samedi 14 avril 2012

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 9 3e partie.

À bord du Cornwallis, Benjamin Sitruk arborait une mine soucieuse. Bien sûr, il s’inquiétait pour Irina et ses trois autres officiers. Depuis un long moment déjà, il ne recevait aucune nouvelle d’eux et les jours passaient, s’empilaient, apportant et gonflant des rumeurs imminentes de guerre. En effet, les affrontements se multipliaient entre les vaisseaux de l’Alliance et ceux des Napoléonides.

Mais il n’y avait pas que cela pour contrarier Sitruk. Le commandant britannique éprouvait une curieuse impression. Il était envahi par un malaise indéfinissable qui s’emparait lentement et sûrement de toutes les fibres de son corps et de son cerveau. Un peu comme si plus rien n’allait, comme si la réalité était en train de se dérober…

Les rêves perturbants revenaient avec une régularité d’horloge. Dans l’un d’entre eux notamment, Benjamin était bel et bien le César Maximien, le bras droit de l’Empereur Dioclétien. Le plus naturellement du monde, il finissait par lui succéder sur le trône impérial.

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Puis, dans un autre songe, tout aussi criant de réalisme, de nationalité canadienne, il servait à bord d’un vaisseau d’exploration scientifique sous les ordres d’un commandant de légende qu’il n’entrevoyait que de dos. Le Langevin, tel était le nom de ce navire intersidéral.

Ensuite, plus loin dans le rêve, ses désirs les plus fous et les plus paisibles à la fois semblaient s’être concrétisés. Une plage paradisiaque, préservée, non polluée, un splendide coucher de soleil au-dessus d’une des îles Fidji. À ses côté, son épouse, l’élue de son cœur, une jolie brune pimpante, aux grands yeux noirs insondables et envoûtants, une Italienne… mais bon sang, comment se prénommait-elle?

Il allait prendre la jeune femme dans ses bras mais… immanquablement, il se réveillait, moite et glacé, et retrouvait sa couche solitaire, une couche trop grande désormais.

Ah! Il devait parler au plus vite au psychologue du bord. Manoël. Oui, il devait… mais il hésitait. Ne risquait-il pas d’être déclaré inapte au commandement du vaisseau amiral? Cette crainte bien compréhensible le retenait et son malaise s’accentuait.

***************

Le psychologue Joaquin Ramon Manoël était submergé de travail. Pas un seul jour sans rendez-vous, sans patient mal dans sa peau qui venait le consulter le plus discrètement possible. C’était du jamais vu à bord d’un vaisseau spatial. Manoël recueillait les confidences, tâchant de relier entre eux les différents témoignages.

- Mère de Dieu! Marmonnait-il entre ses dents devant l’écran translucide de son ordinateur. On dirait une épidémie! De l’engagé au soldat de métier, du première classe à l’ingénieur en chef, tous souffrent d’une sensation d’irréalité. Bref, il n’y a que le commandant Sitruk pour ne rien afficher d’inhabituel quoique… ses traits se sont creusés ces derniers jours et il tendance à oublier de tailler sa barbe rousse. De plus, Anderson m’a posé cette étrange question:

- Docteur, parfois je doute de la légitimité de mon allégeance. Or, je trouve cela normal. Pourquoi me prend-il des envies de quitter le Cornwallis et de rejoindre un endroit désolé et glacé? C’est comme un appel qui vibre au plus profond de mes cellules et se fait chaque fois plus impérieux. Cela me brûle et m’étouffe à la fois. Pas vous?

- Bien sûr, je n’ai pas répondu. Mais Tom a bien perçu ma gêne. Je me suis mis à rougir comme une rosière et j’ai baissé les yeux. Moi aussi, je suis troublé. Pas une minute où je ne me vois pas ailleurs, sur un autre vaisseau, plus petit certes mais plus performant que ce mastodonte. Plus avancé technologiquement, capable de franchir la Voie Lactée. Je porte un uniforme gris, bleu et vert, bien moins chatoyant que celui-ci, et j’ai comme ami un Irlandais je pense. Il se prénomme Denis.

La Galaxie paraît plus sûre, sans aucune guerre entre les humains et leurs colonies. Une unité, une communauté. Des ennemis, sans nul doute, mais pas des Terriens. Des insectoïdes, des crustaçoïdes, des calmaroïdes intelligents, des êtres incorporels et j’en oublie sans doute. Une Alliance qui regroupe près de mille cinquante planètes.

Le commandant de ce vaisseau hors normes, est un homme ordinaire et extraordinaire à la fois. Avec des yeux bleu gris emplis d’humour et de compréhension, de compassion aussi. Une mèche auburn rebelle trop longue, une voix posée, un ton aimable, jamais brusque, une patience infinie… un certain talent pour apaiser les querelles et les esprits échauffés, une tolérance générale inenvisageable à bord du Cornwallis.

Tout un équipage prêt à se surpasser pour accomplir des missions d’exploration mais également de prévention.

Une taverne à bord, un lieu de rencontre, de détente et de dialogue. Aucune crainte d’être espionné, aucune réelle animosité.

Tous ces détails qui me viennent…

Et presque quatre cents membres de cet équipage Anglo-russe qui confirment sans le savoir mes propres rêves par leurs aveux! Un temps parallèle?

Ah! Personne ici à qui me confier en toute confiance. Médecin, soigne-toi toi-même! Quelle ironie!

***************

Intérieurement, Violetta Grimaud rageait. Parfois, Aure-Elise avait accès au chrono vision mais pas elle. L’adolescente se refusait à comprendre les raisons de cette discrimination. Son jeune âge tout simplement.

À presque quinze ans, elle entamait une phase ingrate et mouvementée de son évolution. Et ce, d’autant plus qu’elle n’avait pas la chance d’avoir une véritable confidente.

Certes, la quart de métamorphe s’entendait avec l’ex-épouse de l’ambassadeur d’Elcourt et elle passait quelques heures avec son amie, mais celle-ci, amoureuse de Raeva, entamait une liaison avec le beau ténébreux.

Violetta souffrait donc de solitude. Pour l’instant, Guillaume n’était qu’un camarade qui la distrayait. Même si elle acceptait désormais la présence de Gwenaëlle auprès de son père, la jeune fille aurait souhaité trouver l’épaule d’une mère pour s’épancher.

- Sort cruel! Récitait la jeune fille dans ce qui lui servait de chambre.

Notre italienne par sa mère affectionnait particulièrement les vers de livrets d’opéras néo classico romantiques d’un ridicule achevé tels que ceux-ci:

- Que n’ai-je sacrifié pour toi

Cesario?

Ma vertu, ma jeunesse,

Ma famille, ma richesse,

Et tout cela pour quoi?

Me le diras-tu mi amoroso?

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Naturellement, cette déclamation chantée faux en mi mineur avait le don de faire fuir Ufo. Le chat, les oreilles sensibles, cherchait alors refuge dans les bras de Gwenaëlle ou encore dans ceux de Daniel Lin.

Tard ce soir-là, le félin vint miauler et gratter à la porte du couple. Interrompant son étreinte, le daryl androïde introduisit l’animal familier dans l’étroite pièce.

Promptement, Ufo se précipita et se faufila sous les couvertures afin de profiter de la douce chaleur du lit. Cela ne fit pas plaisir à la Celte.

- Ufo, souffla la rousse jeune femme, ne te mets donc pas en boule sur mon ventre! Tu écrases l’enfançon!

- Pousse-le jusqu’à tes pieds.

- Où vas-tu? Tu ne vas pas me laisser seule avec cette bête?

- Je dois parler à Violetta. Je l’ai délaissée ces dernières semaines. Or, je sens sa détresse; elle a besoin de moi.

- Pourquoi juste maintenant, tu peux attendre demain matin pour t’expliquer et la consoler. J’ai envie de toi…

- Oh! Ça! Je le sais. Mais Gwen, ma fille va mal moralement. J’ai trop attendu. Elle souffre parce qu’elle se sent abandonnée, rejetée…

- Daniel Lin, mon maître, il lui faut un compagnon. Guillaume fera l’affaire.

- Holà! Tu vas trop vite, ma Gwen! Violetta n’est pas majeure; elle n’a pas quinze ans.

- Je ne saisis pas! Elle est jeune, certes, mais elle est formée, perd du sang chaque mois. Elle peut donc s’accoupler. Comme je l’ai fait à son âge! Cela la consolera. Moi aussi j’ai été privée de ma mère et j’étais plus jeune et plus tendre qu’elle… or, je n’avais pas de père non plus. Mon maître, Violetta a plus de chance que moi.

- Gwenaëlle, les choses ne fonctionnent pas ainsi dans mon monde. Et n’envie pas ma fille…

- Mais je ne l’envie pas. Ton monde est beaucoup trop compliqué pour moi. Majeure? Explique-moi un peu…

- Hum… Ce terme signifie que Violetta n’est pas encore adulte, loin de là. Elle n’est donc pas encore apte à assumer toutes les responsabilités qui accompagnent cet état. Suppose qu’elle prenne une décision lourde de conséquences pour son avenir. Une décision qu’elle croit bonne…

- Comme?

- Comme celle qu’elle a prise en partant à ma recherche…

- Ah! Le regrettes-tu?

- Non, évidemment! Mais elle… peut-être… elle ne sait plus maintenant si elle a fait le bon choix. Or, il lui est impossible de revenir en arrière. Ici, vois-tu, Violetta vit dans l’inconfort, loin de sa mère et de sa sœur, sans perspective de carrière et d’avenir.

- Sa mère? La terrible Lorenza? Mais ce n’est pas une perte, Daniel Lin. Ta fille a eu raison de partir!

- Garde pour toi cette réflexion.

- Perspective de carrière, d’avenir? Explique avec des mots simples.

- Je veux dire avoir une situation qui lui plaît, un métier gratifiant, lui permettant de recevoir la reconnaissance des siens, de ses pairs. Un mari plaisant et prometteur…

- Daniel Lin, que ta fille prenne Guillaume!

- Encore cette suggestion Gwen? Tu es incorrigible.

- Accepte-le.

- Pieds légers n’est pas franchement le gendre dont je rêvais; il a tendance à… chaparder. Cela lui est naturel. De plus, sa morale élastique laisse à désirer.

- Pff! Daniel Lin, mon maître, tes propos déplacés me font rire. Oublies-tu donc qu’ici, tout ce que nous possédons provient de vols et de razzias?

- Hum… cela changera bientôt.. Maintenant, je vais parler à ma fille. Ah! Un détail, Gwen. Violetta n’est pas amoureuse de Guillaume. Pas dans le sens auquel tu penses… Pieds Légers n’est qu’un ami pour mon luron métamorphe.

- Tu l’as vu dans sa tête?

- Exactement.

- Alors, qui veut-elle?

- Personne encore. Manque de maturité.

- Ne me mens pas. Qui veut-elle?

- Là-bas, ailleurs, l’autre Violetta voulait épouser Antor. Mais ce n’était qu’une amourette dans un esprit encore adolescent. Or, ici, présentement, Antor n’existe pas… du moins, est-il perdu quelque part, dans un lieu qui me reste inaccessible.

- Ah! Daniel Lin, c’est toi qui es perdu!

- Oui, Gwen, je l’avoue. Tu me connais mieux que moi je parviens à me comprendre. Pardon!

Après un dernier baiser et une ultime caresse à sa compagne, le commandant Wu prit une veste chaude et se rendit auprès de sa fille.

La Celte savait pertinemment ce qui tourmentait son amant. Irina, la douce et parfumée Irina. Deux êtres aimés lui manquaient et Daniel Lin était incapable de faire son deuil. En cela, il n’était pas raisonnable.

« Ah! Cette Irina il ne l’oubliera jamais! » Soupirait Gwen en s’emmitouflant dans les couvertures.

Aux pieds de la jeune femme, Ufo ronronnait. Le chat venait de s’endormir.

« Même si je lui donne sans cesse du plaisir, même si je porte et mets au monde cinq ou six fils, il l’aimera toujours! Ah ma mère! Mais moi, je ne suis pas ingrate. Je l’accepte tel qu’il est; je l’aime bien plus qu’il ne m’aime. Je sais ce qu’il est, qui il est… et je dois lui celer cela… pour son bien… pourquoi suis-je capable de lui mentir? Parce qu’il m’a fécondée… et il ne me juge pas non plus. Pourtant, il sait que j’ai connu beaucoup d’hommes… pour lui, ce n’est pas important… avec Daniel lin, mon maître, j’apprends. Je n’ai plus peur des mauvais esprits, des mauvais rêves. Je sais qu’il parviendra à les chasser, à les vaincre pour toujours. J’ai confiance en lui… il est plus fort que la mort. Il triomphera des démons, de tous les démons, à commencer par les siens. Je l’ai vu! »

***************

Danikine recevait Irina Maïakovska dans son salon vert en présence de l’incontournable Galeazzo di Fabbrini. Le Russe s’était aménagé une retraite tranquille du côté de Passy parmi les parcs ombragés, loin de l’agitation des quartiers centraux de la capitale. Pour Pavel et l’Ultramontain, l’heure était venue de mettre la capitaine Maïakovska de leur côté.

- Je pensais les Napoléonides tout à fait incapables de voyager dans le temps. Jeta Irina avec aplomb après les révélations des deux hommes. Or, comte, vous m’assurez du contraire; Dolgouroï, dont je reçois les ordres directement, est, lui, persuadé que seul l’Empereur Fu qui est comme moi originaire du XXVIe siècle, dispose de la technique permettant la translation temporelle.

- Oh, mais, ma chère, la réalité est autrement plus complexe, répondit le Piémontais en souriant.

- Expliquez-vous donc! S’irrita la jeune femme. Ne me traitez pas comme une demeurée. J’ai horreur de toute condescendance à mon égard.

- Capitaine, puisque c’est là votre grade au sein de la flotte intersidérale russe, lorsque vous avez accepté cette mission très spéciale, vous saviez que vous pouviez vous heurter à un adversaire particulièrement déterminé. Nous aussi nous le traquons, voilà tout. Hé bien apprenez que cet adversaire coriace se nomme Daniel Lin Wu Grimaud.

- Mais c’est impossible! Il a toutes les polices du monde à ses basques. Comment un hors-la-loi, recherché par les siens, pourrait-il disposer d’une technologie aussi avancée? De surcroît, pourquoi voudrait-il préserver l’Empire des Napoléonides qui l’a condamné à mourir à petit feu dans ce bagne de Bolsa de basura dos?

- Ma chère, vous n’écoutez pas vraiment ce que je dis!

- Ah! Explicitez vos propos, comte.

- Vous connaissez comme moi les circonstances de la fuite du commandant. Lorsqu’un vaisseau semble se fondre dans le rayonnement d’un soleil pour ensuite y disparaître, c’est qu’il est en train d’effectuer un saut quantique temporel, sans translateur. Il faut être assez téméraire pour ainsi se déplacer dans le temps, mais bon, pareil exploit ne m’étonne pas de la part de cet homme. Donc, Daniel Lin Wu s’est effacé de son continuum pour se matérialiser ailleurs, sur un autre segment spatio temporel. Nierez-vous ce fait?

- Non, car vous me décrivez là le principe de base du translateur.

- Vous m’en voyez soulagé. Après tout, vous maîtrisez mieux que moi ce concept.

- Pourquoi donc, comte?

- Je vous intrigue, n’est-ce pas? Capitaine, moi, je suis un pur produit du XIXe siècle. Même si j’ai eu le privilège de remonter le cours du temps, je n’ai que rarement exploré l’avenir. Mes intrusions dans le futur n’ont pas dépassé la fin du XX e siècle.

- Hum… êtes-vous le véritable inventeur du voyage quantique?

- Je le souhaiterais… mais, pour une fois, je vais me montrer honnête. Hé bien, non!

- Alors, dans ce cas, d’où vous vient un tel savoir, plus qu’étonnant pour ce siècle?

- Madame, rappelez-vous notre première rencontre dans les jardins du Luxembourg.

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- Oui… Un autre homme se trouvait avec vous… il vous ressemblait quelque peu…

- C’est fort possible bien qu’il ne soit pas mon frère. En fait, il s’agissait de mon ami Johann van der Zelden.

- Je l’ai alors pris pour une simple relation.

- Johann porte certes un nom à consonance hollandaise; et vous vous dites que la Hollande vit sous la coupe de Louis Jérôme Napoléon IX. Mais mon ami appartient à une autre chronoligne tout comme le sieur Daniel Lin Wu Grimaud.

- Je ne saisis plus…

- Le commandant Wu et pas Grimaud vivait une existence heureuse, un bonheur presque parfait avec son épouse et ses trois enfants jusqu’en septembre 2517, dans un Univers où l’Empire napoléonien ne s’était pas… éternisé. Et puis, à la suite d’un accident, une minuscule intervention de mon ami Johann…

- Une minuscule intervention? Ricana Pavel. Comte, vous avez de ces mots…

- Laissez-moi poursuivre… ledit Daniel Lin s’est retrouvé aux commandes du Lagrange, ayant fusionné avec son alter ego à l’instant précis où le Cornwallis attaquait le vaisseau scientifique des Napoléonides. Applaudissez donc cet exploit signé van der Zelden!

- Van der Zelden, l’auteur d’un tel prodige? Un simple humain? Impossible!

- Il n’a que la vêture d’un humain. Et de la part de Johann on ne peut parler que de routine.

- Admettons. Ce Daniel Lin Wu qui a fusionné avec son double est aussi certainement un commandant de vaisseau spatial?

- Le meilleur de sa chronoligne… et de n’importe laquelle je pense.

- Ah! Je comprends mieux les manœuvres désespérées du Lagrange. Elles ont failli détruire le Cornwallis. Au fait, comte, comment connaissez-vous tous ces détails?

- Justement. Par van der Zelden…

- Décidément, votre ami possède le savoir et les pouvoirs d’un dieu.

- Restons modeste! Lança alors une voix teintée d’un léger accent américain.

Sans façon, l’homme aux yeux de nuit s’assit dans un profond fauteuil de cuir, tira sur son cigare et poursuivit:

- Chère madame, ne montrez point d’étonnement à mon arrivée subite.

- Comment êtes-vous entré? Vous n’avez ni sonné à la porte ni franchi le seuil. Et il n’y a eu aucun rayonnement de téléportation

- Broutilles, Irina Maïakovska Sitruk. J’apparais où je veux, quand je le veux.

- Mon ami affectionne ces entrées soudaines et théâtrales, fit Galeazzo avec ironie.

- Un jeu d’enfant pour moi, comte. Répliqua l’Américano-hollandais. Mais trêve d’amusement. Parlons sérieusement. Le Neutre ou celui qui se croit tel renifle déjà notre piste. Ses aides sont déjà ici, à Paris en ce 1825 dévié.

- Pour effacer sans doute cette chronoligne, marmonna Danikine songeur.

- Je croyais que c’était l’inverse.

- Tout à fait, approuva Johann en tirant une nouvelle bouffée de son cigare. Mais nous allons mettre les pieds dans cette fourmilière et compliquer le jeu.

***************

À son tour, Denis O’Rourke avait choisi la désertion. Décidément, le capitaine di Fabbrini n’avait ni l’art ni la manière pour commander le Lagrange. L’ambassadeur d’Elcourt, lavé de tout soupçon, avait reçu de nouveaux ordres. Il avait lâché un commando aux trousses du médecin puis fait faire demi-tour au vaisseau qui, présentement en orbite autour de Io, allait être réarmé et recevoir des boucliers renforcés.

L’amiral Gavret, qui coiffait tous les services secrets de l’Empire des Napoléonides, fournissait au Lagrange de nouveaux appareils à la pointe de la technologie; un bouclier d’occultation, bien sûr, mais aussi des torpilles à bosons à fragmentation, un ordinateur quantique capable de se substituer aux humains et enfin, une étrange sphère reliée au nouveau computer IA afin d’anticiper les mouvements des adversaires; il s’agissait d’un prototype peu élaboré du chrono vision. Cet engin, fort grossier et encore plus encombrant que celui possédé par André Fermat présentait un inconvénient majeur: il consommait trois tera watts par seconde d’électricité et exigeait pour fonctionner que tous les boucliers du vaisseau fussent out. Pour Gavret, le Lagrange, désormais doté de cet appareil prodigieux, allait surclasser et vaincre tous les vaisseaux ennemis qui oseraient l’affronter.

Mais revenons aux tribulations de Denis. Usant du même déguisement que celui d’Aure-Elise, le jeune médecin avait réussi à monter dans le cargo qui venait ramasser les déchets du vaisseau scientifique. Pour cela, il avait emprunté l’identité d’un ouvrier cafre à la peau café au lait et aux yeux noirs. Son visage portait les scarifications rituelles d’une tribu de Mauritanie.

À bord du Bello Horizonte, O’Rourke avait assommé les trois membres d’équipage puis avait dirigé la navette poubelle vers Mars.

Depuis, il vivait caché, volant sa nourriture, tremblant, sans cesse sur le qui-vive, craignant d’être découvert et identifié, se posant la question: « Comment, maintenant rejoindre Aure-Elise et le vice amiral Fermat? ».

Totalement démuni et tenaillé par la faim, l’Irlandais errait à l’aube dans le bidonville de « Mare de Oro », le si mal nommé. Dissimulé dans un habit de toile, il s’approchait d’un café afin de quémander un quignon de pain et un verre d’eau. Pour lui, mendier était devenu une question de survie.

Soudain, une ombre inquiétante le fit se retourner.

- Que… Commandant Grimaud? S’exclama le médecin. Et sans maquillage! Quelle imprudence!

- Denis de la discrétion! On pourrait vous entendre. Allons, suivez-moi…

- Volontiers. Ainsi donc vous me cherchiez et moi de même… mais comment avez-vous appris ma désertion?

- Nous en discuterons à bord du Vaillant.

S’engageant dans une contre-allée déserte et empuantie par des tas d’ordures, Daniel Lin donna le signal de téléportation.

Dans la soute, Ufo dans ses bras, Violetta attendait les deux hommes.

- Bonjour Denis, fit l’adolescente en bâillant impoliment. Je me suis levée tôt pour vous sauver, vous savez?

- Me sauver?

- Ma fille dit vrai. Les chasseurs de Lorenza ont en effet retrouvé votre trace. Si je ne m’étais pas manifesté, dans une heure vous auriez été capturé.

- Ah! Comment avez-vous appris cela?

- Par le chrono vision bien évidemment!

- Oui, c’est logique… mais…

- Ne perdons pas de temps. Prenez l’échelle métallique, passez dans la cabine au-dessus et attachez-vous. Nous allons nous translater au Xinjiang et cela va secouer.

Abasourdi, O’Rourke obéit. En haut, il reconnut sans surprise le vice amiral Fermat mais n’identifia pas la jeune femme rousse enceinte à la longue chevelure emmêlée en train de vérifier l’arrimage des fûts de réfrigérant. Ses splendides yeux verts se posèrent sur l’Irlandais. Puis, en souriant, elle lui souhaita la bienvenue dans un français encore hésitant:

- Euh… Daniel Lin m’a dit que vous étiez un homme médecine. Tant mieux! Dans l’Agartha, nous avons des malades. Et je ne suffis plus à la tâche malgré mon bon vouloir. Carences alimentaires d’après mon maître, mais aussi le froid qui fait des ravages. Bronchites, pneumonies… nous nous sommes trouvés dans l’obligation de voler des médicaments, des antibiotiques… mais il faudrait opérer cinq malades… or, ça, je ne sais pas le faire…

- Euh… entendu, madame. Mais qui êtes-vous?

- Gwenaëlle, de la tribu de Gashaka. J’appartiens à Daniel Lin.

- Je ne saisis pas.

- Je suis sa compagne. Vous m’aiderez lorsque Bart naîtra…

- Bart?

- L’enfant, l’héritier de Daniel Lin.

Dépassé, O’Rourke hocha machinalement la tête et s’assit sur un siège de fortune, attendant la fameuse translation.

Lors du saut, la main tiède de la Celte s’empara de la sienne. Denis sentit la peur qui envahissait la jeune femme.

- Nous franchissons les ténèbres des mondes interdits, commenta-t-elle. Malgré mon angoisse, je viens le plus souvent que je le peux. Mais Daniel Lin, même s’il me donne son autorisation, n’est pas content. Il dit que cela fait du mal à l’enfant. Pourtant ici, malgré la puanteur, je me sens bien, j’ai chaud et je vois des choses inconnues et étranges, le ciel, le Soleil… à Shangri-La, ils me manquent terriblement car nous vivons sous terre. Ah! Nous sommes arrivés. Tout s’est bien passé.

- Bigre! Le voyage a été plus que rapide. De Mars au Xinjiang, cinq minutes à peine. S’exclama Denis en consultant son chronomètre.

- Alors, O’Rourke, demanda le commandant Wu en se retournant alors qu’il venait de se déconnecter d’ avec l’ordinateur de bord, puis-je enfin vous souhaiter la bienvenue chez moi?

- Où sommes-nous, commandant?

- Mais sur l’aire d’atterrissage de la base secrète, mon ami.

- Un saut quantique dans de telles conditions est… impossible.

- Pas avec le translateur, répondit Fermat.

Le sas du vaisseau ouvert, l’Irlandais s’aperçut qu’il était attendu par un comité de réception composé de vingt personnes pour le moins. Elles se trouvaient au sommet d’un monticule glacé et enneigé.

- Attention au choc thermique, docteur! Lança Violetta avec espièglerie. Aujourd’hui, cependant, il fait presque supportable. 23,6°C en dessous de zéro!

- Shangri-La… je ne voyais pas ainsi cette cité mythique… soupira le jeune médecin.

- Oh! Parce qu’elle n’en est qu’à ses débuts… tout va bien, capitaine Craddock, comme vous pouvez le constater.

- Mon gars, je ne m’en faisais pas pour toi, mais pour Gwen…

Toutefois, le Cachalot du Système Sol n’en vint pas moins serrer Daniel Lin affectueusement dans ses bras. Puis il fit de même avec Violetta et la Celte. Il se contenta d’incliner la tête devant l’amiral.

- Vous êtes partis vite et êtes revenus de même, constata-t-il.

- Il n’y avait pas réellement de danger, dit Fermat.

Aux côtés de Symphorien se tenaient Aure-Elise, reconnue par l’Irlandais, mais aussi Raeva, Frédéric Tellier et Louise de Frontignac, logiquement de parfaits inconnus pour lui. Or, O’Rourke sursauta à la vue de la femme blonde.

- Votre portrait… balbutia le jeune médecin… je l’ai vu au Musée du Louvre… peint par Ingres si je m’en souviens bien… il m’avait frappé…

- J’avais vingt ans alors, souffla Brelan avec mélancolie.

- Denis, demanda Daniel Lin avec un sourire amusé, vous ne comprenez toujours pas?

- Euh… là, je rêve! Ce grand type fort laid mais plein de talents… le tragédien Michel Simon.

- Pas tout à fait… alors, mon cher, votre conclusion?

- Commandant Grimaud, vous voyagez dans le temps.

- Plus exactement, le long des pistes temporelles. Au fait, Denis, appelez-moi Daniel Lin Wu Grimaud comme tous ici. Et sachez que nous sommes en 2152, un 2152 sans les Napoléonides.

***************

Violetta eut donc l’explication désirée avec son père. Tout d’abord, elle refusa de lui confier quoi que ce soit, s’enfermant dans un mutisme obstiné bien de son âge. Cette attitude dura de longues minutes mais Daniel Lin était patient. Naturellement, l’adolescente céda la première. Elle finit par jeter, boudeuse:

- Jusqu’à quand vas-tu me priver de l’usage du chrono vision? Pourquoi ne puis-je le consulter librement? Je n’aime pas lorsque tu agis avec moi en tyran…

- Tyran… ma fille tu exagères… mais laissons cet écart de langage… pourquoi justement, souhaites-tu le consulter?

- Pour connaître ce qui m’attend, tiens! Pour apprendre également qui j’étais ailleurs, dans ces chronolignes différentes…

- Hum… je ne sais pas si tu supporterais ce que tu y verrais.

- Tu doutes de moi et tu m’interdis l’accès de ton appareil pour me protéger… mais je ne suis pas une gamine écervelée.

- Là-bas, dans les pistes 1721, 1722 et 1723, ton père ce n’est pas moi… il s’appelle Benjamin Sitruk…

- Pff! Tu ne m’apprends rien de neuf, papa!

- Je te rappelle les faits, ma grande.

- C’est un double du commandant du Cornwallis.

- En quelque sorte. Mais tes paroles recèlent de l’amertume.

- Pas contre toi.

- Je le sais bien.

- J’éprouve de la colère contre ce maudit destin, contre le comte Galeazzo di Fabbrini, mon ancêtre, contre…

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- Tu veux donc te venger, Violetta? Ce n’est pas productif. Ma fille, on ne construit rien de solide et de durable sur la haine et la vengeance.

- Papa, ne me dis pas que tu ne vas rien tenter pour retrouver ce type qui t’a nui gravement et lui faire un sort ensuite!

- Retrouver le comte? Mais je m’y emploie Violetta. Mais pas pour les mêmes raisons que toi.

- Aure-Elise a raison de dire que l’altruisme et la bonté dominent chez toi. Mais ces éminentes qualités peuvent te causer du tort.

- L’adversaire n’est pas un enfant de chœur. Et on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. J’ai pleinement conscience de mes lacunes. C’est pour cela que l’aide de Fermat m’est précieuse. L’amiral compense mes faiblesses.

- Je vois… parfois, il me fait froid dans le dos…

- Dois-je te l’avouer? À moi aussi!

- Ouais. Quand pars-tu remonter le temps afin d’empêcher l’ancêtre de nuire davantage?

- Bientôt, Violetta. Il me reste encore quelques détails à régler.

- Papa, moi aussi je veux être de l’expédition, comme Aure-Elise, Guillaume, Frédéric et tous les autres! Tu comprends, je ne supporterais pas d’être mise à l’écart… et je te promets de bien me tenir et de t’obéir en tout! De plus mes dons de métamorphe pourront t’être utiles… changer la couleur et le volume de mes cheveux, leur longueur, les traits de mon visage, la taille, la teinte de mes yeux…

- Te faire passer pour quelqu’un d’autre par exemple…

- Oui, cela aussi, et plus peut-être…

- Ah! Chaque jour qui passe, tu ressembles davantage à ton double, ma fille!

- Tu ris… tes yeux rient. Tu acceptes donc…

- Effectivement. Pourquoi irais-je à l’encontre de ce que montre le chrono vision?

- Tu vois! Hé bien, je suis soulagée. Nous sommes d’accord.

- Tu vas donc rendre de menus services dans le passé…

- Oui, papa, oui!

- Alors, entraîne-toi, utilise tes talents de métamorphe, et… surtout, fais-moi confiance.

- Papounet, ma confiance t’est acquise dès le début de ce micmac.

- Violetta, ne m’appelle pas ainsi.

- Euh… c’est mon autre père, Benjamin que je nommais ainsi, hein?

- Oui… particulièrement lorsque tu le suppliais de te donner quelque chose de difficile à obtenir et que tu te doutais qu’il allait refuser de céder à ton… caprice.

- Ah! Alors…

- Alors, fâchée, larmoyante, tu venais te réfugier auprès de moi, tu maudissais la sévérité de ton géniteur et tu me donnais de « mon oncle » par-ci, de Daniel Lin par-là… Bref, tu devenais collante, te moquant de gêner mon travail…

- Pourquoi donc?

- Là-bas, tu possédais une triple mémoire et tu te souvenais que je t’avais servi de père durant ta petite enfance.

- Hum… Aure-Elise se rappelle-t-elle ses autres moi?

- Partiellement.

- Si tu me donnes accès au chrono vision, me verrai-je telle que je suis vraiment dans la réalité totale? Tu sais, dans cet Univers, il me semble n’être qu’une pâle copie, qu’un succédané de l’autre Violetta.

- Pas du tout, fifille; bien au contraire! Dans cette chronoligne aberrante, tu es restée fidèle à toi-même. Or, j’aime cette constante. C’est à la fois rassurant et rafraîchissant.

- Et maman? L’autre? Peux-tu me répondre avec honnêteté? Sans mentir?

- Ah! Lorenza di Fabbrini Sitruk… Qui épousa Benjamin par amour. Ta question, je l’attendais, ma grande. Je vais être sincère, tu le mérites. Sur mon vaisseau, le Langevin, elle exerçait la fonction de médecin en chef… le meilleur médecin qui fût… elle portait en bandoulière l’éthique propre à sa profession. Cela lui était une seconde nature. Et bien souvent, elle a sauvé les membres d’équipage de maux inimaginables… l’infestation et l’épidémie Alphaego par exemple…

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- Euh… tu n’éprouvais que de l’amitié pour elle? Aucun sentiment amoureux?

- Une amitié difficile au départ mais ensuite tout à fait partagée… j’avais Irina… alors, aimer Lorenza… non… cela ne me venait pas à l’esprit d’autant plus qu’avec Sitruk, tous deux formaient un joli couple…

- Bon, d’accord. Mais moi, avais-je des amis?

- Plus âgés que toi, Nadine Lancet, Celsia, la Castorii…

- Mais pas Aure-Elise?

- Elle n’est venue que plus tard à bord du Langevin…

- Et un amoureux? J’en avais?

- Hum… Difficile de répondre…

- Pourquoi hésites-tu maintenant?

- Très bien… Antor… tu lui courais après mais personne ne te prenait au sérieux.

- Aïe! À cause de la grande différence d’âge je suppose…

- Certes, mais aussi à cause de ton innocence…

- Et toi, te moquais-tu de moi?

- Non. Je pensais que cette amourette te passerait.

- Antor, lui, comment réagissait-il?

- Il respectait tes sentiments. Mais jamais il ne t’aurait épousée…

- Je te sens gêné.

- Plutôt nostalgique, Violetta. Pour moi, Antor était comme un frère. Un confident… couche-toi maintenant. Il se fait tard.

- Oh! Presque deux heures du matin! Je ne vais pas être en forme tantôt.

Après avoir reçu une bise sur la joue, Violetta s’enfouit sous un édredon bien épais, un cadeau de Louise et ferma les yeux. Aussitôt, sereine, l’adolescente s’endormit, un léger sourire sur les lèvres. Elle n’avait plus fait cas de la présence de Daniel Lin.

« Ma Violetta, ma fille dans ce monde cruel et sens dessus dessous… tu crains pour ton avenir mais je ne t’abandonnerai pas. Tu regrettes la douceur, la tendresse d’une vraie mère… je vais te donner ce qu’il m’est possible de t’octroyer. Les souvenirs d’une autre toi-même. Tu verras Lorenza avec les yeux de ton alter ego. Approprie-toi ces images, ces sentiments, fais-les tiens et dors en paix… ».

Doucement, avec mille précautions, le Ying Lung qui s’ignorait s’insinua dans la fragile psyché de l’adolescente et lui transmit toutes ses connaissances concernant les doubles de la jeune métamorphe. Une fois cette modification accomplie, épuisé mais heureux, le daryl androïde regagna sa couche à son tour pour sombrer immédiatement dans un profond sommeil. Gwenaëlle qui l’avait patiemment attendu, comprit la lassitude de son compagnon et ne lui tint pas rigueur pour sa défection.

Aux pieds de la Celte,

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Ufo rêvait de chasse. Un mulot se faisait piéger par l’espiègle félin. Dans son songe, le chat joua longuement avec sa proie avant de la croquer.

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