samedi 24 juin 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1913 (2).



Ravensburg, fin de l’année scolaire.
A la suite de sa reprise en mains par Lepaïola, Johanna von Möll avait vu ses résultats progresser fortement dans toutes les matières. Elle était devenue la première de sa classe en mathématiques, géographie, sciences naturelles, physique-chimie, français, latin et anglais. Pour ce qui concernait les autres disciplines, elle était aussi fort bien placée. Ces résultats scolaires brillants faisaient la joie et la fierté de ses parents. Pour rien au monde, Wilhelm et Magda n’auraient voulu rater la remise des prix de fin d’année. 
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En ce dernier jour de juin, le lieutenant-colonel von Möll félicitait chaudement madame Zimmermann pour son savoir-faire et sa pédagogie. 
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La remise des prix se déroula en musique, les pensionnaires de l’école moyenne ayant eu la bonne idée de monter une chorale dont la prestation fut tout à fait honorable. Naturellement, mademoiselle Johanna avait voulu en être. Avec ses compagnes, elle chanta plusieurs psaumes et cantiques dont le célèbre Jésus, que ma joie demeure, de Jean-Sébastien Bach.
On s’en doute, le chœur obtint un joli succès et fut fort applaudi par toute l’assistance.
Mais que devenait Otto, le fils de Waldemar ?
Le jeune homme, légèrement enrobé, n’avait pas choisi la carrière militaire, dégoûté par l’attitude hautaine de son oncle. En accord avec son père, l’adolescent avait opté pour la décision de poursuivre ses études, mais dans un Gymnasium, lors de la prochaine rentrée scolaire. Ses résultats étaient si brillants que Waldemar et Rodolphe envisageaient sérieusement d’envoyer plus tard Otto en Angleterre, dès ses seize ans atteints.

*****

Angers, été 1913.
Stephen, fortement affaibli par sa blessure, peinait à se remettre et à retrouver la santé. Les jours passaient, longs, monotones et étouffants, et les signes d’amélioration dans le rétablissement du professeur Möll étaient rares. Pourquoi une telle lenteur dans la guérison ? tout simplement parce que l’organisme du chercheur américain était trop habitué à avoir recours aux antibiotiques et à la pénicilline. Trop souventes fois, le savant était en proie à des accès de fièvre et Cécile, à son chevet, ne comptait plus ses heures.
Mademoiselle Grauillet soignait Stephen avec le plus grand dévouement et lui démontrait, non sans ironie, lorsqu’il était tout à fait conscient, le ridicule de sa conduite auprès d’Arthur, son promis.
- Lorsqu’on aime comme je vous aime, Cécile, on est toujours ridicule, lui répondait invariablement et tristement le jeune chercheur.
- Stephen, je suis officiellement fiancée avec Arthur. C’est là un secret de Polichinelle. Bien que notre mariage soit repoussé pour le moment, il ne fait aucun doute qu’il aura lieu. C’est là une vérité que vous ne pouvez repousser, ignorer. C’est donc un amour impossible qui, jamais, ne verra son accomplissement.
- Que voilà des paroles dures ! gémissait alors le malheureux.
- Contentez-vous de mon amitié… une grande et sincère amitié.
- Un amour impossible… oui… Doublement impossible, Cécile, enchaînait Stephen. Nous n’aurions pas dû nous rencontrer, nous croiser… nous avons défié le temps…
- Euh… je ne saisis pas très bien, Stephen… Bien sûr, monsieur le baron m’a révélé que vous venez de l’avenir mais…
- Chut ! On pourrait écouter aux portes et nous entendre… mais je ne puis m’arracher le cœur pour ne plus ressentir cet amour que vous trouvez fort sot. Vous êtes si belle, si différente des autres femmes… et il y en a eu dans ma vie, il y en a eu tellement. Tamira, Inge, , pour ne nommer que celles-ci… Les autres, je ne veux même pas m’en souvenir…
- Ce n’est pas bien, Stephen.
- Je le sais, mais je suis ainsi. Je vous aime sincèrement. Je ne vois plus que vous…
Juste à cette seconde, sans frapper à la porte, Michaël, que l’on avait perdu de vue depuis un petit moment déjà, entra dans la chambre du blessé.
- Ah ! Ah ! Mon cher cousin ! Qu’est-ce que je viens d’apprendre ? vous vous êtes battu ? Avec le capitaine de Mirecourt qui plus est ? 
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- Michaël ! Vous m’avez retrouvé…
- Oui… un jeu d’enfant pour moi.
- Hem… seriez-vous le dénommé Michaël Xidrù auquel le baron von Möll a fait allusion jadis devant moi ? Questionna Cécile.
- Oui, mademoiselle. Michaël, pour vous servir.
L’agent temporel s’inclina alors cérémonieusement devant la jeune fille.
- Stephen, loin de moi l’idée de vous gronder comme un enfant mais, parfois, vous faites preuve d’une sottise insupportable, reprit l’homme du futur sur un ton narquois.
- Oh ! C’est bon… je suis le premier à payer…
- Pour vous empêcher de céder une fois encore à votre caractère soupe au lait, je vais vous ramener à la maison. Le soleil de L.A. doit vous manquer.
- Pas tant que ça, grommela le chercheur.
- Comment ? S’inquiéta Cécile. Vous escomptez retourner en Californie comme cela ? Alors que Stephen est encore bien faible ? Ce n’est guère prudent…
- Oh ! Si vous savez qui je suis, vous savez également que je puis guérir le professeur comme cela, d’un coup de baguette magique.
- Vous n’êtes pas médecin. Vous seriez plutôt un explorateur, un observateur…
- Il y a du vrai dans vos paroles, belle poupée fragile… une porcelaine précieuse, ô combien, mais surtout une jeune fille un peu trop informée sur mon compte.
- Des menaces ? Hasarda Stephen.
- Quelles menaces ? S’offusqua l’agent temporel. Je veux bien être le premier des enquiquineurs mais je ne suis tout de même pas un monstre. Allez ! hop ! debout !
- Monsieur Michaël, vous manquez de cœur, jeta Cécile. Stephen est trop malade pour pouvoir marcher jusqu’à votre véhicule… quel qu’il soit.
- Un véhicule… je vois…
- Oui, il vous faut bien cela pour retourner en 1993.
- Décidément, le baron aurait dû se taire, murmura Michaël contrarié.
- Je sais garder un secret, monsieur Xidrù…
- Je voudrais m’en assurer.
- Michaël, je vous défends d’intervenir, s’écria Stephen un une toux douloureuse.
- Quoi ? Je ne vais pas modifier toute sa mémoire, se défaussa l’Homo Spiritus.
- Ne faites rien du tout, je vous en conjure…
- Trop tard, Stephen. Voyez… Cécile Grauillet s’est figée… elle ne conservera que votre souvenir et croira que je ne suis que votre cousin éloigné… guère davantage. Il en ira de même de ses proches. Nous avons assez perdu de temps. Passez ces vêtements. Puis, adieu !
Ce fut ainsi que les deux tempsnautes quittèrent Angers pour rejoindre Los Angeles et l’année 1993.


*****

Août 1913.

Une jeune fille blonde, mince, de taille élevée pour son âge, fière et hautaine, visitait la charmante ville de Rothenburg
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 en compagnie de sa gouvernante. Manifestement, la demoiselle appartenait à une famille des plus fortunées puisqu’elle avait choisi de se rendre chez un tailleur où elle avait effectué quelques emplettes l’avant-veille.
Johanna von Möll avait commandé trois ou quatre robes ainsi qu’un manteau pour l’hiver.
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Ce manteau mérite une description détaillée. Il était tout d’hermine blanche et noire. Assorti au manteau, d’un luxe inouï, il ne fallait pas oublier le manchon, si vaste qu’on pouvait le prendre pour un pouf. De plus, un chapeau cloche, du dernier cri, couronné de deux plumes noires et blanches achevait cette parure de fourrure précieuse fort dispendieuse.
Mais voici qu’un gamin des rues, un mendiant d’une dizaine d’années, guère davantage, barra la route des deux jeunes femmes.
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 S’adressant à celle qui était la mieux vêtue, la plus élégante, il demanda d’un ton suppliant et geignard :
- Mademoiselle, à votre bon cœur… Je n’ai pas mangé depuis deux jours. Je suis orphelin et personne ne vient à mon secours. Un petit geste, une piécette. Dieu vous le rendra.
Au grand étonnement de la gouvernante, Johanna s’empressa de déposer un Reichsmark dans la main sale du jeune garçon. Puis, avec curiosité, elle le questionna :
- Comment t’appelles-tu ?
- Gustav Zimmermann, mademoiselle. Merci pour votre générosité.

*****

18 juin 1993, le petit pavillon sans prétention de Stephen Möll.

L’agent temporel avait une explication sérieuse avec le professeur. Tous deux étaient installés dans le living, l’un sur le fauteuil, l’autre allongé sur le divan.
- Ah ! soupirait Michaël. Je ne sais pas ce qui m’a pris de venir vous secourir.
- Vous appelez ça me secourir ? Vous vous êtes contenté de me donner quelques pilules et vous m’avez bandé !
- Je trouve votre attitude des plus déplacées. Je suis venu vous chercher parce que j’avais besoin de…
- De moi ? Pas possible ? ironisa le chercheur.
-Non… de vous communiquer un fait crucial. Je suis enfin parvenu à identifier l’envoyé de Johann qui sévit dans l’entourage de Rodolphe. Il s’agit d’un robot biologique de sexe féminin.
- Tiens donc ! l’Ennemi innove…
- L’aide de van der Zelden a emprunté l’identité d’une certaine veuve Zimmermann. Autrement dit, elle occupe le poste de directrice de l’école moyenne de jeunes filles de Ravensburg et ce, depuis l’année 1898.
- C’est là où Johanna poursuit ses études, si je ne me trompe pas ?
- Tout à fait. Le véritable nom de cette créature – ne vous étonnez pas si j’emploie un terme aussi trivial – est Lepaïola.
- Hum… cette recherche vous a occupé longtemps…
- En effet. Je me suis rendu incognito à Ravensburg, durant l’année 1912, parfaitement grimé, je vous l’assure, bref, insoupçonnable, et j’ai vécu là-bas une année entière, dans la peau du nouveau concierge de l’école moyenne, la place étant vacante.
- Oh ! Oh ! Vous vous êtes certainement arrangé pour que le poste soit libre.
- Ma foi, c’est vrai. Mais ce n’est pas tout. Puisque vous savez que je suis doté de ce qui est pour vous le don d’ubiquité, je vous signale que, parallèlement, une partie de mon esprit a séjourné du XXVIe siècle au XXXIe siècle, dans la cité de Shalaryd. J’ai été en quelque sorte le bras droit du chercheur scientifique Okland di Stephano.
- Pourquoi ?
- Afin de m’assurer de l’origine de Lepaïola et de ses semblables.
- Oui… ensuite ? Car vous connaissant, il doit y avoir autre chose.
- Pendant mes week-end, j’ai mis à profit mes heures de liberté pour me détendre.
- Ah ! Bah ! Vous me faites marcher !
- Non, je vous assure. J’ai besoin de décompresser comme tout être conscient. Je me suis donc rendu dans une période de l’histoire assez reculée par rapport à la vôtre. Une période que vous avez tendance à idéaliser, vous hommes du XXe siècle.
- C’est-à-dire ?
- Pensez donc ! Ni usines, ni voitures, ni stress, mais la campagne, la verdure, les petits oiseaux batifolant dans les arbres…
- Un rêve…
- Oh que non ! il ne faut pas omettre dans cette description idyllique les épidémies, les pandémies, les disettes, voire les famines, la violence, la saleté et la crasse, le dénuement de la majorité des gens de ce temps-là, la soumission aux puissants, etc.
- Cela s’applique à presque toutes les époques de l’histoire humaine, remarqua Stephen.
- Oui, c’est exact. Mais revenons au sujet qui me préoccupe. J’ai l’intention d’éliminer physiquement ladite Lepaïola.
- Vous avez besoin de mon approbation pour cela ? Vous vous moquez de moi, Michaël !
- Laissez-moi achever. Jusqu’à aujourd’hui, je ne vous ai jamais rien demandé ou exigé.
- Que vous dites ! voilà une affirmation mensongère, monsieur l’Homo Spiritus. Vous m’avez suborné.
- Vous raisonnez selon un point de vue réducteur, Stephen. C’est de votre plein gré que vous m’avez suivi.
- Vous en avez de belle ! Le translateur ne répond qu’à vos ordres…
- Pas toujours…
- Pas toujours ?
- Euh…
- Il existe donc une faille dans sa programmation ?
Michaël garda le silence un court instant, mais ce silence en disait long. Enfin, il reprit, changeant apparemment de sujet.
- Stephen, j’en ai assez de votre propension à gâcher les acquis de mes recherches, de mes déplacements dans le temps.
- Jamais je ne vous ai gêné, s’offusqua le chercheur avec raison.
- Hem… Vous embellissez vos actions, notamment les dernières… je vous ordonne de ne plus retourner dans les années 1910…
- Et pourquoi cela, monsieur Xidrù ? Vous vous êtes nommé mon ange gardien ?  
- En quelque sorte ! Votre amour pour mademoiselle Cécile Grauillet vous ôte tout sentiment de prudence. Vos actions inconsidérées peuvent mettre votre vie en danger… la preuve ? ce duel absurde et ridicule !
- Ah ! Ah ! Ricana le professeur. Nous y voilà… en fait, c’est votre existence que vous sentez menacée.
- Tête de mule ! Lors de votre stupide duel avec le capitaine de Mirecourt, vous n’avez pas seulement frôlé la mort par blessure physique.
- Voyez-vous ça !
- Non… Vous avez risqué de mettre aussi en péril et l’Histoire de la Terre qui est encore à venir et… ma propre existence.
- Enfin, un peu de sincérité ! Cependant, j’aimerais que vous explicitiez. 
- C’est ce que je suis en train de faire, Stephen Möll !
- Vous vous énervez… Vous perdez votre sang-froid.
- Parce que vous agissez comme un enfant. Vous cherchez l’affrontement. Je vais vous dire ce que je suis précisément par rapport à vous… votre arrière-petit-fils à la puissance trente-cinq.
- Vous rigolez !
- Des milliers d’ancêtres nous séparent. Comprenez que, pour moi, vous n’êtes pas une ombre anonyme. Sans vous, je n’existe pas… vous êtes mon ancêtre clé… ce n’est pas en aimant Cécile Grauillet que vous aurez une descendance. Jamais vous ne l’épouserez. Jamais vous n’aurez d’enfant avec elle.
- Holà ! Vous êtes bien affirmatif. Le temps peut être modifié.
- Pas ce point-ci ! Pas votre futur.
- Mon futur qui est aussi votre passé. Parce que cela vous arrange…
- Eh bien, oui ! Stephen, vous allez vous marier, mais pas avec Cécile. Après la fin de la Troisième Guerre mondiale…
- Super ! Et qui sera l’heureuse élue ? Tamira ? Inge ? Cynthia ?
- Vous ne l’avez pas encore rencontrée.
- Je survivrai à ce foutu conflit… ma promise également… diable… mais combien de victimes pour que votre avenir voie le jour ?
- Je me refuse à vous répondre.
- Vous êtes un enfoiré !
- Je préfère ne pas relever cette nouvelle insulte. Laissez Cécile pour ce qu’elle est. Un fantôme.
- Un spectre ? 
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- Bien évidemment. Réfléchissez un petit peu, un chouia, pas davantage. Cécile est née en 1891. Si elle vivait encore, elle serait une très vieille, très vieille femme. Sa beauté serait depuis longtemps enfuie.
- Pas si je m’en vais vivre là-bas, dans le passé.
- Oubliez cette fadaise ! Vous n’aimez pas une centenaire… vous aimez une morte, un cadavre…
- Et alors ?
- Alors, je vais vous montrer ce qu’il reste de mademoiselle Grauillet en cet instant. Je vous jure que ce que vous allez voir ne sera pas une illusion, mais la triste et affreuse réalité. Allez ! C’est parti pour un déplacement dans l’espace mais pas dans le temps.
Aussitôt, tout ce qui était dans le living s’estompa et Stephen se retrouva debout dans un petit cimetière de la banlieue parisienne,
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 devant une simple dalle de pierre grise, émoussée et verdie par le temps. Sur celle-ci, une modeste croix s’élevait portant une inscription à moitié effacée. Le premier nom était celui de Cécile Grauillet avec deux dates qui éclatèrent dans la tête de Stephen comme deux coups de feu lorsqu’il se mit à les lire : 1891-1920.
 Mais la vision macabre n’était pas achevée. L’agent temporel avait pour objectif de détruire définitivement le sentiment amoureux qu’éprouvait Stephen pour Cécile. Une caméra miniature sembla alors pénétrer à l’intérieur du tombeau. Dans le caveau humide où se dégageait une puissante odeur de moisi et de quelque chose d’autre, reposaient cinq cercueils d’acajou, au bois tout gonflé et craquelé. https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e1/Rueil-Malmaison_Chapelle_fun%C3%A9raire_famille_Lambert_001.JPG/179px-Rueil-Malmaison_Chapelle_fun%C3%A9raire_famille_Lambert_001.JPG 
Le plus ancien était garni de poignées de cuivre ternies. 
A l’intérieur de ce dernier, tout capitonné de damas gris en très mauvais état, au milieu de sanies innommables, une robe blanche, simple, une couronne de fleurs blanches elles aussi, desséchées, le tout porté par un squelette avec quelques lambeaux de peau racornie, mais aussi où des cheveux blonds éparpillés adhéraient encore sur un crâne couleur vieil ivoire.  
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La scène, proprement insupportable, obligea Stephen à détourner les yeux.
- Stephen, l’apostropha Michaël, regardez ! Ayez ce courage. Voilà celle que vous aimez. Un squelette qui repose dans ce cercueil depuis plus de soixante-dix ans. Acceptez la réalité.
- Non ! Je ne veux pas… je m’y refuse…
- Regardez, c’est un ordre ! Je veux vous vacciner contre cet amour impossible, voué à l’échec. Allez… Dites-moi maintenant où sont son sourire, ses yeux au regard si doux et si innocent, sa voix aux inflexions si suaves, son rire cristallin, ses cheveux d’or si brillants, sa grâce et sa jeunesse ? Il ne reste de Cécile que cela, cette triste dépouille ! Elle n’est qu’une image que vous conservez dans votre souvenir… une image qui doit être effacée.
- Non… Je ne veux pas… je veux garder d’elle sa beauté… son innocence…
- Pourtant, détaillez ce qui reste de votre amour mort ! Des os, un crâne d’une laideur repoussante dans ce qu’il dévoile, des orbites vides qui vous agressent, des lambeaux de chair desséchée, des fragments sales de tissu, de la paille en guise de chevelure… un rictus a remplacé le sourire… la morte vous interpelle. Elle se moque de vous… elle n’est que l’augure de ce qui attend tous les hommes, tous les Homo Sapiens…
- Michaël… Mon Dieu…
- Ah ? Vous croyez en une divinité maintenant ? Vous avez recouvré la foi ? dites-moi… Quel est ce Dieu qui autorise ses fidèles à connaître pareille fin ?
- Taisez-vous, monstre dépourvu de cœur ! Vous n’éprouvez aucun sentiment… je vous hais… je vous hais… vous n’avez pas idée ! Retournez en enfer, là d’où vous venez.
- Ainsi, vous me haïssez plus que jamais, Stephen. Eh bien, tant mieux ! c’était ce qui pouvait vous arriver de meilleur. Vous allez grandir et mûrir, j’en suis certain désormais. Maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, je vous abandonne à vos souvenirs. Méditez ce que vous venez de voir. Un jour, vous saurez en tirer toutes les leçons. Quant à moi, je n’oublie pas que j’ai une mission à accomplir.
Alors, Michaël, qui avait reconduit le chercheur dans le living, le laissa là, seul face à son chagrin et à sa haine, et gagna le passé pour s’en aller pourchasser Lepaïola.

*****

En novembre 1913, la guerre apparaissait comme inévitable aux esprits avertis. Guillaume II venait justement de demander à la Belgique sa position en cas de conflit armé avec la France. Le petit royaume fit savoir au Kaiser qu’il resterait neutre. 
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*****

samedi 10 juin 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1913 (1).



1913

Mars 1913.

Johanna et Hanna Bertha fréquentaient toujours l’école moyenne de jeunes filles tenue par Lepaïola mais, désormais grandes, elles avaient atteint l’équivalent de la classe de quatrième française. Ce matin-ci, elles assistaient à un cours de latin consacré à une étude d’un texte de Virgile, extrait des Bucoliques. Or, mademoiselle von Möll n’écoutait pas la leçon, s’ennuyant profondément. Elle préférait dessiner dans les marges de son cahier, reproduisant les toutes dernières toilettes à la mode. Hélas pour la jeune fille, le professeur s’en aperçut et la réprimanda sévèrement. 
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Forte tête, Johanna répondit à la jeune femme avec la plus grande impertinence. Ne tolérant pas ce manque de discipline, le professeur envoya alors cette élève peu respectueuse devant la directrice.
Mais à la surprise de l’enseignante, Lepaïola défendit mademoiselle von Möll.
- Mademoiselle Hammer, je me charge de faire travailler Johanna.
- Madame la directrice, cette enfant est têtue.
- Mademoiselle von Möll possède un caractère bien affirmé, il est vrai. Mais elle est également dotée d’une grande intelligence qu’il faut savoir motiver. Apparemment, ce n’est pas votre cas. Allez reprendre votre cours.
- Bien, madame la directrice, répondit poliment mademoiselle Hammer, n’en pensant pas moins.
- Quant à vous, mademoiselle Johanna, je veux vous voir à midi trente.
- Oui, madame la directrice.
- Vous ne serez pas punie, mais je veux me rendre compte par moi-même de votre niveau en latin.
Esquissant une rapide révérence, Johanna regagna ensuite sa classe.
Bientôt, la cloche annonçant la récréation retentit et les élèves se précipitèrent joyeusement dans la cour afin de profiter de ces quelques minutes de détente.
La cour était entourée de murs gris et tristes tandis que de rares arbres venaient l’embellir. Johanna et Hanna Bertha marchaient au milieu des autres fillettes, tout en conversant. Elles s’estimaient trop âgées désormais pour se mêler aux jeux de leurs camarades. Pour elles, plus de saut à la corde, plus de cache-cache, plus de colin-maillard.
- Oui, tout cela est très beau, disait Hanna Bertha à son amie. Mais mon père ne voudra jamais m’acheter les robes signées Poiret.
- Pourtant, il n’y a qu’elles qui sont classe ! Oh ! Zut !
- Qui y a-t-il ?
- J’ai oublié mon cahier de latin dans le bureau de la directrice. Je dois le récupérer au plus vite.
- Dépêche-toi, la récréation est presque terminée.
- Viens avec moi.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Parvenues devant la porte du saint des saints, les deux jeunes filles hésitèrent quelques secondes.
- Hum… Je n’entends rien, jeta Johanna. J’entre.
- Sans frapper ?
- Eh bien, oui, s’il n’y a personne !
- Quel toupet !
La porte n’était pas fermée à clef. Johanna put donc facilement pénétrer dans le bureau. Effectivement, Lepaïola ne s’y trouvait pas. Par contre, à la place du lourd meuble en bois sombre que mademoiselle von Möll avait vu quelques minutes auparavant, désormais se trouvait une console d’ordinateur futuriste, y compris pour les années 1993. De plus, on remarquait la présence de trois écrans plats de télévision sans oublier des panneaux translucides de contrôle affichant toute une série de chiffres à cristaux liquides défilant à une vitesse faramineuse.
Or, un des postes de télé était allumé et une mappemonde tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre apparaissait. Le tout s’accompagnait d’un générique, celui du journal télévisé français. La télé diffusait en direct – oui ! – les actualités du 26 avril 1959. Léon Zitrone, le journaliste vedette, présentait ledit journal. A cette époque, c’était un homme d’une quarantaine d’années, au visage débonnaire, à la silhouette massive, aux cheveux bruns coupés courts. Son nez était chaussé de ses célèbres lunettes si caractéristiques. 
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Comme par magie, le son s’éleva dans la pièce. D’une voix très professionnelle, Léon Zitrone annonçait la présence sur le plateau du journal du professeur Otto von Möll, astrophysicien d’origine allemande, vivant présentement aux Etats-Unis, auteur d’un ouvrage venant tout juste d’être traduit en français, un livre tout à fait remarquable, ayant pour titre Demain l’électromagnétisme. Cette œuvre scientifique avait connu un grand succès outre-Atlantique et le journaliste laissait entendre qu’il en serait certainement de même en France.
Hanna Bertha, fort pâle, ne comprenait pas ce qu’elle voyait. L’adolescente était au bord de l’évanouissement. Elle dut s’asseoir sur la première chaise libre. Mais Johanna, fascinée par ce qu’elle voyait sur l’écran, conservait son sang-froid.
Le journal se déroula comme à l’accoutumée, l’interview de l’écrivain étant réservé pour la fin.
Léon Zitrone évoquait d’un ton neutre les élections sénatoriales, le nouveau Président de la république d’Irlande, les conséquences de la première conférence arabe au Caire qui avait pour sujet le pétrole, la rencontre du Premier Ministre indien Nehru et du Dalaï Lama
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 à Mussoorie. 
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Puis, après l’incontournable page sportive et les résultats du tiercé, le journaliste se tourna vers Otto et dit :
- Professeur von Möll, laissez-moi tout d’abord vous remercier pour votre venue sur notre plateau. C’est un grand honneur pour la télévision française de vous avoir comme invité. Vous êtes ici afin de nous présenter votre dernier ouvrage scientifique Demain l’électromagnétisme, qui a tiré à plus de trois millions d’exemplaires aux Etats-Unis.
- Bonjour, chers téléspectateurs français, déclara Otto d’une voix sûre, marquée cependant par un accent germanique certain. Je suis heureux d’être venu en France…
- Oui… ma première question sera celle-ci : que signifie ce titre, monsieur le professeur ?
La première caméra centra alors sur l’invité et sur l’écran apparut le visage d’un homme d’une soixantaine d’années, légèrement chauve, la figure carrée et sympathique, des lunettes rondes ne dissimulant nullement sa haute intelligence, la silhouette enrobée.
Johanna dévorait littéralement l’écran des yeux.
- Mais… C’est mon cousin !
Soudain, une voix féminine s’éleva dans le bureau, une voix qui ne provenait pas du poste de télévision. Le ton en était feutré, sans colère manifeste.
- Mademoiselle von Möll, vous devriez savoir qu’il faut frapper avant d’entrer quelque part.
- Euh… mais madame, je croyais qu’il n’y avait personne dans votre bureau… toutes ces lumières… ces photographies animées… qui parlent… c’est magnifique ! Vous êtes assurément une magicienne beaucoup plus douée que mon vieux grand-père Rodolphe.
- Je ne suis pas une magicienne, mademoiselle mais une technicienne. Qu’a donc votre amie Hanna Bertha ?
- Oh ! Elle a perdu connaissance lorsque les photographies se sont mises à bouger et à parler.
- Cela m’arrange… bien, Johanna soyez attentive. Il vous faudra garder le silence sur ce que vous avez vu ici. Mes recherches ne sont pas encore terminées…
- Compris, madame la directrice…
- Il en ira de même pour votre amie… vous allez oublier…
Usant d’hypnose, y compris sur Hanna Bertha, Lepaïola agit alors sur le psychisme des deux adolescentes. Plus jamais les deux jeunes filles n’allaient évoquer la scène incroyable dont elles avaient les témoins involontaires.
Deux jours après cet incident, un jeudi, Johanna se rendait au catéchisme accompagnée de son inséparable amie. Mais Hanna Bertha dut la laisser devant le perron de l’église car mademoiselle Rosenberg était de confession juive.
Entrant dans le vénérable bâtiment et marchant dans la nef centrale, Johanna entendit, merveilleusement interprétée sur l’orgue paroissial – qui pourtant montrait ses limites et avait besoin d’être réparé – la célèbre Toccata et Fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach.
Jamais la fille de Wilhelm n’avait entendu cette œuvre magnifique aussi bien exécutée. Fascinée, elle en oublia son catéchisme, ne pénétra pas dans la sacristie et monta les escaliers conduisant jusqu’à l’organiste. 
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L’homme, sentant une présence, s’interrompit et s’avisa de la présence de la jeune fille.
Or, l’inconnu avait déjà été entraperçu en compagnie de Sergueï Antonovitch Paldomirov. S’inclinant poliment devant l’adolescente, toujours fort bien vêtue d’un manteau en pure laine et coiffée d’un adorable chapeau, le musicien se présenta.
- Mademoiselle, jeta-t-il en allemand, un allemand teinté d’un léger accent slave, je vois avec ravissement que vous avez apprécié mon interprétation. Vous devez aimer la musique, je ne me trompe pas ? oh ! mais où ai-je donc la tête ? J’ai oublié de vous donner mon nom. Wladimir Belkovsky, pour vous servir. Je suis tout à la fois organiste, compositeur, hautboïste, violoncelliste et chef d’orchestre. Comme mon accent le laisse supposer, je suis de nationalité polonaise.
- Euh… La Pologne n’est pas indépendante…
- C’est vrai pour l’instant…
- Monsieur, c’était si beau ! j’aime beaucoup la grande musique, effectivement. Bach, Mozart, Beethoven, Wagner… j’apprends le piano à mes heures.
- C’est très bien, sourit Wladimir.
- Mon père dit que je suis très douée mais je pense qu’il me raconte des mensonges. Je suis loin de jouer comme vous.
- Ah ! J’aime la franchise chez les jeunes filles bien éduquées. Comment vous appelez-vous, jeune demoiselle ?
- Johanna von Möll, monsieur. Je suis la petite-fille du baron Rodolphe von Möll et la fille unique de Wilhelm von Möll, lieutenant-colonel dans l’armée du Kaiser.
Tout se présentant, Johanna effectuait une gracieuse révérence.
« Quelle petite hypocrite ! », pensait Wladimir.
- Euh… Monsieur… je dois assister à ma leçon de catéchisme. Je crois même être en retard. J’ai été enchantée de vous connaître…

- Moi de même. Votre leçon dure-t-elle longtemps mademoiselle von Möll ?
- Une heure tout au plus.
- Dans ce cas, je vais vous attendre et pour passer le temps, je jouerai les suites anglaises et peut-être même du Saint-Saëns.
- C’est un compositeur français ? Je n’aime pas la musique française…
- Lorsque vous serez de retour, vous me direz les morceaux que vous voulez entendre…


*****

Après la leçon de catéchisme, - Wladimir Belkovsky avait attendu Johanna comme promis – le Polonais lui avait ensuite joué plusieurs fugues de Bach ainsi que sa célèbre Aria. Puis, il avait enchaîné avec l’Ave Maria de Schubert ainsi qu’avec celle de Gounod sur un air du Cantor.
Mise en confiance par cet homme, l’adolescente accepta de prendre le thé avec Wladimir.
Dans le salon, Johanna eut le toupet de se faire payer une petite collation dont une crème glacée.
- Me voici en train d’abuser de ce naïf et de me faire offrir une glace à la vanille et au chocolat. Que vont dire mes parents lorsqu’ils apprendront cela ? bah ! Après tout, je suis assez grande pour agir comme bon me semble.
- Mademoiselle, marmonna le musicien qui avait saisi une partie des murmures de l’adolescente, vous me paraissez bien arrogante tout à coup ! Je ne suis pas aussi naïf que j’en ai l’air, vous savez.
- Monsieur Blev… euh… Belv… Belkovsky, je trouve votre réflexion des plus déplacées. Vous oubliez à qui vous parlez.
- Non, pas du tout, mademoiselle von Möll.
Wladimir se sentait de plus en plus sur le gril. Cette pimbêche de première l’agaçait et il comprenait qu’il ne pourrait plus la supporter longtemps. Il devait donc agir rapidement, faire ce pourquoi il s’était rendu à Ravensburg.
- Oublions cet accrochage, reprit le Polonais. Que pensez-vous de ce Nocturne de Frédéric Chopin ? il est assez facile à mettre en œuvre…
L’organiste présentait à la jeune fille un fascicule contenant quelques œuvres du compositeur et Johanna s’en empara, s’empressant de feuilleter l’ouvrage. Or, à la dernière page, ses yeux tombèrent sur la date d’impression du recueil. Munich, 1953.
- Oh ! Monsieur, avez-vous vu la date imprimée en dernière page ? S’exclama l’adolescente. Cela me rappelle quelque chose mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
- Qui y a-t-il donc ? Rien d’extraordinaire à mon avis.
Profitant du trouble de la jeune fille, Wladimir sortit une petite fiole de la poche de son gilet et versa discrètement quelques gouttes d’un mystérieux liquide dans la crème glacée de son invitée. Il était persuadé que Johanna n’avait rien perçu de son geste puisqu’elle était occupée à lire une des pages du fascicule.
Mais il n’en était rien car la petite-fille de Rodolphe, avec ses airs de ne pas y toucher, avait vu le manège de Belkovsky. Alors, elle se mit à tousser de cette petite toux sèche, irritante. Puis, elle repoussa vivement la coupe de glace qu’elle avait devant elle.
- Oh ! Ce n’est pas de la crème glacée que j’aurais dû me faire offrir mais des gâteaux, dit-elle. C’est bien trop froid pour ma gorge et mes bronches fragiles. Et puis, cette glace a un drôle de goût… celui de l’amande amère.
- Ah ! Mademoiselle vous m’étonnez. Cette glace est excellente. La meilleure que j’ai mangée de ma vie.
- Pour vous, sans doute. Vous êtes Polonais après tout… Chez vous, on ne doit pas manger tous les jours, lança Johanna avec condescendance. Vous n’êtes pas difficile. Non, j’ai fait une sottise en mangeant cette crème. Le médecin attaché à ma personne depuis ma naissance ne tient pas du tout à ce que je déguste ce genre de dessert. Il me répète sans cesse que cela pourrait nuire à mes poumons.
- Mademoiselle, vous rendez-vous compte ? Vous exagérez. J’ai payé fort cher cette crème. Vous n’allez pas la gaspiller.
- Monsieur, n’insistez pas.
- Mademoiselle !
A l’instant où Wladimir s’y attendait le moins, la petite peste se dressa brusquement de son siège, une chaise cannelée, et se mit à crier d’une voix stridente.
- Au Secours ! Cet homme a cherché à m’empoisonner. C’est un assassin.
Une seconde, Belkovsky fut désemparé, figé par la stupeur. Mais il se reprit vite et, saisissant avec force Johanna, il l’entraîna avec brutalité vers la sortie alors que certains clients tentaient de lui barrer le passage. Mais Wladimir sortit un revolver assez impressionnant par la taille et le brandit devant les hommes.
- Laissez-moi passer sinon je tire, lança-t-il d’une voix dure dans laquelle son accent slave ressortait plus que jamais sous le coup de l’émotion.
Le personnel ainsi que les clients se reculèrent. Ainsi Wladimir et son otage se retrouvèrent à l’extérieur du salon de thé. Le Polonais traînait l’adolescente devant lui et, cahin-caha, le couple mal assorti parvint sur la place centrale de la petite ville.
Le musicien marmotta :
- Pourvu que le tovaritch Alexandreï soit à l’heure…
Son vœu fut exaucé car, aussitôt, il y eut un vrombissement produit par un puissant moteur et une Chrysler Newyorker rouge millésimée 1958
 http://www.classiccarcatalogue.com/C/Chrysler%201958%20NewYorker4-DoorHardtop.jpg
 surgit en trombe provenant de la rue principale, semant la terreur devant les badauds qui, face à cette voiture futuriste n’avaient d’autre choix que de se précipiter sur les trottoirs étroits et mal pavés afin d’échapper à l’écrasement.
Petrov en personne conduisait le puissant engin, une voiture tape-à-l’œil appartenant à Sergueï Antonovitch. Décidément, le colonel du KGB ne se refusait rien.
Wladimir poussa avec rudesse son otage sur les coussins de l’auto américaine et s’assit à ses côtés. Puis, la voiture repartit sur les chapeaux de roue, effectuant un demi-tour risqué.
Les témoins de cet événement invraisemblable coururent jusqu’à la gendarmerie et racontèrent ce qu’ils avaient vu.
Pendant ce temps, le véhicule filait à grande vitesse sur une route non encore goudronnée. Ses gros pneus larges étaient malmenés.
Alors que les gendarmes allaient stupidement tenter de rattraper la voiture anachronique avec des tacots NSU, Daimler ou autres,
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 à l’intérieur de la Chrysler, Johanna se défendait comme elle le pouvait contre son ravisseur, lui griffant les mains et le mordant.
Mais la puissante automobile creusait davantage l’écart avec ses ridicules poursuivants. Elle n’allait pas tarder à rejoindre le champ de betteraves sur lequel stationnait le translateur. Or, c’était oublier le protecteur de mademoiselle von Möll.
Sous les yeux éberlués du chauffeur, se matérialisa tout d’un coup un mur de béton. Alexandreï freina rageusement afin d’éviter l’obstacle subitement apparu.
Debout, sur le sommet du mur, se tenait un individu de haute taille, vêtu d’un costume noir d’une coupe par trop moderne. C’était Johann van der Zelden dépourvu de fards et de postiches.
Petrov était parvenu à stopper son puissant véhicule à quelques centimètres à peine de l’étrange mur, non sans voir brûlé de la gomme. Puis, il sortit de la Chrysler imité par Wladimir, serrant toujours contre lui l’adolescente qui gigotait de plus belle.
Or, là se produisit un miracle, une fantasmagorie digne de Georges Méliès.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/92/M%C3%A9li%C3%A8s%2C_Escamotage_d%27une_dame_chez_Robert-Houdin_%28Star_Film_70%2C_1896%29.jpg/220px-M%C3%A9li%C3%A8s%2C_Escamotage_d%27une_dame_chez_Robert-Houdin_%28Star_Film_70%2C_1896%29.jpg
 L’auto futuriste disparut soudainement, sans signe annonciateur, regagnant son point de départ dans le temps et l’espace, c’est-à-dire quelque part à Paris, en 1959.
Un geste discret de Johann et son complice avait renvoyé le véhicule. Mais ce n’était pas tout. L’Ennemi, brandissant une arme étrange, fit feu en direction de Petrov. Aussitôt, le chauffeur s’écroula, un trou béant dans la poitrine. L’arme en question était un disrupteur volé à la Cité d’or. Le corps sans vie d’Alexandreï se dématérialisa à son tour, non pas pour retourner en 1959, mais véritablement désintégré.
Cédant à la panique, le musicien lâcha Johanna et, vite, il s’enfuit, tout haletant.
La jeune fille, trop émue par les derniers événements dont elle avait été la victime ou le témoin privilégié, s’était laissée tomber sur l’herbe et pleurait toutes les larmes de son corps.
- Laissons fuir cet imbécile, ricana Johann. Bientôt, il sera mort.
Wladimir avait poursuivi sa course jusqu’au translateur, craignant que celui-ci s’évaporât également pour un ailleurs indéterminé.
Mais ce ne fut pas le cas. Nikita l’attendait, maintenant le module temporel sous tension.
- Camarade Nikita, jeta-t-il à son ami, partons. L’opération est fichue. Johann est intervenu en personne. Il est plus fort que nous.
- Que s’est-il donc passé ? demanda Sinoïevsky d’une voix morne.
- Je te raconterai tout une fois rendus à destination. Je crois que Petrov est mort. J’ai vu son corps se désintégrer, atteint par une arme effroyable.
- Je crains la colère de Paldomirov, souffla le Soviétique.
- Moi, celle de Franz. Nous avons agi sans son accord.
Tandis que le translateur s’élevait dans le ciel tel un aéroplane maladroit, losange transparent dans l’azur délavé, l’Ennemi s’était avancé vers Johanna qui avait fini par perdre connaissance. Faisant respirer des sels à sa future grand-mère, il ranima l’adolescente.
- Comment vous sentez-vous, mademoiselle, murmura-t-il d’une voix douce.
- Je vais bien, monsieur. Merci d’être venu à mon secours…
- Je vous ramène au château de votre grand-père, mademoiselle von Möll.
- On se connaît ?
- Moi, je vous connais. Il se fait tard et monsieur le baron va s’inquiéter.
- Qui êtes-vous ?
- Votre ange gardien, mademoiselle Johanna.
Prenant l’adolescente dans ses bras puissants, il la porta à travers les sentiers, la conduisant jusqu’à la gentilhommière de Rodolphe.

*****
Celui qui avait prêté ses mains et avait doublé le pseudo Wladimir Belkovsky à l’orgue n’était autre que le Superviseur général de l’Agartha, le dénommé Daniel Lin Wu. Excellent musicien, il n’avait eu aucune peine à briller en interprétant les œuvres de Bach et consorts. Quant au comédien Michel Creton, il avait été soulagé de ne pas devoir mimer le Polonais en train de jouer de l’orgue. Il ne connaissait rien au clavier et à la musique en général. Par contre, il était tout à fait capable de se débrouiller dans les scènes d’action. Il y faisait même merveille.

*****

Paris, 8 Juin 1993.

Stephen et Inge visitaient la célèbre Tour Eiffel car la jeune Allemande ne l’avait vue que reproduite sur des cartes postales, des posters ou des T-shirts.
Parallèlement, il faisait admirer à son étudiante la perspective du Trocadéro et lui montrait l’emplacement du Musée de l’Homme. 
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Voilà ce qu’il en était des plaisirs culturels.
Le soir, il en allait tout autrement. Les deux jeunes gens aimaient à voguer sur la Seine en bateau mouche après avoir dîné dans un restaurant de Montmartre. Plus tard, une nuit, ils s’enhardirent jusqu’aux Folies bergères.
Justement, alors qu’il était déjà trois heures du matin et que l’Américain et Inge sortaient de ce haut lieu des nuits parisiennes, qu’ils s’apprêtaient à héler un taxi en maraude afin d’entrer enfin à leur hôtel, une grosse voiture étrangère surgit soudainement pour stopper pile devant nos deux fêtards.
Or, cette auto était d’un modèle qui n’existait encore qu’à l’état de prototype.
Le mystérieux conducteur de ce véhicule descendit avec nonchalance et s’approcha de Stephen et de sa compagne. Sa silhouette semblait vaguement familière aux deux expatriés. Avec un sans gêne à couper le souffle, le nouveau venu interpella le professeur Möll avec un accent américain traînant fort prononcé.
- Hello, boy ! Salut Inge. Vous allez me suivre sans plus tarder. J’ai à discuter sérieusement avec vous deux.
Le chercheur n’avait toujours pas identifié l’inconnu. Son visage s’était durci et il allait répondre vertement lorsque Inge éclata de rire.
- Ah ! ça c’est trop fort ! Ce type a la même voix que toi, Stephen.
Le mystérieux étranger fit alors chorus à l’étudiante et rétorqua joyeusement :
- C’est forcé ma toute belle que ma voix soit celle de Stephen Möll puisque je suis lui…
Le professeur marqua son étonnement par un haussement d’épaules.
- Bloody Hell ! Alors, là, je suis totalement largué. Je n’y comprends plus rien. Il doit y avoir un trucage temporel…
- Mais oui, gros nigaud, ricana le deuxième Stephen. Mais nous n’allons pas poursuivre cette conversation dans la rue, nous pourrions attirer l’attention. Or, c’est ce qu’il nous faut éviter à tout prix vu notre situation. Allez, plus vite que ça, montez !
Stephen numéro 1 bafouilla indistinctement :
- Euh… Tu as raison. 
Une fois dans la voiture, Stephen numéro 2 expliqua à son alter ego pourquoi il était retourné dans ce qui, pour lui, était le passé. Tout en roulant prudemment, il exposa ses raisons mais aussi son humeur du moment, faite d’espoirs et de regrets.
- Mon vieux, loin de moi l’idée de te critiquer, mais tu devrais te dépêcher. Je viens de l’année 1995. Cela veut dire que, par rapport à toi, je possède un énorme avantage. Je sais ce qui va arriver à notre foutue planète dans les deux prochaines années.
Or, Stephen numéro 1 avait du mal à se faire à cette idée.
- D’accord, tu sembles être moi, tu me ressembles comme deux gouttes d’eau. Mais comment te croire ? comment accepter cette situation ? Te faire confiance ?
- Ecoute ceci, mon cher. Et toi aussi, Inge. Mais pas question de le crier sur les toits. La Troisième Guerre mondiale que vous voulez éviter, toi et toute ta bande d’étudiants, débutera le 14 octobre 1993.
- Quoi ? éclata Inge. Dans à peine quatre mois ?
- Michaël n’a jamais eu l’intention de s’y opposer, grommela le premier Stephen.
- Silence ! laissez-moi parler. Tu sais, mon double, que l’agent temporel n’a reçu comme mission que de faire en sorte que les événements se déroulent tels qu’ils ont été conservés dans les banques de données de son monde. A cette seconde, tu le hais, ou c’est tout comme. Or, tu as tort.
- Ah oui ? Combien de victimes parce que monsieur Michaël s’est refusé à empêcher cette horreur ?
- Justement, il fait un boulot magnifique.
- Je ne vois pas comment, siffla le professeur numéro 1.
- D’après les prévisions de nos experts, prévisions que tu connais, d’après toutes les projections, y compris les plus optimistes, une guerre nucléaire devait détruire au moins la moitié de l’humanité. Et rendre tout à fait invivables pour des centaines et des centaines d’années les lieux ciblés et irradiés. Ensuite, si jamais la guerre était totale, un nuage de particules radioactives se serait élevé dans l’atmosphère jusqu’à la stratosphère avec les conséquences terribles déjà décrites.
- Lesquelles ? hasarda Inge.
- Eh bien, le rayonnement solaire ne parviendrait plus jusqu’à la surface de notre bonne vieille Terre.
- Une Terre boule de neige ? Un hiver nucléaire ? J’ai bien compris ? Balbutia la jeune Allemande.
- Exactement. Les températures comprises à la surface oscilleraient entre moins cinquante degrés Celsius et moins cent vingt degrés, ma petite.
- Hem… Tu viens de cette époque. Alors, qu’en est-il ? fit le Stephen numéro 1.
- Justement, alors que l’arme atomique a été employée contre tous les objectifs militaires et civils, cette catastrophe d’hiver nucléaire n’a pas eu lieu. De plus les civils n’ont pas été irradiés. Devines-tu pourquoi ?
- C’est Michaël…
- Oui. Chaque fois qu’un des deux stupides belligérants décidait de prendre pour cible une grande cité, comme par hasard, les bombardiers ou les missiles déviaient de leur route et allaient faire exploser leurs charges dans des lieux désertiques ou encore ailleurs, bien ailleurs, quelque part dans le temps. Bref, Michaël est un bouclier antimissile bien plus perfectionné que ce que le Pentagone avait envisagé la décennie précédente. On peut dire que plus des ¾ des engins de mort n’ont pas atteint leur but. Or, il s’agit là d’une hypothèse basse.
- Donc ?
- La plus grande partie de notre planète est sauvée. Naturellement, les Russes n’y ont rien compris. Du moins officiellement. Toutefois, Malcolm Drangston…
- Il est toujours en fonction ? s’exclama Inge.
- Hélas, oui. Je disais que notre Président a parfaitement saisi qui était l’auteur de ces miracles. Si, dès le début, il s’est réjoui de voir New York, Chicago, Los Angeles, Denver, Atlanta, la Nouvelle Orléans, Minneapolis, Huston ou encore Miami épargnées par ces armes de l’Apocalypse, il a vite déchanté lorsqu’il s’est rendu compte que les agglomérations de l’adversaire étaient également protégées. Ainsi, Tachkent, Volgograd, Moscou, Novossibirsk, Sverdlovsk, Mourmansk, Leningrad ou Krasnoïarsk ont réchappé elles aussi à cet holocauste nucléaire.
- Que s’est-il passé ?
- Michaël a été convoqué par notre inénarrable Drangston. Il a dû s’expliquer devant les plus hautes instances du Pentagone, devant ces fiers généraux tout médaillés qui voulaient lui faire la peau, l’accusant de haute trahison et j’en passe.
- Hem… Comment a-t-il réagi ? questionna Inge.
- Il est parvenu à leur faire comprendre, j’ignore comment, que, s’il ne s’en était pas mêlé, actuellement, du moins en 1995, la Terre aurait été une planète désertique ne comportant que quelques rares survivants obligés de s’enterrer afin de survivre à l’hiver nucléaire et aux radiations. L’écosystème détruit, il faudrait à ce dernier au bas mot 700 000 ans pour repartir…
- Je pense, reprit la jeune Allemande que Michaël a transporté tout ce beau monde de crétins dans ce futur éventuel et qu’il lui a montré de visu ce qu’il en était.
- Une supposition difficile à mettre en œuvre, soupira le deuxième Stephen. Ce futur-là n’existe pas…
- Peut-être pas, s’obstina Inge. Michaël a toujours évoqué une Grande Catastrophe qui aurait lieu plus tard…
- Tu as raison, conclut le premier chercheur. Michaël a donc permis que s’accomplissent les conditions premières et nécessaires qui donneront naissance à une civilisation qui succèdera à la nôtre d’ici une soixantaine d’années… cette date, celle du 15 avril 2045… 
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- Tout à fait, chant du cygne de l’homme ordinaire… mais aube d’une ère nouvelle. Les supérieurs de l’agent temporel savaient ce qu’ils faisaient en l’expédiant à notre époque… ils connaissaient trop bien les propensions de Michaël à vouloir empêcher notre totale destruction trop tôt. En jouant sur les scrupules de leur outil, ils ont trouvé le moyen de lier indissolublement le futur et le passé, ce qui était et ce qui devait être. C’est pour cela que je le dis et le répète : ne juge pas trop sévèrement notre ami commun, notre gardien…
- Ouais… j’ai compris le message. Toutefois, une chose me turlupine encore… puisque tu es moi, qu’en est-il de ton amour pour Cécile ? A-t-il abouti ?
Inge intervint avec colère.
- Moi, je ne compte pas ? je ne suis qu’un ticket ? une bonne occasion de faire une partie de jambes en l’air ?
- Holà ! s’écrièrent avec un bel ensemble les deux professeurs.
Le deuxième Stephen reprit seul :
- Pour Cécile, n’aie pas trop d’espoir. Elle appartient au passé, à notre passé. J’ai été bien long à comprendre. Michaël m’a guéri de ce stupide amour avec la brutalité d’un chirurgien.
- Eh bien, quoi ? tu ne me réponds toujours pas !
- Si, mais tu te refuses à voir la réalité en face.
- Que va-t-il advenir de nous deux ? s’entêta le premier Stephen.
- Rien de bon… Cécile a un fiancé…
- Je le connais ?
- Pas encore.
- Ah ! vais-je faire sa connaissance ?
- Oui, bien sûr…
- Quand ?
- Bientôt… en 1913… tu reverras Cécile également…
- Bientôt ? C’est-à-dire ?
- D’ici quelques minutes… mademoiselle Grauillet réside à Angers. La situation internationale de l’avant-guerre de 14 a obligé le baron von Möll à se passer des services de Cécile. Celle-ci a donc dû se résigner à retourner en France mais pas à Paris, les ressources de ses parents étant désormais insuffisantes pour leur permettre de vivre dans la capitale française.
- Tu vas donc m’envoyer là-bas ?
- Eh oui, mon vieux. Je ne veux pas modifier mon passé.
- Oh ! On m’abandonne ? On me laisse tomber comme une vieille paire de chaussettes ? éructa Inge. Je compte pour du beurre ? les hommes, tous les mêmes ! Des mufles !
- Désolé, fit le deuxième Stephen.
- Comment ça ? C’est tout ?
- Inge, tu vas t’en retourner aux States toute seule… Ensuite, tu me maudiras durant quelques jours… bon… Disons pendant quelques semaines…
- Salaud ! Tamira avait raison…
- Ça suffit ! Inge, tu nous casses les oreilles, lança le Stephen numéro 1. Bon, alors, on y va à Angers ?
- Quand tu veux, s’inclina le deuxième Stephen. Je suis à tes ordres… le temps de déposer mademoiselle Köpfer à l’hôtel et… hop ! en route pour 1913…

*****

Stephen Möll allait séjourner une huitaine de jours à Angers, cette paisible ville provinciale d’avant-guerre. 
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Arthur de Mirecourt, ce brillant et excentrique officier, se rendit lui aussi dans la capitale angevine afin de demander aux Grauillet la main de leur fille. L’inévitable rencontre entre les deux prétendants aboutirait à un incident regrettable pour l’Américain.
Arthur se présenta un après-midi ordinaire chez les Grauillet, vêtu de son uniforme et un bouquet de tulipes à la main. Le militaire fut reçu fort aimablement. Toutefois, avec regret, le père déclina l’offre. Bien qu’il estimât Arthur, il ne pouvait accepter le mariage de Cécile, étant dans l’incapacité de la doter convenablement.
La jeune fille soupira ostensiblement lorsque son père prononça le « non » fatal. Cependant, nullement découragé, Arthur se promit de revenir bientôt à la charge.
Alors que l’amoureux éconduit s’apprêtait à quitter l’appartement, la sonnette de la porte d’entrée retentit et l’unique domestique y introduisit Stephen Möll qui était déjà venu une ou deux fois chez les Grauillet. Le Français et l’Américain se croisèrent et se saluèrent froidement. Le professeur, à la vue d’Arthur, sut instinctivement qu’il s’agissait là de son rival. Il fut conforté dans son sentiment lorsque Cécile s’exclama étourdiment :
- Oh ! C’est vous Stephen ! Quelle joie de vous revoir si vite.
Quant à Arthur, il crut comprendre les véritables raisons du refus du père Grauillet à l’union de sa fille. Alors, il apostropha durement l’Américain.
- Monsieur, je me demande ce que vous faites ici. Manifestement, vous êtes étranger et…
- Quoi ? répondit Stephen. Je ne vous permets pas.
- Je sais pourquoi vous venez visiter mademoiselle.
- Ah oui ? Pourquoi donc monsieur je sais tout ?
- Seigneur, souffla Cécile. Vous n’allez pas vous quereller…
- Vous la courtisez avec l’intention manifeste de la mettre… pardonnez-moi, Cécile, dans votre lit ! Vos parents acceptent ce déshonneur car ils ont des ennuis d’argent.
- Arthur ! Que dites-vous là ? se récria la jeune fille.
- La triste vérité, non ?
- Que… non ! c’en est trop ! Rugit Stephen.
- Comment allez-vous réagir, monsieur le civil ? l’Etranger qui sait s’imposer par sa fortune et son entregent…
- Taisez-vous Arthur, fit mademoiselle Grauillet avec sévérité. Vous me décevez profondément. Stephen…
- Voyez combien j’ai raison, poursuivit le jeune capitaine. Vous l’appelez déjà par son prénom.
- Parce que je connais Stephen Möll depuis plusieurs années déjà.
- Je ne vous crois pas…
- Pourtant, c’est la vérité vraie.
- Monsieur Möll, si c’est bien là votre nom…
- Oui, et j’en suis fier ! Je suis bien apparenté au baron von Möll…
- Nous allons régler ce différend en gentlemen.
- Ce qui signifie ?
- Arthur, je vous le défends, jeta Cécile qui avait compris de quoi il retournait.
- Une explication entre hommes s’impose.
- Vous voulez faire le coup de poing ? M’affronter à la boxe ? je suis partant, monsieur le fier à bras !
- Non, vous vous trompez. Je désire croiser le fer avec vous, comme doivent le faire les hommes bien nés. C’est un honneur que je vous fais, monsieur l’Américain.
- Se battre à l’épée ? N’est-ce pas interdit par les lois de ce pays ?
- Tout à fait, mais un arrangement est toujours possible.
 Dans la salle de séjour, le père commençait à s’inquiéter car des bribes de l’échange verbal houleux lui parvenaient. Se levant, il s’en vint sur le seuil.
- Que se passe-t-il donc ?
- Rien, monsieur Grauillet.
- Oui, rien de très ordinaire, renchérit Arthur de Mirecourt.
- C’est faux, jeta Cécile au bord des larmes…
- Mais non, un petit différend de rien du tout, reprit le capitaine.
- Tout à fait. C’est d’accord, mister de Mirecourt.
- Tant mieux, monsieur Möll. Alors, à demain matin, près des faubourgs nord de la ville… derrière l’église abandonnée…
- Je vois où ça se situe…
- Dès l’aube. Venez avec ce qu’il faut…
- Comment trouver ces choses ?
- Oh ! Vous n’en n’avez pas ? Dans ce cas, je vous apporterai le nécessaire et vous choisirez.
- Vous n’allez tout de même pas, commença Cécile.
- Tout de même pas quoi ? Interrogea le père.
- Discuter sérieusement de ce qui nous sépare, reprit Arthur d’un ton déterminé.
- Oui, j’approuve, opina le professeur. Vous verrez que j’ai des ressources insoupçonnées. Monsieur Grauillet, navré, mais j’ai des dispositions à prendre…
- Vous nous quittez déjà ?
- Oui, un imprévu. Mais je serai à l’heure, monsieur le capitaine. N’ayez aucune crainte là-dessus.
- Je retiens votre promesse, monsieur Möll. Je vous attendrai avec impatience.
Tandis que Cécile éclatait en pleurs, les deux jeunes gens, tout aussi soupe au lait l’un que l’autre, se quittèrent avec un salut glacé, laissant pantois monsieur Grauillet.
La rencontre, le fer à la main, eut lieu donc dès le lendemain matin, dans un terrain vague. Stephen n’avait aucun témoin mais ce n’était pas le cas du capitaine de Mirecourt. Il avait fait ce qu’il fallait et un de ses amis s’était proposé en tant qu’observateur du bon déroulement de ce duel dans le plus pur style des Trois Mousquetaires.
Après les salutations d’usage, l’énoncé des règles, le combat commença. Stephen Möll, courageux, n’avait pas osé refusé l’affrontement à l’arme blanche bien qu’il ignorât comment se battre. En effet, il ne pratiquait pas l’escrime. Il se mouvait donc sur le terrain d’une manière ridicule, avec forces maladresses. Toutefois, il avait vu les six films de Star Wars, ce qui lui permettait de savoir comment on tenait l’épée, ou à peu près. Il n’en restait pas moins que, se croyant en train de jouer le rôle de Han Solo,
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 il se battait d’une façon grotesque, bondissant sans raison, tournoyant subitement, sautant, esquivant tant faire se peut, agaçant Arthur de Mirecourt. Tous ces tours étaient exécutés en serrant l’arme comme s’il s’était agi d’un vulgaire bâton ou presque.
Le capitaine fut surpris par un recul soudain de Stephen et, imprudemment, se découvrit un peu trop. Alors, le chercheur, venant à la parade, une parade tout à fait improbable, traça une balafre sanglante sur le bras gauche de son adversaire. Vexé, Arthur reprit le duel, décidé cette fois à ne plus se laisser avoir.
Piqué dans son amour propre, le militaire usa alors de toute sa science et en moins de quinze secondes, avec une grande souplesse du poignet, parvint à traverser l’épaule droite de Stephen. Le professeur, fou de douleur, tomba sur l’herbe humide et perdit connaissance.
L’ami du capitaine et ce dernier vinrent au secours de l’Américain. Désormais, toute la rancœur d’Arthur s’était envolée et le jeune officier était quelque peu penaud de sa réaction de la veille. En effet, de Mirecourt s’était rendu compte que Stephen Möll avait fait preuve d’un grand courage en acceptant ce duel alors qu’il ne savait pas manier l’épée. Il était même parvenu à égratigner son adversaire et à tenir le terrain trois longues minutes.
Moins de trente minutes plus tard, le chercheur, soigné et pansé, reposait dans un bon lit, dans la chambre d’amis de la famille Grauillet. Le capitaine de Mirecourt avait promis de venir prendre régulièrement des nouvelles du blessé. Mieux, il avait réglé la note du médecin. Puis, il s’était sincèrement excusé auprès de Cécile de son attitude grotesque et impardonnable de la veille. La jeune fille, faisant la moue, avait répondu qu’elle devait réfléchir avant d’accepter de revoir son fiancé.

*****