut porté près du cou, un deuxième asséné dans le dos. Enfin, un troisième l’acheva pour de bon. Le tueur qui avait réussi son exploit, abandonna son arme dans le ventre de sa victime.
A l’intérieur du bar, personne n’avait bougé. Pourtant, tous les clients avaient vu la scène à travers les vitres et les fenêtres en verre du pub. Lorsque les assassins se fondirent dans la nuit, absorbés par les ténèbres, le propriétaire se décida enfin à téléphoner à la police.
Un incident de plus dans la ville, comme il y en avait tant dans toutes les grandes agglomérations des Etats-Unis dans le dernier quart du XXe siècle. Une agression qui finissait mal, un meurtre de plus, un cadavre supplémentaire, l’ordinaire quotidien des Américains. Ce fait divers ne ferait pas la une des journaux, on ne lui accorderait que quelques entrefilets.

*****
Nuit du 26 au 27 Juillet 1993.
Dans son bureau personnel à Washington, Gregory Williamson venait de prendre une grave décision. De ses longues heures de méditation, il ne restait sur le meuble métallique qu’un cendrier débordant de mégots de cigarettes de luxe. Enfin, le général en chef se saisit du combiné de son téléphone et forma le numéro secret qui le mettait en ligne directe avec le Président des Etats-Unis.
Drangston, réveillé en sursaut, répondit d’une voix pâteuse à son interlocuteur.
- Ah ! C’est vous Gregory ? Je suppose que cet appel ne pouvait attendre…
- Oui, monsieur le Président. En tant que leader des peuples libres, nous ne pouvons décemment abandonner notre allié Israël au Moyen-Orient.
- Nous sommes d’accord sur ce point, mon vieux.
- Je vous informe donc que je suis prêt à soutenir ce pays par tous les moyens à ma disposition. Tout l’Etat-major est derrière moi.
- Donc, y compris par des missiles chargés de têtes nucléaires…
- C’est cela, monsieur.
- Dans ce cas, envoyez là-bas quelques-uns de nos navires. Peut-être que notre flotte dissuadera les Soviétiques. Toutefois…
- Oui, monsieur le Président ?
- Ne déclenchez pas vous-même le feu…
- Compris, monsieur. Merci…
- Nous avons toujours été sur la même longueur d’ondes mon cher.

*****

Janvier 1930.
En cette belle fin de journée d’hiver, le duc et la duchesse von Hauerstadt prenaient le thé dans leur luxueuse demeure de Munich.
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 Le salon était agréablement meublé dans le style Louis XVI
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 qui plaisait tant à Madame. Amélie était vêtue avec la plus grande simplicité d’une jupe de tergal noir, à ourlet rallongé, la pointe de la mode, avec un corsage boutonné dans le dos tandis que la jupe elle-même offrait des petits plis marqués au creux de l’entre-jambe. Au fait, le chemisier en dentelle rose, avait été brodé à la main et provenait d’Irlande. Une merveille de savoir-faire et de bon goût.
Karl, quant à lui, s’était contenté de passer le classique costume Prince de Galles mais avec une coupe si parfaite qu’elle tenait du prodige. Il était visible que le duc se vêtait à Londres, plus précisément à Savile Row. Pour parachever l’excellence de la tenue, un œillet blanc était glissé dans une boutonnière tandis que Monsieur arborait des chaussures bicolores blanches et noires.
- Oui, mon ami, vous avez bien jugé. Nous enverrons donc Franz à Oxford terminer ses études lorsqu’il aura l’âge.
- Naturellement. Mais il brûle les étapes. Les personnes de notre rang ont pour devoir d’envoyer leurs enfants en Angleterre parfaire leur éducation. Non pas que les grandes écoles allemandes ou encore les universités de notre pays soient à dédaigner, loin de là !
- Franz est un élément brillant. Il mérite ce qu’il y a de mieux, appuya Amélie.
- Assurément, un jour il fera partie de l’élite européenne, reprit Karl. Quel avenir aura-t-il ? Sans doute une situation dans la diplomatie, les affaires étrangères… les dons qu’il manifeste en langues sont indéniables.
- Il s’exprime déjà couramment en anglais, en italien et en espagnol.
- Les différents séjours que nous avons effectués dans ces contrées n’ont pas été inutiles, ma chère. Mais, en cet instant, je pensais aux facilités qu’il avait à étudier les mathématiques, la physique…
- Vous envisagez donc une carrière dans les sciences ?
- Pourquoi pas ? Pourquoi contrarier ces dons ? Je souhaite vivement qu’il soit un chercheur renommé qui repousse les limites de la connaissance.
- Lorsqu’il aura quinze ans, notre fils décidera lui-même de la voie à suivre.
- Oui, je suis prêt à lui laisser cette liberté-là. Cependant, je ne vois pas du tout un duc poursuivre une carrière musicale sur toutes les grandes scènes du monde. Même s’il s’agit de se produire au Carnegie Hall ou encore à Covent Garden. 
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- Euh… mais si Franz le souhaite de toutes ses forces ?
- Cette question n’est pas encore d’actualité, Amélie.
- Très bien, Karl. Que pensez-vous des dernières frasques de Peter ?
- Hum… Il est jeune et jaloux de son frère… il trouve que vous lui préférez Franz. Il a tort. Vous ne favorisez aucun de nos deux garçons.
- Je ne sais pas… Peter est moins doué que son aîné. Il a plus de difficultés à s’affirmer…

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En cette année 1930, Otto poursuivait ses relations épistolaires avec Hermann Oberth. 
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Dans l’une de ses lettres, il proposait au précurseur des fusées une idée tout à fait révolutionnaire : la mise en chantier d’une fusée spatiale à carburant liquide et non plus à poudre. En soi, la suggestion était fort intéressante. Mais voilà. Quel liquide employer ? A cette époque, il faut le savoir, aucun carburant n’avait la poussé nécessaire pour permettre à une fusée de décoller…

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29 Janvier 1930. Ravensburg. Le château familial.
La neige tombait en abondance, recouvrant les toits et les rues d’un blanc manteau immaculé. Le paysage apparaissait féérique, digne d’une carte postale ou encore d’un conte de Noël. Mais nous étions vraiment loin des récits des contes de fée.
Après de trop longues heures épuisantes, Johanna van der Zelden venait de donner le jour à un petit garçon d’aspect chétif, au visage bleui et aux poumons fonctionnant parfaitement. L’enfant serait baptisé le jour même de sa naissance et prénommé Richard.
L’accouchement avait failli mal se passer mais un médecin venu spécialement de Berlin était parvenu à sauver à la fois les vies de la mère et du fils.
Cependant, la jeune accouchée n’allait pas vraiment se relever de cette naissance. Incapable d’allaiter le nouveau-né, il faudrait à Monsieur embaucher deux nourrices. 
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Toutefois, après quelques mois des plus incertains, le bébé allait s’accrocher de toute la force de ses petits poings à l’existence. Vacciné, bien nourri, bien soigné, il ferait preuve d’une grande vitalité au contraire de sa mère qui, souffrant de consomption, déclinait peu à peu.
Quant à David, l’époux et le père- sur ce dernier plan, il était comblé – désormais, il semblait ne plus trop se préoccuper de la santé de Johanna, la relève du nom étant assurée.
Parallèlement, la crise économique s’étendait à travers les Etats-Unis et atteignait durement l’Europe. Il n’y avait pas un jour où une banque ne se déclarait pas en faillite ainsi que les commerces et les entreprises. La production manufacturière se contracta. Des millions de personnes furent touchées par le chômage, cette plaie du capitalisme moderne. L’Allemagne, fort dépendante des capitaux américains, fut le premier Etat européen à connaître la récession. Pain béni pour Adolf Hitler. La preuve ? Lors des élections législatives du 14 septembre 1930, le NSDAP envoya 107 députés siéger au Reichstag. Et ce n’était qu’un début. 
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Aux yeux de la presse étrangère, le Führer était surtout perçu comme un rempart contre la menace bolchevique. 

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Le régisseur Wilfried, absent de Ravensburg depuis plus d’une année, n’en oubliait pourtant pas Monsieur et Madame van der Zelden. Régulièrement, il envoyait de ses nouvelles à ses maîtres.
Dans l’une de ses missives, le domestique rappelait qu’il avait effectivement hérité de sa tante Amanda la somme plus que rondelette de 50 000 Reichsmarks et qu’avec cet argent, il avait acheté un joli petit domaine en Bavière, une fermette avec quelques vaches, une cinquantaine de poules, des lapins ainsi que cinq hectares de terre. Wilfried devait gérer tout cela. Il faisait donc explicitement comprendre à Monsieur et Madame qu’il n’avait pas, pour l’instant, l’intention de revenir à Ravensburg. Trop pris par ses activités nouvelles, il verrait s’il devait changer d’avis dans les prochains mois.
Pour Piikin, ne jamais remettre les pieds au château, réchapper à l’humeur de Johanna, tout cela n’était qu’un vain espoir. Dans son jeu, il avait oublié de compter avec Johann van der Zelden. Son véritable maître avait d’autres projets pour lui. Une fois réussie la mission en 1794, l’homme synthétique devrait se pointer dare-dare à Ravensburg.
- Vous mettez trop de temps à remplir la mission que je vous ai confiée, disait sèchement l’Ennemi à son factotum par l’intermédiaire de sa montre transtemporelle. Vous le faites exprès.
- Mais non, maître… la situation est plus délicate que prévu, voilà tout.
- Quant à caresser l’idée que jamais vous ne rentrerez à Ravensburg, c’est tout à fait idiot. Vous n’avez pas songé à la récupération de votre matériel électronique des plus anachroniques. Il est bien trop précieux pour être ainsi abandonné. N’oubliez pas que, durant la Seconde Guerre mondiale, le château de ma grand-mère sera, tout d’abord occupé par les Nazis, puis, ensuite, par les Américains. Le parti que tous ces soldats pourraient en tirer est énorme, capable de chambouler le cours des événements… Cela, je ne puis le tolérer.
- Oui, maître, j’ai saisi.
- Vous ne m’avez toujours pas fait votre rapport sur les derniers événements. N’omettez aucun détail.
- Maître, cela risque d’être un peu long.
- J’ai tout mon temps. Qu’ont donc fait Stephen et Michaël ces derniers jours ?
De sa voix monocorde, Piikin se mit à raconter…

*****

30 Avril 1794. Palais Royal. Ou, pour s’exprimer comme à l’époque, 11 Floréal an II. Maison nationale. 
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Alors que les Coalisés s’emparaient de Landrecies, Robespierre se promenait dans les jardins de l’ex-palais des Tuileries en compagnie d’Eléonore Duplay
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 et de la sœur de cette dernière, Elisabeth Le Bas.
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 Derrière l’Incorruptible, à une cinquantaine de pas environ, deux gardes du corps armés jusqu’aux dents étaient chargés de protéger le Conventionnel. A l’avant de ce cortège insolite, deux chiens couraient et folâtraient joyeusement dans l’herbe printanière. Brount et Chilichem – un berger alsacien de grande taille appartenant à Philippe Le Bas, l’époux d’Elisabeth – jappaient, se couraient après, essayaient d’attraper des papillons et des abeilles.
L’Incorruptible savourait pleinement cette belle journée avant de devoir s’enfermer entre quatre murs et de se plonger dans les soucis de la politique. Comme chaque jour, il se rendrait à la séance du Comité de Salut Public
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 vers les quatre heures de l’après-midi. Maximilien était un homme de devoir. Jamais il ne se dérobait à celui-ci, sauf lorsque ses forces le trahissaient…
Pour l’heure, Maximilien discutait poésie avec les deux jeunes femmes. Il ne remarqua donc pas deux individus devisant ensemble de choses anodines à quelques mètres de lui. En fait, les deux hommes suivaient le Conventionnel. Il s’agissait de Michaël et de Stephen.
Le chercheur n’en croyait pas sa chance. Il était dans un état de surexcitation incroyable. Agissant comme un gosse devant une devanture de confiserie, l’Américain, muni d’un microscopique appareil photo, pas même d’une minuscule tête d’épingle, il photographiait à tour de bras et sur tous les angles le cortège, et ce, malgré les objections de l’agent temporel.
- Mon ami, faites davantage preuve de présence, le sermonnait l’homme du futur en français. Vous allez finir par vous faire remarquer des deux gardes du corps.
- By Jove ! Se contenta de répliquer le professeur. Ah ! Vous n’avez pas idée combien je râle de ne pas avoir apporté ici un téléobjectif. J’aurais pu prendre des gros plans de Robespierre.
- Stephen ! Cessez de vous comporter comme un gamin. Vous nous mettez en danger.
Le chercheur était si troublé qu’il s’exprimait sur le mode tonitruant dans son américain abâtardi avec un accent rocailleux caractéristique.
Totalement inconscient, Stephen poursuivit toujours d’une voix de stentor.
- Bon sang ! Tous les professeurs de Caltech, de Harvard, de Stanford ou de Cambridge donneraient leur tête pour posséder ces photos. Tous vont être jaloux, à commencer par ce foutu Drangston. Tu entends, Michaël ? Le Président m’en offrirait cent millions de dollars que je refuserais de les lui céder. Sais-tu bien la valeur historique de tels documents ?
- Je pense qu’on prendrait ces clichés pour des faux, des montages ou encore des reconstitutions, lança prosaïquement l’agent temporel.
- Même avec ton aval ?
- Je ne suis pas une garantie, Stephen.
- D’accord. Tu veux mettre un éteignoir sur mon enthousiasme.
- Je veux surtout que vous vous taisiez.
- En attendant, je suis le seul homme natif du XXe siècle à voir réellement, en chair et en os, le Conventionnel. Quel bol !
- Nous sommes venus ici pour cela, mon ami. Enfin, je le suppose…
- Ouais, mon gars…
- Stephen, je ne comprends pas pourquoi tant de surexcitation de votre part. Si vous poursuivez ce jeu, si vous vous donnez toujours en spectacle, les sbires de cet assassin vont nous alpaguer.
- Oh ! Oh ! De l’argot dans ta bouche ? Cela signifie que tu es vraiment fâché.
- Un peu… Votre stupidité ne connaît pas de limites.
- Vous, vous avez l’habitude de voyager dans le temps, de vous transbahuter aux moments clés de l’histoire humaine. Pas moi. En quelque sorte, vous êtes vacciné, jeta le professeur en marmonnant.
- Vous parlez moins fort, c’est déjà ça. Mais toujours en américain. Par les Douze sages, un homme devant nous, là-bas, sous les arbres, nous a entendus. Il se retourne.
- Pff ! Un hasard. Vous vous inquiétez pour rien.
- Je me méfie de tout et de tous. Ne comptez pas sur moi pour vous tirer une fois encore d’une situation périlleuse, Stephen.
- Cochon qui s’en dédie.
- Vous êtes en train d’oublier que vous avez besoin de moi alors que la chose n’est pas réciproque.
- Inutile d’en faire tout un fromage, Michaël, reprit le professeur en français. Je ne tiens pas à finir en prison. Je me refuse à gâcher ma chance. Mais… savoir Robespierre là, devant moi, à quelques yards à peine, je sens ma tension monter. Euh… je ne peux plus tenir…
- Comment ? Quelle folle idée vous traverse l’esprit ?
- Si nous allions l’interviewer ?
- Ah ! Bravo ! Votre accent américain repérable vous dénoncerait…
- Mais non ! Les Américains sont les alliés des Français. Tout le monde sait cela.
- Pas des acteurs de la Terreur. Pas de cette République.
- Dans ce cas, c’est vous qui vous chargeriez des questions…
- A quel titre ?
- Euh… En tant que journaliste… correspondant d’une gazette…
- Franchement, Stephen, vous avez l’intention de vous suicider aujourd’hui ?
Alors que les deux Tempsnautes discutaient sur le bien-fondé d’aborder l’Incorruptible, les gardes du corps avaient fini par les repérer. Mais leur attention fut accaparée par deux volontaires qui accostèrent Robespierre. Ils avaient à cœur de dénoncer les conditions de vie difficiles des troupes stationnées aux frontières. 
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- Citoyen représentant, faisait le plus âgé, tu le sais, nous manquons de tout. L’intendance ne suit pas.
- Exactement, renchérit le deuxième. Tu n’as pas fait suffisamment guillotiner les accapareurs, les spéculateurs qui se gobergent alors que nous, patriotes qui risquons nos vies pour la liberté et pour la république, nous crevons de faim.
- Nous couchons dans la boue. Nos souliers laissent passer l’eau, quand nous en avons ! nous allons pieds nus la plupart du temps. Quant au pain qu’on nous donne, il est infect.
- Tu dois remédier à cela au plus vite en prenant les mesures énergiques qui s’imposent.
Quelque peu gêné, Robespierre répondit.
- Citoyens soldats, je fais ce que je peux pour améliorer la situation. Mais je ne suis pas seul à gouverner le pays. Le Comité de Salut Public comprend dix membres. Notre république, encore bien fragile, a de nombreux ennemis. Tant sur le plan extérieur que sur le plan intérieur. Nous combattons sur tous les fronts.
- Oui, et alors ? Lança le plus âgé des volontaires.
- Par conséquent, nous devons sans cesse statuer, décréter, envoyer des représentants en mission à travers tout le territoire, et ce, avec l’aval de la Convention à qui nous rendons régulièrement des comptes. Quant à nos ennemis de l’extérieur, ils sont particulièrement puissants. Ils se sont coalisés et nous livrons des batailles partout, dans le Nord, à l’Est… heureusement que le sentiment patriotique est fort en France et que nous disposons de nombreuses armées toutes courageuses et voulant en découdre.
- Cela, nous le savons très bien.
- Certes, mais c’est là justement que réside la difficulté. Les paysans chargés de vous approvisionner se montrent récalcitrants. Ils ne veulent pas des assignats.
- Dans ce cas, guillotine quelques-uns d’entre eux pour l’exemple.
- Nous le faisons. Le Tribunal révolutionnaire exécute bien sa mission. Dernièrement, il y a quelques semaines, n’a-t-il pas encore rendu un verdict de mort à l’encontre d’une dizaine de fourriers accapareurs ?
Les volontaires,
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 après cette admonestation circonstanciée de l’Incorruptible, furent refoulés par les deux gardes du corps. Alors, Maximilien sortit une montre de son gousset et, constatant qu’il était près de quatre heures, il pressa le pas et se dirigea vers les bâtiments, laissant Elisabeth et Eléonore regagner leur logis accompagnées de leurs chiens.
De loin, Stephen et Michaël avaient vu la scène et deviné la plupart des propos. Puis, sans réfléchir davantage aux conséquences, l’Américain emboîta le pas à Maximilien. L’envoyé temporel se résolut à suivre son ami tout en soupirant.
Nos deux voyageurs temporels se retrouvèrent donc dans la salle de la Convention, assis dans les tribunes ouvertes au public, prêts à savourer le spectacle et le sel d’une séance de nuit. Dans une ambiance agitée, de nombreux députés se succédaient, prenaient la parole, s’exprimant avec plus ou moins de bonheur. Tout cela alors que la chaleur s’accumulait, que les odeurs de corps mal lavés agressaient les narines, que les effluves d’oignon, de fromage et de pâté s’exhalaient, se mêlant à la sueur dégagée par les plus pauvres des spectateurs, mais aussi aux volutes de fumée provenant des pipes de nombreux artisans venus là pour applaudir, siffler ou huer les tièdes et les indécis, bref, les mauvais patriotes.
Puis, des pétitionnaires s’en vinrent exposer leurs demandes, leurs griefs, leurs revendications. Pas toujours sur un ton amène et policé, on s’en doute. Plutôt dans un langage fleuri qui dénonçait leur appartenance aux basses classes de la société parisienne.
Stephen ne perdait pas une miette des incidents, des échanges, des retours et des renversements de situation et des votes. Parfois, une exclamation lui échappait car il avait reconnu Carnot, Barère ou encore Fouquier-Tinville
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 à quelques mètres de lui. L’Accusateur public du Tribunal révolutionnaire était en train de glisser quelques mots à l’oreille de David, le peintre,
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 oui, mais pas seulement. Ici, il était surtout un des membres du Comité de Sûreté générale.
Discrètement, le professeur murmura à Michaël :
- Nous aurions dû arriver un mois plus tôt au moins.
- Pourquoi cela ?
- Ainsi, nous aurions vu également Danton, Desmoulins et les autres…
- Décidément, Stephen, vous êtes fou ! Vous ne mesurez absolument pas les risques que nous encourrons. Cela nous est déjà difficile de vivre deux mois pleins au cœur de la Terreur… dans l’inquiétude continuelle… nos papiers sont faux, contrefaits… mais, que faites-vous donc ? Rangez votre appareil.
- Bah ! Il est presque invisible…
- Arrêtez donc de les prendre tous en photo. Vous tenez à finir la nuit en prison ?
-Non mais… Michaël, regardez en bas, oui, là… Carnot parle à Barère
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 et un peu plus loin il y a Thibaudeau, Sieyès et j’en passe.
- Stephen, le cachot, la charrette qui conduit à la Veuve, songez-y… si vous voulez finir la tête tranchée, à une époque bien antérieure à celle de votre naissance, cela vous regarde… mais, quant à moi, peu me chaut !

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