samedi 5 juin 2010

Mexafrica 1ere partie : La collection fantastique de Lord Sanders chapitre 3.

Londres, début octobre 1890. Plus précisément les quais de Limehouse.
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Le fog enveloppait la ville, rendant plus sensible encore l’entêtante odeur de pourriture et de vase qui flottait au-dessus des eaux. Cela sentait à la fois le vieux bois en décomposition, les rats crevés et les poissons morts. Parfois, on devinait à la faible lueur d’un falot les silhouettes sombres des hangars décrépits et des bateaux qui attendaient leurs chargements de charbon et de cafres. Un être blafard, dépenaillé, frissonnant de froid et de faiblesse, errait dans ce sordide décor, apparemment sans but, se dissimulant tant bien que mal derrière des ballots de laine et de coton, de sacs d’orge et de blé.
Malgré le temps bien maussade, les quais connaissaient leur activité habituelle. Une faune interlope travaillait, négociait, marchandait, volait ou trafiquait. Quelques mendiants avinés par un abus de bière aigre, faux aveugles ou handicapés automutilés, chassés par les dockers,
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s’éloignaient en grommelant des insultes indistinctes.
C’était le lieu rêvé pour conduire un traque, ou plus exactement une chasse tenant toutes ses promesses pour notre prédateur hors du commun. Le piège était tendu, la proie attendue. Naturellement, l’être concerné ignorait le guet-apens. Il y avait si longtemps après tout qu’il était le chasseur.
Antor, pas celui présent sur le Langevin, civilisé, policé, affable, capable de donner le change, amer ou ironique, plus livide et plus décharné que jamais, avait pris pour cible un Indien qui traficotait quelques substances interdites. Le vampire, né à la suite des manipulations génétiques des conquérants Haäns, escomptait bien manger à sa faim ce soir-là! L’Hindou en question portait un turban, une pelisse mitée à la couleur passée, un sarouel sale, et des sandales usées.
Le tout dégageait un léger parfum douceâtre tout à fait écoeurant à la longue. L’individu comptait et recomptait ses billets et ses pièces de monnaie. Le client, lui, était un rouquin à la chevelure flamboyante, au visage grêlé par la vérole, aux yeux chassieux.
Affaibli, nullement conscient du danger qui le guettait, Antor était devenu incapable de distinguer nettement les pensées émises par les humains normaux qui s’agitaient silencieusement dans l’ombre. Attendant que le rouquin se fût éloigné, le mutant bondit enfin sur sa proie. Mal lui en prit! La victime incarnait la chèvre du tigre. L’homme aux cheveux carotte et à la peau grêlée appartenait à la bande de Merritt. Avec un peu d’attention, on pouvait reconnaître le cockney déjà vu en Normandie. Laissant l’Indien se débattre avec son assaillant, il siffla. Instantanément, une espèce de singe bipède albinos, aussi livide qu’Antor, surgit des ténèbres, décidé à assommer celui que les journaux à sensation, la presse people de l’époque avaient surnommé avec une poésie macabre « le saigneur de la nuit ».
Cependant, tout diminué par la faim qu’il était, le vampire conservait une partie de ses réflexes surhumains. Il échappa à l’emprise de l’orang pendeck à qui il avait tordu violemment le membre supérieur droit. En temps normal, le grand singe aurait eu le bras arraché! Aux abois, le mutant se mit à courir, haletant bruyamment. Il avait compris qu’on voulait au moins le capturer.
C’était là la réaction qu’attendait un gentleman d’un âge moyen, parfaitement mis, - sir Charles Merritt en personne -, qui était resté en retrait derrière une barque qui devait être décalaminée. Il actionna avec dextérité l’ouverture de la cage sous sa garde.
Alors, Antor se retrouva en train de jouer le rôle de l’iguanodon dans la chasse du raptor! La bête, parfaitement dressée, devait se contenter de ramener dans sa gueule puissante le mutant, sans trop l’abîmer, ni avec ses redoutables crocs ni avec ses griffes poignards. On s’en doute, il avait été extrêmement difficile à sir Charles d’obtenir du carnassier qu’il rapportât les victimes vivantes! Mais le mathématicien à la retraite, le bras droit du maléfique Galeazzo avait fait preuve à la fois d’ingéniosité et de patience. Quelques décharges électriques violentes, quelques hommes sacrifiés avaient permis ce dressage réussi!
Le vampire avait beau courir un peu plus vite que la moyenne des mortels, les privations de ces derniers mois ne lui permirent pas d’échapper à la rapidité et au flair aiguisé du Velociraptor. Le dinosaure saisit les jambes d’Antor dans sa gueule et ramena comme un toutou fidèle le mutant à son maître.
Pendant ce temps, l’Hindou, qui avait joué sa partie, réclamait son dû au cockney. Mais la consigne de Merritt tenait en ces quelques mots lacunaires: pas de témoin, jamais. L’orang pendeck, sur un signe de sir Charles, étouffa celui qui, entrepris savamment par Scotland Yard, aurait pu fournir des indices précieux aux inspecteurs.
Blessé cruellement aux mollets par les dents du Dromeosaure, écorché par ses griffes, Antor fut jeté sans ménagement aux pieds du gentleman assassin. Il eut juste le temps d’apercevoir le visage de son ravisseur, de deviner la présence d’un autre homme derrière Merritt et d’entendre ces mots cyniques « j’ai des projets pour vous », avant de perdre connaissance, assommé par un coup de matraque administré par Jerry.

***************

Une odeur forte et des grognements tirèrent Antor de son inconscience. Clignant des yeux, le vampire constata qu’il se trouvait plongé dans l’obscurité. Il faisait nuit mais la pénombre ne représentait pas un obstacle pour lui. Il ignorait combien de temps s’était écoulé depuis sa capture. Son estomac grondait et il se sentait faible. Allons, il était tout à fait persuadé que personne ne viendrait à son secours. Il y avait longtemps qu’il avait renoncé à revoir ses compagnons du Sakharov. Soupirant contre le sort qui s’acharnait sur lui, Antor vit qu’il gisait étendu sur le sol d’une cave voûtée en plein cintre, aux pierres de taille anciennes, recouvertes de mousse et rongées par le salpêtre. Une paillasse pourrie, des excréments disséminés un peu partout, des chaînes rouillées où adhéraient encore des restes humains, des os jaunis et surtout, tout au fond, une paire d’yeux luminescents.
Fixant son attention sur l’inconnu, le mutant détailla soigneusement la créature qui l’observait en retour. Celle-ci grognait tout en se rapprochant imperceptiblement avec l’intention de sauter sur le nouveau venu. Antor reconnut une sorte de loup-garou des anciens films bidimensionnels, un être qui ressemblait grossièrement à Oliver Reed grimé pour incarner le monstre dans l’œuvre de Terence Fisher, pellicule millésimée 1960.
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Il s’agissait donc d’un hybride homme bête, aux haillons en décomposition, desquels on pouvait difficilement identifier des lambeaux d’une chemise de batiste. L’homme, il n’y avait aucun doute là-dessus, souffrait d’hypertrichose.
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Et pour le bestialiser davantage, Merritt, son tortionnaire, l’avait fait trépaner et lui avait également coupé la langue! Ses ongles, jamais limés, étaient devenus de véritables griffes à la corne dure. Sa bouche avait été amélioré par de faux crocs en chrome et en argent. Le tout lui conférait un air des plus menaçants.
Toute présence étrangère excitait le monstre velu. Merritt, avec une perversité consommée, avait conditionné l’épave humaine et l’avait rendue anthropophage. Ainsi, affamée par quatre longs jours de jeûne, la pitoyable créature allait bientôt oublier sa crainte innée pour se jeter sur son compagnon d’infortune et le dévorer.
En un instant très court, elle bondit sur Antor. Le combat s’enclencha alors pour la survie. Dans le feu de la lutte, les deux adversaires roulèrent à terre. Le pseudo loup-garou, doté d’une grande force, et devenu vicieux avec le temps, donnait des coups qui portaient, blessant douloureusement le vampire. Ce dernier s’étonnait de tenter d’éviter les terribles morsures.
Antor comprit soudain ce qui exacerbait ainsi la rage de son adversaire. Son geôlier avait profité de son inconscience pour le munir sur les bras de pointes en fer. Et, tout autour des deux prédateurs, des pieux sortaient grâce à un ingénieux mécanisme. Dans les coins où des rats apeurés s’étaient réfugiés, couinaient, dégageant une fort désagréable odeur d’urine.
A son tour, l’homme loup fut griffé cruellement, et, sous la douleur, poussa un atroce hurlement. Devenu fou furieux, il bouscula rudement Antor qu’il mordit à l’épaule gauche. Or, rappelez-vous, le sang du vampire était nocif! Ce fut comme si la créature avait avalé une gorgée d’acide. En tombant, le mutant déclencha un nouveau mécanisme. Un pal géant jaillit soudainement de la muraille.
Pendant ce temps, l’homme loup, n’en pouvant plus, tentait maladroitement d’arracher les poils de sa gorge, son palais et ses amygdales rongés par l’infâme liquide. Mettant à profit l’insupportable souffrance du lycanthrope, Antor renversa son adversaire d’un coup de pied. Vacillant sous le choc, le monstre s’empala sur la lance. Un flot de sang coula abondamment de la blessure. L’homme agonisait.
Sans un soupçon de remords, le vampire se jeta sur cette manne inespérée et assouvit sa faim. En une minute, il ne resta presque rien de l’homme loup, totalement vidé de ses fluides. Horrible destinée! Antor avait-il eu le choix? Il lui fallait survivre et s’évader!
Repu, le mutant, une certaine lucidité recouvrée, constata que s’il était bel et bien prisonnier dans un cachot, nulle chaîne cependant ne l’entravait. Bizarre! Mieux! Le verrou n’était pas mis! Oubli ou… test?
« Tentons le coup! », murmura l’exilé du temps.
Antor n’avait qu’un but immédiat: retrouver sa liberté. Marchant avec mille précautions, il avança silencieusement dans un couloir enténébré toujours voûté en plein cintre, assez étroit, où un froid humide vous enveloppait tel un linceul. Le corridor descendait régulièrement grâce à des marches bien taillées. Logiquement, le mutant préféra remonter. Ainsi, il croisa divers cachots grillagés où croupissaient d’autres monstres de foire: un Homo pongoïde,
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sorte d’hybride de gorille et de Néandertalien, au poil noir et rêche, un homme crocodile
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au corps entièrement recouvert d’écailles squameuses verdâtres ou bleuâtres selon les effets lumineux, un hydrocéphale obèse d’origine chinoise, dévêtu tel un sumotori, entièrement imberbe, et, ce qui s’approchait le plus d’un incube médiéval avec le torse, le ventre et le dos parsemés d’esquisses siamoises de têtes et de visages boursouflés et saillants.

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Après les cachots, vinrent des armoires vitrées contenant diverses monstruosités remarquables, conservées par un esprit visiblement tourmenté et malade, se complaisant dans l’horreur. Calmar géant formolé, crânes humains déformés de multiples façons, momie d’homme des tourbières danoises, dont il ne restait que la peau brunie et ridée, - tout l’intérieur du corps avait été dissous par le gré d’une alchimie étrange -,
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fœtus de porc à cinq pattes, serpent tué en train de digérer une chèvre, le tout désormais naturalisé et à demi ouvert, et bien d’autres dépouilles encore.
Parvenu tout en haut de l’escalier, Antor vit que le seuil en était surmonté par le cadavre d’un crocodile, suspendu au bout d’un crochet. Le saurien se balançait lorsqu’on ouvrait la porte qui lui faisait face. Dans la pièce où il pénétra, le vampire porta les yeux sur les nombreux trophées maritimes qu’elle contenait. Ici, rien de bien extraordinaire au premier abord. Espadon, poisson-scie, narval, requin blanc, crabes et araignées de mer à l’intérieur de meubles ou de cadres vitrés, ou encore, un homard desséché, disséqué, au tégument découpé en divers segments. Une collection de poupées et automates, parfois chauves, à la face lunaire, venait ajouter une touche insolite à ce salon des merveilles.
Intrigué, le vampire albinos s’avança jusqu’à un automate géant représentant un guerrier iranien du XVIe siècle, en jaseran et casque à nasal.
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Sa face de cire, singulière, paraissait presque humaine. Ses yeux de verre vous fixaient, soulevant en vous un malaise sourd. Jamais Antor n’avait vu plus étrange et plus dérangeant jouet. S’agissait-il d’ailleurs d’un jouet?
Or, bien sûr, l’automate s’anima, emprisonnant le fugitif qui s’était aventuré bien trop près de lui! Pour échapper à l’étreinte d’acier, Antor se débattit. En vain! Manquant bientôt d’oxygène, il ne fut plus qu’une poupée molle entre les bras d’une créature mécanique.

***************

Tandis que se produisaient ces événements grotesques, Charles Merritt prenait un repos amplement mérité. Il dormait du sommeil du juste, profondément enfoui sous les moelleuses couvertures de son lit baquet, imitant le style Regency ou Premier Empire. Son chef était couvert d’un bonnet de nuit comme il se devait à l’époque.
Peu à peu, les rêves vinrent, récurrents, insolites, peut-être prémonitoires.
Encore une fois, il voyait la salle du trésor tant convoité du monde afro-précolombien,
mais, maintenant, la pièce débordait de gens. Et il s’y passait des choses incroyables!
Une silhouette humaine, - il n’y avait pas de doute à avoir là-dessus-, virevoltait dans l’espace en formant des tourbillons soudains et incontrôlables, provoquant des froissements d’air, des vagues de chaleur, des distorsions du spectre lumineux. Ce surhomme accomplissait des tours invraisemblables, qui laissaient loin derrière tous les habiles magiciens du XIXe siècle, à commencer par Robert-Houdin. Cette onde humaine insaisissable se confondait avec l’immatériel, échappant ainsi à des rafales de balles tirées par des sortes de mitrailleuses portatives - manifestement des armes du futur. Partout dans la pièce s’affrontaient âprement diverses bandes humaines, dans des corps à corps sanglants ou encore dans des combats à l’arme blanche ou à la poudre. Au milieu de tout cela, des pièges inquisitoriaux moissonnaient également leur quota de vies.
Un peu en retrait, des hommes en noir, vêtus de complets stricts coupés bizarrement aux yeux de Merritt, les yeux dissimulés derrière des verres de lunettes anthracites, un long manteau de desperado gris achevant leur tenue, lançaient dans un bel ensemble des jurons en anglo-américain du style « Rascals! Blood and shit! Fuck! », ajustaient leurs tirs, recommençaient, tombaient, saignaient, se redressaient, rampaient, hurlaient, afin d’atteindre une cible par trop mobile.
Les pans des manteaux se gonflaient sous la pressionnel air déplacé à une vitesse quasi supersonique.
« C’est pas un homme, ce type! C’est un fluide! » Grinça un tireur.
Soudain, dans tout ce micmac, les yeux de Sir Charles s’arrêtèrent malgré lui sur un Italien au sourire carnassier impeccable, au langage onctueux mais à l’âme bien noire. Effectivement, ses crimes étaient aussi nombreux que ceux du mathématicien émérite.
Il répondait au surnom de il condottiere. Hélas pour lui, mais heureusement pour ses compatriotes, il reçut une balle perdue. Alors, son visage passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel tandis que de ses lèvres blêmissantes sortait une mousse rosâtre. La douleur était si forte qu’il se contorsionnait ; cependant, après bien des simagrées, il parvint à atteindre un tabouret (?), un autel (?), protégé par une cage d’acier.
Au bord de l’évanouissement, l’Italien eut tout juste la force d’effleurer un bouton. Ensuite…il se décomposa en particules lumineuses, s’effaçant partiellement du décor. Mais sa tentative de fuite échoua lamentablement, on pourrait même écrire atrocement. La tête d’il condottiere, hurlante, se rematérialisa, non dans la cage, mais au sein d’une colonne de laquelle elle émergea telle une ronde-bosse du dieu Cuculcán. Le phénomène fut suivi de plus d’horreur encore, car des fragments du corps de l’Italien reparurent ça et là, soit à l’intérieur d’une statue, soit encastrés dans la marche d’un autel sacrificiel, soit incorporés à un tourniquet de bronze, soit amalgamés à une frise fluorescente. Jamais, durant sa longue vie de crimes, Charles Merritt n’avait vu pareille mort! Notre dévoyé scientifique savait confusément que ce spectacle auquel il assistait était réel, annonçant ce qui bientôt se passerait.
Le chef des hommes en noir, dont les initiales sonnaient comme une onomatopée, TQT, muni d’une bonne bouille d’Américain moyen, le visage rond et souriant habituellement, les tempes argentées, les pattes d’oie prononcées autour des yeux, fulminait contre l’homme onde qui échappait à l’embuscade. Hors de lui, le gouverneur du Nouveau Mexique insultait la bande adverse, responsable à ses yeux de la mort fort cruelle de son infortuné ami et acolyte Olympio Peperoni.
« Fumier d’Hinckel! Rugit-il dans un anglais à peine reconnaissable. Pourquoi donc as-tu rejoint tes salauds de doryphores de frères! Comme si tu ignorais que l’avenir ne leur appartient pas! »
Les rivaux de TQT étaient aussi déterminés que lui. Voulant vaincre à n’importe quel prix, ils avaient encore moins de scrupules que l’Américain. Commandés par un homme en noir - décidément, ce devait être la mode du futur - mais aussi par une femme blonde, une vierge sculpturale sortie tout droit des Walkyries, ils étaient coiffés de casques d’acier ornés de curieuses svastikas. Les traits de la blonde rappelaient vaguement quelqu’un à notre rêveur qui s’interrogeait sur l’identité de l’inconnue. Pendant ce temps, impavides, les soldats d’élite tuaient et tuaient encore.
Un des hommes de TQT, un Noir bantou fidèle séide du gouverneur, tenta de faire diversion. Enchaînant des roulés boulés superbes, il essaya à son tour de se saisir de l’homme onde. Malencontreusement, il oublia que la salle du trésor était truffée de pièges. Ce fut pourquoi, lors d’une roulade, magistralement accomplie, il enclencha un mécanisme mortel. Du sol jaillirent des pieux et des lances, tout ce qu’il y a de plus classique, n’est-ce pas?, qui transpercèrent de part en part le dictateur africain. De longues années durant, celui-ci avait entretenu sa forme…pour rien!
« Dans le futur, donc, conclut Merritt, le moindre quidam, même de race inférieure, fait du sport, de la gymnastique suédoise! »
Cette pensée émise parut concrétisée par le fait suivant. Un individu sexagénaire, impeccablement coiffé, lunettes à monture argentée, portant un costume de tennisman, l’ex futur chancelier Geschenk, ne put, malgré ses sauts et ses contorsions, éviter les tirs croisés de deux hommes simplement vêtus de combinaisons anthracites. Les armes létales ne crachaient pas des balles. Elles se contentaient de découper les chairs à l’aide de rayons rouges. Les organes soumis à cette chaleur éclataient. Ce fut ce qui arriva au foie du « cadeau » du genre humain. Le précieux organe gicla dans une direction, tandis que les poumons firent de même dans une autre, maculant ainsi une paroi de jade dont le coût était estimé à huit chiffres en livres sterling. La rate, atteinte elle aussi, jaspa le plafond d’un sang impur, tandis que le cœur finit sur une dalle. Un petit être au nez proéminent, surnommé la Urraca verde, en vomit son breakfast. Trouillard comme pas deux, il recula de quinze pas.
Les Germains à la mâchoire carrée, n’y avait-il pas écrit sur leurs écussons « Gott mit Uns », furent pris à revers par un nouvel ennemi qui nettoya la place à coup de lance-flamme.
« Je suis un enfant de chœur à côté! Pâlit Merritt. Zoël Amsq ne m’a rien dit quant à la propension à la violence exacerbée de ces hommes du futur! »
Les nouveaux venus apparurent enfin en pleine lumière, aussi musclés et bien bâtis que les Germains. Toutefois, ils étaient commandés par un petit homme falot, au cheveu blond rare, aux yeux bleu gris qui vous regardaient par en dessous, au visage tout à la fois blême et chafouin. Il ne fallait pas se fier à cette pseudo insignifiance, car le commandant enserrait fermement un otage de son bras gauche. Cet otage, gravure de mode dans un costume trois pièces Prince de Galles à peine froissé, avait l’air de s’ennuyer! Mais de s’ennuyer!!! Sans un battement de cils, le petit homme parlait, son automatique pointé sur la tempe de l’Allemand. Le commandant s’exprimait en anglais avec un léger accent slave, apostrophant durement le gouverneur du Nouveau Mexique, qui, lui aussi, avait son otage. Un prince Maya?
Qu’attendaient les deux ennemis? La reddition de l’adversaire? Mais lequel? Pourquoi ne s’interessaient-ils pas aux merveilles sans prix contenues dans ce temple mausolée?
Un dialogue de sourds commença entre l’Américain et le Russe. Alors que le ton s’envenimait et que la vie des otages ne tenait plus qu’à un fil, l’homme onde ne montrait aucune velléité de se rendre, la coupole de la salle circulaire s’ouvrit, telle une orange découpée avec art. Le fruit cracha des pépins inattendus : des soldats, encore! Par le diable! Combien y avait-il de factions? Les nouveaux arrivés descendirent lentement jusqu’au sol, se posant en douceur, les vêtements imitant la nature ne forêt un jour d’automne, le visage maculé de terre. Oh, stupeur! La troupe était commandée par Charles Merritt en personne!
Alors, TQT se crut perdu. Trop de bandes rivales. L’homme fluide ne se rendait toujours pas. Déglutissant ave peine, l’Américain lâcha son otage et dans un réflexe primitif, se jeta avidement sur le trésor aux mille gemmes et aux centaines de statuettes d’or et d’argent aux figures grimaçantes, belliqueuses mais précieuses. Hélas, trois fois hélas! Il acheva sa vie, victime de sa trop grande cupidité. Il mourut, à la fois empalé et crucifié, son corps pantelant planté comme sur une croix de Saint André. En fait, il s’agissait d’une croix sudiste! L’homme onde se décida à recouvrer un aspect normal. Sa vue arracha Merritt de son sommeil. Le mathématicien était épouvanté. Il y avait de quoi! Il avait reconnu l’individu aux yeux gris bleus pétillants de la même ironie désabusée que Frédéric Tellier, le nez un peu long, comme celui de Don Iñigo, mais les cheveux châtain roux avec une mèche rebelle.
« Ah! Par tous les démons de l’enfer! Ce prodige ressemble trait pour trait au portrait que Zoël Amsq m’a fourni! »
Effectivement, sortant du tiroir de sa table de chevet une photographie, Charles s’assura de sa vision. Au dos du document était portée une mention : « Extrêmement dangereux. A tirer à vue sur Daniel Lin Wu Grimaud. »

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Rouen, début du mois d’octobre 1890.
La rentrée venait d’avoir lieu dans l’internat privé huppé fréquenté par la bonne bourgeoisie normande. Raoul d’Arminville y avait passé presque tout le mois de septembre hormis quelques petites expéditions hygiéniques. Sa mère, Clémence, la trentaine, le visage fatigué et triste, ses magnifiques cheveux blonds dissimulés dans ses grands voiles de veuve, lui avait rendu visite deux fois puis était repartie chez ses « charitables » parents. Elle n’avait rien dit lorsque son fils unique lui avait remis une petite boîte à pilules en porcelaine de Sèvres. Elle s’était contentée d’accepter le cadeau avec un bref hochement de tête. Elle s’inquiétait plutôt des résultats scolaires de sa progéniture. Or, Raoul accumulait les prix en latin, en grec, en anglais et en rhétorique.
Par contre, en mathématiques et en allemand, il éprouvait quelques difficultés. Toutefois, il s’en sortait relativement bien en chimie et en gymnastique, laissait loin derrière lui ses condisciples. Clémence espérait que son fils emprunterait la voie d’une carrière honorable dans le droit ou dans la médecine. Pour elle, il n’était pas question qu’il devînt journaliste ou explorateur, comme il le lui avait laissé entendre. Bien sûr, Raoul avait menti. Notre jeune homme envisageait un « métier » beaucoup plus lucratif et fort aventureux.
Ce matin là, tandis que la cloche sonnait l’heure du début des cours, contrit, le jeune homme baissait humblement la tête sous la réprimande que lui admonestait le maître de discipline, un vieil homme sec, la moustache cirée, qui avait oublié sa tumultueuse jeunesse de lion depuis trop longtemps.
- Monsieur d’Arminville, faisait-il, glacial, expliquez-moi pourquoi déjà deux fois en l’espace d’une semaine, vous vous permettez d’arriver en retard à vos cours de la matinée. Vos camarades de chambrée vous accusent de faire le mur le soir. Serait-ce pour rejoindre une amourette? Poursuivit le bonhomme sur un ton horrifié.
- Oh non monsieur! Ce n’est pas du tout ce que vous croyez! Je vous jure qu’il ne s’agit nullement d’une fille!
- Dans ce cas, avouez!
- C’est…difficile…
- Un effort, jeune homme!
- Veuillez me pardonner pour les paroles qui vont suivre, mais promettez-moi de m’écouter.
- Qu’avez-vous donc à vous reprocher?
- Rien! En fait, je mène une enquête…concernant la mort mystérieuse du baron de Richepeau. La police ne comprend rien à ce mystère, alors, je souhaite l’aider de mes modestes moyens. J’ai quelques idées sur cette énigme et…
- Ah, non! Encore avec vos chimères, Raoul! Décidément, vous avez une trop grande imagination qu’il nous faut brider! Tout vient de vos lectures douteuses, de ces romans populaires sans queue ni tête, dus aux plumitifs de sous littérature qui ont pour nom Gaboriau, Féval, Ponson du Terrail, D’Ennery, Dumas et j’en oublie!
- Monsieur, la réalité est bien plus passionnante que la fiction, reprit Raoul avec opiniâtreté. Vous devez me croire, je vous en supplie! Le mos dernier, alors que je séjournais près de la ville d’Eu…
- Sans l’autorisation de Madame votre mère, le nierez-vous?
- Euh…je lui ai avoué mon escapade un peu après. Oui, je musardais un peu le soir! Les nuits sont si belles à la fin de l’été!
- Dépêchez-vous de dégoiser!
- Je m’y emploie monsieur. Tard, un soir, j’ai assisté à un fait bizarre, un crime odieux. Bien malgré moi, j’ai été le témoin de l’assassinat du baron de Richepeau par une bande de criminels internationale. Ensuite, il y eut le vol de l’autel de la Vierge d’Eu par les mêmes hommes.
- Cette fois-ci, c’en est trop! Vous étiez dans la propriété du baron! Pour y faire quoi? Pour participer à la rapine? Pour lutiner une servante?
- Mais non, je me contentais d’admirer le parc au clair de lune et…
- Monsieur d’Arminville, assez! Vous abusez de ma patience! Par votre désinvolte attitude, vous remettez en cause la discipline de cette vénérable institution! Avec tristesse, je me vois dans l’obligation de vous condamner au cachot pour une semaine et à ne manger que de la soupe et du pain! Dès ce matin, une lettre partira informer Madame votre mère de votre dernière incartade!
- Monsieur!!! Monsieur…
- Si cette leçon ne suffit pas, au prochain trouble, vous serez renvoyé.
- Monsieur Fantan, je vous en prie, je vous en supplie! Punissez-moi, soit! Enfermez-moi pour un mois, oui! Donnez-moi le fouet, mais je vous en conjure, n’écrivez pas à madame ma mère! Elle a tant souffert, la malheureuse, et je ne veux point la décevoir!
Pour apitoyer le maître de discipline, Raoul s’était mis à genoux et pleurait, ne dissimulant point sa peine.
- Monsieur d’Arminville, cessez de vous donner en spectacle! Vous avez seize ans, et non six!
Froidement, monsieur Fantan actionna une clochette. Aussitôt, le surveillant principal entra et fut mis au courant de la punition à administrer au jeune interne.

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Une fois conduit dans la pièce qui tenait lieu de cachot, un réduit obscur avec un simple lit de camp dont l’inconfort aurait rebuté jusqu’à Savorgnan de Brazza lui-même, une table de bois blanc des plus ordinaires, un bougeoir muni d’une chandelle de suif et un pot à eau ébréché en faïence, le surveillant principal, au lieu d’abandonner là l’adolescent lui parla avec douceur malgré les ordres stricts du maître de discipline.
L’adulte, âgé d’une trentaine d’années, malgré des bésicles et un costume étriqué, paraissait vif et inspirait la sympathie. Il se prénommait Guillaume et excellait à recueillir les confidences des potaches. Voilà pourquoi Raoul se confia au pion, lui racontant toutes ses mésaventures.
- Maintenant, comment vais-je faire, Guillaume? Se lamentait l’adolescent. Je ne suis plus libre de mes mouvements et le mystère restera entier. Tu as cru ce que je te disais, au moins?
- Oui, pourquoi pas, souffla le jeune homme attardé.
D’un air détaché, Guillaume sortit un mouchoir et se mit à essuyer ses bésicles avec une lenteur calculée. Il réfléchissait.
- Un conseil, Raoul, un bon! Oublie ta colère, ta frustration! Fais le gros dos! Adopte une position humble…
- Oui, tu me laisses tomber, quoi!
- Mais non, laisse-moi achever! Ce soir, l’huis de ta prison sera entrouvert. Tu pourras sortir sans que nul ne s’en rende compte! Autrefois, lorsque j’avais ton âge, j’ai accompli plus difficile!
- Tu as eu une jeunesse aventureuse?
-Tu sauras tout sur mon compte bientôt. Une fois libre, gagne au plus vite le petit village de Troumalet, tu connais…
- Il n’est qu’à trois lieues à peine? Murmura Raoul.
- C’est cela. Une fois dans le village, tu cherches un cottage tranquille entouré de buissons de roses. Tu ne pourras pas te tromper : la propriété s’appelle Brelan.
- Brelan? Brelan d’as? Ça me dit quelque chose, fit l’adolescent.
- Un ami à moi y a pris sa retraite il y a vingt ans, au moment de la guerre avec la Prusse. Il a été plus que célèbre dans son temps. La presse l’avait surnommé « le danseur de cordes ».
Estomaqué, Raoul recula sur le lit de camp. Néanmoins, il parvint à ne pas pousser un cri de stupéfaction.
- Tu ne te moques pas de moi? Bafouilla-t-il. Tu connais Frédéric Tellier, toi, Guillaume Mortot!
- Hé oui, moi aussi, j’ai eu mon heure de gloire sous le nom de Pieds Légers. Le maître s’est rangé, et toute la bande l’a imité. Mais, si Frédéric est au courant, les assassins de Richepeau seront punis!

**************

Comme prévu, l’évasion de Raoul réussit. Sans anicroche, le jeune homme parvint au village de Troumalet et une fois sur place trouva le cottage décrit par Guillaume. Le cœur battant - on le comprend -, il tira la sonnette, attendant avec impatience qu’on lui ouvrît. Bientôt, malgré l’heure tardive - ou matinale, au choix, car il était plus de deux heurs du matin - il entendit des pas traînants chaussés de pantoufles. Une vieille domestique, le chignon en partie défait - elle nous rappelait vaguement quelqu’un - , un fichu jeté sur les épaules, la figure bougonne, se présenta sur le seuil.
- Qu’est-ce que tu veux, l’gamin? Jeta-t-elle avec son accent parisien inimitable. A c’t’heure, le maître dort! Me dis pas que t’as les roussins aux fesses! J’te crois pas avec tes frusques proprettes et tes tifs bien gominés!
- Je dois voir monsieur Tellier de toute urgence, insista Raoul, pour une vilaine affaire. Dites-lui que c’est Guillaume qui m’envoie.
- Guillaume? Connais pas!
- Attendez! Il a un autre nom dans la pègre! Pieds Légers!
- Ouais, c’est c’lui qu’a mal tourné! Surveillant d’internat!
La vieille se retint de cracher sur le sol de dégoût. Elle reprit, plus amène.
- Petit, tu peux entrer. Là, tout droit, dans la bibliothèque. Mais surtout, ne touche à rien! Tu n’as pas l’air d’en être, mais si c’est Pieds Légers qui te recommande, j’peux me tromper. J’vais chercher le maître!
Rongeant son frein, Raoul obéit tandis que la gouvernante faisait de la lumière et s’enquerrait de Frédéric Tellier. De longue minutes s’écoulèrent ce qui laissa à l’adolescent tout le loisir d’admirer les lieux et d’y détailler le précieux contenu de la bibliothèque. Tout d’abord, les meubles en chêne et en merisier, puis les tableaux, dont un original de Jérôme Bosch, La nef des fous, un Raphaël (Portrait de Castiglione), un Le Nain, deux Véronèse, trois modernes: Monet, Manet, Moreau, un Botticelli de sa période profane et un Watteau, excusez du peu!
« Ils sont tous authentiques, ou je me trompe! » Songea Raoul.
S’approchant de la vaste galerie emplie de livres aux couvertures de maroquin de différentes teintes et aux formats divers (de l’in quarto à l’in 20), le jeune homme en lut les titres avec gourmandise. L’étrange côtoyait le classique, l’érudition le populaire. Jugez-en, cher lecteur!
« Les évasions » de Latude, les « Mémoires » de Vidocq, Mes prisons, de Silvio Pellico, l’intégralité de La comédie humaine de Balzac, dont certains ouvrages avaient été plus lus que d’autres - ceux dans lesquels Vautrin apparaissait -, Les Misérables de Victor Hugo, les policiers de Gaboriau et de Wilkie Collins
http://www.tantor.com/AuthorImage/Collins_W.jpg
- en anglais dans le texte, naturellement! - les Histoires grotesques et sérieuses d’Edgar Allan Poe - Le joueur d’échecs de Maelzel et Le système du docteur Goudron et du professeur Plume figurant parmi les plus notables, Les histoires extraordinaires et Nouvelles histoires extraordinaires du même auteur comprenant les incontournables Le pendule, Double assassinat dans la rue Morgue et Le scarabée d’or, Les poèmes barbares et Les poèmes antiques de Leconte de Lisle, de nombreux ouvrages de poésie émanant des parnassiens dont l’inévitable Aurore-Marie de Saint-Aubain, très à la mode à cette époque, Les fleurs du mal, éditions 1857 et 1865 dédicacées par Baudelaire lui-même, les fêtes galantes de Verlaine, Les illuminations et Le bateau ivre de Rimbaud, Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand,
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des recueils de Pétrus Borel, tout Nerval, Mérimée, Maupassant, Hugo, les œuvres complètes à ce jour de Zola, Stendhal, Dumas, Ponson du Terrail dont le tome VI des Nouveaux mystères de Paris portait cette dédicace révélatrice :
A mon ami Frédéric qui a servi d’inspiration et de modèle pour mon personnage fétiche, Rocambole et qui un soir, m’a pardonné mon outrecuidance.
Pierre Alexis Ponson du Terrail
Figuraient aussi les romans les plus célèbres d’Eugène Sue, de Walter Scott, de Paul Féval, de Voltaire, de Frédéric Soulié, et des ouvrages plus pointus tels Le traité des coniques, Les provinciales, Les pensées de Pascal, Les caractères de La Bruyère, Les Mémoires de La Rochefoucauld, du cardinal de Retz, les Histoires et les Annales de Tacite et de Dion Cassius.
Raoul remarqua également du Tite Live, du Sénèque, du Marc-Aurèle, L’Iliade et L’odyssée d’Homère, des poèmes d’Horace, les dialogues philosophiques de Platon, La constitution des Athéniens d’Aristote, L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien ; sur une autre étagère étaient classés Hérodote, Sulpice Sévère, Virgile, Ovide, avec Les métamorphoses, ouvrage interdit à la pension, Apulée, Cicéron, Ammien Marcellin, Suétone dont les Vies des douze Césars paraissaient avoir été beaucoup lues, La guerre des Gaules de Caius Julius César, et, sur le dernier niveau de la bibliothèque, des recueils de poésies persanes, Les mille et une nuits, version non expurgée, les écrits d’exploration de René Caillié, de Livingstone, de Stanley,
http://www.voyagesphotosmanu.com/Complet/images/henry_morton_stanley.jpg
de Richard Burton, de Brazza, de Barth, de la philosophie asiatique avec le Tao te King et le Yi King, les vies de Confucius et du Bouddha, le Jésus d’Ernest Renan, un écrit étonnant d’Auguste Blanqui L’éternité par les astres, les brûlots politiques de Buonarroti et de Proudhon, L’Icarie de Cabet, du Fourier, côtoyant du Victor Considérant, les « Mémoires » de Saint-Simon rangées avec le père Enfantin, sans oublier les discours des grands conventionnels publiés dans « Le Moniteur » ou encore le Roland furieux de l’Arioste, le Malleus maleficarum de Kramer et Sprenger - en haut allemand, bizarre, comme lecture - La démonomanie des sorciers de Jean Bodin,
http://adlitteram.free.fr/cms_litterature/images/stories/photos_auteurs/Jean_Bodin.jpg
des livres spirites d’Alan Kardec, les articles de William Crookes
http://www.vopus.org/es/images/articles/william-crookes.jpg
sur Katie King, le traité de Nicolau Eymerich sur l’inquisition figurant tout à côté des écrits hétérodoxes de Ramón Lulle (de l’humour, mais de la part de qui?). Pour compléter il y avait un Hortus Deliciarum d’Herrade de Landsberg, manuscrit du XIIe siècle sous clef réputé perdu depuis la guerre de 1870, tous les Évangiles apocryphes (Pierre, Thomas, Judas, Marie…), La cité de Dieu et Les confessions de Saint Augustin, l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, l’Histoire de France de Michelet,
http://www.herodote.net/Images/Michelet.jpg
le Louis XIV de Lavisse,
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Le Disciple, de Paul Bourget, Les voyages de Gulliver de Swift, Le voyage dans la Lune de Cyrano de Bergerac, Vingt mille lieus sous les mers, Le tour du monde en quatre-vingt jours de Jules Verne. Un peu plus loin, Raoul identifia Goethe, Fichte, Novalis, Schiller, Hoffmann, Tolstoï, Tourgueniev, Pouchkine, Hölderlin, Heine, Newton, Von Kleist, Diderot, Montesquieu, Boccace, Dante, Manzoni, Machiavel, Érasme, Cervantès, Lope de Vega, Calderon, Beaumarchais, le cycle de la légende arthurienne et Le roman de Renart.
Jetées négligemment sur un sofa, il y avait les eaux-fortes de Goya, Les désastres de la guerre tandis qu’au-dessus du meuble figuraient La retraite de Russie de Fabert du Faur
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et du Jacques Callot. Un bonapartiste eût préféré Charlet et Raffet à ces iconographies anti-napoléoniennes.
Ne pouvant retenir un cri d’admiration, Raoul siffla :
- Mazette! Il y en a pour une fortune et une vie entière! Jamais je ne pourrai me payer cela sauf…
- Sauf en volant, jeune homme! Répondit une voix grave derrière lui, dans laquelle pointait un soupçon d’amusement.
Vivement, Raoul se retourna, tremblant soudainement sous le coup de l’émotion. Rien n’échappait à Frédéric Tellier.
- Monsieur, fit l’adolescent en bégayant, je ne voudrais pas me montrer indiscret, mais…ces eaux-fortes, ces tableaux?
- Des originaux, monsieur…
- Raoul d’Arminville pour vous servir, monsieur Tellier.
- Des originaux, je l’avoue. Les musées et les collections privées n’en possèdent que des copies, mais ils l’ignorent. Je n’ai pas volé ces chefs-d’œuvres pour la galerie, Raoul…
- Je vous croie, monsieur.
- Asseyons-nous et discutons comme deux personnes civilisées. Ainsi, Pieds Légers vous envoie… Au fait, laissez tomber le « monsieur ».
- Je préfère que vous me tutoyiez.
- Dans ce cas, tu peux m’appeler maître, sourit Tellier. Pour moi, tu seras Arsène, ton deuxième prénom, que tu renies, mais cela ne durera pas.
Raoul s’inclina poliment. Il ne pouvait rien refuser au maître, celui qui avait sauvé Marteau Pilon de la guillotine, celui qui s’était fait passer pendant cinq ans pour le chef de la police du tsar Alexandre II, celui qui pendant trois ans, avait été reçu par Napoléon III en personne au palais de l’Élysée et qui avait sa chambre réservée au château de Compiègne, celui qui avait emprunté l’identité d’un grand duc d’Espagne, Dom Iñigo de la Sierra… A quoi ressemblait ce mythique personnage? Le visage était long, les yeux gris se dissimulaient derrière des lunettes vertes à monture fine, les cheveux jadis bruns se striaient de mèches blanches, la bouche présentait des lèvres pâles, le nez un peu grand dépareillait la régularité des traits. L’ancien aventurier de haut vol, le chef de bande insaisissable, n’accusait pas son âge. S’il le désirait, il pouvait se grimer en lad, en général, en rentier, en cuisinier, en médecin noir, en majordome, en groom, en académicien, en maçon, en homme de loi, en vieille fille acariâtre et ainsi de suite… Mille personnalités différentes, mille pelures, mille visages, avec chacun leur caractère propre et aucune ressemblance avec l’identité précédente empruntée un jour, une heure ou une année.
- Raconte-moi ton histoire. Pieds Légers m’en a touché un mot mais je souhaite des détails, beaucoup de détails. Ne me dissimule rien.
- Hé bien voici…
Et Raoul conta ses mésaventures, avouant ainsi implicitement ses mauvais penchants pour la rapine. Bon sang ne saurait mentir! Son paternel, Rodolphe Armand Gontran vicomte d’Arminville avait commencé sa carrière en escroquant ses proches puis en avait été réduit à faire des faux en écriture avant d’être condamné au bagne. Il était mort sur la route de Toulon, antichambre de la Guyane, glorieusement en tentant de s’enfuir.
Déshonorée, sa veuve avait trouvé refuge chez sa famille qui l’hébergeait par « charité chrétienne ».
Le récit de l’adolescent dura près d’une heure. Pourtant, Tellier ne marqua aucun signe d’impatience, allant jusqu’à écouter les digressions avec une attention remarquable, posant régulièrement des questions pertinentes.
- Tout cela nous ramène au temps des machinations du comte Galeazzo, conclut Frédéric une fois que Raoul eut achevé. J’y reconnais bien là sa patte. S’il n’était mort sous mes yeux, je dirais que c’est lui qui se cache derrière ce rapt et ce vol.
- Oui, mais pourquoi voler l’autel de la Vierge d’Eu?
- Moi, je dirais pourquoi s’en prendre à Augustin Le Prince. Pour mettre au point un mécanisme maléfique, poursuivit Tellier, méditant. Le comte di Fabbrini n’était pas qu’un chef de bande. Il se targuait aussi de science et avait été l’assistant d’un grand savant méconnu, un certain Danikine. Là, le schéma se répète.
- Dois-je comprendre que vous connaissez l’identité de celui qui tire les ficelles?
- Il s’agit d’un homme dangereux, bien plus que mon ancien maître.
- Di Fabbrini, votre maître! S’exclama Raoul.
- Hélas oui, mais j’ai pu me libérer de la fascination qu’il exerçait sur moi et racheter peu à peu mes erreurs de jeunesse.
- Expliquez-moi.
- Plus tard, Arsène. Tu bailles et tes yeux se ferment.
- Le sommeil n’est qu’une perte de temps, asséna d’Arminville avec force.
- Tss! Avec ce qui nous attend, il faudra être en pleine forme. J’ai d’abord des dispositions à prendre. Ensuite, nous nous rendrons à Paris.
- Donc, vous acceptez de m’aider à résoudre cette affaire.
- Évidemment, tu es encore un peu jeune et un peu naïf pour te mesurer à ce damné anglais, Sir Charles Merritt, à la tête d’une bande internationale de pickpockets et de cambrioleurs de haut vol, entre autres…!
- Ah, le patron de Jerry!
- Le démon incarné, plutôt! La partie sera rude.
Frédéric se leva et appela :
- Marcelline?
- Maître, répondit aussitôt la gouvernante qui veillait malgré l’heure.
Manifestement, la vieille servante ne s’était pas couchée, s’installant derrière la porte de la bibliothèque, tentant d’écouter la conversation.
- Conduis donc notre nouvel ami dans l’ancienne chambre de Marteau Pilon, et retourne te coucher. A ton âge!
- Maître, vous savez que j’irais en enfer pour vous, alors, oubliez mon âge!
Reprenant son bougeoir, la gouvernante indiqua à Raoul un escalier. Autrefois, il y avait un demi-siècle, Améthyste avait eu son heure de gloire en tant que croqueuse de diamants et femme de petite vertu. Elle avait arpenté les allées du bois de Boulogne, lionne à la mode. Elle avait attiré les regards de Dumas, de Victor Hugo. Un poète s’était suicidé pour elle.
Frédéric Tellier reprenait du service Charles Merritt l’ignorait encore, lui qui avait fait ses premières armes en solo en France avec la frauduleuse attraction du musée des horreurs dont le clou était le décapité parlant, la même année que la démission de Patrice de Mac-Mahon.

**************

Quarante-huit heures plus tard, un adolescent bien bâti, vêtu d’un costume sport dernier cri, descendait du train de dix heures quarante-deux ; il était accompagné d’un vieux monsieur encore alerte et de taille élevée. Après avoir traversé tout le hall de la gare Saint-Lazare et fait appel à un porteur qui fut récompensé de son zèle par une pièce de cinq francs, les deux hommes empruntèrent un fiacre qui les conduisit cahin-caha jusqu’à un petit hôtel pas cher dans le quartier Saint-Paul. L’immeuble, malgré tout confortable, annonçait au chaland eau chaude et froide à tous les étages.
Une fois les bagages défaits, l’adolescent montra son impatience.
- Pardonnez-moi, maître, mais ne pouvons-nous pas prendre contact dès maintenant avec les anciens de votre bande?
- Durant ces deux jours, mon petit, je ne suis pas resté inactif. Le téléphone et le télégraphe, ça existe!
- Certes, néanmoins, je pense qu’il faudrait aussi rajeunir vos troupes, sans vouloir vous vexer!
Du tac au tac, Tellier répondit à Raoul avec un rien d’amusement.
- Du sang neuf, c’Est-ce que tu réclames? Mais je m’y emploie! Je t’ai recruté! Et puis, tu verras, il y en a d’autres! Pieds Légers a repris ses fonctions avec joie! Il me sert de messager. Tous mes lieutenants ont répondu présent à ses télégrammes.
- Tous? Brelan d’as, Marteau Pilon, Doigts de fée, le Piscator, Bagne Grisouteux… Je vis un rêve éveillé.
- Et bien d’autres membres encore de ma bande! Ils auraient pu refuser. Je ne leur en aurais pas tenu rigueur, car tous sont devenus honnêtes. Par exemple, Brelan d’as, de par sa noblesse rapportée, peut nous ouvrir les portes de la haute société! N’est-elle pas la digne veuve du comte de Frontignac?
- Ouche!
- Elle a un petit-fils qui approche ton âge. Il se prénomme Harry. Parfaitement bilingue, il a d’autres qualités très précieuses. Il excelle à escalader les façades des hôtels particuliers et à fracturer les serrures…
- Tout comme moi, reconnut Raoul.
- Quant à Marteau Pilon, bien que septuagénaire, il garde encore bon pied bon œil. Sous son véritable nom, Ignace Loiseau, il occupe le poste de confiance de maître d’hôtel chez le comte de Cossé Brissac. Excuse du peu!
- Mazette!!! Mais comment s’y est-il pris pour montrer patte blanche?
- Ses états de service chez Louise de Frontignac et chez De Foucauld, tout simplement! Le principe est de ne point se contenter de commettre de stupides petits larcins du genre substitution de pièces d’argenterie mais au contraire de voir grand. Notre colosse anime le club des majordomes. Ainsi, il connaît les dernières rumeurs, les secrets de famille, et sait ce qui se passe dans le tout Paris mieux que le préfet de police. Son officine de chantage est accréditée par le ministre de l’intérieur lui-même! L’an passé, elle a aidé à démonter le pseudo complot du général Boulanger, de la duchesse d’Uzès et de la baronne de Lacroix-Laval…mais chut!
- Pas au courant. Je ne m’intéresse pas à la politique.
- Le Piscator a ouvert un restaurant provençal du côté de Montparnasse. La chère y est délectable, sa bouillabaisse un pur régal. Il a fait ami ami avec le commissaire du quartier, un certain Jules Garois. Mais derrière cette activité honnête, le Piscator entretien un réseau de demi mondaines. Ce fut lui notamment qui recruta le fameux Bébé anglais, fort prisée de la gentry et de la noblesse d’Outre Manche. DS De B de B eut l’insigne honneur d’être remarquée par Bertie.
- Vous plaisantez, sans doute!
- Pas une seule seconde! André Levasseur dirige aujourd’hui le quotidien Le Matin. Ce journal tire à deux millions d’exemplaires. Grâce à cela, André a ses entrées ouvertes au palais de l’Élysée. Pas plus tard qu’hier soir, il soupait avec le président Sadi Carnot.
- Les bras m’en tombent.
- Je n’ai pas terminé, Arsène. Parmi les intimes de Levasseur, il y a monsieur Freycinet. De plus, mon ancien rédacteur est très bien introduit dans les milieux indépendants londoniens, grâce à ses liens avec la presse britannique. Shelton Seagrove, le directeur de la New London Tribune ne refusera pas de lui rendre service.
- Et Doigts de Fée?
- Sa réussite peut te paraître bien modeste, quoique…Elle a épousé un importateur exportateur de produits de luxe exotiques : thé indien, soieries, porcelaines, objets d’art… Bagne Grisouteux jouit d’une retraite très méritée. Il est propriétaire de cinq guinguettes sur la Marne.
- Avez-vous encore de telles surprises à ma disposition?
- Quelques-unes, que je garde de côté.
- En attendant, quel est le programme?
- Toi, tu vas ronger ton frein.
- Encore!
- Moi, je vais rouvrir mon bureau parisien de renseignements spéciaux. Ensuite, tu me serviras de coursier. Je suppose que tu montes à bicyclette?
- Bien sûr, maître, et je suis plus rapide qu’un fiacre.
- Tant mieux!

*************


Revenons parmi la haute et décadente société londonienne et plus précisément chez Lord Sanders, la quintessence du vice, de la dépravation et de l’ennui. Après une nuit quelque peu agitée, peuplée de cauchemars provoqués par certaines expériences chamaniques telles que fumer de l’opium ou respirer des vapeurs de peyotl, Percival, les yeux bouffis et jaunes, les traits tirés, la figure blême, contemplait ses précieuses collections comprenant moult tanagras authentiques, flopée de statuettes chinoises Song représentant d’agréables et gracieuses jeunes filles danseuses et musiciennes,
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rares porcelaines fines d’un blanc laiteux tendre, fragiles coupelles vert céladon, quelques vases mille fleurs disséminés dans la pièce, panneaux de soie tendus tissés originaires du Tibet, services à thé coréens influencés par l’art Song, huit à douze masques Nô
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suspendus sur les murs, quatre coffrets à secrets miniatures en laque de Chine
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recelant des trésors sans prix : matériel d’écriture de calligraphe lettré, Bouddha d’ambre, pièces de monnaie de jade avec un trou central, bateau dragon d’ivoire portant gravé sur sa coque un poème de l’époque Tang ; quelques éventails posés en désordre pouvaient être oubliés d’un néophyte. Pourtant, avec leurs manches d’ivoire, de cornaline et d’écaille, ils ne dépareillaient pas dans cette collection.
Après dix minutes d’introspection, notre noble personnage poussa un soupir de regret et murmura :
« Aujourd’hui, nous allons franchir les frontières de l’impossible. Nous réussirons ou nous mourrons! Les dieux m’en sont témoins! Jamais je ne pourrai me séparer de tant de beauté! Mais pourtant, si nous échouions ? Ah, cette angoisse qui m’étreint le cœur! Mauvais présage? Abus de peyotl? Il est vrai que mon esprit est encore tout embrumé par mon voyage effectué de l’autre côté de la réalité. »
Quelques heures s’écoulèrent. Maintenant, dans les caves de lord Sanders, Zoël Amsq mettait la touche finale à l’assemblage des trois éléments du bio translateur. Sa prochaine tâche consistait à affiner l’ajustement des ceintures biologiques protectrices qui permettraient ainsi l’aller-retour des êtres vivants se déplaçant dans le pan multivers. A terme, le bio translateur devait devenir une navette trans dimensionnelle, capable de transporter une demi-douzaine de passagers à la fois. Mais pour l’heure, le Haän et les techniciens n’en étaient pas encore là. Présentement, il fallait rester modeste et se contenter de réussir la première translation d’un objet inerte et non d’un être vivant.
Dans la salle voûtée, on s’affairait devant un étrange appareillage post moderne ou steampunk. Notre Haän avait pris la précaution de rester dans le ton afin de ne point trop surprendre l’assistance par une technologie « anachronique » trop apparente. Quant à lord Sanders, fort élégant dans son costume gris à la coupe impeccable qu’eût envié un Boni de Castellane,
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il s’était résolu à sacrifier un menu bibelot de porcelaine Song vert céladon d’une glaçure sans défaut.
Le délicat et fragile objet se retrouva déposé au centre du plot de transfert, autrement dit l’ex autel de la Vierge d’Eu, dont le socle était désormais renforcé par du plomb et de l’acier blindé. L’énergie du moteur du min translateur téléporteur était fournie par de minuscules cristaux de charpakium refroidis dans un bain d’azote liquide.
Le savant et aventurier extraterrestre avait pu obtenir de son bien aimé et égoïste Empereur Tsanu XV, après moult supplications trente gramme de cristaux, soit l’équivalent de plus de cent milliards d’unités de bénéfices de la planète Haasucq. A Amsq de se débrouiller pour allonger la durée de vie des précieux cristaux. Ah! S’il avait eu à sa disposition la technologie de l’Empire des 1045 planètes, il y a longtemps qu’il aurait réussi à recristalliser le charpakium ou mieux, à en synthétiser de l’artificiel! Mais Haasucq n’avait pas de Daniel Wu à son service.
La précision du réglage du téléporteur transdimensionnel devait permettre le déplacement du minuscule et incomparable vase aux mêmes coordonnées spatiales, mais à une heure dans le futur. Quand nous vous disions que l’expérience restait d’une ambition modeste!
L ’instant fatidique approchait. Daisy Neville,
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conviée au spectacle, se dandinait d’impatience sur sa chaise tout en mâchouillant des pralines offertes par Percy. La fillette tenait serrée dans ses bras sa dernière poupée, un automate fabriqué par son oncle Sir Charles, capable de prodiges, puisque le joujou pouvait parler et marcher comme un véritable enfant. Toutefois, la face étrange, lunaire, aux grands yeux écarquillés, dégageait une impression de malaise indéfinissable. Après que le céladon se fut dématérialisé comme prévu, rendez-vous fut donné une heure plus tard dans la même pièce. Ces minutes de liberté permirent à Merritt de s’informer auprès de Zoël Amsq des manifestations physiques qui préluderaient à la rematérialisation de la porcelaine.
- Normalement, la lumière fluctuera, tel un kaléidoscope multicolore, répondit le Haän aimablement.
- Sera-ce tout? s’enquit Sir Charles, aiguillonné par une curiosité fort légitime.
- Non, je ne le crois pas, poursuivit Amsq quelque peu blasé, ce qui était étonnant.
En fait, notre extraterrestre craignait l’échec. N’avait-il pas attendu cet instant rare soixante années, et pour cela subi des humiliations insupportables pour en arriver là?
- Après les diffractions lumineuses, reprit Zoël sentencieusement nous aurons droit à des tremblements, à peine perceptibles, rassurez-vous. De légers tintements de verre et de cristal, dans un périmètre de cinq mètres à peu près, mais également, à des vrombissements, comme si des milliers d’abeilles tournoyaient dans la cave.
- Donc, manifestations lumineuses, sonores et télékinésie, résuma Sir Charles.
- Effectivement, pas de puits noir gravifique, du moins à ce stade…
Merritt leva un sourcil. Il ne savait pas trop bien ce qu’était un puits gravifique et ne comprenait donc pas pourquoi le pseudo tibétain arborait une mine soucieuse.
Une heure plus tard, sans surprise, les phénomènes décrits par le Haän se produisirent. Les techniciens de maintenance fournis par Sir Charles étaient sur des charbons ardents. Tous suaient littéralement de peur. S’ils n’avaient craint une terrible vengeance de la part de leur maître, ils se seraient assurément enfuis!
Cependant, le céladon se rematérialisa à l’endroit précis où il se trouvait soixante minutes plus tôt. Mais… Désormais sa surface apparaissait toute grêlée, comme si le bibelot avait été soumis à des centaines de micro impacts! Lorsque Lord Sanders osa toucher la fragile porcelaine, une fine poussière grise se déposa sur ses doigts.
- Comment expliquez-vous cela? Demanda-t-il plus inquiet que jamais à Amsq.
Haussant les épaules, l’extraterrestre daigna préciser:
- Rien que de très naturel! Mon ami, réfléchissez! Votre objet n’était pas protégé par une ceinture de maintenance ou par un champ de force anentropique, un bouclier, quoi! Il a donc subi le bombardement des poussières rencontrées au cours de son trajet, sans oublier, bien entendu, la décomposition puis la recomposition de sa structure, au niveau moléculaire!
- A quand la prochaine étape, questionna Merritt?
- Demain soir, messieurs. Ce sera plus palpitant, je vous le garantis. Vous aurez droit à un déplacement aller et retour par un être vivant. Les ceintures seront prêtes.
Sir Charles se frotta les mains de contentement, puis, sortant un cigare de son étui en vermeil, il en coupa l’extrémité avant de l’allumer.
- J’envisage déjà l’identité du cobaye, jeta-t-il avec joie. Un de mes monstres de foire qui me rapporte bien peu ces derniers temps.
- C’est vous qui choisissez Sir Charles, puisque c’est vous qui payez! Siffla Amsq avec un fiel soudain.
Sir sa chaise, Daisy trépignait et geignait. Elle avait été déçue par ce spectacle qui, à ses yeux, n’avait rien présenté de magique. Pas d’images colorées en mouvement, pas de silhouettes découpées, rien de tout cela!
« Pff, minable! » Marmonna-t-elle.

***************

L’expérience suivante exigea du muscle de la part des aides de Merritt ; c’étaient des hommes à tout faire, au cerveau pas plus développé que la taille d’une noix, des forts des halles à peine capable de grommeler trois mots clairement, le tout avec un accent cockney effroyable. Les bonshommes transportèrent jusque dans une des caves une cage lourde et encombrante qui renfermait une sorte d’homme atèle à la longue queue entortillée, au poil noir mité se détachant par plaques. L’être déchu, un Améranthropoïde atteint de la gale, n’attirait plus guère les foules naïves et avides de sensationnel. Pour mettre la touche finale à ce tableau, ses crocs gâtés n’effrayaient plus personne.
http://pagesperso-orange.fr/CRYPTOZOO/ameranth.jpg
On comprend pourquoi Sir Charles l’avait choisi de préférence à l’Orang pendek et à Kikomba ; l’admirateur de la danseuse de Bali était trop utile dans certaines expéditions nocturnes. La collection d’hommes singes et de curiosités de Merritt, pléthorique, suffisait en fait amplement à satisfaire n’importe quelle lubie du maître.
La pitoyable créature fut donc préalablement endormie grâce à l’injection par une seringue de Pravaz d’un liquide soporifique - du Valium grossier. Ensuite, l’homme atèle fut attaché au téléporteur par des lanières de cuir si serrées qu’elles lui entamèrent cruellement les chairs. Zoël Amsq n’oublia pas de placer autour de la taille du cobaye la ceinture biologique de protection. Les mains du monstre avaient été enfilées dans des gants souples. Notre Haän avait fait de même pour ses propres membre : sans doute craignait-il la contagion ou les parasites.
- Tant que le quatrième élément n’aura pas été découvrir, articulait-il doctement à l’adresse de la petite assemblée, l’appareil ne pourra permettre que le déplacement vers le futur sur une distance d’à peine cent années et sur une seule chrono ligne la nôtre.
- Oh, ce n’est déjà pas si mal. Proféra Sir Percy admiratif.
- Précisément. Notre cobaye sera projeté à quarante, cinquante années d’ici au maximum. Bien entendu, il ne changera pas d’espace.
- Compris, siffla Merritt.
- Le séjour de l’homme atèle ne durera que trois minutes, puis il reviendra parmi nous automatiquement. Pour éviter le phénomène de la boucle temporelle… Oui, lord Percy?…
- Je ne saisis pas très bien Mister Gundrup.
- Plus tard, cher ami, fit Merritt avec impatience. Laissez Tsarong poursuivre.
- Donc, pour éviter le phénomène de la boucle temporelle, ces trois minutes se dérouleront également pour nous. Sinon, notre cobaye se retrouverait à effectuer des aller-retour à l’infini ou presque, c’est-à-dire jusqu’à épuisement de l’énergie émise par les cristaux d’orona, cela bien au-delà de la mort du monstre, naturellement. Nous serions impuissants à casser le cercle infernal et si nous tentions de nous interposer, nous serions piégés à notre tour!
- Aïe! Se crispa lord Percival.
Le noble lord se retint de se ronger un ongle. Il devait garder son sang-froid en public.
- Toutefois, j’ai assez l’expérience de la chose pour éviter un tel incident, rassura Amsq. L’écran nous visualisera le lieu dans lequel l’Améranthropoïde pliopithèque se télé portera.
- Et puisqu’il s’agit de la même salle, verrons nous la différence? S’enquit lord Sanders.
- Mais certainement, lord Percy! Jeta Amsq avec un rien d’agacement. La mode change, les meubles et la décoration itou.
Habilement, le Haän mania quelques curseurs ; instantanément, une lueur blafarde se répandit dans la pièce voûtée tandis que l’écran du chrono vision s’allumait, présentant d’étranges motifs, des arabesques indéfinissables. Parallèlement, le plot de télé portation, sous tension, vibrait sourdement. Progressivement et insidieusement, le singe atèle disparut de cette réalité-ci!
Sur l’écran se devina bientôt un paysage apocalyptique, un grand désordre, des ruines, des vestiges de murs sous un ciel nocturne parcouru d’éclairs et de lueurs rouges menaçantes. Brutalement, des explosions fleurissaient l’azur, accompagnant de gigantesques incendies. Londres tout entière était la proie des flammes, cible martyr du blitz. Le plus terrible était que nos témoins voyaient cela sans le son, dans un silence irréel et oppressant.
Sanders, qui croyait avoir tout vu et tout vécu et qui s’en prévalait, en perdit à la fois son impassibilité et sa cigarette.
- Mais quelle est donc cette vision d’horreur et de fin du monde! Balbutia-t-il avec une angoisse soudaine.
- La folie humaine, messieurs, ricana Zoël Amsq avec amertume, encore et toujours! Mais ne vous inquiétez pas! Si ma mémoire est bonne, notre cobaye vient de se rematérialiser en 1940, au cours d’un bombardement aérien.
Merritt s’approcha du tableau des coordonnées pour avoir la confirmation des propos du prétendu Tibétain et siffla :
- D’après les leviers et les senseurs, cet automne 1940 ressemble à un cauchemar! Londres détruite ainsi par l’ennemi! Mais de quel ennemi s’agit-il? Le connaissez-vous?
- Oh, Londres résistera, soupira Gundrup. L’esprit britannique, tenace.
Sanders sanglotait presque.
- Ma propriété en flammes! Mes porcelaines Song et Ming! Mes précieux codex gnostiques! Ma collection de tabatières et de montres! Certaines de ces pièces remontent à Mary Stuart! Le triptyque de l’autel de la Vierge du maître de Flémalle!
- Mais je vous avais mis en garde! Rétorqua Amsq avec une ironie mordante. Pour votre éclairage, les responsables de ce feu d’artifice appartiennent à la même nationalité que l’une des bandes qui nous disputera les trésors de Stankin.
- Ne pourrait-on pas prévenir les autorités de cet avenir monstrueux qui attend notre bonne ville?
- Lord Percy, ne soyez pas si naïf! S‘irrita Sir Charles. Lorsque l’appareil sera entièrement monté; l’univers sera à nous, alors, qu’importe une guerre, ou une apocalypse!
A la seconde où Merritt jetait ces sèches paroles, le singe atèle géant revint sur le plot, le poil roussi, son corps parcouru encore de flammèches. Le triste cobaye dégageait une odeur de brûlé et de chair grillée. Malgré tout, la bête dormait encore.
Cette expérience mouvementée ne fit que renforcer la résolution de Merritt.
« Il faut que j’expérimente moi-même ce voyage! Et puisque 1940 est en guerre et dangereux, je dépasserai cette borne chronologique. Il faut que je fasse céder Amsq! Que je lui tire tous ses secrets! »

***************

Le même soir que l’expérience numéro deux de Amsq, Frédéric Tellier réunissait son ancienne bande au complet à Paris, rue Neuve Sainte-Catherine. Dix-neuf heures venaient de sonner à la petite pendulette en bronze. Dehors, il pleuvait dru, et on pouvait entendre distinctement les gouttes de pluie tambouriner sur les vitres bien que les fenêtres fussent fermées et les lourds rideaux de damas bleu tirés. L’ancien aventurier examinait tous ses fidèles. Parfois, son front se plissait sous la pression d’une sourde inquiétude.
- Qu’y a-il donc, maître, interrogea Marteau Pilon naïvement, de sa voix lente de basse.
Marteau Pilon, c’était le fidèle d’entre les fidèles, le bon gros brave toutou qui se serait jeté dans les flammes sans un frémissement sur un signe de Tellier, avec le sourire aux lèvres et le cœur en fête. Tout respirait en lui la dévotion et la vénération.
- Une étrange invitation, marmonna le danseur de cordes. Tiens Brelan, qu’en penses-tu?
Il tendit un bristol de teinte ivoire à sa vieille amie. Cette dernière lut la petite carte, la retourna et médita un instant avant de répondre.
- Un rendez-vous an théâtre Robert-Houdin afin d’assister à la prestation de Georges Méliès, le célèbre prestidigitateur. Cette invitation laconique est signée Daniel Grimaud…
- Certes, mais qu’en penses-tu?
- Un vague souvenir m’effleure l’esprit, mais cela remonte à tant d’années. Je revois un grand parc, en hiver, trois hommes de grande taille, vêtus avec élégance, mais d’une façon extravagante…
- C’est cela, tu y es. Le plus jeune se prénommait Daniel. Saturnin de Beauséjour était encore parmi nous…
- Oui, ces trois hommes, des scientifiques, s’adonnaient à des expériences plus qu’audacieuses…
- Dois-je me rendre à cette invitation?
- Tout à fait.
- Mais comment ce Daniel savait-il où je me trouvais, comment me contacter? Il y a une semaine encore, j’ignorais que je retournerais à Paris…
- Le résultat des fameuses expériences. Hasarda Brelan.
- Le temps a dû passer pour lui aussi...
- Peut-être pas autant que pour nous. J’ai le pressentiment que cette nouvelle rencontre nous ouvrira des horizons inimaginables. Si nous devons combattre l’ex bras droit de Galeazzo, toute aide sera la bienvenue!
De son côté, Levasseur s’impatientait.
- Mon cher Frédéric, je pense que vous nous avez dissimulé certains secrets.
- Oh, des détails, pas plus, mon ami.
- Laissons tomber et passons à la réunion du jour. Comme vous me l’aviez recommandé, j’ai pris langue avec mon confrère anglais. Il m’a révélé les dernières nouvelles de Londres, notamment certains éléments que la presse dissimule.
- Y compris la New London Tribune?
- Oui, car deux ans après Jack l’éventreur, les esprits restent encore troublés.
- Allez droit au fait, André.
- Les rumeurs parlent d’un vampire… Il ne s’agit pas là d’une créature imaginaire sortie tout droit d’une quelconque sous littérature mais bel et bien d’un vrai qui, il y a quelques semaines encore, sévissait dans les bas quartiers londoniens où il se nourrissait de rats, de fumeurs d’opium et de prostituées. Il a cessé ses crimes aussi rapidement qu’il les a commencés.
- Peuh! Du sensationnel! Jeta Brelan avec mépris. Nos amis britanniques s’ennuient et leur brouillard leur monte à la tête…
- Non , pas du tout. Shelton Seagrove m’a juré sur son honneur que telle était bien la réalité.
Raoul d’Arminville, silencieux dans son coin tout en se balançant sur sa chaise, s’interrogeait. Lui fallait-il donc prendre au sérieux les déclarations de Levasseur? Or, l’aspect d’un des voleurs de l’autel de la Vierge d’Eu plaidait pour la bonne foi du Britannique et du Français.
« Ne mégottons pas. Pensait-il. L’étrange, l’incroyable et le bizarre nous côtoient sans cesse. Si les exploits du malfaisant Galeazzo sont vrais à 100 %, alors, tout est possible. »
Levasseur poursuivait son rapport d’un ton plus calme.
- Les bonimenteurs, les camelots et les forains des plus grandes villes européennes, de Saint Petersbourg à Dublin, de Lisbonne à Constantinople, se plaignent en chœur de la disparition régulière de leurs meilleurs phénomènes de foire. Ceux de Londres menacent de faire le siège de Scotland Yard jusqu’à ce qu’ils soient reçus par le superintendant Aberdeen… Les feuilles de choux se posent la question : y aurait-il une traite de freaks?
- Intéressant, mais je ne vois pas en quoi cela nous concerne…
- Mister Seagrove, hasarda Brelan, pense-t-il que la disparition du vampire et le rapt des monstres de foire sont liés?
- D’après ses dires, pas franchement.
- Euh, puis-je vous donner un renseignement qui me semble de la première importance? Lança Raoul.
- Nous t’écoutons.
Le jeune homme raconta le plus brièvement qu’il le put ses mésaventures chez le baron de Richepeau, insistant sur l’aspect simiesque du tueur.
- Piste à surveiller et à creuser, donc, conclut Tellier.
- Enfin, termina André, les potins bruissent de la dernière nouvelle mondaine. Le célèbre et richissime lord Percival Sanders, l’excentrique collectionneur, au mieux avec Sir Charles Merritt, accueillerait depuis deux mois un représentant du royaume interdit du Tibet, un dénommé Tsarong Gundrup.
- Ah, voici quelque chose d’extrêmement intéressant, s’exclama Frédéric. Rappelez-vous qu’autrefois, je fis un voyage dans ce pays mystérieux et fermé aux Occidentaux.
- Je m’en souviens parfaitement, répondit Levasseur. A votre retour, vous prîtes l’identité de Victor Martin, sous laquelle je vous connus.
- Tout à fait. C’était lors de notre dernière lutte contre le Maudit, le sinistre Galeazzo di Fabbrini, compléta Brelan.
- Exact. Ce nom de Tsarong Gundrup est un nouveau fil.
- Pourquoi? Demanda André Levasseur.
- Parce que tout simplement, le véritable Tsarong Gundrup ne peut être encore en vie aujourd’hui en 1890! Ce moine initié du douzième degré de Lobsang Rama est mort de vieillesse dans mes bras en 1866. Celui qui porte maintenant ce nom ne peut être qu’un imposteur.
- Ne pourrait-il avoir un fils, du moins un fils spirituel?
- C’est moi, son fils spirituel! Les moines bouddhistes sont voués au célibat et à la chasteté, afin d’atteindre le niveau le plus élevé de la connaissance. J’entrevois comment agir. Une ébauche de plan se forme dans ma tête… André, voici votre mission : prendre auprès de Seagrove tous les renseignements concernant le réseau de relations mondaines de lord Sanders. Parmi les personnalités, il y en aura bien une ayant besoin de compléter sa domesticité!
- Pas évident! Siffla Levasseur. Qui envisagez-vous dans le rôle du valet de confiance? Moi?
Le danseur de cordes réprima un rire discret.
- Bien sûr que non, André! Qui vous parle de valet? Que je sache, des grooms de huit ressorts n’ont pas qu’un rôle décoratif. C’est là que vous deux entrez en scène, Raoul et Harry!
- Je veux bien, fit le dénommé Harry. Je commençais à m’ennuyer, à me dire que je perdais mon temps.
- Je m’inquiète pour mon petit-fils, objecta Brelan. Cette mission que tu veux lui confier me paraît trop risquée. Certes, il a reçu le baptême du feu il y a quelques mois, mais il manque encore d’expérience.
Vexé, Harry monta sur ses ergots.
- Grand-maman Louise, j’aimerais que tu me lâches la bride! Je ne suis plus en nourrice! Tantôt, je fête mes dix-huit ans!
- Soit, mais qui t’aidera si tu tombes dans le pétrin?
- Moi, lança Raoul fièrement. Je crois avoir assez fait mes preuves il y a peu face aux assassins du baron de Richepeau.
- Mmm, murmura Brelan. Présomptueux, arrogant…
-… et courageux, plein de ressources, ma vieille amie, compléta Tellier. Son âme est trempée dans l’acier le plus pur. Accorde-lui toute ta confiance.
- Soit.
A son tour Marteau Pilon demanda la parole.
- Qu’as-tu à nous apprendre?
- Maître, mon rôle de confiance auprès du comte de Cossé Brissac me permet d’avoir l’oreille des dernières rumeurs du boulevard Saint-Germain. Hier au soir, au dîner, tandis que je trônais telle une potiche debout devant le buffet Régence de la sale à manger, splendide dans ma livrée noire et blanche immaculée, la mine impassible, je captais tous les propos des conversations qui avaient lieu.
- Oh, je saisis! Les « grands » de ce monde ne nous cèlent rien à nous les « petits », lorsque nous portons une livrée. A leurs yeux, nous ne sommes que des meubles!
- Tout à fait, maître.
- Ton information vaut-elle le coup? A-t-elle un lien avec notre affaire en cours?
- A vous de juger, maître. Le général de Boisdeffre vient de vendre un hôtel particulier à un richissime inconnu qui l’a réglé comptant!
- Mazette! En billets de dix mille francs? En louis d’or?
- Vous n’y êtes pas! En di...a...mants! Or, le général avait justement sur lui un de ces diamants. Il pesait soixante carats et était de la plus belle eau.
- Ali Baba séjournerait donc à Paris! Ricana Raoul.
- Ce Crésus est marié à une grande duchesse russe, prétendument descendante de Tamerlan. Condamnée à l’exil, elle aurait trempé dans un complot contre le tsar Alexandre III.
- Beau roman, par ma foi, qui me rappelle les contes que j’inventais autrefois, dit Tellier avec ironie.
- C’Est-ce que j’ai pensé, maître. Toutefois, le général paraissait convaincu, le pauvre! Il y avait si longtemps qu’il cherchait à se débarrasser de cette vieille demeure inchauffable, emplie de courants d’air. Sa solde ne lui permettait pas de l’entretenir.
- Au fait, tu t’es déjà rendu à cet hôtel, non?
- C’est exact. J’en connais presque tous les recoins. J’ai fait ami ami avec le majordome Alfred Bardu. De temps en temps, nous jouons au bridge ou aux dames devant un verre de cognac.
- Poursuis, mon vieux.
- La duchesse serait d’une beauté éblouissante. Grande, élancée, un teint de pêche, les cheveux roux, la bouche appelant le baiser, mais enceinte! Autre signe particulier. Un garde du corps la protège et la suit comme son ombre.
- Qu’en dit le général? L’a-t-il décrit lui aussi, ce garde?
- Naturellement. L’homme est assez grand, massif, très costaud, blond pâle, une sorte de Tatar au front bas. Il ne s’exprime pas en français mais dans une espèce de sabir mêlant l’anglais et un idiome inconnu.
- Du russe, sans doute.
- Des rumeurs courent également sur la présence d’un autre serviteur, d’une hideur repoussante, un resucé d’éléphantemane si j’ai bien compris ce que disait le général.
- Et le mari?
- Le général n’a pas été particulièrement impressionnant par lui. L’homme paraît entre trente-cinq et quarante ans ; il a des yeux bleu gris, le cheveu châtain roux, le sourire engageant. Il s’exprime parfaitement en français sans accent.
- Comment se nomme-t-il?
- De Boisdeffre ne l’a pas mentionné.
- Tant pis, souffla Tellier, marquant ainsi son dépit.
- Vous pensez à quoi, maître?
- Cet inconnu richissime pourrait être Daniel Grimaud. La description correspond à l’homme le plus jeune qui faisait partie du trio d’expérimentateurs.
- Mais il y a vingt-deux ans de cela! Remarqua Brelan.
- Pour lui, non! Pour nous, hélas oui!
- Je suis dépassé! S’exclama Levasseur.
- André, notre mésaventure contre Galeazzo, la tentative de donner vie à son Homunculus…
- Vu comme cela! Fit Levasseur en hochant la tête. Puis il se renferma dans un silence méditatif.
Le Piscator, qui s’était tu depuis le début de la réunion, prit la parole.
- Hier soir, peu avant 22 heures, déclara le patron avec son accent marseillais caractéristique, j’ai eu deux clients formant un couple réellement mal assorti. Ils avaient retenu une table le matin par téléphone.
- Tu te modernises! S’esclaffa Doigts de Fée.
- Oh, je n’ai pas à me plaindre, les affaires marchent bien. Mais je reviens à mes moutons. Le couple était composé d’un homme au teint fort pâle, j’irais jusqu’à dire cadavérique, aux longs cheveux de lin, aux yeux rouges comme ceux d’un albinos, âgé d’une trentaine d’années environ et d’une jeune fille merveilleuse. Visiblement, le type servait de chaperon à la demoiselle. Imaginez-vous une auburn aux yeux verts en amande, dotée d’une taille fine à la souplesse jamais vue, d’une poitrine menue mais délicieuse, vêtue d’une robe de brocart et de satin à décolleté carré, portant dans ses cheveux relevés et bouclés des diamants. Pour parachever ce portrait nullement flatté, il faut y rajouter un rire franc et une aisance naturelle.
- Mais dis, tu en es tombé amoureux!
- Doigts de Fée, ne me charrie pas! Cependant, la robe avait quelque chose qui n’allait pas.
- Une robe de grand soir dans ton bouge, voilà!
- Si je ne me retenais pas, garce!
- Du calme vous deux, dit sévèrement Frédéric. Alors, qu’est-ce qui clochait dans sa vêture?
- Voilà : les manches! Au lieu d’être remontées un peu sur les épaules et d’être resserrées sur les poignets, elles étaient larges comme la paume de ma main jusqu’au creux du coude. Pas à la mode du tout!
- Il s’agit peut-être d’une excentrique, sourit Brelan.
- Je n’ai pas terminé, reprit le Piscator, montrant des dents légèrement ébréchées. Le couple était accompagné d’un chat noir et blanc d’une taille respectable, au poil mi-long et aux yeux bleus. L’animal a passé son temps à se gaver de faisan! Mais cela ne lui a pas suffi, apparemment, car il a réussi un peu plus tard à chaparder sur la table voisine des buissons d’écrevisse. Le client victime de ce méfait s’est plaint à la jeune demoiselle qui aussitôt pris son air hautain pour répondre : « Je suppose que je dois vous dédommager. » Puis, elle a jeté avec un dédain remarquable un billet de mille francs tout chiffonné comme s’il s’agissait d’un vulgaire morceau de papier aux pieds du vieux monsieur qui en est devenu rouge d’humiliation. Entre nous, le vicelard soupait avec une cocotte de première! Mais je reviens à notre affaire. L’albinos qui accompagnait la juvénile beauté l’a grondée!
- Tu as tout entendu, évidemment!
- Bioen sûr! Il lui a dit :
« Violetta, ici, l’argent ne pousse pas sur les arbres, et tiens donc mieux cet Ufo! »
Elle lui a répondu tout à trac :
« Si Ufo a faim, je ne veux pas le priver! Pffou! En voilà toute une histoire pour du papier synthétisé! »
- Ufo? Quel nom étrange pour un chat! Articula lentement le danseur de cordes. Un acronyme? Oui, sans doute.
- Le reste du repas s’est déroulé sans incident notable, reprit le Piscator avec faconde, ménageant ses effets. La demoiselle a dégusté en silence ses ris de veau, puis, ce fut une coupe d’ananas avec de la chantilly.
Le Marseillais marqua une pause, puis lança tout de go :
- Lorsque je suis venu présenter ma petite note, même pas cent francs, je m’étais montré raisonnable, j’ai cru m’être trompé. Les lumières devaient me jouer un tour. Les cheveux de la jeune fille paraissaient d’une teinte plus claire, quant à ses yeux, ils étaient maintenant parsemés de paillettes d’or.
Tellier sourit.
- Je te pratique depuis de longues années, le Piscator. Tu gardes le meilleur pour la fin : la sardine qui a bouché le port de Marseille.
- Je n’exagère pas maître, mais pas du tout! Attendez! Vous allez juger par vous-même! Je vous ai passé sous silence le menu du compagnon de la demoiselle. Il s’était contenté d’un steak tartare et d’un carpaccio de bœuf. Lorsque le serveur a ôté les plats, il a remarqué que les assiettes de l’albinos avaient toujours la viande, mais que celle-ci était desséchée!
C’en fut trop pour Raoul qui jeta, facétieux :
- Brouuhh! Un deuxième vampire, et à Paris cette fois-ci! Y aurait-il une épidémie? J’en tremble!
- Un peu de tenue, Arsène! Le rabroua Tellier.
Mortifié, l’adolescent se tut pour le restant de la soirée.
- Doigts de Fée, ton rapport maintenant.
- Je n’ai rien à dire d’extraordinaire, maître. Mon époux Théophraste m’a fait lire la nomenclature de ses dernières transactions de produits de luxe et autres pièces rares destinées au port de Londres. De nombreux « gros clients » l’avaient grassement payé pour faire transporter incognito des marchandises illicites sous l’appellation erronée de porcelaines de Chine.
- Du tabac, de l’opium?
- Mon mari ne trempe pas dans ce genre de trafic. Non, des antiquailleries Tu vois un peu le genre : orfèvrerie médiévale, bijoux et miroirs égyptiens, momies sud-américaines ou quelque chose comme ça! Théophraste s’est juste contenté de jeter un petit coup d’œil discret aux caisses.
- J’apprécie. Et ton cher et tendre, t’a-t-il donné le nom de ses clients?
- A quoi bon, leur identité est fausse. Par contre, j’ai leur description. Il y avait tout d’abord une espèce de Flamand avec un accent épouvantable, des moustaches remarquables, puis ensuite un rouquin anglais à l’allure assez interlope. Les deux bonshommes ont reconnu qu’ils travaillaient pour un lord. De plus, dans le contrat que Théophraste a signé avec le rouquin, il y est fait mention du transport clandestin d’une cage de grande taille renfermant un singe géant.
Ces paroles éclairèrent Raoul et le reste de l’assistance. L’adolescent sortit de son silence boudeur.
- Bingo, maître! Nous tenons le bon bout!
- Oui, tu as tout à fait raison. Le rouquin et le singe correspondent en effet à deux des assassins du baron de Richepeau.
Alors, baissant la voix, le danseur de cordes acheva de donner ses directives…
- (…) Après-demain, je vous raconterai mon entrevue avec ce Daniel Grimaud. Soyez tous présents à 19 heures.
Marteau Pilon s’avança.
- Maître, si vous avez besoin d’un garde du corps.
- Merci pour ta proposition, mais je sais encore me défendre. Je ne pense pas que ma vie soit en danger. Retourne plutôt chez ton aristo, et ouvre grandes tes esgourdes!
- Comme d’habitude maître!
Toute l’assemblée se sépara dans une atmosphère sereine. Sur le chemin du retour, Tellier demanda à son jeune ami :
- Alors, que penses-tu de mes fidèles?
- Ils sont surprenants et fort capables. Mais s’il y a de l’action?
- Ne crains rien! Ma bande comprend bien d’autres membres! Ce soir, tu n’as rencontré que les lieutenants. Pour les coups de main, j’ai à ma disposition une cinquantaine d’acolytes et autant de subalternes que je le désire!
- Bigre! Ça fait du monde!
- Prends-en de la graine, pour une future carrière!
- Compris, maître!
Raoul venait de recevoir sa première leçon. Dans une dizaine d’années, il saurait la mettre à profit.

***************

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Propriétaire du théâtre Robert-Houdin depuis 1888, Georges Méliès y donnait des spectacles de magie appréciés. Déguisé en Persan de pacotille, il effectuait des tours incroyables assis sur une sorte de litière suspendue. Puis, reprenant le frac européen, il régalait son public d’illusions, faisant parfois intervenir l’optique, notamment dans celle de l’homme à la tête de caoutchouc qui serait améliorée plus tard dans les premiers films qu’il tournerait. Âgé de vingt-neuf ans, le magicien portait une barbe noire encaustiquée tandis que sa calvitie était à peine marquée.
Après plus d’une heure de manipulations, Méliès acheva son numéro par le clou du spectacle attendu impatiemment par les spectateurs ravis. Le dernier tour, grandiose, consistait en l’escamotage d’une dame fort légèrement vêtue, faisant ainsi admirer à la ronde ses chairs plantureuses. La blonde, excessivement fardée pour l’époque, arborait une guêpière ainsi que des bas de soie noire gainant des jambes replètes bas montant jusqu’au-dessus des genoux et terminés par une faveur rose. Les cuisses nues laissaient apparaître une chair blanche où un observateur attentif pouvait déjà deviner une couche de cellulite. Lorsque l’assistante se tournait et se mouvait sur la scène, la gent masculine de la salle se rinçait l’œil en admirant une chute de reins audacieuse, toute ornée d’un flot de rubans noirs et roses noués assez mollement.
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Avec force mimiques, sourires, regards arrondis, la jeune faire-valoir appétissante pénétra dans une espèce de compartiment en acier de forme cylindrique. Les spectateurs des premiers rangs pouvaient détailler parfaitement les boulons et les rivets de la chambre métallique. Toutefois, de lourdes tentures drapées dissimulaient habilement le socle et le sommet de la cabine.
Un sourire mystérieux sur les lèvres, Méliès referma la porte du compartiment, en retira les tentures à l’aide d’une corde tirée théâtralement et…dévoila l’impensable : la jeune comparse avait pénétré à l’intérieur d’un obus creux, obus qui fut ensuite hissé jusqu’à la bouche d’un énorme canon. Après un court laïus mélodramatique du prestidigitateur, l’obscurité se fit sur la scène et dans la salle. Attendant l’instant clef du prestige, on pouvait entendre distinctement les respirations oppressées des spectateurs. Soudain, des feux de Bengale verts et rouges s’allumèrent. Des éclairs éblouirent l’assistance alors qu’éclatait un assourdissant coup de tonnerre. C’était le canon qui avait été tiré! L’obus partit se perdre quelque part au-dessus des cordages et des tringles des appareillages du théâtre. Puis, la charge creuse retomba pour atterrir en un bruit métallique sur la scène. Lorsque la fumée fut dissipée, l’obus révéla l’impossible : il n’y avait plus personne à l’intérieur, et certainement pas un cadavre pantelant!
Hébétés, les spectateurs restèrent muets ou se mirent à pousser des « Oh! » de stupeur. Mais une sonnerie de trompette accompagnée de coups de cymbales retentit tandis que parallèlement s’éclairaient la scène ainsi que la salle tout entière.
En équilibre sur la rampe du premier balcon, telle une gracieuse ballerine, la jeune femme, toujours vêtue de sa guêpière, salua le public, secouant à peine sa chevelure parfaite. Aucune de ses boucles ne s’était détachée durant le tour. Roulés dans la farine mais heureux, tous ou presque applaudirent à tout rompre ce numéro à couper le souffle.
Dans une loge de l’avant-scène, quelques personnes n’avaient prêté qu’un œil distrait à ce tour de force. Une jeune fille avait même eu cette réflexion désobligeante pour Georges Méliès :
- Surfait! La dondon n’a jamais été projetée dans les airs! Il y avait une trappe dérobée. Pendant que la foule, hypnotisée, regardait les fumées vertes et rouges, la faire-valoir s’échappait au sous-sol! Es-tu d’accord avec moi, tante Irina?
- Bien sûr! Mais ici, il n’en faut pas beaucoup pour émerveiller les gens.
Revenons quelques minutes en arrière. Dans cette même loge, Frédéric Tellier, revêtu d’un habit gris perle à la coupe impeccable qui sentait le dandy d’une lieue, jouant négligemment avec une canne d’ébène au pommeau d’or surmonté par un cabochon de diamant, s’était présenté devant Daniel Grimaud. Ce dernier rivalisait d’élégance et de prestance avec son invité. Il avait passé une jaquette grise d’une teinte semblable à celle de l’Artiste, et le revers de son habit s’ornait d’un œillet blanc coupé frais du matin. Tellier ne pouvait s’empêcher de fixer l’épingle de cravate attachée dans la soie de son hôte. Indiscutablement, la perle noire était authentique.
Se penchant élégamment vers la compagne de Daniel Grimaud, en parfait gentleman, Frédéric baisa la main de la jeune femme tout en lui faisant un compliment sincère sur sa toilette. Irina, jeune beauté rousse remarquable, aurait pu figurer comme cariatide au Parthénon. Elle rendit à l’Artiste son salut, s’exprimant avec un léger accent slave. La Russe portait une robe du soir en soie brochée couleur ivoire qui dénudait un cou et des épaules superbes. Une visite de zibeline reposait avec négligence sur le dossier d’une chaise dorée rembourrée de velours rouge. Après un sourire tout à fait charmant, Irina se retourna vers la scène, et ajustant ses jumelles de théâtre, observa, de ses yeux d’émeraude pailletés d’ambre , la suite du numéro spectaculaire de Georges Méliès.
Daniel Grimaud avait présenté sa compagne sous le nom de Grande Duchesse Irina de Plesenskaïa. On pouvait dire que cette identité n’était pas réellement usurpée car la mère d’Irina pouvait prétendre à ce titre. Légèrement en retrait se tenaient Antor, qui répondait au nom d’Arthur Robinet et Violetta di Fabbrini Sitruk.
Tellier ne cilla pas à la vue du vampire et de l’adolescente. Tous deux correspondaient à la description du Piscator. En fait, il ne manquait à ce tableau que le chat. Lorsque Violetta fut tout d’abord présentée sous le nom de sa mère, l’Artiste leva un sourcil interrogateur. Daniel répondit aussitôt à cette question non formulée.
- Rassurez-vous, monsieur Tellier. Mademoiselle n’a qu’un très lointain lien de parenté avec le Maudit, le sinistre comte Galeazzo qui fit tant parler de lui sous le Second Empire.
Irina fit la moue. Se penchant vers son mari, elle lui murmura un reproche dans sa langue maternelle, reproche dont le sens n’échappa nullement au danseur de cordes.
- Inutile de parler russe devant moi, fit Tellier dans la même langue en s’inclinant poliment.
- Compris, reprit Daniel en français. Je pense qu’il vaut mieux jouer cartes sur table, car, dans la partie difficile qui s’annonce, nous serons partenaires et non adversaires.
- Tout à fait, monsieur Grimaud.
Après la représentation qui eut un succès triomphal, Daniel conduisit son hôte Frédéric Tellier à sa demeure, le fameux hôtel particulier acheté récemment. Les renseignements de Marteau Pilon et du Piscator se recoupaient. Le bâtiment était une ancienne « folie » très XVIIIe siècle, située sur les hauteurs de Passy. Partout des surcharges dorées, tarabiscotées, des impostes, des trompe-l’œil, le tout dans le plus pur style rococo.
« Une horreur, non? Déclara Daniel à Tellier comme s’il lisait dans ses pensées. Il n’y avait pas mieux sur le marché et j’étais pressé. »
Sur le perron, le majordome qui attendait le retour de ses maîtres s’inclina fort bas devant eux. Il s’agissait d’un individu à la carrure impressionnante, aux yeux clairs mais au front fuyant. Le menton absent conférait au visage une allure étrange, d’autant plus qu’un bourrelet sus-orbitaire le dépareillait.
- Merci, Uruhu, fit Daniel Si vous voulez bien servir le thé dans le boudoir.
- Bien commandant…euh…oui…monsieur, répondit le factotum de sa voix spéciale. Tellier écouta les propos attentivement tout en observant les moindres détails de l’individu qui lui faisait face. Il nota également l’apparence encore plus étrange du liftier dans l’ascenseur. L’être - s’agissait-il d’une créature? - dissimulait sa figure sous une cagoule couleur chair excessivement vaste. L’inconnu était parfaitement campé sur ses deux jambes ; toutefois, sa longue robe chinoise noire laissait deviner un appendice caudal encombrant quelque peu rebelle.
« Une queue? Songea l’Artiste. A qui ou à quoi ai-je donc affaire? »
Des effluves puissants et nauséabonds agressaient ses narines, mélange d’encens, de violette, de vase des marais et de chair à demi putrescente. N’y tenant plus, Frédéric osa une question :
- Pardonnez ma curiosité déplacée, mais, pourquoi donc votre liftier cache-t-il son visage derrière une cagoule?
- Oh, répondit Irina avec détachement, notre domestique souffre d’une très rare affection de la peau, un lupus, une nécrose qui déforme les chairs, les putréfie jusqu’à la desquamation.
Violetta, qui retenait un fou rire, jeta, espiègle :
- Voilà pourquoi Kiku pue! Il n’a aucun lien de parenté avec Elephant Man, par contre, du côté d’Alligator People… Je vous garantis qu’il n’est pas contagieux!
Fronçant les sourcils, Irina la fit taire en lui lançant en russe :
- Violetta, quand donc apprendras-tu à la fermer?
- Vous devez nous trouver terriblement mystérieux, déclara Antor innocemment.
- Effectivement. Mais je pense que vous allez bientôt éclairer ma lanterne.
- Après une tasse de thé, dit la jeune femme avec un frisson. Ce temps automnal ne nous convient pas vraiment.
- Surtout si vous venez du futur, émit Frédéric.
- Ah, vous l’avez deviné! Constata Daniel.
- Plus exactement, je vous ai reconnu, monsieur Grimaud. Je vous ai vu il y a tantôt plus de vingt-deux ans en Seine-et-Marne chez un comte, si je me rappelle bien…
- Un duc.
- Dans son parc. Vous nous aviez faits venir, Louise de Frontignac, Saturnin de Beauséjour et moi-même, par des moyens autrement plus magiques que ceux dont use Georges Méliès. Vous étiez accompagnés d’un militaire pète sec. Où est-il présentement, et qu’en est-il du duc?
- Franz est resté à son époque. Quant au militaire, vous allez le rencontrer dans quelques secondes. Il se nomme André Fermat. Désormais ambassadeur, il est commandant de réserve dans la flotte.
- Pas vous, apparemment.
- Ah, vous avez entendu le lapsus d’Uruhu.
- Naturellement.

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