samedi 17 novembre 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1933 (2).


8 Juin 1794 ou 20 Prairial An II. Fête de l’Être Suprême. 
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Robespierre, vêtu d’un costume bleu nankin, costume qu’il étrennait pour cette occasion,
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 rasé de près, perruque fraîchement poudrée du matin, posé sur les épaules un grand manteau de velours bleu doublé de blanc à l’intérieur, tenant à la main un bouquet de fleurs bleues et blanches elles aussi, marchait lentement, avec solennité, à la tête d’une imposante procession. Porté à la tête de la Convention, il présidait cette cérémonie républicaine et religieuse à la fois. Derrière lui, des Conventionnels l’observaient avec jalousie et parlaient à mi-voix non sans méchanceté.
- Ne dirait-on pas un roi ? Jeta l’un des députés entre ses dents.
Heureusement, l’Incorruptible n’avait pas entendu mais il sentait l’animosité de ses collègues. Il en éprouvait une colère froide. Encore quelques minutes, et il gravirait l’allégorie appelée la Montagne, et, muni d’un flambeau, illuminerait le sommet de cette montagne de carton mâché. 
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La foule assistait respectueusement à la cérémonie. Ainsi, des jeunes filles en blanc, couronnées de fleurs blanches également, représentant les vierges de la République, chanteraient l’hymne de l’Être Suprême, hymne repris ensuite par toute l’assistance. 
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Cette journée marquait bien l’apogée, le couronnement de Maximilien. Mais la Roche tarpéienne est proche du Capitole…
Pendant que se déroulait cette froide et pompeuse cérémonie, dépourvue de toute spontanéité, de ferveur populaire sincère, Stephen Möll, Michaël Xidrù ainsi que le couple de Florimont avaient été conduits dans les geôles de la Conciergerie. Cela signifiait qu’ils n’allaient pas tarder à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire. Pour cette raison, le professeur de physique appliquée devait tout tenter pour s’évader. Il ne voulait pas finir la tête tranchée près de deux siècles avant sa naissance, n’est-ce pas ?
- Il nous faut absolument sortir d’ici, de ce piège, au plus vite ! Marmonnait-il. Nos heures sont comptées. Demain, peut-être, nous monterons sur l’échafaud… puisque Michaël ne lève pas le petit doigt pour nous tirer de là, c’est à moi à trouver un moyen de nous sauver la vie…
- Nous évader d’ici ? Impossible, répondit Palamède avec un sang-froid et une résignation magnifique. Les grilles sont trop bien fermées, trop nombreuses, les gardes itou… à moins de soudoyer ces derniers. Mais je ne vois pas comment… je n’ai pas d’or en ma possession et vous non plus apparemment…
- Ah ! Qui vous parle de soudoyer les gardiens ? De passer par les grilles et par l’entrée principale ? J’aurais dû toujours avoir sur moi mes petits appareils électroniques de Caltech…
- Encore vos mots incompréhensible, bizarres, remarqua Lucinde.
- Mais… faute d’armes laser, de mini champ de force, je vais simplement utiliser ma matière grise et faire appel à ma mémoire… nous sommes actuellement dans le cachot de la reine. N’est-ce pas Michaël ?
- Oui, en effet, approuva l’agent temporel.
- Or, si mes souvenirs sont bons, j’ai beaucoup lu là-dessus à ce propos, il y a eu complot pour faire évader Marie-Antoinette.
- Un complot ? S’écria Palamède. Quel complot ? Je n’en ai rien su…
- Oh ! Parce que cela n’a pas été rendu public. Ce ne sera connu des historiens que dans quelques années… qui dit complot, dit souterrain. Il nous suffira donc de sonder avec attention le sol afin de trouver où cela sonne plus creux qu’ailleurs. Ensuite, nous creuserons…
- Mon cher ami, loin de moi l’idée de vous décourager, reprit Palamède. Mais… je me dois de formuler une objection.
- Laquelle ? S’enquit l’Américain.
- Si vous ne vous trompez pas, s’il y a bien eu complot, et souterrain donc, il y a longtemps qu’il a dû être comblé par les gardes républicains et les gardiens, non ?
- Je sais tout cela, mon cher. Effectivement, le boyau a été remblayé. Mais d’une façon sommaire, à la va-vite… il nous suffira de quelques heures pour le localiser et mettre à jour la cavité.
- Je vous rappelle que nous n’avons aucun outil, insista le marquis.
- Au diable les outils ! Quand je dis qu’il ne nous faudra que quelques heures, je mens. C’est de quelques secondes qu’il s’agit… Si Michaël veut bien nous aider… Vous ne songez tout de même pas à finir vos jours plus de quarante mille ans avant votre naissance, tout de même ? Eh ! Je vous parle, Michaël…
- Stephen, vous devenez fou ! L’interpella Palamède. Vous divaguez à nouveau. Le manque d’air, la nourriture insuffisante et immonde sans doute sont responsables.
- Oui, mon ami, renchérit l’épouse sur un ton navré.
- Damn is’t ! Non, je ne perds pas la tête. J’en ai plus qu’assez d’être pris pour le débile de service ! Enfin, Michaël ! Réveillez-vous ! Aidez-nous… Je ne sais pas ce qui vous prend depuis quelques jours… le spleen ? Une mauvaise passe ? On dirait que vous êtes las de vivre… ou alors vous êtes en état de décompression… comme chez ma mère, il y a quelques mois… ou bien encore, vous craignez de ne pas vous montrer à la hauteur lors de cette prochaine fichue guerre… de ne pas parvenir à stopper les missiles… mais… vous ne pouvez accepter de mourir ici, en 1794, loin d’Aliette… songez à sa situation…
- Aliette ? Interrogea Lucinde avec intérêt. Sa promise ?
- On peut dire les choses comme ça, répondit Stephen alors que Michaël s’obstinait dans son mutisme. La pauvre enfant risque la folie. Se retrouver en 1993, en Californie, au milieu d’un monde qui la dépasse, de la pollution, des voitures automobiles, de la télé abrutissante et bêtifiante… elle a besoin de vous… elle ne peut se passer de vous… mes étudiants ne seront pas à la hauteur… sauf Cynthia je parie et … peut-être Antoine…
Alors, Michaël, allongé sur une paillasse qui perdait son fourrage, et qui calculait mentalement combien de planètes et de systèmes solaires avaient disparu depuis sa venue dans ce cachot, daigna enfin répondre au professeur mais totalement à côté de la plaque.
- Ah ? Vous me parliez Stephen ? Que me disiez-vous donc ? Mon esprit était occupé ailleurs…
- Je vois çà, ironisa l’intéressé.
- Vous n’êtes pas sans savoir que les astronomes de votre XXe siècle ont proféré de nombreuses sottises à propos des satellites de Mars
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 et sur cette planète elle-même… Mars n’a jamais eu d’atmosphère suffisante pour y maintenir une vie quelconque… ne serait-ce que sous la forme d’acides aminés… Et ce, bien avant qu’une énorme météorite ne s’écrasât à sa surface, engendrant le cratère le plus vaste jamais vu par l’humanité… météorite qui fit basculer l’orbite de la planète quatre milliards d’années avant que la Terre elle-même présentât un potentiel prometteur pour la Vie… j’étais justement en train d’en discuter avec un de mes confrères, l’agent temporel 21000 et quelques. C’est celui qui est chargé de la surveillance de la formation des planètes, des astres et des météorites… Il est en poste à cinq milliards d’années dans le passé… pour mieux accomplir sa tâche, il a pris l’apparence anodine d’un nuage de gaz qui donnera naissance à une planète… qui finira par exploser ou… non… qui a explosé… excusez-moi… je m’embrouille avec les dates et le temps présent… cette explosion permettra à la ceinture d’astéroïdes de voir le jour… tandis que la Lune allait heurter la Terre… et faire en sorte que votre planète soit propice à la Vie… Quel magnifique jeu de billard, vous ne trouvez pas ? Hasard ? Je ne sais que penser… En attendant, mon ami, mon alter ego a péri lorsque cette ceinture d’astéroïdes est apparue… Un coup du Commandeur Suprême ? Je m’interroge encore là-dessus… les origines de l’Homme… de l’Intelligence… Voilà des questions qui méritent des réponses pertinentes… Nous ne pouvons remonter plus loin que le Proconsul Africanus à l’ère tertiaire, il y a trente-cinq millions d’années… années standard du XXe siècle, cela va de soi… puis, il y a eu Toumaï,
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 Orrorin, Lucy… pas forcément dans cet ordre… Vous ai-je déjà fait part de ma perplexité ? A cause de faits pour le moins bizarres ?
- Michaël ! Explosa Stephen. Revenez à la réalité présente, nom de Dieu !
- Lors d’une de mes précédentes missions, j’avais alors revêtu l’aspect d’un Australopithèque mâle gracile, afin de pouvoir explorer la Vallée de l’Omo, en Afrique orientale, s’entêtait l’agent temporel, et… devinez ce que j’y ai découvert ? Enterré à plus de deux-cent-cinquante mètres de profondeur… un squelette… il n’avait rien de simiesque, croyez-moi… or, me trouvant comme trois millions et demi d’années en arrière par rapport à votre époque, je me suis amusé à dater ledit squelette. Il remontait à trente-et-un millions d’années environ… je vous fais grâce des milliers d’années… j’aurais dû avoir sous les yeux une dépouille appartenant au Proconsul Africanus… Vous en conviendrez tout comme moi. Or, pas du tout !
Ce squelette était gigantesque… Il mesurait près de trois mètre de haut, dans un état de conservation magnifique… il présentait une structure osseuse étonnante, beaucoup plus complexe que la vôtre… ainsi qu’une boîte crânienne tout à fait remarquable, d’un volume de 2750cm³. S’agissait-il donc d’un mutant de la deuxième civilisation post-atomique ? Victime d’un incident ? Son vaisseau temporel détruit pour une raison quelconque ? Si je m’étais hâté à porter une telle conclusion, j’aurais pu en être persuadé… Cependant, à ses côtés, pour démentir une conclusion erronée, je n’ai relevé aucun débris quelconque d’une technologie avancée… déroutant, n’est-ce pas ? Mais vous, qu’en pensez-vous ?
Ne se retenant plus, Stephen hurla, faisant trembler les cloisons.
- Michaël ! Vous vous foutez encore une fois de ma gueule, fils de pute !
- Ah ! Quel langage vulgaire ! Se récria Lucinde en portant ses mains à ses oreilles afin de ne plus rien entendre.
- Nous ne sommes pas ici à l’Académie des Sciences afin de disserter à propos de théories plus ou moins fumeuses tout en savourant un verre de scotch ou un cognac ! Poursuivit le professeur Möll, rouge de colère. Vos missions précédentes ne m’intéressent pas. Nous jouons notre tête, espèce de bâtard ! Nous allons tous mourir. Vous comprenez au moins le sens de ce verbe ? mourir… oh ! A moins bien sûr que la guillotine ne puisse pas trancher votre cou. On ne coupe pas la tête de quelqu’un qui, en fait, n’est constitué que d’énergie…
- Mourir ? Fit Michaël, les yeux dans le vide. Oui, cela serait une expérience à tenter… ainsi, je ne ressentirais plus cette espèce d’inanité, je ne serais plus assailli par tous ces doutes…
- Stephen, je suis vraiment inquiet, s’émut Palamède. Je crois que votre ami n’est pas bien, pas bien du tout… je doute de sa raison et de la vôtre également.
- Moi, je suis lucide… mais pas lui, gronda sourdement l’Américain.
- Toutefois, si vous pensez que Michaël est à même de nous faire évader de ce cachot tout d’abord et de cette prison ensuite, je voudrais qu’il sauvât aussi madame de Coix, une malheureuse innocente, tout comme nous…
- Qui est-elle ? Grommela Stephen. Je ne connais pas ce nom.
- C’était une amie de ma mère. Je l’ai entraperçue ce matin alors que les gardiens la conduisaient dans la cellule mitoyenne. Elle est fort âgée et approche des soixante-dix ans. Je puis vous assurer qu’elle n’est pas dangereuse et qu’elle n’a jamais comploté. Son seul tort est d’être née noble.
- Pourquoi pas ? Répondit le chercheur. Mais la décision ne m’appartient pas.
Alors, l’agent temporel se tourna vers Palamède tout en quittant sa paillasse moisie et crevée.
- Tenez-vous réellement à sauver cette vieille femme ?
- Oui !
- Si son sort ne dépend que de moi, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle nous accompagne.
- Oh ! Merci ! Merci mille fois, dit Lucinde les larmes aux yeux.
- Doucement les basses. Nous ne sommes pas encore tirés d’affaire, lança Stephen sur le mode sarcastique. Mais si Michaël réagit, nous avons une chance de nous faire la belle.
- Cessez tous de croire que j’ai l’esprit dérangé, se fâcha l’homme du futur. Mon esprit ne fait que se remémorer les différentes missions que j’ai effectuées pour les Douze Sages. Tenez, en cet instant, il me semble être en Mandchourie en 1644… 
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- On s’en fout !
- Ou encore sur Saturne en train d’analyser les poussières et les glaces des anneaux entourant la planète…
- Putain ! Vous le faites exprès, là…
- Bon… je n’insiste pas… Voyons donc l’épaisseur de ce mur… moui… C’est faisable… A peine un demi-pied… Ce n’est rien. Il me suffira d’envoyer un éclair d’énergie d’une puissance égale à un gigawatt pour le désintégrer…
- Une sorte de rayon laser ?
- Si vous voulez… je vous recommande de tous fermer les yeux.
- Pourquoi ? S’inquiéta Lucinde.
- Parce que, madame, la décharge lumineuse qui va sortir de mon corps va vous aveugler.
- Comment ?
- Eh oui, Palamède, je n’ai rien d’un simple mortel, d’un humain ordinaire. Je ne suis qu’une énergie intelligente de forme vaguement humanoïde en fait… cet aspect actuel n’est qu’un leurre, un avatar destiné à tromper vos semblables…
- Un être de lumière ? Un ange ? Sourit Lucinde.
- Drôle d’ange ! Ricana Stephen.
- Tenez bien clos vos yeux, recommanda l’agent temporel.
Palamède, Lucinde et Stephen, ce dernier avec une seconde de retard, obéirent. Alors, en moins de deux secondes, le mur gauche du cachot parut s’enflammer pour bientôt disparaître en ne laissant qu’une poignée de cendres. Dans la cellule voisine, madame de Coix qui ronflotait, sursauta. Elle chuchota d’une voix chevrotante :
- Euh… N’y avait-il pas un mur, là, tantôt ? Qu’est-ce donc que cette fantasmagorie ?
Stephen se précipita dans le cachot limitrophe et, tirant la vieille dame de sa paillasse, lui jeta à l’oreille :
- Madame, vite ! Oui, vite ! Vous vous interrogerez plus tard sur ce tour de prestidigitateur. Le temps presse. Suivez-moi en silence.
Le professeur entraîna la vieille baronne avec lui, la portant presque. Madame de Coix, toujours sous le choc, ne comprenait pas ce qui se passait. Dans la cellule des Florimont, Michaël, les yeux incandescents, scrutait le sol.
- Alors, ce tunnel, ça vient ? Interrogea Stephen avec impatience.
- Mais oui, Stephen. Un peu de patience… je l’ai localisé. Dans ce quadrilatère.
Michaël désignait le mur ouest de la cellule mais sa mine soucieuse indiquait qu’il existait un problème.
- Cependant, je me dois de vous annoncer qu’il y a un pépin, reprit l’agent temporel.
- Un pépin ? Je ne comprends pas, proféra Palamède en toute innocence.
- Oh ! Pardon… un ennui si vous préférez. En bas, il y a des grilles de fer… j’ignorais qu’on les eut placées après la tentative d’enlèvement de la reine…
- En quoi est-ce un lézard ? Grommela le professeur.
- Je viens d’éliminer la terre en dessous, comme prévu… il ne nous reste plus qu’à soulever la lourde dalle de pierre. Vous me donnerez un coup de main…
- Bien sûr… mais en quoi ça coince ?
- A trente pas de l’entrée du souterrain, une grille en fer a été placée. Elle pèse beaucoup trop pour mes forces actuelles. Elle est trop neuve. Oui, je pourrais la vieillir artificiellement, la faire rouiller en vingt secondes au lieu de deux siècles… en accélérant son continuum temporel… ou encore passer à travers… moi tout seul… Cependant, déclencher une sphère de temps différente du continuum local serait tout à fait inapproprié en ce moment.
- Bon sang ! Alors, pour quelle solution optez-vous ? Magnez-vous, ça urge !
- Ne me bousculez pas… je réfléchis, Stephen. Il ne nous reste plus qu’à tenter de passer cet obstacle autrement. En me comptant et en ajoutant madame de Coix, nous sommes cinq personnes.
- Bravo ! Le calcul est juste. Mais où se trouve l’os, enfoiré ?
- L’énergie, Stephen… Pour franchir la grille, je retrouverai mon immatérialité première, enfin, une sorte d’immatérialité pour vous… or, il faudrait que vous soyez tous faits sur le même modèle que moi… comme ce n’est pas le cas, c’est la grille que je vais dématérialiser… et non la désintégrer.
- Poursuivez, dit Palamède en essuyant son front d’où une sueur dégoulinait.
- Je ne possède plus assez d’énergie…
- Pourquoi donc ?
- Je n’ai pas eu l’occasion de me revitaliser en l’an 40 120…
- Pourtant, vous vous êtes rechargé plusieurs fois, contra Stephen. Je vous ai vu le faire à LA… La ville et le comté ont été privés d’électricité durant trois à quatre jours à cause de vous.
- Certes, mais ce procédé est nettement moins efficace que celui de mon époque. Il n’est qu’un palliatif. Je me suis trop déplacé dans le temps… sans translateur.
- Vous l’admettez donc, siffla l’Américain entre ses dents.
- Je ne me suis guère économisé… j’ai besoin de me régénérer toutes les dix minutes en temps mesuré de mon siècle. Or, je l’ai quitté il y a déjà… dix-sept minutes… Vous voyez où le bât blesse.
- Vous avez dépassé votre temps de sept minutes, murmura Palamède devenant blême.
- Je ne possède plus assez d’énergie pour accomplir cette tâche fort simple habituellement…
- Je ne vous crois pas ! Grommela Stephen. Je suis sûr, ou quasiment, que vous mentez.
- Je le souhaiterais… mais c’est la triste vérité.
- Bon… Mais nous n’allons pas renoncer ? Il vous faut tenter le coup.
- Je vais essayer.
Les trois hommes soulevèrent la dalle en ahanant et en transpirant. Puis, avec prudence, les deux femmes au milieu du groupe, les cinq prisonniers s’engagèrent dans l’étroit boyau obscur d’où aucune lueur n’était visible. Au bout d’une trentaine de pas, comme prévu par Michaël, effectivement, ils rencontrèrent ladite grille, érigée il y avait quelques mois à peine. Derrière l’obstacle, un couloir, celui de la liberté, bifurquait. Pour rajouter à l’inconfort, de l’eau sortait des parois et tous avaient les pieds dans des flaques. Une eau croupie qui dégageait des relents de vase. La Seine était toute proche… Stephen ne put qu’exprimer sa colère.
- Décidément ! Il y a de quoi râler. Ce n’est pas ce ridicule obstacle qui va nous retenir. Michaël, achevez votre travail. Faites disparaître cette fichue grille.
Pendant cinq secondes, la grille en fer sembla flotter, se distordre et puis, ce fut comme si elle n’avait jamais été là. Le chercheur américain, dans un réflexe, franchit le passage d’un pas vif et précipité et se retrouva dans le couloir. Ensuite, il eut la présence d’esprit de tirer brutalement Lucinde jusqu’à lui. Mais, aussi soudainement qu’elle avait disparu, la grille se matérialisa, redevenant solide. Toutefois, l’agent temporel avait, lui aussi, eu le temps de passer de l’autre côté. Mais ce n’était pas le cas de Palamède et de madame de Coix.

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 La vieille dame, frappée de stupeur, au bord de l’hystérie, poussait des cris de terreur.
- Non ! Cet homme est proprement le diable. Je ne veux pas le suivre… Il est hors de question que je m’acoquine avec le démon. Laissez-moi…
Tout en hurlant, elle se démenait et, dans sa frayeur, griffait les joues de Palamède, le faisant saigner abondamment. Le marquis tenta de la calmer sans y parvenir.
Les cris de la vielle dame étaient tels qu’ils finirent par alerter les gardes du niveau au-dessus. Ouvrant la porte du cachot, ils virent alors la cellule vide mais aussi le souterrain.
- Bougre ! Rugit le plus expérimenté. Encore une évasion.
- Faut que nous voyons où sont passés ces salopiots de ci-devant traîtres.
- Ouais ! T’as raison. Ils ne sont pas loin. On les entend crier en bas…
Les deux gardiens, munis d’une torche et d’un sabre, s’engagèrent à leur tour dans le souterrain. Quant aux fugitifs, ils avaient perçu le remue-ménage du niveau supérieur ainsi que le bruit des pas se rapprochant. De plus, dorénavant, la lueur de la torche perçait l’obscurité.
Palamède supplia vainement madame de Coix de reprendre ses esprits.
- Madame, je vous en prie… Il nous faut franchir cette grille maintenant. N’ayez pas peur… Vous me savez bon catholique, bon chrétien. Je vous assure qu’il n’y a aucune diablerie là-dedans. Les gardes se rapprochent dangereusement. Nous allons être repris.
- Non ! Il n’est pas dans mes intentions de perdre mon âme. Plutôt la mort !
La baronne s’agrippait de toutes ses forces exacerbées à la soubreveste de Palamède.
- Mais laissez donc cette vieille folle puisqu’elle préfère mourir plutôt que nous suivre ! Lança Stephen.
Mais voilà que la main de Michaël se posait sur l’épaule de l’Américain.
- Inutile d’insister, Stephen. Je ne puis désormais sauver Palamède… les gardes sont là… Nous avons gaspillé le temps dont nous disposions… pour leur échapper tous les trois, je vais devoir nous transporter à trente mètres au moins plus loin dans le couloir. Faire franchir la grille à Palamède et à madame de Coix, c’est exiger de moi trop d’efforts…
- Quelle connerie ! Saloperie de grille !
- Venez, ordonna l’agent temporel à son ami.
Mais Stephen Möll s’accrochait désespérément aux barreaux en fer avec la volonté manifeste de tenter de les desceller.
Sans qu’il comprît comment, il se retrouva brusquement à une centaine de mètres dans le souterrain, à dix pas à peine de la sortie. Lucinde se tenait à un mètre de lui et la marquise laissait couler ses larmes. Quant à Michaël, sincérité ou pas, il était ému au-delà de son attitude indifférente habituelle.
- Pardonnez-moi madame, je ne pouvais faire davantage…
Palamède de Florimont et madame de Coix furent repris par les deux gardiens. Dès le surlendemain, ils comparurent devant le Tribunal révolutionnaire et la sentence de mort prononcée à leur encontre fut immédiatement mise à exécution.
Il est bon de savoir qu’il n’avait jamais été dans les intentions de l’agent temporel d’épargner l’échafaud à Palamède de Florimont. Ce fut tout juste s’il se préoccupa de mettre Lucinde à l’abri, quelque part en Haute-Loire. Pourquoi donc une telle attitude de sa part ? Lui savait sur le bout des doigts la longue, trop longue liste des guillotinés sous la Révolution française. Le ci-devant marquis de Florimont, la vieille amie de sa mère, madame la ci-devant baronne de Coix faisaient partie des charrettes du 10 juin 1794,
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 autrement dit dans le calendrier révolutionnaire, le 22 Prairial an II, date ô combien célèbre car ce jour-là, les Conventionnels, apeurés, votaient justement le renforcement de la Terreur.
En fait, l’Homo Spiritus avait trouvé une astuce pour éviter l’échafaud à Lucinde… elle n’avait jamais été inscrite sur la terrible liste sanglante. La voir ainsi arrêtée avec son époux avait grandement contrarié notre agent temporel. Il avait dû prétexter une pénurie de son énergie pour abandonner Palamède et madame de Coix à leur sort. Cruauté de sa part ou geste altruiste ? Ni l’un ni l’autre.
Devant une foule anonyme et blasée ou lasse, déjà rassasiée, repue de sang, Palamède de Florimont gravit courageusement les quelques marches de l’échafaud, ses mains entravées derrière son dos. Le col de sa chemise ainsi que ses cheveux avaient été soigneusement coupés au préalable. Sans un tressaillement, il se laissa lier à la planche d’infamie par le bourreau Samson. Moins d’une minute plus tard, sa tête tombait dans l’ignoble panier.
La dernière condamnée à être exécutée dans l’abominable moisson du jour n’était autre que madame de Coix.
- Mais, monsieur le bourreau, mon décolleté est indécent, proféra-t-elle tandis que Samson basculait la planche sanglante.
Ce furent là les derniers mots de la baronne.
Perdus dans la foule, Michaël et Stephen assistèrent à ce spectacle affreux. L’Américain rageait de fureur mais tentait de se faire discret. Alors que la tête de la vieille baronne chutait dans le sac, il grommela à l’oreille de son compagnon :
- Fumier ! Tu auras beau dire, tu ne m’as pas donné la véritable raison de tout ceci. Une farce grotesque… Tu as abandonné sciemment Palamède… et peut-être même cette pauvre folle… Pourquoi tant de cinéma ?
- Je n’avais pas le choix, répondit mentalement Michaël. Palamède devait mourir le 10 juin 1794… ainsi que madame de Coix. Leurs noms ont été retrouvés parmi ceux des exécutés de Prairial an II. Je ne modifie pas le cours de l’Histoire…
- Ouais… à d’autres. Quand cela t’arrange, salopard.

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jeudi 1 novembre 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1933 (1).


1933

Sur le plateau numéro 3 du tournage du feuilleton, un nouvel esclandre avait lieu. Cette fois-ci, Marcel Bluwall devait affronter la dispute entre sa vedette Deanna Shirley de Beaver de Beauregard
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 et sa sœur, Daisy Belle
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 qui avait voulu voir comment sa cadette s’en tirait avec le rôle délicat de Johanna van der Zelden. La brune jeune femme s’était glissée dans les coulisses et avait assisté à la scène délicate de l’exécution de Piikin par Johanna.
Lorsque tout fut en boîte, Daisy Belle applaudit ostensiblement. Toutefois, un sourire ironique démentait son approbation admirative.
- Pas mal, ma chère… tu as presque réussi à me tirer des larmes, tu sais, se moquait miss de Beauregard.
- Que fais-tu ici ? Comment as-tu pu passer ? Gronda la blonde vedette.
- Les deux pompiers de service, Eloum
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 et Stamon regardaient ailleurs. Un jeu d’enfant pour moi de pénétrer sur ce plateau.
- Encore une fois, tu te crois tout permis… dans le but de m’humilier.
- Mais non, bien au contraire, ma chère petite sœur.
- Je me moque de tes compliments. Tu n’en penses pas un mot. Retourne dans ce qui te tient lieu de gourbi et répète ton rôle devant tes miroirs piqués.
- En voilà des paroles acides. Que t’ai-je fait, sœurette ?
- Tu n’avais pas à venir ici ! Il me reste encore deux ou trois scènes à tourner, vois-tu.
- Miss de Beauregard, essaya de lancer Marcel, certes, cette dernière scène est achevée, mais nous avons encore du pain sur la planche…
- Ah bon ? Mais il est plus de huit heures du soir, mon vieux. Vous voulez donc vous transformer en dictateur à exiger ainsi de vos interprètes de faire des heures supplémentaires !
- Daisy Belle, toute l’équipe n’a guère le choix. Nous avons pris du retard dernièrement.
- Pourquoi ? Hasarda la brune comédienne.
- Cela ne te regarde pas, jeta Deanna en sifflant entre ses dents.
- Au contraire… Vous avez dû faire face à des incidents imprévus ?
- On peut dire les choses ainsi, en effet, acquiesça le metteur en scène.
- Précisez…
- Un des décors nous a fait défaut…
- Comment cela ? Il n’était pas virtuel ?
- Pas seulement… Il ne correspondait pas tout à fait avec sa réplique imagée… un contretemps fâcheux.
- Qui était le responsable ?
- Gronkt, grommela DS de B de B.
- Comment ? Encore lui ? Mais bazardez-le, ce type ! C’est un incapable et un paresseux notoire.
- C’est fait. Kilius et Shinaïa ont pris la relève…
- Pff ! Ce n’est guère mieux. Pourquoi pas des humains ?
- Pas disponibles, ma chère, proféra Deanna Shirley.
- Quoi ? Pas même Renate ou Veronika ? Ou encore Page ?
- Non… Elles accomplissent une mission préparatoire pour l’expédition dans la Guerre froide, renseigna Marcel… à ma connaissance, vous participerez à celle-ci, miss de Beauregard…
- Hum… Une fois mon rôle achevé dans ce tournage, émit l’intéressée.
- C’est loin d’être le cas, ma vieille… Je parie que tu n’as pas encore essayé tes costumes…
- Si ! Jeta avec défi Daisy Belle.
- Alors ? Ils te vont comme un sac de patates ?
- Comment oses-tu ?
- Je ne dis que ce qui est…
- Toi, toi, je vais te tuer… tu as exigé des efforts considérables de la part des costumières… tu as eu de ces caprices pour ce qui concerne tes toilettes… et j’en passe. Louise a dû recommencer cent et cent fois sa sélection. Le nieras-tu ?
- Sale garce ! Fiche le camp ! Tu retardes tout le monde.
- Euh… votre sœur a raison, mademoiselle.
- Non, je ne me retirerai pas… je veux voir ce dont tu es capable après huit heures du soir, l’estomac creux… c’est bien connu que tu as une faim de loup et une belle descente.
- C’est ça. Traite-moi donc d’ivrognesse pendant que tu y es !
Alors, hors d’elle, l’apprentie star se jeta sur sa sœur aînée et commença à la frapper, mettant par la même occasion son costume à mal.  
Tandis que les deux jeunes femmes se crêpaient ainsi le chignon, Marcel appelait la sécurité. Or, ce fut Daniel Lin Wu qui se pointa.
- Il m’avait bien semblé que cela tournait au vinaigre par ici, fit-il innocemment.
- Ouf ! Vous allez rétablir l’ordre, Superviseur ?
- Oui, évidemment, Marcel…
- Bien… mais elles font comme si je n’étais pas là… je n’en reviens pas… Mesdemoiselles, je vous prie de cesser cette stupide querelle, reprit Daniel Lin d’un ton normal.
L’ingénieur en chef de la Cité n’avait pas haussé la voix, n’avait pas crié. Pourtant, aussitôt, à la stupéfaction de la scripte et de l’assistant réalisateur, autrement dit de Yannick Andreï, les deux fautives se relevèrent et tout en tentent de réparer les dégâts sur leurs tenues, dévisagèrent le Superviseur général non sans marquer un sentiment de crainte. Si Marcel Bluwall et son équipe ignoraient vraiment ce dont était capable le commandant Wu, Deanna Shirley et Daisy Belle s’en doutaient.
- Euh… Commandant, pardonnez-nous… mais c’est elle qui a commencé, murmura DS de B de B en désignant sa sœur.
- Non ! J’étais venue féliciter Deanna mais celle-ci m’a reproché je ne sais quoi, se défaussa Daisy Belle.
- Comme toujours, aucune des deux n’admettra ses torts, je constate, persifla Daniel Lin. Que vais-je faire de vous ?
- Je suis prête à regagner mes appartements, lança timidement la brune comédienne.
- Et à relire en détails le rôle que vous devrez tenir bientôt, j’espère ? Poursuivit sur le même mode ironique le commandant.
- Bien entendu. Soyez-en persuadé.
- C’est cela. Débarrasse donc le plancher. Je ne suis pas prête à te pardonner ton nouvel affront…
- Ah ! Et ça continue… Deanna…
- Oui, Daniel Lin ?
- Stop !
- Je veux bien, mais vous ne la punissez pas. Vous ne la mettez même pas à l’amende… Je ne comprends pas les raisons de cette mansuétude mal placée à son égard.
- Ne vous entêtez pas, Deanna Shirley…
- Bon… Comme d’habitude, je porte le chapeau.
- Non… les torts sont partagés à… égalité… or, comme vous êtes vitales pour l’accomplissement du feuilleton, je ne veux pas sévir… durement… Daisy Belle, je vous rappelle que vous devrez être en forme pour la mission sous la Guerre froide. Quant à vous, Deanna, allez vite retrouver la costumière qu’elle recouse cet ourlet… Ensuite, vous reprendrez le tournage… et… plus tard, je vous confierai une nouvelle mission dans le monde extérieur…
- Oui… Je suis heureuse de voir que je vais voyager de nouveau, murmura Deanna Shirley…
- Moi de même, salua Daisy Belle en se retirant.
- Ouf ! Les voilà sorties toutes les deux, souffla Marcel avec soulagement. Mais mon planning prend du retard…
- Superviseur, vous les avez désamorcées avec une maestria consommée, constata Yannick.
- Parce que je les connais sur le bout des doigts ces deux mauvais caractères… Bon… je m’en vais à mon tour… Demain, je pense que tout ira mieux… le retard sera rattrapé.
- Espérons-le…
- J’en suis certain.
Personne ne vit Dan El partir mais personne ne s’en étonna.

*****
25 Janvier 1933.
Von Schleicher
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 n’avait plus la confiance du Président von Hindenburg.
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 N’ayant pas réussi à obtenir une nouvelle dissolution du Reichstag, il choisit de démissionner.
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 En fait, il lui avait été impossible d’imposer une réforme financière destinée à résorber la crise économique.
Le 30 janvier 1933 se produisit alors un coup de tonnerre dans un ciel qui était déjà bien sombre. Le vieux maréchal se résolvait à faire appel à Adolf Hitler et à lui proposer le poste de chancelier. Le Président avait subi les pressions de son fils Paul. Quant à von Papen,
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 nommé vice-chancelier, il était persuadé qu’il pourrait diriger à sa guise le Führer. Il allait vite se départir de ses illusions.
Otto von Möll avait compris qu’il n’y avait plus rien à espérer de son pays natal. La démocratie venait de périr en Allemagne. Seul, sans appui politique solide, il se résigna donc à prendre, peut-être pour toujours, le chemin de l’exil. Ce fut ainsi qu’il débarqua en Angleterre au début du mois de février de cette terrible année 1933.
Quelques semaines plus tard, notre exilé volontaire reçut une lettre de son ami Fitzgerald York. Celui-ci l’invitait à rejoindre les Etats-Unis au plus tôt.
Voilà donc une fois encore le cousin de Johanna van der Zelden, avec ses bagages et ses deux enfants prenant le bateau pour New York.
Toutefois le chercheur n’était pas aussi dépourvu qu’il le paraissait à première vue. Il avait pu sauver une importante somme d’argent et vendre tous les biens qu’il possédait à Berlin. Fort bien accueilli par son ami, malgré la crise qui frappait durement les classes moyennes et populaires, il n’allait pas tarder à retrouver une situation enviable.
Johanna prenait avec la plus grande indifférence les événements qui auraient dû l’enchanter en temps ordinaire. En fait, la jeune femme n’avait plus qu’une seule chose en tête : sa mort prochaine. Elle s’était résignée à celle-ci.
Or, son idole, Hitler, disposait désormais de tous les pouvoirs. Le 3 février, le chancelier dissout le Reichstag et, un incendie, miracle, détruisit les bâtiments de la chambre dès le 28 février. Un seul homme se retrouverait accusé de ce forfait, et serait condamné à mort, un communiste. En réalité, ledit incendie avait été allumé par les nazis eux-mêmes. C’était là le moyen qu’avait trouvé Hitler pour avoir le prétexte d’interdire le parti communiste. Ce n’était qu’un début quant à la mise au pas de l’Allemagne tout entière. 
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En quelques semaines, tous les partis politiques furent dissous hormis, naturellement, le NSDAP. Certains même allèrent jusqu’à se saborder tel le Zentrum.
Le Führer était en route pour la dictature. Le 14 octobre, il put annoncer que son pays se retirait de la SDN sans que quiconque osât protester. En novembre, il fut plébiscité par la population, obtenant 95% de oui. Mais il y avait longtemps que les opposants avaient été neutralisés en étant enfermés dans les premiers camps de concentration, tel celui de Dachau, le premier à ouvrir dès le printemps de cette année 1933. 
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Dès le mois de mars, le banquier Rosenberg et son successeur putatif, Georges Athanocrassos s’étaient embarqués pour les Etats-Unis. Ils allaient transformer leurs filiales américaines en maison mère. Celle de New York prendrait peu à peu le dessus sur sa sœur, celle de Washington.
Au début de décembre, Johanna parvint à arracher à David une ultime satisfaction. Les deux époux voyageraient ensemble jusqu’à Berlin afin de rencontrer personnellement le Führer. C’était là le dernier vœu de la mourante. Il n’y avait plus que cette idée qui la maintenait en vie tant bien que mal. Monsieur exauça le souhait de son épouse, ne se posant pas de question.
Reçue dans la plus grande intimité par Adolf,
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 Johanna vécut la demie heure la plus heureuse de son existence. Durant cette entrevue, elle prit le thé avec lui tout en discutant musique. Le chancelier du Reich avait annulé tous ses autres rendez-vous afin de voir Madame van der Zelden dans la sérénité. Pour honorer son idole, la jeune femme avait eu un dernier caprice vestimentaire. Sous un manteau très chaud et très coûteux, bordé de fourrure et à col large, elle avait passé un tailleur léger marron en lin comportant une longue jaquette enveloppante, recouvrant partiellement une jupe à plis. Les pieds décharnés de la malade étaient chaussés de délicieux escarpins en peau de serpent. L’argent de cette ruineuse tenue aurait suffi à nourrir pendant deux ans dix familles au moins.
Après ce Tee of the clock, Johanna, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même, s’en retourna mourir à Ravensburg, le cœur content. David n’avait pas osé la contrarier et lui avait passé son dernier caprice.
Hannah Bertha et son mari s’étaient réfugiés en Autriche avec leurs deux enfants. Ainsi, ils se crurent à l’abri des exactions des nazis.
Or, comme par hasard, c’était à Vienne que s’étaient également installés Karl et Amélie von Hauerstadt. Mais pas pour des raisons politiques. Avec leurs deux garçons, le duc et la duchesse séjournaient dans la capitale autrichienne depuis tantôt une année. Ils avaient loué une magnifique villa dans les faubourgs, dotée de tout le confort moderne. Trois salles de bains, six chambres, un boudoir, un salon, une salle de séjour dans laquelle on aurait pu donner une réception à trente invités au minimum, des communs logeant une douzaine de serviteurs, chauffeurs, cuisinière, caméristes, valets de chambre, gouvernante, précepteurs compris…
Pourquoi donc un tel déménagement ? Le fils aîné, fort doué pour la musique, était inscrit au conservatoire de Vienne en classe supérieure, afin d’achever ses études musicales. En juin, il devait concourir pour le Premier Prix de violon. Ce conservatoire, parmi les plus réputés au monde, recevait l’élite des jeunes musiciens du monde entier.
Lorsque le mois fatidique arriva, Franz se mesura avec quatre Autrichiens, une Française, un Britannique, un Hollandais, une Américaine, un Brésilien, trois Italiens ainsi qu’un Indonésien vivant en Europe.
Rude concurrence en vérité, mais le jeune comte les distança tous et haut la main. Ce fut à l’unanimité du jury et avec les félicitations en sus, qu’il remporta le Grand Prix de la Ville ainsi qu’un encouragement pour son jeune âge. En effet, tous ses adversaires étaient plus âgés que lui de deux à cinq ans. Franz avait exécuté avec brio les morceaux suivants :
- Concerto en Ré Majeur de Tchaïkovski ;
- Concerto en La Majeur de Mozart ;
- Première Sonate de Bach pour violon seul ; (dans son intégralité) ;
- Symphonie espagnole de Lalo. 
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Le tout avec une facilité déconcertante et une musicalité innée.
Après la prestation fournie sans le moindre trac, Amélie, en larmes, monta sur la scène embrasser le jeune prodige qui était vivement ovationnée par un public en délire tandis que Peter, le frère cadet, âgé de dix ans, offrait une splendide bouquet de roses jaunes et roses au concertiste.
Bien des années plus tard, ce serait avec la plus grande émotion que Franz se souviendrait de ce jour-là. Désormais, il jouerait des morceaux plus modernes sur son instrument, un authentique Stradivarius. Le Concerto pour Violon de Béla Bartók et le Concerto pour Violon de Stravinsky auraient ses préférences sans omettre Tsigane de Maurice Ravel.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/78/Maurice_Ravel_1925.jpg
 Naturellement, à ses heures perdues, il travaillerait également la Grande Chaconne de Jean-Sébastien Bach, dans une interprétation qui parviendrait à éblouir Daniel Lin Wu lui-même dans une autre piste temporelle.
Mais revenons en 1933.
Quelques semaines plus tard, toute la famille von Hauerstadt avait rejoint une de ses multiples propriétés en Allemagne, près de la ravissante et pittoresque petite ville de Rothenburg.
Sur la pelouse entourant les bâtisses de style moyenâgeux, Franz se détendait en compagnie de son chien Gold, un cocker roux espiègle de quatre ans,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/fe/Cocker_spaniel_angielski_zlotyy.jpg
 au caractère joyeux, qui préférait la compagnie de l’adolescent à celle de Peter. Le jeune homme et le chien batifolaient dans le jardin et le parc, se poursuivaient, faisaient semblant de se battre, Gold jappait et mordillait alors les mollets de Franz, puis, tous les deux roulaient sur la pelouse, jouaient à saute-mouton ou encore tentaient d’attraper des abeilles et des libellules. Un moment, Gold partit poursuivre deux papillons mais en vain. Alors, il dénicha un hérisson et se mit à lui aboyer dessus tandis que le rongeur, tremblant de peur, parvenait à trouver un abri sous le feuillage d’une haie d’aubépine.
On sentait bien que tous les deux, le jeune homme et l’animal formaient une paire d’amis inséparables. Jamais Franz n’avait de gestes brusques à l’encontre de son chien, ni de paroles méchantes, ni de manifestations de colère au contraire de Peter. Le garçonnet prenait un malin plaisir à faire des farces à l’animal, jouant parfois à le vêtir comme un bébé, l’attachant sur une chaise, ou encore le plongeant dans l’eau de la baignoire soi-disant pour lui donner son bain, ou lui faisant jouer de la guitare.
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