dimanche 8 novembre 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : le Jeu de Daniel chapitre 15.



Chapitre 15

 
26 février 1966, un après-midi d’hiver comme il y en avait tant, apparemment ordinaire et immuable.
C’était une belle journée de week-end où les Parisiens, moins pressés que d’habitude, flânaient dans les Jardins du Luxembourg ou encore se promenaient sur le Champ de Mars. Daniel Lin et Violetta, juste sous la Tour Eiffel, s’apprêtaient à prendre un ascenseur afin de monter jusqu’au troisième étage du monument emblématique de la capitale française. La fillette était vêtue chaudement d’un manteau rouge en laine orné d’un col de fausse fourrure de chinchilla, de collants, de gants et d’une cagoule aux couleurs assorties à celle du manteau. Quant à ses pieds, ils étaient chaussés d’une paire de bottes en daim marron foncé avec des lacets qui arrivaient jusqu’aux mollets. Sous le paletot, l’enfant portait une robe avec des carreaux écossais verts et rouges. 
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Les joues écarlates, pas tant à cause du froid que de l’excitation, Violetta tapait dans ses mains, joyeuse à l’idée de grimper jusqu’au sommet de la Tour. Cependant, Daniel lui faisait les ultimes recommandations.
- Tu n’auras pas peur là-haut? Tu resteras bien sagement à mes côtés et tu me tiendras la main.
- Mais oui, oncle Daniel je serai très obéissante.
- Ah. Tu te dispenseras également d’user de tes dons de métamorphe. Je ne tiens pas à nous faire remarquer.
- Oui… oui! Vite! La queue avance.
Vingt-cinq minutes plus tard, au troisième étage donc, le daryl androïde et la fillette dominaient la capitale. Le point de vue splendide fascinait l’enfant qui ne souffrait nullement du vertige. Mais, au loin, le ciel se couvrait et le froid s’accentuait.
- Dis, oncle Daniel j’ai plein de questions. Tu m’expliques?
- Oui… Que veux-tu savoir?
- Pourquoi, tout en bas, les maisons sont vilaines et toutes noires?
- A cause de la fumée des usines et des automobiles qui polluent.
- Ah… alors, il y a beaucoup d’usines, dis donc!
- Plus que tu n’en verras jamais… ici, elles ont des cheminées crachotantes…
- Ben… elles n’étaient pas comme ça, il n’y a pas longtemps…
- Hum… je vois à quoi tu fais allusion. Effectivement, elles étaient différentes et surtout, moins nombreuses.
L’enfant médita ces réponses quelques instants puis reprit.
- Je n’ai pas bien compris… pourquoi les maisons étaient blanches avant Noël? Il y avait aussi des voitures, non?
- Hé bien, elles avaient été nettoyées et leurs façades ravalées.
- C’est vite qu’elles se sont salies! Pourquoi…
- Encore…
- Pourquoi elles n’ont plus de peintures et de dessins moches sur leurs murs?
- Des peintures? S’interrogea Daniel. Ah! Tu veux parler des graffiti, des tags… ils n’existent pas encore ici. La mode est venue des Etats-Unis.
L’enfant, avide de curiosité et de connaissances, poursuivit.
- Oncle Daniel, les autos ne sont pas les mêmes. Elles n’ont pas les mêmes formes ni les belles couleurs. Je n’aime pas le blanc, ni le noir ni le gris! Elles sont aiguës…
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C’est vrai que leur carrosserie était plus douce là-bas, opina le daryl androïde… mais elles avaient été dessinées par le même logiciel…
- Il n’y a pas que ça. Leurs phares n’éclairent pas de la même façon. Ils sont ronds et les volants énormes. Les voitures, tu sais, me font mal aux oreilles et me donnent  mal au cœur, à cause de leur odeur. Elles sentent mauvais. Surtout la 2CV. 
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- Tu apprends vite, ma fille.
- Et l’auto bleue qui était garée ce matin devant les poubelles? Comment elle s’appelle?
- Une 404 Peugeot à bâche. Il s’agissait d’une voiture de livraisons de la poste. Oncle André avait commandé une maquette.
- D’accord. Mais tu ne m’as pas dit pourquoi elles ne sont pas pareilles.
- Euh… Les modèles sont plus anciens.
- Ah… et le métro? Lui aussi a changé… des wagons sans pneus. Des voitures d’un vert moche qui ne me plaît pas du tout. Les sièges sont en bois. Ça me donne mal aux fesses. Et puis, il y a un monsieur en uniforme qui troue les tickets.
- C’est un contrôleur.
- On les passe plus dans l’appareil.
- Parce qu’il n’y a plus autant de personnel. La RATP veut être rentable là d’où nous venons.
- Tu m’as dit aussi de faire attention à la porte qui pouvait m’écraser. Pourquoi il n’y avait pas tout ça à Noël?
- Pourquoi parles-tu de Noël? La dernière fois que nous sommes allés à Paris tous les deux, c’était en plein été, en juillet.
La fillette commença alors à bouder.
- Oncle Daniel, tu mens! Je sais compter et je connais les mois. Nous sommes en février. Il y a deux mois de passés. Donc, la dernière fois, c’était Noël.
Devant tant d’innocence, Daniel Lin resta coi, ne sachant que répondre. En effet, comment expliquer à une gamine de trois ans qu’une fois de plus l’équipage du Sakharov avait effectué un nouveau bond dans le passé de la Terre?
Pendant que le daryl androïde réfléchissait quant à la meilleure façon, la plus simple, de faire comprendre à Violetta de quoi il retournait, la petite regardait tout ce qui s’offrait à ses yeux curieux et vifs, tout en prenant garde à ne pas se pencher.
Insatiable, elle recommença bientôt à questionner son oncle d’adoption.
- Oncle Daniel, la 4L, notre voiture, pourquoi elle est bruyante? Pourquoi elle secoue? Pourquoi elle n’a pas de ceinture? Parce qu’elle est vieille?
- Oui…
- Hé bien, tu sais, je préférais la 106! Pourquoi on ne l’a pas emportée avec nous?
- Parce qu’elle était trop encombrante pour la navette.
- C’est pas vrai! Tu dis encore des mensonges.
- Mais non…
- Pff… et pour traverser? Pourquoi maintenant, il y a des espèces de ronds en fer et plus de bandes? Pourquoi il y a des pavés dans les rues? On s’y tord les pieds dessus.
- Parce que c’était ainsi, avant. On mettait des passages cloutés pour signaler aux piétons où il fallait traverser.
- Dis, tu as remarqué? Les policiers ne portent plus le même costume. Maintenant, il est noir… ni les dames. Elles ne sont pas habillées pareil. Moi aussi. Je n’ai plus de pantalon ni de jean. Tu me mets toujours des robes.
- Tu te plains? Pourtant tu es bien plus élégante ainsi.
- Et ça que j’ai dans les cheveux pour les tenir?
Violetta tira alors le bandeau élastique qui maintenait en place ses longs cheveux noirs.
- Fifille, C’est un serre-tête. La mode a changé.
- Tant que ça?
- Oui, elle change tout le temps. Presque chaque mois.
- D’accord. Mais la télé? Elle est plus grosse et les images ne sont pas nettes.
- Ecoute, Violetta, ça suffit avec toutes tes questions. Tu m’agaces. On redescend et on visite le Musée de l’Homme.
- Où ça?
- Là, répondit aussitôt le capitaine en indiquant les immeubles reconnaissables au-dessus du Trocadéro.

***************

Dans le Musée, Daniel ne fut nullement surpris par ce qu’il découvrit, sachant que l’intérieur ne serait restauré et restructuré qu’à la fin de la décennie 1980.
Le daryl androïde s’arrêta longuement devant les collections anthropologiques, biologiques et tératologiques qui constituaient les vitrines d’ouverture du premier étage du Musée de l’Homme. Admirant l’exposition de deux squelettes comparés, un masculin, l’autre féminin, il remarqua combien ils avaient besoin d’un coup de chiffon. Puis, il s’extasia devant l’alignement des dépouilles osseuses primates - singe atèle, gibbon, chimpanzé, gorille, homme Homo sapiens -. Cela le changeait quelque peu des tables anatomiques virtuelles.
Par contre, on s’en serait quelque peu douté, Violetta ne trouvait pas l’exposition à son goût. Elle tirait de toutes ses forces la main de son oncle, désirant vivement visiter une autre salle plus ludique. 
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Enfin, Daniel Lin sembla se rendre à son avis. Il avança de quelques pas pour stopper devant une nouvelle vitrine qui contenait les restes de nains et de géants plus ou moins célèbres. Le fou d’un souverain européen du XVIIe siècle, le squelette d’un Masaï de deux mètres, celui d’un individu haut de deux mètres quatorze dont la mâchoire inférieure était déformée.
La fillette, effrayée, s’agrippait solidement à la jambe de son tuteur.
Puis le regard du capitaine Wu se porta sur le crâne d’un hydrocéphale du XVIIIe siècle dont la dépouille côtoyait celle d’un bébé de cinq mois.
Un peu plus loin, le corps d’un enfant de cinq ans atteint de rachitisme prononcé était également exposé. À quelques centimètres à peine, il y avait aussi une partie du squelette du mathématicien et philosophe René Descartes. 
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- Tiens… j’aurais cru son cerveau plus volumineux, murmura Daniel pour lui-même. Cependant, il est vrai que l’intelligence ne se mesure ni au poids ni au cubage de cet organe comme on l’a cru à tort pendant si longtemps.
- Violetta, serrant fortement la main du capitaine, demanda alors.
- Pourquoi le bébé, là, n’a pas de dents?
- Parce que les dents poussent petit à petit, au fur et à mesure que l’enfant grandit. Mais il ne s’agit que de la première dentition.
- Moi aussi je n’avais pas de dents lorsque j’étais bébé?
- Bien sûr, ma puce.
- Et pourquoi, lui, est laid? Dit-elle en désignant le squelette d’un enfant de six ans, dont la mâchoire sciée, laissait apparaître les germes des dents définitives.
- Hé bien, on lui a coupé la mâchoire pour montrer justement comment les dents poussent après la première enfance.
- Est-ce que moi aussi j’ai un squelette? Même maman?
- Oui, Violetta.
- Et toi?
- Moi également. Comme tous les humains et humanoïdes, les dinosauroïdes… mais pas les cristalloïdes, les médusoïdes.
- Eloum aussi?
- Naturellement…
Lentement, ils poursuivirent leur visite, allant de découverte en découverte.
Lorsque la fillette parvint jusque devant la vitrine contenant des embryons et des fœtus formolés, elle prit peur et se cacha, toute tremblante, derrière les jambes de Daniel. Elle lui fit connaître bruyamment son mécontentement.
- Pourquoi m’as-tu amenée ici? C’est affreux et ça pue. Je n’aime pas ce lieu. Je le déteste. Je préférais la dernière fois, à Noël. C’était plus beau, plus gai. Il y avait des ordinateurs, partout, des grandes salles, de jolies couleurs, des hommes préhistoriques, des cailloux et plein , tout plein d’images et de films vidéos. Pourquoi il a lui aussi changé le Musée?
- Ma chérie, tu as vu en fait le Musée de l’Homme tel qu’il sera dans presque trente ans.
- Dans presque trente ans? C’est loin! Je serai vieille. Une grande. Attends… Tu mens encore… c’est pas possible, oncle Daniel. C’était il y a deux mois…
Préoccupée par les explications de son oncle, Violetta se tut et se laissa conduire dans une autre salle.
Cette fois, Daniel Lin stoppa devant les vitrines présentant des têtes réduites par les Jivaros et les Mundurucu. D’autres trophées tout aussi macabres montraient des peaux humaines et des têtes tatouées façon Maori. Le daryl androïde s’intéressa vivement aux déformations corporelles ainsi qu’aux jeunes crânes Mayas, à l’allongement caractéristique indiquant la noblesse.
Puis vint le tour des vitrines consacrées à la momification. Un planisphère localisait les régions et les pays où celle-ci avait cours durant la longue histoire de l’humanité. L’odeur qui se dégageait de ces momies empuantissait la salle. Les dépouilles chiliennes, à la décomposition avancée, étaient responsables de ces effluves. Il s’agissait d’enfants morts en bas âge, difformes et terreux, entourés de cordes, victimes expiatoires offertes aux dieux courroucés. 
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Leur faisant face, avec des panneaux comparatifs consacrés aux différentes techniques d’embaumement et de momification inca et égyptienne, se trouvait un corps mal conservé, en position fœtale, d’un prince péruvien, encore coiffé de longs cheveux noirs, aux côtés d’une momie de la XIVe dynastie des pharaons de l’Egypte antique, allongée dans un sarcophage scié afin d’être vue du public.
Auprès du défunt, il y avait des dépouilles animales, chat, poisson, ibis, tous sacrés dans le panthéon zoomorphe, chargées d’accompagner le mort dans son voyage dans l’au-delà.
Pratiquement terrorisée, Violetta se mit à geindre.
- Oncle Daniel, j’ai peur! Je veux partir. Ça ne me plaît pas ici. C’est vilain. Je le dirai à maman que tu m’as amenée dans cet endroit. Na!
- Fifille, voyons. Tu commences à faire la capricieuse. Je voulais revoir le Musée tel qu’il était avant sa rénovation. Tu es trop jeune pour comprendre l’importance historique de la chose. Je ne pouvais te laisser seule à la maison. Antor a besoin de dormir le jour car il travaille la nuit.
- Sniff…
- Ecoute, tu arrêtes de pleurer, tu fais la grande fille et tu es sage. Tout à l’heure, en sortant, nous irons manger des gâteaux.
- Des éclairs au chocolat?
- D’accord, ce que tu voudras.
Consolée comme par magie, la fillette cessa de sangloter.
Pendant que la gamine se calmait, le daryl androïde constatait que la technique de momification des anciens Incas n’était pas, après tout, si ratée que cela car il pouvait parfaitement reconnaître les tissus cellulaires et les vaisseaux sanguins encore visibles dans ces corps aux yeux de l’expert qu’il était.
La vitrine suivante contenait la célèbre Vénus Hottentote, qui, hélas, ne serait plus exposée vingt années plus tard.
La section préhistoire s’enchaîna. Près des fenêtres, toujours à l’abri dans des vitrines basses, des bifaces, des pointes de flèches et des feuilles de laurier s’alignaient, parfaitement classés.
Un peu plus loin, les visiteurs pouvaient admirer des crânes d’hommes préhistoriques allant de l’Australopithèque à l’Homme de Cro-Magnon. Au centre de la même vitrine trônait la reconstitution de la tombe de l’Homme de Chancelade. 
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Tout le fond du couloir était consacré à l’art préhistorique. Daniel poussa un profond soupir.
- Il leur manque encore de nombreux squelettes avant de pouvoir compléter les différents stades de l’évolution. Quelles erreurs grossières dans les datations! Mais je ne puis les corriger. Je n’en ai pas le droit. Ah! La Dame de Brassempouy. Regarde Violetta comme elle est belle et déjà si féminine.
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Il prit alors la fillette dans ses bras pour lui montrer la copie de la minuscule tête sculptée dans l’ivoire dont l’originale se trouvait à Saint-Germain-en-Laye.
- Tonton, c’est vraiment tout petit.
- Tu sais, mon enfant, c’est la plus ancienne figure féminine jamais retrouvée sur notre terre. Au bas mot, elle a vingt mille ans. Là, les peintures présentées sont celles découvertes dans la grotte de Lascaux. En regardant bien, tu peux y reconnaître des chevaux, des aurochs, des bouquetins et des rennes. Elles atteignent également les vingt mille ans.
- Dis, oncle Daniel, pourquoi les anciens hommes peignaient-ils les murs des cavernes? Ils n’y vivaient pas?
- Non, ils n’y vivaient pas, fit le capitaine quelque peu embarrassé. Mon enfant, à propos de ces peintures, justement, beaucoup d’hypothèses ont été avancées. Mais nous n’avons toujours pas de réponse satisfaisante.
- Oh! Même toi qui sais tout sur tout?
- Oui, même moi, ma fille. Peut-être s’agissait-il de cultes religieux dans lesquels les chamans essayaient d’attirer les bienfaits des dieux sur la prochaine chasse… ou encore, ils avaient divinisé les animaux qu’ils allaient chasser.
- C’est quoi un chaman?
- Un homme qui prie, un religieux en communion avec la nature.
Puis les deux visiteurs traversèrent le couloir orné de reproductions des fresques du Tassili qui assuraient la transition entre la section préhistoire et celle de l’Afrique à l’endroit précis où, à la fin du siècle, serait présentée l’exposition La Nuit des temps.
Ainsi, Violetta et Daniel Lin parcoururent successivement les parties Afrique noire, Afrique blanche et Europe. L’attention du daryl androïde se porta sur les masques, le costume Touareg, la chapelle éthiopienne et la charrette sicilienne.
L’étage terminé, nos deux amis montèrent au deuxième niveau, où, cette fois-ci, ils découvrirent les trésors de la section arctique. Dans la vitrine, le kayak Inuit dégageait une forte odeur qui incommoda l’enfant. Violetta se cacha le visage croyant que l’ours blanc empaillé allait lui sauter dessus.
- De quoi as-tu donc peur encore? Interrogea le daryl androïde.
- L’ours, répondit la fillette d’une voix geignarde. Il a des yeux méchants et il pue. 
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- Ma puce, il ne te fera rien. Il est mort depuis longtemps. Viens, là-bas, c’est l’Asie. 
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Daniel Lin parvint enfin aux collections chinoises qui l’intéressèrent prodigieusement. Il déchiffra facilement les messages des différents moulins à prières malgré une encre qui avait fortement pâlie. Ne portant aucune attention à la présence d’un autre visiteur, il marmonna malgré lui en mandarin le texte inscrit sur les petites bandelettes.
- Ah! Mais il s’agit là du mandarin du XI e siècle, s’exclama-t-il. J’aurais cru le papier plus récent.
Le visiteur, un Asiatique septuagénaire, s’approcha du daryl androïde avec l’intention manifeste de l’aborder, plus qu’intrigué par cet Occidental capable de lire couramment les caractères chinois. Mais un scrupule le retint.
Pendant quelques secondes, Violetta échappa à la main de Daniel et courut jusqu’à la vitrine du Japon pour admirer de plus près les nombreuses poupées en bois sculpté évoquant, à ses yeux émerveillés, les différents métiers de ce pays il y avait quelques siècles déjà.
Quant au capitaine Wu, il s’aperçut enfin de l’intérêt du vieil homme pour sa personne. Il ne put s’empêcher de tressaillir car le Chinois présentait un air de ressemblance certain avec Li Wu, son grand-père. Poliment, Daniel Lin demanda en mandarin classique:
- Pardon, vieil homme, puis-je vous renseigner? 
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- Jeune homme, vous parlez admirablement la langue des lettrés de la noblesse, celle d’avant les temps sombres. Aucune corruption, aucune altération… étonnant de la part d’un Européen. Quoique… en vous observant bien… vous êtes un Eurasien, un métis, n’est-ce pas?
- En effet. Vous avez raison. Ma mère était française et mon père chinois.
- Je m’en doutais, dit le vieillard satisfait. Je viens assez souvent en ce lieu. J’essaie de me rappeler les temps anciens, le passé qui a fui et ainsi, j’oublie les douleurs de ce monde.
- Je vous comprend pleinement. Je suis ici également pour retrouver mes racines, reprit Daniel Lin Wu. Me pardonnerez-vous l’impudence de ma curiosité si je vous pose une question… indiscrète?
- Posez donc votre question, jeune homme. Elle n’offensera personne.
- Par mon père, je m’appelle Wu. Je sais qu’il s’agit d’un nom fort répandu en Chine, mais… ne seriez-vous pas apparenté à une branche de ma famille? Je cherche dans ma mémoire s’il n’y a pas eu des ancêtres qui se seraient réfugiés en Europe à l’époque des Seigneurs de la Guerre…
- Oui, jeune homme, c’est cela, fit le vieil homme en souriant. Mais j’ai d’abord transité par la Californie… je me nomme Sun Wu… nous devons effectivement être parents… comment s’appelle votre père?
- Tchang, fils de Li, lui-même fils de Tchang, qui était fils de Deng, fils de Houan… je puis remonter jusqu’à cent-vint-sept générations… vous devez être le cousin de Deng, septième du nom… exact, n’est-ce pas?
- Presque… celui du sixième du nom… j’ai un fils qui se prénomme aussi Sun…
- Oui, le généticien. Voilà pourquoi je me suis trompé. Puis-je vous proposer de venir prendre le thé en ma compagnie? Je connais un endroit où il est préparé fort correctement.
- Volontiers, cousin. 
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- Violetta, viens, nous partons! Rappela le daryl androïde à la fillette.
L’enfant, après avoir renoncé à voler les poupées japonaises qui lui plaisaient tant, avait terminé seule l’exploration de l’étage et découvert ainsi les sections de l’Océanie et celles des civilisations amérindiennes. Essoufflée, elle rejoignit Daniel Lin.
- Oncle Daniel, ils ont triché, commença-t-elle. Il n’y a pas les beaux instruments de musique, ceux que tu m’as tous nommés il y a deux mois, ni les cavernes avec les grosses pierres et pas les beaux bijoux. Ni, non plus, les mannequins d’Indiens.
- Je t’ai déjà expliqué que tout avait changé. Ma chérie, dis bonjour au monsieur, en chinois, comme je te l’ai appris.
La fillette s’exécuta avec grâce. Les trois visiteurs partirent ensuite pour gagner un salon de thé qui offrait différents crus, en plein cœur du Quartier Latin. Violetta n’aurait donc pas droit à ses éclairs au chocolat mais à des pâtisseries d’un autre genre.


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Dans le salon de thé, rue Saint-Jacques, Sun Wu et son lointain parent dégustaient une tasse de Lapsang Souchong tandis que Violetta boudait ostensiblement son assiette de cake vanillé au tofu et de beignets au sésame. Elle se permit d’interrompre la conversation des deux adultes, de sa petite voix pointue.
- Oncle Daniel, je préfère les éclairs au chocolat. Ils ont bien meilleur goût.
- Tu as tort, ma fille. Ceci est beaucoup plus sain. Ces gâteaux ne contiennent aucun sucre de synthèse rajouté et aucun cholestérol caché.
- Mon jeune parent, tantôt, vous avez prononcé des paroles qui m’ont intrigué. Mon viel âge me permet beaucoup. Comment remontez-vous à cent-vingt-sept générations? Le fondateur de notre famille est Fong Wu, celui qui participa à la conception de la Grande Muraille.
- Oui, en effet. Nous sommes bien parents puisque nous avons le même ancêtre commun.
- Mon ami, comptez bien. De fong Wu à aujourd’hui, il y a cent une générations, ou cent deux pour vous ou pour mon fils. En aucun cas cent-vingt-sept.
- Oh! Je vois, dit Daniel Lin confus. Bouddha doit penser que j’ai perdu l’esprit et que je ne sais plus compter. Cependant, il y a bien réellement cent-vingt-sept générations depuis Fong jusqu’à moi.
- Expliquez-moi donc ce mystère, mon jeune ami…
- Le puis-je? Ce secret ne m’appartient pas entièrement… mon supérieur ne m’y autoriserait pas…
- Je vous promets de garder votre confidence enfouie dans mon cœur… ma promesse est sacrée… et puis, nous sommes parents…
- Vénérable ancêtre, je vous accorde toute ma confiance…

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Les semaines avaient passé, aussi monotones et déprimantes pour nos rescapés du XXVIe siècle. L’Aventure manquait à tous. Antor s’ennuyait ferme également mais comme il disposait de longues heures de tranquillité dans son travail, il entama, sans rien en dire au commandant Fermat, une enquête dont le but était de retrouver la trace du mystérieux Axel Sovad.
Ainsi, chaque nuit, à la même heure, notre vampire abaissait ses boucliers mentaux et laissait son esprit vagabonder librement, captant les pensées émises par les humains, comme s’il était une sorte de poste de radio émetteur-récepteur.
Antor parvenait à moduler à volonté et recevait des milliers et des milliers d’extraits de réflexions intimes et de psychés. Certes, l’expérience était quelque peu douloureuse et dérangeante, mais le mutant s’en moquait, s’étant juré de capturer Axel Sovad.
Ayant trouvé le but de son existence, patient et méthodique, il espérait toujours, peu pressé, assez satisfait de ses progrès.
Depuis trois semaines qu’il pratiquait cet exercice particulier, Antor avait pu recevoir les pensées d’un Bertrand Rollin beaucoup plus jeune mais aussi et surtout celles d’un certain Humphrey Grover, un autre manipulateur en son genre, le fondé de pouvoir d’un dénommé Athanocrassos, un banquier américain, qui, présentement, séjournait à Francfort-sur-le-Main.
Or, ce fut avec la plus grande surprise que le vampire découvrit les schémas de pensée spécifiques de cet être plus qu’étrange.
- Mémoires civilisation type pré-industriel numéro 28 enregistrées et classées. De même pour la civilisation numéro 35. Fichier 00101100. Rapport au Maitre numéro 3 du Temps: proposition A exacte; proposition B fausse. Proposition C erronée partiellement. Élément carbone humain dénommé évêque Piggi en place, à surveiller. Rapport affaire mexicaine. Agent M32X1. Négatif. Élément à changer car dangereux. Destruction cube identificateur civilisation industrielle type 2, numéro 338 dans 1468 nanosecondes. Fermeture du fichier. Classement. Circuit XXZZX ouvert. Rapport Kintu positif. À encourager. Harmonique temporelle année 1966 pas désirable. Surveiller élément carbone dénommé Georges Pompidou. Possibilité d’avenir. Thomas Tampico Taylor en réserve. S7 contrôle circuits principaux. Gênant. Stop. Obligé de me déconnecter.
Antor ne comprenait pas à qui il avait affaire.
- Que signifie pareil charabia? Qu’ai-je donc capté là? Un dysfonctionnement d’une esquisse de pensée d’ordinateur, d’une IA en devenir? Pourtant, à ce que je sache, aucune intelligence artificielle n’existe en cette année 1966. Or celui ou celle qui s’exprime ainsi présente les mêmes structures de pensées que Daniel Lin dans ses plus mauvais jours, lorsqu’il ne fait fonctionner, allez savoir pourquoi, que la partie positronique de son cerveau. Sans doute pour échapper à ses émotions. Cet être, cette chose, ne pensait pas avec des mots, mais avec des signes mathématiques et logiques, en équations. Un peu comme si des circuits s’ouvraient et se refermaient, comme si le courant passait ou pas. Je l’ai vu à travers un miroir. Il m’est apparu comme un gros homme, un humain difforme, se mouvant avec difficulté, s’essoufflant rapidement. Mais son regard provoque le vertige, un vertige qui vous entraîne dans un puits sans fond. Une entité? Quelle est son origine? D’où vient-elle? De quelle époque?
Le vampire marqua une pause puis reprit.
- J’ai de plus en plus l’impression que mes compagnons et amis, que moi-même, sommes plongés dans une histoire beaucoup plus compliquée que nous le supposons. Un peu comme ces poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres. Après tout, peut-être devrais-je parler de cette expérience à Daniel Lin? Il est mon ami. Jamais il n’a formulé le moindre reproche à mon encontre. Il me considère comme une victime. Non! Ce serait le plonger dans des abîmes de réflexions qui pourraient le perturber encore plus qu’il ne l’est déjà. Nos tentatives précédentes afin de restaurer un Univers moins démentiel ont enclenché chez lui un début de dépression dont il peine à sortir. Il dissimule autant qu’il le peut ses souffrances mentales. Mais je les capte sans effort. Il me faut étudier la question. Ensuite, j’aviserai.

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La même nuit, en ce 27 mars 1966, dans sa chambre du petit pavillon paisible de Boulogne Billancourt, Lorenza connaissait un sommeil agité, peuplé de cauchemars. Elle se voyait sans cesse auprès de son mari, Benjamin, mais à chaque songe, celui-ci disparaissait brusquement, ou encore s’éloignait sans qu’elle pût le retenir. Pourtant endormie, le visage de la jeune femme ruisselait de larmes.
Un rêve montrait le jeune couple marchant enlacés sur le sable, au bord d’une mer étale au bleu-vert émeraude lumineux. Lorenza élaborait à haute voix des projets d’avenir que Benjamin approuvait.
- Ma demande va être acceptée car j’ai le meilleur dossier de la flotte. Nous allons travailler tous les deux sur le même vaisseau. N’est-ce pas merveilleux? 
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- Oui, ma chérie, tout à fait. Voyager dans l’espace, ensemble… explorer de nouveaux astres. Découvrir des mondes et des civilisations inconnus, et peut-être même, qui sait, atteindre la limite de la Galaxie… la connaissance, l’amour et l’aventure pour nous deux réunis. Je fais un rêve magnifique. Que demander de plus à la Providence? Les moteurs du Sakharov ont été révisés et améliorés sous la direction de l’ingénieur Anderson. C’est désormais le vaisseau le plus rapide et le plus fiable de l’Alliance. Tout son équipage a été durement sélectionné. Il est trié sur le volet. J’ai parlé au commandant Fermat. Il a promis d’officier à notre mariage. Il encourage chaudement les unions inter espèces. À bord, tu auras plein d’amis… a commencer par mon témoin… le second de Fermat, puis la chef géologue Irina…
- Une ancienne conquête? S’exclama mutine la jeune femme.
- Pas du tout. Elle n’est pas mon type, tout simplement. Cependant, elle a un cœur en or. Je crois bien qu’elle en pince pour le capitaine. Des rumeurs courent à ce sujet…
- Le capitaine….
- Oui, Daniel Lin Wu Grimaud. Le génie de la Galaxie. Le prodige! Il peut tout faire. Il excelle en tout. C’est justement lui qui a présidé à la révision de l’IA. Il a aussi instauré des cours d’initiation aux arts des civilisations ovinoïdes, médusoïdes et j’en passe. Mais son dada, c’est la musique. Il m’a donné des leçons de solfège car il n’appréciait pas ma façon fantaisiste de jouer du saxo et de la flûte.
- Tu en as fait ton témoin mais tu n’as pas vraiment l’air de le porter dans ton cœur.
- Tu te trompes. Il n’y a pas plus chouette gars que lui… une fois qu’on s’est habitué à son comportement.
- Hum… Qu’a-t-il donc de si particulier?
- Tu le verras bien assez tôt. Son dossier médical reste top secret. Seuls Fermat et les hautes pontes de l’Amirauté savent à quoi s’en tenir sur lui. Le médecin-chef également, bien entendu. Irina sans aucun doute…
- Ah! Benjamin tu n’as pas idée comme il me tarde que nous soyons mariés! Dans un mois… Dis-moi qu’un mois, c’est vite passé…
- Oui mon amour… Encore un peu de patience.
Tandis que Sitruk embrassait tendrement sa fiancée, au-dessus du couple d’amoureux d’étranges ombres noires planaient et se rapprochaient.
Soudain, l’Océan se déchaîna. Une tempête avait grossi et éclatait. Les eaux marines prirent une inquiétante teinte gris-vert tandis que des cris de plus en plus stridents d’oiseaux en colère dominaient le mugissement des vagues furieuses alors que leurs ombres menaçantes cerclaient de plus en plus serrées à quelques mètres à peine des deux humains. Puis, de gigantesques ailes noires se détachèrent dans le ciel d’orage aux éclairs brillants.
Lorenza frissonna. Elle se serra contre la poitrine de Benjamin qui, lui, n’avait pas perçu le changement.
- Benjamin, j’ai froid, j’ai peur. Vite! Partons d’ici.
Mais une forte bourrasque arracha soudainement la jeune femme au lieutenant, le vent la poussant au loin alors que Sitruk était emporté par un condor à la taille démesurée. Ses ailes atteignaient une envergure de douze mètres, ce qui était tout à fait invraisemblable. Tenant sa proie, la créature maléfique s’éloigna dans un ciel de plus en plus plombé.
Enfin, le paysage s’estompa comme épongé tandis que Lorenza hurlait: «  Non! Non! Réveille-toi! ».
La doctoresse sortit de son songe, trempée de sueur. Elle n’osa allumer la lampe de chevet, sa fille dormant à quelques mètres d’elle, dans son lit blanc d’enfant.
Mais la jeune femme craignait de se rendormir et de reprendre ce cauchemar. D’une main fébrile, elle saisit le réveil au cadran lumineux.
- 3H45 du matin, murmura-t-elle. Dire que ce matin, à huit heures, j’ai une opération des reins. Qu’est-ce que je fais? Je me lève pour me rafraîchir un peu? Non… je descends plutôt à la cuisine boire un verre de lait.

***************

7h45, le 28 mars 1966.
Antor venait de rentrer, repu et les joues ombrées d’une belle couleur rosée car il s’était nourri de deux malfrats qui avaient tenté de forcer l’entrée principale d’une agence bancaire. Cependant, faisant preuve de la plus grande prudence, le vampire avait pris la précaution d’enterrer les corps à quelques kilomètres de là, dans le petit bois de Clamart.
D’une voix ensommeillée, il dit bonjour à tout le monde et s’empressa de se coucher non sans avoir au préalable clos hermétiquement les fenêtres de sa chambre. Des boules Quiès dans les oreilles, il sombra rapidement dans les bras de Morphée.
Fermat et Lorenza avaient déjà rejoint leur lieu de travail.
Dans la cuisine, Daniel s’affairait devant l’évier tandis que Violetta, les cheveux bruns ébouriffés, grignotait sans faim sa tartine beurrée. Le daryl androïde rappela à l’ordre la fillette.
- Hâte-toi de boire ce jus d’orange, ma fille. Sinon, les vitamines vont s’évaporer.
- Bah! Tu ne l’as pas sucré.
-Bien sûr. À mon goût, tu avales assez de glucides comme cela. Hier, tu as dévoré deux barres chocolatées dans mon dos.
-Oui. Mais pourquoi tu me les as achetées si tu ne veux pas que j’en mange?
- Une de temps en temps, pourquoi pas? Mais pas deux à la fois! Mais il n’y avait pas que tes milky way. La boîte de lait concentré sucré que j’ai ouverte hier dans la matinée afin de faire un gâteau. Tu en as avalé au moins trente grammes. Cela ne m’étonne pas le moins du monde que, ce matin, tu boudes ton petit-déjeuner. Avec tout le sucre que tu ingurgites, tu as l’estomac tout retourné. Si tu continues ainsi à te bourrer d’aliments inutiles, tu deviendras une petite boule de graisse.
- Tu veux toujours me faire suivre un régime. Comme Ufo. Regarde comme ton chat boude.
Effectivement, l’animal familier de Daniel Lin lapait dédaigneusement dans son coin son assiette de lait. Le félin s’attendait à mieux comme agapes. Il était visiblement déçu par la nourriture qu’offrait cette époque. Primo, les boîtes d’aliments pour chats n’avaient pas le même goût. Secundo, elles étaient beaucoup plus difficiles à ouvrir. Ici, pas de languette pour tirer le couvercle, pas d’ouvre-boîte électrique maniable. Il en allait de même pour les portes du réfrigérateur. Elles s’avéraient bien trop lourdes pour ses misérables forces. Ah! Son maître le surveillait sans cesse et le promenait en laisse. Pas moyen de gambader dans le jardin en toute liberté. À propos: ce jardin, justement… il n’avait qu’un bout de pelouse. Quant aux automobiles, bruyantes et puantes, elles le terrorisaient. Les souris… il n’en avait pas vu l’ombre d’une queue.
Décidément, notre Ufo se jugeait le plus malheureux des chats.
- Hé! Mon gros matou! L’interpella Daniel. Ne me dis pas que tu vas devenir anorexique. C’est tout à fait impossible. Tout à l’heure, je vais chez le poissonnier. Je te ramènerai du hareng. Promis. Tu aimes ça, le hareng?
- Miaou! Répondit pitoyablement le félin. 
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Violetta venait enfin de terminer et sa tartine et son jus d’orange. Elle s’attaqua à son œuf avec la fourchette qu’elle utilisa pour faire des dessins dans l’assiette avec le jaune.
- Violetta, l’œuf doit se manger chaud sinon il est indigeste.
Haussant les épaules, la fillette demanda de sa voix pointue:
- Dis, oncle Daniel, pourquoi la télé ne marche plus le matin? Pourquoi il n’y a aucune émission?
- Euh… En France, aujourd’hui, il n’y a pas de programme avant midi. Mais aux Etats-Unis, cela fonctionne jour et nuit. Avec le décalage horaire, tu pourras recevoir les émissions enfantines d’ABC dans cinq heures.
- Bof! J’aime pas quand c’est parlé américain! L’accent est moche et je ne comprends pas bien. L’image tremble. Pourquoi, avant, la télé marchait le matin? Il y avait Babar, Oui-Oui, les Minikeums… c’était super…
- Tu as une bonne mémoire, fifille.
- Qu’est-ce que tu crois? Je suis grande, j’ai trois ans. Maintenant, les programmes sont le soir; et c’est court. Pas en couleurs. Le manège enchanté avec Margotte, Zébulon, le chien Pollux. Tu sais, j’aime Pollux quand il se dandine. Il a un accent anglais très posé. Lui, je le comprends…
- Son accent est faux, ma petite…
- Tant pis. Saturnin le canard… c’est un vrai?
- Oui, ma puce; un caneton d’une semaine, pas plus. À chaque nouvel épisode, les réalisateurs prennent un autre caneton.
- Il y a aussi Kiri le clown et Nounours. Celui-là ne me plaît pas. Il est laid. Il est tout gris et chante mal. Il est passé à la lessiveuse? Son poil est affreux. Où est passée la couleur, oncle Daniel? Pourquoi Kiri est en couleurs et pas Nounours? 
 http://dessins-animes.com/da/kiri_le_clown/images/kiri-03.jpg
- Cela dépend si l’émission a été tournée en noir et blanc ou pas…
- Et Zorro? c’est qui? Don Diego? Renard rusé qui fait sa loi…
- Arrête! Tu chantes faux. Tu massacres le générique. Décidément, il faudra que je t’apprenne la musique.
- Chic! La harpe métamorphe à triple tonalité. Comme celle de grand-maman, s’enthousiasma l’enfant.
- Euh… c’est tout à fait impossible, ma chérie…
- Pourquoi?
- Premièrement, je ne sais pas en jouer…
- Toi, tu veux rire.
- Je t’assure que c’est vrai. Je connais tous les instruments à clavier. Pas la harpe. Deuxièmement, il n’y en a pas ici, dans le passé. Tu comprends ce mot, « le passé »?
- Oh oui, oncle Daniel, soupira Violetta. Ça veut dire avant. On ne mange pas pareil, on ne s’habille pas pareil, on ne parle pas pareil! On n’a pas la même télé, on n’a pas les mêmes jouets. Ni les mêmes bonbons. On n’a plus de vaisseau. Ça ne me plaît pas, mais alors pas du tout! Pourquoi on s’est perdu dans le passé? Pourquoi on ne revient pas chez nous?
- Violetta, commença lentement le daryl androïde, le commandant, ta mère, Antor et moi-même essayons de trouver le moyen de rejoindre notre XXVIème siècle. Mais ce n’est pas facile.
- Je veux aller sur CentaurusB, geignit la fillette. Et aussi sur Metamorphos! Je m’ennuie ici, j’ai pas de copine comme Dina. Où est-elle Dina?
- C’était ta baby sitter?
- Bien sûr! C’est une vraie grande. Tu sais, elle se transforme bien Dina. Une fois, elle a pris l’apparence d’un gros chewing gum avec des pastilles rouges sur un corps mou tout bleu. et plein de bras sans main.
- Ah! Je vois… Elle s’était transformée en une sorte de méduse de DA. N’as-tu pas eu peur?
- Ben non, pourquoi? Dis, oncle Daniel, on sort cet après-midi?
- Si j’ai le temps.
- Tu n’as qu’à tout faire en vitesse rapide.
- Hum… je verrais… où veux-tu aller?
- A Paris… Il y a plein de gens et de choses à voir.
- Dans ce cas, nous irons nous promener au Jardin du Luxembourg.
- Avec la 4L à petits carreaux jaunes.
- Nous prendrons le métro.
- Et Ufo? Il vient avec nous? En laisse?
- Naturellement. Je ne veux pas le laisser seul. Puis nous boirons une limonade après une séance de théâtre de Guignol.
- C’est quoi Guignol? Des marionnettes?
- Exact, ma petite.
- C’est comique? Ça fait rire? Oui?
- Mais oui.
- Maman devrait aller voir le spectacle de Guignol.
- Pourquoi donc Violetta? Fit Daniel intrigué.
- Tu ne l’as pas entendue? Elle a encore pleuré cette nuit. Elle pleure toutes les nuits. Elle pense toujours à papa. Tu le retrouveras mon papa, dis?
- J’essaierai, ma puce. Nous sommes venus dans le passé pour cela, répondit le daryl androïde ému. En attendant, dépêche-toi de finir ton petit-déjeuner et de faire ta toilette. Ensuite, je t’habillerai et t’apprendrai la lettre g.

***************

Bonn, 18 avril 1966.
La réception de l’Ambassadeur de France battait son plein. Toutes les soirées organisées par le diplomate étaient réputées pour leur apparat et leur luxe raffiné. La haute société franco-allemande se gardait bien de les manquer. Y paraître laissait entendre que vous aviez réussi.
Ce soir-là, parmi les hôtes de l’Ambassadeur, les journalistes de la presse spécialisée reconnurent le banquier Athanocrassos accompagné de son fondé de pouvoir, Humphrey Grover, mais aussi le mystérieux et élégantissime Axel Sovad, très entouré, très courtisé, le duc et la duchesse von Hauerstadt. Le couple avait accepté de faire une apparition malgré le deuil cruel qui les frappait en l’assassinat toujours non élucidé de leur vieil ami, l’avionneur germano-américain Otto von Möll. Bien d’autres personnalités brillaient dans cette soirée.
Franz, préoccupé par de sombres nouvelles, n’en était pas moins intrigué par l’attitude d’Axel Sovad. Celui-ci avait pris à part Humphrey Grover et, les deux hommes ayant trouvé refuge dans la salle de billard, s’entretenaient. Tous deux savouraient un énorme cigare en provenance directe de La Havane. Ils discutaient sur un ton informel de la prochaine réunion de la société du Mont Cassin. Sovad informait l’Américain sur les derniers invités et participants à ladite réunion. 
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- …exactement, mon cher. Jonathan Samuel et Thaddeus von Kalmann ont promis de venir. Il en va de même pour Thomas Tampico Taylor.
- Ah? S’étonna le gros homme. Je croyais ce dernier fini depuis qu’il avait soutenu Goldwater. Il est vrai, cependant, qu’il se présente au poste de gouverneur du Texas. N’y aura-t-il pas également Meg Winter, appelée selon moi à un brillant avenir au sein du parti conservateur?
- En effet. Vous voyez juste. Je l’ai eue hier soir au téléphone.
- Mon patron est prêt à financer les différents cercles de la nouvelle pensée économique, reprit Grover tout en tirant une bouffée de son cigare. Dans un premier temps, sa participation se monterait à dix millions de dollars, je sais, c’est une somme relativement modeste, mais nette d’impôts, songez-y.
- C’est parfait! S’exclama Sovad. Je n’en espérais pas autant. Vous le conseillez bien. Ce soir que de bonnes nouvelles! Nos idées ont besoin de la reconnaissance internationale pour s’imposer. Nous devons agir encore dans l’ombre des cercles du pouvoir. Toutefois, bientôt, oui, très bientôt, le pouvoir, ce sera nous…
- J’ai une suggestion à vous faire, très cher ami. Vous jouissez d’une influence occulte notable  pour les initiés, fort appréciée. Pourquoi ne pas pousser à la création d’un Prix Nobel d’économie? Ainsi, nos idées triompheraient plus rapidement.
- Oh mais j’y songeais justement. L’école de Chicago contient d’excellents éléments qui vont dans le sens souhaité.
- Pardonnez mon outrecuidance mais il me vient une autre idée. Que pensez-vous d’une réunion annuelle qui regrouperait tous les partisans de la nouvelle pensée économique? Bien entendu, il s’agirait d’avoir de notre côté les membres les plus influents de chaque nation.
- Humphrey, brillant, fort brillant. Pour balayer le keynésianisme et son corollaire, l’Etat-Providence, ce concept nous empoisonne la vie depuis 1929, le déclenchement d’une nouvelle crise économique majeure nous est plus que jamais nécessaire. Il ne faut pas nous le dissimuler davantage. La crise n’atteindra que les gogos, les faibles, ceux qui sont condamnés par avance.
- Oui… tout à fait.
- Il nous appartient, dès maintenant, de réunir les conditions préalables pour qu’elle éclate.
- Intéressant, Axel. Le facteur temps me semble essentiel cependant. Pourquoi ne pas manipuler la jeunesse, le maillon faible de cette société occidentale. Des gamins gras et gavés de confort matériel, réclamant toujours davantage des nouveaux gadgets pour être in.
- Mais le travail de sape a déjà commencé, mon ami. Les Internationales rouges, les révolutionnaires d’Europe ou d’Amérique latine, les grands gourous hippies, la flower generation, tous les contestataires du Welfare State, que les RG du monde entier pensent être manipulés par Moscou ou Pékin, sont en fait des marionnettes animées par quelques uns de mes agents provocateurs. Dans quelques années, ces naïfs se retourneront non seulement contre leurs aînés mais aussi contre le keynésianisme, l’accusant de leur malheur, de tous les maux, se donnant ainsi le bâton pour se faire battre, vaincus, cocus et contents… au nom de la doctrine de l’individualisme, ils auront participé à leur propre hallali. Splendide mise à mort de la couverture sociale. Réduits en esclavage, oh, pas officiellement, bien sûr, ils en viendront à baiser les pieds de leurs tourmenteurs et à retourner leur colère contre l’étranger.
- Vous anticipez…
- C’est là que se trouve mon génie. Puis-je vous l’avouer? Je suis en fait le grand manitou du trafic de la drogue en Europe et en Orient.
- Cela, je l’avais compris, très cher. Il faut affaiblir les esprits, les empêcher de penser justement. Katmandou pour vous, le Mexique pour moi. Ne suis-je pas, moi aussi, le chef des narco-trafiquants sud-américains? Nous formons une excellente alliance car nous poursuivons le même but.
- Le même but. Comme c’est bien dit!
- L’éradication de l’humanité…
- Chut!
Les deux tristes sires éclatèrent d’un rire sinistre, ignorant que le duc von Hauerstadt avait surpris une partie de leur conversation sans être détecté le moins du monde par ces cruelles entités alors qu’à plusieurs centaines de kilomètres de là, Antor, lui aussi, se branchant sur les pensées de Franz, avait « entendu » ce qui était dit et qui augurait d’un sombre futur pour l’ humanité de cette chronoligne.

***************

Il était deux heures du matin à l’usine Renault sise sur la commune de Boulogne-Billancourt. Antor devait prendre une décision.
- Par les dieux des Haäns! Je sais enfin où se trouve ledit Sovad. Je suis parvenu à le localiser. Avec cet Humphrey Grover, je ne sais pas lequel des deux surpasse l’autre en crapulerie et rouerie. Grâce à Franz von Hauerstadt, dont le nom revient régulièrement dans le testament de Sarton, j’ai réussi cet exploit. Il me faut neutraliser ces deux monstres au plus vite. Aucun des deux n’est humain. Pas même un humain manipulé génétiquement comme moi ou Daniel. À mon avis, Humphrey Grover semble être un androïde originaire d’un futur inconnu. Un androïde qui aurait mal tourné et qui, au contraire de mon ami, ignore les quatre lois de la robotique énoncées par Asimov. Je me demande qui sont ces 12 S qui le contrôlent chaque seconde. Ils sont manifestement dépassés par leur tâche.
Quant à Axel Sovad, c’est tout à fait impensable. Rien ne transpire dans son esprit. Je me heurte à une sorte de mur, d’abîme… il est évident qu’il n’appartient pas à notre Univers. D’où peut-il venir? Son enveloppe charnelle n’est qu’un leurre amélioré. Il est capable de faire croire qu’il mange, boit, fume et dort… mais tout cela n’est qu’illusions. Grover n’est pas dupe. D’ailleurs, sa couverture a été percée par Sovad. Aucun ne trompe l’autre.
Dans l’immédiat, que dois-je faire? Agir dès cette nuit ou attendre encore? Ah… Combien de temps me faut-il pour gagner Bonn par la voie des airs? Quatre heures je dirais, à condition de me faire porter par les courants ascendants. Ni Grover ni Sovad ne déserteront l’ambassade avant sept ou huit heures du matin. Mon objectif est Axel et non le gros homme. Par les yeux de von Hauerstadt, j’ai vu l’apparence actuelle de cet être. Je me focalise sur le chercheur et je pars.
Ah! Mais non… je dois d’abord laisser un message, prévenir mon ami. Espérons que Daniel capte mes pensées…

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Il était deux heures cinq du matin et Daniel dormait profondément sur le divan transformé en lit dans le salon du petit pavillon. Il atteignait cependant la phase paradoxale du sommeil. Ainsi, il se revoyait quelques années en arrière avec son frère Georges alors que tous deux, jouaient au volley sur le sable d’une plage quelque part sur une île de l’Océan Pacifique. Mais les images oniriques se troublèrent soudainement, gondolèrent, comme parasitées. En surimpression, se superposèrent lentement les yeux lumineux et rouges d’Antor.
- Daniel, écoute-moi… murmura distinctement la voix du vampire dans la tête du daryl androïde. Je sais que tu m’entends. J’ai retrouvé Axel Sovad, notre Némésis, par l’intermédiaire de von Hauerstadt. Mais c’est trop long à t’expliquer. Je pars neutraliser Axel immédiatement. Si tout va bien, je serai de retour demain dans la soirée. Ne te tracasse pas plus que nécessaire. Bonn n’est qu’à deux coups d’ailes pour moi.
Le capitaine sortit brutalement de son rêve. 
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- Que se passe-t-il? Pourquoi Antor a-t-il si hâte d’agir? Quelle inconscience! Oh mais il me faut à mon tour prévenir le commandant… non! Avant tout, je dois me rendre à l’usine. J’ai peut-être encore le temps de le rattraper et de le faire changer d’avis.
Danile Lin passa en accéléré, sortit du pavillon, aussi rapide que le vent, et, en un dixième de seconde, franchit cinq cents mètres. Quelques dixièmes supplémentaires et le voici aux abords de l’usine Renault. Ses boucliers mentaux étaient abaissés afin de capter clairement les pensées du vampire. Mieux. Il lui lança un appel mental, espérant ainsi le retenir. Mais son ami ne réagit nullement. Encore une poignée de microsecondes et Daniel pénétra dans la cour intérieure. Or, déjà, il était trop tard. Antor s’envolait et le daryl androïde le vit s’élever dans les airs, sans grâce aucune mais avec efficacité.
Daniel Lin émit un ultime cri mental:
- Antor! Non! Reviens! Tu commets une grave erreur.
Insensible, le vampire préféra s’éloigner sans se retourner, prenant la direction du nord-est. Quelque peu secoué, ému au-delà des mots, le capitaine recouvra sa vitesse normale. Tout son corps frissonnait, non de froid, mais de crainte. Sur lui pesait le terrible sentiment qu’il venait de perdre son seul ami, son frère parmi les étoiles.
- Que vais-je pouvoir dire au commandant? Marmonna le daryl androïde une larme coulant silencieusement sur son visage.

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