samedi 29 octobre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1886 (2).



Paris, 28 novembre 1887.

Le capitaine Hubert de Mirecourt, enrichi grâce aux compagnies d’exploitation de l’Afrique noire, avait démissionné de l’armée. Cet ancien comte désargenté avait donc trouvé le bon filon pour vivre une retraite anticipée plus que dorée. Toutefois, la société n’appréciait pas ce nouveau riche qui avait le toupet de se présenter aux grandes réceptions mondaines, aux courses de chevaux ou encore dans les casinos de Deauville ou de la Côte d’Azur. Même le faubourg Saint Germain le battait froid, c’est dire!
Hubert n’en avait cure. Il s’était fait construire un hôtel particulier à Biarritz et avait établi ses pénates dans un des plus beaux et somptueux appartements de Paris, sur les Champs Elysées, qui avaient supplanté le boulevard Saint Germain depuis déjà quelques décennies.
Veuf depuis six ans, le comte avait un fils, Arthur, né en 1879.
Certains journalistes avaient le courage de dénoncer le capitaine de Mirecourt, odieux individu enrichi par la sueur, les souffrances et la mort de centaines d’indigènes. Avec mépris, l’ex-officier recevait les écrivaillons et répondait sèchement, ne mâchant pas ses mots.
Le chroniqueur du Gil Blas eut droit à cette répartie: 
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- Les morts que vous me reprochez n’étaient après tout que quelques nègres sans importance.

*****

Ravensburg, juin 1888.

Le baron von Möll, vêtu d’une robe de chambre prune, enfoncé confortablement dans un fauteuil recouvert de tissu fleuri, de style Louis XV, était songeur en cette soirée d’été.
Rodolphe et son épouse étaient conscients des transformations que leur monde connaissait. Le couple vieillissait non avec appréhension mais avec le sentiment que tout ce qui avait fait le charme de leur vie ne serait bientôt plus. L’horloge du temps tournait et les aiguilles semblaient sauter des tours. Le vieil Empereur Guillaume Premier avait rendu le dernier soupir le 9 mars 1888.
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 Non pas que le baron le regrettât, mais tout de même… le règne de son successeur, Frédéric III,
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 atteint d’un cancer de la gorge au stade terminal, n’était qu’une longue agonie qui allait durer trois mois. Déjà, le Prince héritier affûtait ses armes. Le futur Guillaume II savait que bientôt, il pourrait montrer à la face du monde tout entier sa valeur.
Les pensées les plus désordonnées se bousculaient dans la tête de Rodolphe. Ses craintes se lisaient dans son regard troublé.
«  En France s’est installé un esprit revanchard qu’il sera fort difficile d’extirper. La presse parle de plus en plus d’un certain général Boulanger… qu’est-ce que cela annonce? Certainement de noirs corbeaux dans le ciel européen… le nouvel Empereur qui succédera à Frédéric III est un jeune homme belliciste dans l’âme. Quant à l’Angleterre, elle ne pense qu’à son immense empire outre-mer et se moque pas mal du sort de notre vieux continent. Le prestige de la reine Victoria n’est pour moi que de la poudre aux yeux… manifestement une tempête se prépare. Déjà le ciel s’enténèbre et le grain menace… nous vivons une époque charnière mais qui en a conscience? Le fragile équilibre actuel peut se rompre d’un jour à l’autre… il suffirait d’une compétition coloniale encore plus exacerbée… c’est sûr, l’Angleterre et la France vont se heurter en Afrique alors que l’Allemagne ne pourra se contenter de ramasser les miettes de ces deux Etats…. Qui plus est, une nouvelle théorie est en train de voir le jour. Elle représente un danger pour nos enfants lorsqu’elle s’emparera de la majorité des esprits. L’espace vital ou Lebensraum… la Weltpolitik… ah! Un pays très industrialisé, à forte natalité, au commerce florissant, prêt pour la conquête de l’Univers… toutes les cartes sont déjà retournées… le processus conduisant à la Grande Guerre est entré dans une phase décisive. Je le pressens et le vois au plus profond de mon âme… mais Gerta m’observe et ses yeux s’emplissent d’une crainte mélancolique… elle aussi a peur de l’avenir… Elle ne peut oublier le dénommé Michaël et son compagnon, notre descendant, le professeur Stephen Möll… ».
Frédéric III mourut le 15 juin 1888, après seulement 99 jours de règne. Rodolphe n’appréciait pas le nouvel Empereur Guillaume II.
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 Il redoutait ses initiatives mais il se rendait bien compte qu’il devait taire ses opinions hétérodoxes.
L’année 1889 s’ouvrit sur le drame de Mayerling qui mit définitivement sur la touche la dynastie des Habsbourg. 
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Toutefois, le baron von Möll fut soulagé d’apprendre l’échec du général Boulanger. En effet, élu député de Paris, Boulanger refusa de marcher sur le Palais de l’Elysée le 27 janvier comme lui demandaient ses partisans. Le Premier avril, il s’enfuit à Bruxelles.
Mais le 6 mai 1889, un événement plus joyeux eut lieu: le président de la République française, Sadi Carnot, inaugurait l’Exposition universelle. Or, la Tour Eiffel était le fleuron de cette fête qui célébrait à sa façon et le centenaire de la Révolution et le savoir-faire français. 
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Avec l’accord de tous les membres de la famille, le baron von Möll entreprit de se rendre à ladite exposition. Déjà, il avait retenu par courrier trois chambres dans l’un des meilleurs hôtels de Paris… Gerta était heureuse de se changer les idées. Quant à Waldemar, il ne voulait manquer cela pour rien au monde. Wilhelm ne voulait pas l’admettre, mais il était aussi curieux et avide que son frère. Ce fut pourquoi il accepta de bonne grâce de faire partie du voyage.

*****

Paris, 5 juillet 1889.

D’un commun accord, la famille von Möll avait décidé de commencer la visite de Paris par l’incontournable exposition universelle et par son clou, la Tour Eiffel.
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 Le monument, récemment achevé, surplombait la capitale française. À cette époque, la ville ne s’étendait pas aussi loin au nord qu’à la fin du XX e siècle. Cependant, du haut du troisième étage de la Tour, on distinguait parfaitement de grands bâtiments, de larges avenues, les boulevards des Maréchaux, le palais du Trocadéro, édifié en 1878, sorte de pâtisserie architecturale du plus mauvais goût, entourée de quatre tourelles ou campaniles. Le ciel n’était pas d’un pur azur, plutôt laiteux, à cause des fumées d’usines qui s’en venaient empuantir l’atmosphère de cette grande métropole désormais industrielle. Le temps n’était pas non plus au beau fixe et les nuages s’amoncelaient déjà à l’ouest, apportés par les vents.
Toutefois, les touristes n’en avaient cure et s’extasiaient sur la vue imprenable. Pour qui s’y connaissait, ou encore pour qui avait un guide pratique, il était facile d’identifier l’Île de la Cité, Notre-Dame, la Sainte Chapelle,
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 le Palais de Justice et la Conciergerie, le quartier du Marais, les Halles et ainsi de suite. Les anciennes fortifications avaient été abattues et sur les terrains ainsi dégagés, s’étalait la « zone », l’endroit où vivaient les miséreux, les laissés pour compte du capitalisme industriel triomphant. Une lèpre entourait donc la cité des lumières. Quant à la Seine, elle charriait des débris de toute sorte, ses eaux sales se moirant de marron et de flaques huileuses. Pourtant, des péniches et des charrois naviguaient sur le fleuve, s’entrecroisant sans cesse. C’était l’âge d’or des bateliers.
Quelle ne fut pas la surprise des von Möll de rencontrer, au troisième étage de la Tour Eiffel, Michaël, vêtu en parfait touriste de cette fin de siècle, portant donc un costume sombre en conformité avec la mode stricte. La seule fantaisie que s’était autorisé l’agent temporel consistait dans la coiffe d’un banal feutre à larges bords.
- Michaël? S’exclama Gerta. Est-ce bien vous?
- Comment est-ce possible? Renchérit Rodolphe.
- Oui madame. Monsieur le baron, poursuivit Michaël en anglais, je me suis renseigné sur vos déplacements, voilà tout. J’avais besoin de vous voir… au fait… j’espère ne pas avoir commis d’anachronisme flagrant dans ma tenue vestimentaire.
- Non, vous êtes tout à fait acceptable, fit Waldemar, se retenant de ne pas éclater de rire.
- Oh! Je vois… le chapeau… il fait un peu Far West, mais on peut passer l’éponge…
- Question de goût, marmonna Wilhelm.
- Je voulais obtenir quelques renseignements…
- Vous avez parcouru autant de chemin rien que pour cela? S’étonna Rodolphe.
- Oh! Pour moi, cela équivaut à franchir le seuil d’une porte, pas davantage… Que pouvez-vous me dire concernant la Rosenberg Bank?
- La Rosenberg Bank, dont le siège se trouve à Ravensburg? Vous me prenez au dépourvu, mister Michaël… toussota le baron.
- Il s’agit de la banque fondée et dirigée par Isaac Rosenberg, énonça Gerta.
- J’en suis un des actionnaires principaux, reprit von Möll. Tout se passe bien de ce côté. Je n’ai qu’à me louer d’avoir investi chez Isaac Rosenberg. Mais je ne puis vous en apprendre plus car, voyez-vous, je ne connais pas réellement la famille de Herr Rosenberg. Nous ne nous fréquentons pas… nous ne sommes pas de la même classe sociale…
- Il ne manquerait plus que nous invitions chez nous cet homme, dit Wilhelm d’une voix sèche. Il n’est qu’un financier, juif de surcroît.
- Hem, mon frère, ne commence pas à te lancer dans des discours politiques fumeux, proféra Waldemar.
- Toi, tais-toi! Tu n’es que mon cadet. Je t’interdis de me parler sur ce ton.
- Cesse cette querelle, ce n’est guère le lieu et le moment pour nous disputer.
- Oublies-tu que je suis le futur chef de famille et que le titre me reviendra?
- Ouille! S’exclama Michaël.
- Waldemar et Wilhelm, vous me faites honte tous les deux, assena Rodolphe. Que faites-vous des règles du savoir-vivre? Vous vous donnez en spectacle pour pas grand-chose.
- Les choses n’ont pas l’air d’aller pour le mieux entre vos deux fils, soupira l’agent temporel. Wilhelm, vous me semblez fort pressé de succéder à votre père…
- Vous, monsieur, mêlez-vous de ce qui vous regarde!
- Monsieur le baron, vous n’avez que quarante-sept ans et vous madame…
- Tss tss, monsieur Michaël, faites preuve de tact, murmura Gerta.
- Oh! J’ai saisi…
- Revenons aux Rosenberg, proposa Rodolphe. Le fils d’Isaac, Joseph, seconde son père depuis quelques temps déjà et la banque connaît une situation florissante, si florissante d’ailleurs qu’Isaac compte, paraît-il, ouvrir des filiales dans d’autres villes d’Allemagne. Il serait question de la Bavière et de la Sarre…
- Pour quelqu’un qui ne connaît pas grand ’chose des Rosenberg, vous m’avez appris précisément ce que je cherchais, jeta l’agent temporel tout heureux.
- Ah! Mais laissons-là cette conversation ennuyeuse et admirons la perspective de Paris.
- Tout à fait, Gerta. Ce tour de force que constitue l’édification de la Tour est bien plus passionnant que les affaires bancaires de Ravensburg, insista le baron.
- Permettez-moi de ne pas partager votre avis, fit Michaël. Tout d’abord, à quoi sert cette horreur? On dirait un immense enchevêtrement inesthétique de poutres métalliques élevé à quelque idole tribale par une peuplade primitive!
- Quelle façon de s’exprimer! Remarqua Wilhelm. Les Européens ne sont pas des nègres arriérés.
- Michaël, vous m’étonnez grandement, reprit Rodolphe. La Tour Eiffel est un monument digne du génie technologique du futur. Sa construction relève de l’exploit. Ne voyez-vous pas tous les calculs qu’il a fallu effectuer pour la portance, la…
- Tout cela, je le sais, mais…
- Songez que nous nous trouvons à trois cents mètres de hauteur environ et que…
- C’est magnifique, tout simplement, approuva chaudement Waldemar.
- Dire que ce sont ces salauds de Français qui l’ont élevée, gronda Wilhelm. Un jour, le peuple allemand saura faire mieux.
- Wilhelm, tais-toi. Bien que nous nous exprimions en anglais, on pourrait nous comprendre, recommanda Rodolphe.
- Justement, monsieur le baron, déclara l’agent temporel d’une voix sourde. Quelqu’un est en train de nous observer depuis deux minutes.
- Que se passe-t-il?
- Un individu est en train d’écouter notre conversation. Il boit toutes nos paroles.
- Comment cela se fait-il que vous ne l’ayez pas remarqué auparavant? Questionna Gerta.
- Difficile de le reconnaître mais cet inconnu semble posséder un pouvoir psychique d’une puissance si grande que je n’ai pu le détecter que maintenant.
- Un homme… artificiel? Trembla Gerta.
- Non, assurément… attention! Encore une fois, son regard se porte vers notre groupe… Je parie qu’il est… grimé…
Effectivement, un mystérieux individu, tout vêtu de noir, chapeau melon vissé sur la tête et non canotier à la mode, moins formel, canne à pommeau d’argent à la main, accoudé à la balustrade, semblait regarder la perspective du Trocadéro
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 et du Champ de Mars juste sous les pieds de la Tour. Mais en fait, les yeux d’un bleu foncé intense scrutaient tous les faits et gestes du petit groupe constitué des von Möll et de l’agent temporel. Soudain, l’homme quitta sa place et emprunta l’escalier le plus proche.
- Je dois le suivre, marmonna Michaël. Il y a là une énigme qu’il me faut résoudre au plus vite…
- Vous êtes fou! Jeta Rodolphe. Descendre toute cette hauteur à pied à grande vitesse vous fera tourner la tête. Attention au vertige. Vous pourriez tomber.
- Monter jusqu’ici a été sans doute plus difficile? Répondit l’homme du futur sur un ton narquois.
Alors, sans même s’excuser, Michaël laissa là la famille von Möll et, sans tarder, emboîta le pas à l’homme en noir. Après une descente  qui parut interminable, l’inconnu parcourut le Champ de Mars à grandes enjambées. On aurait dit qu’il était pressé. Quittant l’Exposition, il parvint devant le pont d’Iéna et là, héla un fiacre qui était libre.
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 Le véhicule prit la direction de la rue de Rivoli où se trouvait l’hôtel prestigieux dans lequel l’inconnu avait loué une suite…
Michaël fit de même et, à son tour, grimpa dans une voiture hippomobile, demandant au cocher de suivre le véhicule devant lui.
- M’sieur, ce sera plus cher si vous êtes de la rousse…
- Ne discutez pas et ne perdez pas de vue le fiacre, compris?
- Compris, m’sieur.
Enfin, les deux voitures stoppèrent devant un palace renommé où logeaient tous les nababs et les hauts personnages de passage dans la capitale. Avec l’Exposition universelle, toutes les suites et les chambres étaient retenues. Même le plus petit placard n’était pas libre.
Après avoir payé la course par un diamant de cinq carats, - c’est un vrai au moins? Oui, il vient en droite ligne du Cap; ce n’est pas un diamant du Canada, mon cher… - Michaël s’engouffra dans le vaste hall sans même jeter un coup d’œil aux lustres magnifiques et aux somptueux tapis de Boukhara,
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 aux boiseries, aux glaces et aux tentures moirées. Partout des dorures, des macarons, de fausses colonnes de marbre… marchant jusqu’à la réception, il s’adressa d’un ton amène à l’employé. L’inconnu, quant à lui, était directement monté dans sa chambre à l’aide d’un ascenseur.
- Hem… police secrète… commença l’agent temporel. Voici ma carte…
Michaël avait sorti un papier quelconque de sa poche. Grâce à une manipulation psychique, le factotum crut les déclarations du jeune homme.
- Je voudrais le numéro de la chambre où loge le monsieur qui vient de rentrer juste avant moi et auquel vous avez remis ses clefs. Affaire spéciale… sécurité de l’Etat.
Le réceptionniste, un vieil homme aux favoris bien fournis et lorgnons sur le nez s’empourpra.
- Euh… Il n’y aura pas de lézard au moins?
- Je ne suis pas armé.
- Bon… monsieur Zeeland loge au numéro 48, au quatrième étage. Deuxième couloir à gauche.
- Merci, mon brave.
Michaël tendit à l’employé troublé une pièce romaine à l’effigie de l’Empereur Hadrien, reste de pécule d’une ancienne expédition. C’était tout ce qu’il avait trouvé dans ses poches.
Enfin parvenu au quatrième étage, devant la porte de la chambre 48, l’agent temporel ne frappa pas à l’huis. Passant le seuil comme si la porte n’existait pas, il n’y trouva qu’une domestique, une jeune femme d’environ trente ans, à l’aspect maladif et aux joues trop rouges. L’employée était en train de passer le plumeau après avoir fait le lit. 
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« Hum… quel teint de chlorotique! Pensa l’homme du futur. Les gens e cette époque post néolithique font appel à de véritables nids à microbes pour accomplir les tâches ingrates dans ces établissements huppés. Cette femme est atteinte de tuberculose avancée et il lui reste exactement à vivre soixante-sept jours, huit heures, vingt minutes, douze secondes et… sept centièmes… l’hygiène n’est guère meilleure à LA en 1993... ».
Si l’Homo Spiritus se permettait ce genre de réflexions, c’était parce qu’il avait eu la curiosité de s’aventurer dans les quartiers délaissés de Los Angeles ou de New York dans lesquels aucun Blanc anglo-saxon n’osait aller, que ce fût à pieds ou en voiture. Ainsi, l’agent temporel avait pu découvrir l’univers des taudis, des squats, des ateliers clandestins de couture employant une main d’œuvre féminine d’origine latino-américaine au rabais, véritables annexes des maquiladoras de la frontière avec le Mexique, les jeunes gens assommés par le crack ou la cocaïne, les délinquants de toute sorte prêts à tuer père et mère pour moins de dix dollars… les détritus pestilentiels s’accumulaient dans ces ruines dignes d’un bombardement que les services de la voirie avaient depuis longtemps renoncé à nettoyer. Les rats étaient ici comme chez eux, se faufilant et zigzaguant à travers les amoncellements de poubelles renversées ou éventrées. Les tags achevaient de défigurer les bâtiments de briques ou de pisé et nous étions loin des CBD clinquants pour richissimes hommes d’affaires ou traders.
La domestique, surprise par la venue de Michaël, avait stoppé son nettoyage. Remarquant la présence d’une photographie reposant sur une table de chevet, elle s’en empara et l’examina entre deux quintes de toux.
- Ce n’est pas possible, fit-elle avec un fort accent irlandais. Ma maladie me joue peut-être des tours… le monsieur m’a sonné pour que je fasse le ménage et pour me remettre des chemises que je devais repasser. Puis, soudainement, il a disparu tel un fantôme! En abandonnant cette photographie. Regardez… elle est en couleurs… et la date…
La jeune femme sans demander à Michaël ce qu’il faisait là lui tendit la photo. Celui-ci la retourna pour y lire une date inscrite au dos à l’encre bleue: 15 mai 1946. Puis, il se préoccupa des personnes figurant sur le document. Deux hommes avaient posé près d’un des premiers avions à réaction. L’un des deux, le plus âgé, chaussé de lunettes, une blouse blanche passée sur un costume gris, cheveux coupés en brosse, figure ronde, paraissait avoir une quarantaine d’années et présentait un air de ressemblance avec le baron Rodolphe von Möll. Quant au second personnage, nettement plus jeune, pas plus de vingt-huit ans, il était blond, mince, la silhouette élancée, vêtu lui aussi d’une longue blouse blanche, mais portée avec une distinction autre que celle de l’homme mûr. Des cravates à la mode 1945-1950 venaient confirmer la date de la photographie. Sur la pellicule même, deux prénoms, Otto et Franz.
Souriant, Michaël dit doucement:
- Oh! Madame, cette photo m’est destinée. Monsieur Zeeland savait ma venue. Il m’a joué une farce…
- Mais, objecta l’employée, la couleur, la date impossible, les deux individus vêtus bizarrement, sans faux col… 
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L’agent temporel fixa intensément la jeune femme de ses yeux gris acier et cette dernière, rassérénée, sortit de la suite comme si de rien n’était, ayant oublié l’incident.
Cependant, le jeune homme était assailli de réflexions.
« J’avais les moyens de guérir cette malheureuse… je l’ai fait. Je n’ai pu m’en empêcher… Assurément, les S vont me le reprocher. Mais qu’importe! Ils vont dire que je modifie une fois encore le cours de l’histoire… quant à cet Homo Sapiens, ce Johann, car c’est bien lui, il a signé ses actions en cette année 1889, la preuve, ce pseudonyme néerlandais, il est plus fort et plus puissant que je le pensais. Comme moi, il a la capacité de se déplacer d’un segment de temps à un autre, sans appareil… alors, s’agit-il d’un Johann mutant? D’un clone? Fabriqué par qui dans ce cas? L’énigme reste entière… il me faut donc conclure néanmoins que celui qui se dissimule derrière van der Zelden m’est contemporain… aïe! Je n’aime pas cela! Qui trahit? À quelle fin? ».
Sur ce, l’agent temporel, plus que troublé, disparut et regagna sans étape l’an 1993. Notre homme du futur avait choisi de taire l’incident à Stephen.
Quant aux von Möll, ils séjournèrent trois longues semaines dans la capitale française. Gerta avait des gemmes dans les yeux tant elle était heureuse. La baronne avait fait des folies en emplettes, achats effectués au Magasin du Louvre, à la Samaritaine et dans des boutiques de mode.
En mars 1890, le chancelier Bismarck, brouillé avec l’impétueux Empereur Guillaume II, donna sa démission et Caprivi lui succéda à ce poste. 
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Dordogne, an 10 000 avant Jésus-Christ environ. 

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Nous étions au magdalénien final. La glaciation de Würm approchait de son dénouement. Le climat n’allait pas tarder à se réchauffer, obligeant les rennes et les mammouths à partir plus à l’est, entraînant ainsi la disparition du gros gibier. 
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Autre conséquence du changement climatique: l’art pariétal entrait en décadence.
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 Une civilisation était en train de mourir, une autre lui succéderait. Telle était l’oscillation naturelle du temps.
L’aube de temps nouveaux pointait…
Michaël, du haut d’un promontoire rocheux, surplombant le paysage, observait une bien étrange construction, invisible aux yeux des autochtones, se dressant dans la clairière au milieu d’une forêt de conifères. Cette architecture sans défaut, à la structure parfaite et lumineuse, présentait l’apparence d’un cube aux parois blanches. 
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Or, quelqu’un s’éloignait de ce cube, une silhouette revêtue d’un scaphandre tout à fait anachronique. L’inconnu pénétra bientôt dans une bulle qui se dématérialisa aussitôt.
Michaël venait de surprendre ainsi le manège d’un homme synthétique sans comprendre dans l’immédiat ce qu’avait trafiqué la créature artificielle.
Voilà que le ciel s’obscurcissait. Des ombres inquiétantes engloutissaient la paisible clairière. Les animaux levaient la tête, soudainement inquiets. Les rennes cessèrent de brouter et, après avoir marqué un temps d’arrêt, s’enfuirent à travers bois. 
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Quant au cube, il commença à émettre de sourdes vibrations, inaudibles à toute oreille humaine normalement constituée. C’était comme un cri de souffrance que captait l’agent temporel. L’étrange et inexplicable appareil était donc un être vivant, blessé à mort sans doute par les manigances d’un homme robot.
Peu à peu, les vibrations s’accentuaient, prenant des dimensions sonores inattendues. Un sifflement assourdissant succéda aux vibrations et gagna toute la forêt. Les bêtes avaient depuis longtemps rejoint un lieu plus hospitalier.
Seul Michaël était resté, s’obstinant à vouloir comprendre ce qui était en train de se produire. Le ciel se teintait maintenant de pourpre, tandis que le cube faisait de même. Rouge sang, il finit par exploser. Une gerbe étincelante illumina la contrée enténébrée et puis… plus rien. L’incendie qui avait suivi la désagrégation du mystérieux artefact s’était éteint de lui-même…
Le visage impavide, l’agent temporel quitta enfin son poste et s’éloigna.
À bord de la bulle, moyen de locomotion trans temporel, l’homme biologique communiquait avec son supérieur.
- Kintu Guptao Yi- Ka au rapport, Maître.
- Je t’écoute.
- Mission accomplie. Le Cube n’existe plus.
- Parfait. Des ennuis?
- Non, aucun. Soyez prêt pour la réception des archives de la civilisation magdalénienne.
- Merci, Kintu. C’était de la belle ouvrage.

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