vendredi 22 août 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : le Retour de l'Artiste chapitre 3.



Chapitre 3

L’hôtel particulier de Louise de Frontignac, boulevard Saint Germain, en ce matin du 8 mars 1867. La jeune femme à sa toilette s’observait sans indulgence, guettant les premiers signes de l’âge. En bas, à l’office, la femme de chambre préparait un chocolat et des tartines beurrées qu’elle allait monter sur un plateau à sa maîtresse. 
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Mais un cliquetis inattendu provenant de la fenêtre fit se retourner la jolie veuve. L’espagnolette s’ouvrit et un homme, qu’elle reconnut aussitôt, pénétra dans la pièce. Toujours vêtu de son habit de soirée, le ruban de la Légion d’honneur bien visible s’il vous plaît, la chemise à col de dentelle, tenant à la main son chapeau de soie, Frédéric Tellier salua Brelan.
- Vous! S’écria Louise. Je vous croyais trépassé.
- Je savais depuis hier que vous me cherchiez. Veuillez excuser la façon quelque peu cavalière avec laquelle je m’introduis chez vous.
- Oh. J’ai l’habitude. Je pense que vous voir entrer par la porte me décevrait.
- En effet. J’ai appris que le mystère des disparitions réapparitions vous intéressait. Je suis sur la piste depuis le début de l’histoire. Brelan, j’ai besoin de vous. Malgré les circonstances, acceptez-vous de m’aider?
- Bien sûr, Frédéric. Encore se battre, mais à vos côtés… la victoire devient possible.
- Même contre le Maudit?
- Mais oui car vous l’avez déjà vaincu.
- Il y a près de trois ans déjà…
- C’est cela.
- j’aurais dû l’abattre. Mais, hélas, la main m’a manqué. Alors, je me suis persuadé qu’il avait péri noyé.
- Nous souhaitions tous que cela se terminât ainsi.
- Exactement. Nous avions tort de ne pas nous soucier davantage du sort du comte. Galeazzo avait fait tant de mal. Et le voici aujourd’hui ressurgi du néant, tel un démon que rien n’abat et ne détruit.
- Mais vous? Qu’êtes-vous devenu?
- L’histoire de la machine de Marly m’avait troublé. J’ai choisi de quitter la France et de voyager. Jusqu’au Tibet. J’avais grand besoin de faire le point? Sur moi-même, sur tout… j’étais sur le chemin du retour lorsque j’ai ouï le mystère des enlèvements. L’affaire de Marly renaissait mais cette fois-ci avec une dimension plus maléfique encore, et à plus grande échelle. 
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- Que voulez-vous dire? Interrogea Louise, les yeux inquiets.
- Le Maudit, car c’est bien lui qui est à la tête de cette machination, il n’y a aucun doute à avoir là-dessus, poursuit un but bien précis. Je suis parvenu à le déchiffrer. L’extermination du genre humain, par haine de l’humanité tout entière, cette humanité qui refuse de se soumettre à sa domination. Galeazzo di Fabbrini fut rejeté près de dix fois par les hommes. Alors, il a décidé de les effacer de la surface de la Terre. La vengeance le pousse mais aussi la quête du pouvoir absolu. Les effluves d’un tel pouvoir non seulement enivrent mais rendent fou définitivement. Or, désormais, le comte dispose des moyens nécessaires pour accomplir ses projets ténébreux. La spectaculaire réapparition des morts-vivants nous le prouve. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’user d’hypnose…
- Qu’attendez-vous de moi, Frédéric?
- Que vous soyez mon bras droit, mes yeux là où je ne puis aller.
- Merci pour cette marque de confiance. Vous me redonnez le goût de vivre.
- Brelan, vous êtes faite pour la lutte. Renouez au plus vite avec le grand monde. Je vous appellerai bientôt. Ah! Que ne puis-je tomber amoureux? C’est avec égoïsme que je vous enlèverais et vous transporterais dans mon repaire secret en Bretagne. Mais il y a longtemps déjà que j’ai juré de me consacrer aux autres afin de réparer les erreurs de ma jeunesse perdue.
- Frédéric! Décidément, vous lisez trop de romans populaires.
- Sans doute.
Dans un grand éclat de rire, l’Artiste tira sa révérence avant de s’esquiver par la fenêtre comme à l’accoutumée.

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Le cabaret du Veau qui tête à Bougival connaissait ce soir-là une affluence particulière. Les murs encrassés par la suie n’avaient jamais été lessivés et les dessus de table poissaient. Mais la foule qui se pressait s’en moquait bien, avide d’oublier devant un verre d’absinthe ou une chopine les désillusions du jour. Tous les spectateurs de la grande salle écoutaient, l’esprit plus ou moins clair, la chanteuse de beuglant de service, une rousse artificielle, au poitrail dénudé et au visage aux traits fatigués par une vie de débauche.
Cependant, dans un cabinet privé du premier étage, une pièce à la propreté douteuse et à la tapisserie des plus ordinaires dont des lambeaux s’en allaient par endroit en laissant apercevoir un mur de plâtre, un petit groupe attendait avec plus ou moins d’impatience la venue de celui que tous appelaient le Maître. Il y avait là Marteau-pilon, une espèce d’hercule de foire à la moustache conquérante, le Piscator, fluet et malingre, Doigts de fée, une jeune femme brune à l’abondante chevelure cascadant librement sur ses épaules, affublée de haillons superbes, Hermès, le joli cœur de la bande, un blond au charme des plus douteux, Pieds Légers, un gamin de Paris, un gavroche déluré qui rêvait de se raser tous les jours, et, enfin, Tchou, le pseudo Chinois. 
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- Ah! Ça fait du bien de se retrouver à travailler tous ensemble encore une fois pour le Maître! Il ne nous a pas oubliés. Je commençais à rudement m’ennuyer, s’exclama innocemment Pieds Légers.
- En effet, approuva Doigts de fée. J’étais en train de perdre mon agilité.
- Mais, à la fin, qui est ce maître à la fin que j’ai à peine entrevu hier soir? Fit Tchou. Je ne le connais pas encore mais je n’ai pu m’empêcher de me sentir subjugué par son regard. Qu’a-t-il accompli de si remarquable? Il a des pouvoirs hypnotiques, c’est certain. Mais à part ça, qui est-il? D’où vient-il?
- Le Maître, c’est le Maître, un point c’est tout! Affirma avec force Marteau-pilon. Pour l’état-civil, il se nomme Frédéric Tellier, mais il s’est approprié ce nom encore gamin. Il n’a pas de parents. Enfant des barrières, il plongeait dans les eaux de la Seine pas plus haut que trois pommes afin de récupérer ce que les passants y jetaient. C’est ainsi qu’il a survécu. Il pêchait des pièces de billon, des fruits pourris, du pain dur. Puis, il en a eu assez et s’est mis à chaparder. Peu à peu, il est devenu le roi des voleurs de Paris, la terreur de la rousse et des bourgeois, s’introduisant parmi la haute société, roulant les princes et les dandys. Il a même failli épouser une marquise espagnole, une dame de la Cour de l’Impératrice Eugénie. Aventurier, voyageur, explorateur, criminel, certes, mais aussi amuseur public, illusionniste, équilibriste, redresseur de torts, danseur de cordes. Il a emprunté toutes les identités possibles, s’est incarné des centaines de fois dans la peau de gens comme il faut. Prince, ministre, évêque, palefrenier, banquier, instituteur, rentier, notaire, ouvrier imprimeur, comploteur, mendiant, chef de la police, marchand de vin, héritier de la couronne d’un petit royaume, il a tout été, il a exercé tous les métiers et les fonctions. Il est partout. Il peut tout. Il commande et les éléments lui obéissent. Il a même dompté la mort.
- Que veux-tu dire par là?
- Hé bien, une fois, je l’ai vu par la seule force de sa volonté arrêter le couperet de la guillotine. Dommage que Milon ne soit pas venu ce soir pour en parler, tiens. C’est lui qui était sous le couteau.
- Oui, c’est tout à fait vrai, enchaîna le Piscator. Et quand Gilles sans bras est mort, il lui a simplement soufflé dessus et le gars s’est réveillé pour réclamer à manger. Je le jure! J’étais présent…
- Réveiller les morts, c’est impossible, ça! Votre ami devait dormir profondément, objecta Tchou.
- Pourquoi doutes-tu de ce que j’avance? Il ne respirait plus, voilà tout! S’écria le Piscator que la colère gagnait.
- Le Maître voit tout, le Maître sait tout, le Maître peut tout! Articula Pieds Légers d’un ton qui n’admettait aucune contradiction.
- N’en rajoute pas, mon petit, je ne suis pas Dieu! Déclara alors l’Artiste soudainement apparu et faisant ainsi sursauter toute l’assemblée.
- Maître! Enfin, vous êtes là. Soupira Marteau-pilon. 
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Sans s’excuser pour son retard, Frédéric Tellier s’empara d’une chaise, s’y assit à califourchon et se mit à exposer l’affaire à laquelle tous étaient conviés à participer. Hormis sa voix mélodieuse, pas un bruit dans le cabinet, à peine parfois une respiration car ces parias de la société écoutaient leur chef religieusement.
- Certains d’entre vous ont été les témoins d’événements étranges, bizarres même survenus à Paris ou ailleurs. Avant que je vous retire une fois encore du ruisseau dans lequel vous étiez en train de tomber, Marteau-pilon et le Piscator se sont trouvé confrontés à un homme sans âme, réduit à la condition d’automate. Une victime du Maudit que nous avons déjà affronté tous ensemble il y a trois ans lors de la terrible affaire de la machine de Marly. 
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- Maître, quel qu’en soit le prix, vous pouvez compter sur nous! Rappela Hermès.
- Nous ne faillirons pas! Renchérit Pieds Légers.
- Merci. Je n’en attendais pas moins de vous tous car je sais que vous avez du cœur et du courage. Pour l’heure, si je devine le but final du comte di Fabbrini, j’ignore sous quelle vêture il se cache. Cependant, je puis, dès maintenant, dresser une carte des disparitions et réapparitions de ces malheureuses marionnettes humaines. Voyez.
Sous les regards attentifs de ses hommes et de Doigts de fée, l’Artiste déplia une représentation simplifiée de Paris. Tout en lissant les plis de la carte, il poursuivit:
- Le phénomène a débuté il y a environ dix-huit mois en Russie, et, par la Volga et le Danube, a atteint l’ouest de l’Europe. L’Italie et la Suisse ont eu à subir quelques victimes puis l’infection s’est propagée ensuite en France, d’abord en Savoie et en Auvergne et, depuis deux mois, le cœur de la capitale a été atteint, plus précisément le long des deux rives de la Seine, ne dépassant jamais le Palais d’Orsay,
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 l’église de la Madeleine, la gare de Lyon ou encore la gare d’Austerlitz. Au total, à la date d’aujourd’hui, c’est-à-dire le 9 mars 1867, nous comptons déjà vingt-huit disparitions, plus qu’en Italie et en Suisse. Toutefois, il y a eu restitution de vingt-quatre morts-vivants, des cas devant lesquels les plus grands spécialistes sont en train de se casser les dents. 
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- Cela veut-il dire que tous ces cobayes sont condamnés à rester ainsi pour le restant de leur existence? S’informa Tchou.
- Je ne puis répondre à cela. Je ne suis pas médecin. J’ai constaté une coïncidence étrange. À chaque changement de phase de lune, recrudescence de l’épidémie. Les victimes demeurent ou sont enlevées à proximité des quartiers jouxtant le fleuve. Puis, elles surgissent dans un autre endroit, à quelques kilomètres, toujours sur la même rive de la Seine. Si nous superposons les lignes des disparitions à celles des réapparitions, nous obtenons un curieux dessin géométrique, une sorte de pentagramme imparfait. Peut-être ce schéma est-il voulu, afin d’effrayer les esprits faibles et leur faire croire qu’une force démoniaque est en action?
- Mais bien sûr, ce n’est pas le cas…
- Mais non, le Piscator! Puisque le comte Galeazzo se cache derrière cette machination. Je n’ai pas encore la preuve formelle qu’il s’agit bien de lui, mais c’est dans sa manière. Toute cette histoire ressemble bigrement à celle d’il y a trois ans. En plus dangereuse encore.
- Qu’en est-il du quartier général? Vous avez bien une idée où il se trouve?
- La source du phénomène veux-tu dire? Non, Tchou, j’ignore où le localiser. Or, c’est justement pour cette tâche que je vous ai tous réunis. Chacun d’entre vous devra ouvrir ses yeux et ses oreilles, observer, questionner avec discrétion, bref, enquêter. Vous serez payés selon le tarif habituel: cinq francs la journée plus les frais. Voici un acompte.
- A qui devrons-nous rendre compte de nos résultats?
- A Monsieur de Beauséjour en son hôtel particulier, rue Saint-Paul.
- Mais si nous sommes dans l’obligation de vous toucher rapidement?
- Vous n’aurez pas à le faire. Comprenez que, pour le succès de notre entreprise, vous ne devez pas connaître mon identité actuelle. C’est ainsi. Bien. Vous avez vos ordres. Je m’en vais. Dès demain, mettez-vous au travail. J’ai encore une personne à voir cette nuit et je n’aimerais pas être en retard.
Sur ces paroles quelque peu sibyllines, l’Artiste salua ses amis et subordonnés, et se retira. Trop respectueuse envers le Maître, la bande, encore sous l’émotion de son retour, ne s’interposa pas à son départ.

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L’identité officielle et présente de Frédéric Tellier était assez surprenante pour quelqu’un qui aurait dû rechercher la discrétion. Victor Martin, directeur du journal Le Matin de Paris, un quotidien qui atteignait régulièrement les soixante-cinq mille exemplaires. Tout le gotha de la capitale était sous le charme de ce self made man que Napoléon III invitait à prendre le thé aux Tuileries ou encore au château de Compiègne lors de petites sauteries en tout bien tout honneur. Parmi ses nombreux amis et connaissances, Prévost-Paradol, 
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Prosper Mérimée, Ponson du Terrail qui, justement, publiait chez lui la suite de son succès, Rocambole!
Fort célèbre, Victor Martin, grand voyageur et explorateur devant l’Eternel, revenait d’un pays très fermé, le Tibet, et était l’auteur d’articles qui attiraient l’attention des sociétés de géographie en vogue à cette époque. Ses écrits et récits sur les Antilles, l’Australie, la Chine, le Japon et le Siam faisaient autorité tandis que son compte rendu sur le Tibet avait tiré à dix mille.
Le directeur du Matin de Paris ne pouvait assurément pas mener une double vie et il paraissait impensable qu’il pût être Frédéric Tellier.

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Plusieurs semaines avaient passé. L’enquête menée par la bande de l’Artiste avait permis à celui-ci de déterminer avec exactitude le périmètre des apparitions des marionnettes humaines.
De plus, Frédéric avait déduit logiquement que la prochaine manifestation se produirait lors de la nouvelle lune, le 5 avril, date à laquelle se tiendrait le bal costumé annoncé au Palais des Tuileries. Sans nul doute, le mort-vivant y réapparaîtrait semant ainsi la panique parmi les invités de l’Empereur, déclenchant le plus grand scandale de la décennie. Galeazzo qui tirait les ficelles était en effet passé maître dans ce genre de mise en scène. Napoléon III serait discrédité à jamais auprès de ses sujets mais aussi des souverains européens.
Ayant pris sa décision, Frédéric Tellier se rendit chez son amie Louise de Frontignac qui attendait cette visite depuis longtemps déjà. Après les salutations d’usage et les explications nécessaires, l’Artiste observa la jeune femme en silence.
- C’est entendu. J’irai à ce bal. Il me sera facile de me procurer une invitation. Mais vous?
- Aucune inquiétude à avoir Brelan. Grâce à mon identité actuelle, j’ai mes entrées partout.
- Ah! Cette Légion d’Honneur sans doute que vous arborez à la boutonnière…
- Méritée, je vous l’assure.
- Comment vous reconnaîtrai-je puisque nous nous rendrons séparément à ce bal?
- Ma chère, je serai vêtu en Xerxès. Mon costume est déjà prêt.
- Parfait. Quant à moi, j’opterai pour celui de la reine Margot.
 - Un choix des plus judicieux.
- Frédéric, qu’êtes-vous donc en train de penser là? Je suis désormais une femme rangée.
- Pardonnez-moi, Louise. Ma nature gouailleuse a repris un instant le dessus.
- Je veux vite oublier cet écart. Mais, viendrez-vous seul?
- Quelques membres de la bande m’accompagneront. Notamment un Chinois immense répondant au nom de Tchou.
- Un nouveau?
- En effet. Je le testerai. Il sera déguisé en Attila.
- espérons que cela se passera comme vous le prévoyez.
- Nulle crainte à avoir. Le Maudit se démasquera. À dans deux jours, chère amie.
Non sans grâce, Frédéric fit un  baisemain très Grand Siècle à madame de Frontignac puis se retira et s’en alla par la porte cette fois-ci, ne soyez pas déçu.

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Les Tuileries brillaient de mille feux tandis que la fête battait son plein. Les halls, les salons ainsi que les jardins, sans oublier les allées, étaient illuminés par des lustres à pampilles de cristal ou encore par des lanternes et des lampions. Des bribes de valses parvenaient déformées aux oreilles des badauds n’ayant pas eu la chance de figurer parmi les privilégiés invités par Sa Majesté Napoléon III à ce raout incontournable.
Mais il était encore tôt, à peine dix heures du soir, et, sans cesse, les voitures s’arrêtaient dans les contre-allées tandis que des couples déguisés en descendaient. On pouvait y reconnaître des Napoléon Premier plus ou moins ressemblants, des Joséphine, des Marie-Antoinette à foison, des Henri IV ou des Diane de Poitiers, des François Premier ou encore des Louis XIII, des César et des Cléopâtre.
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Dans la salle de bal proprement dite, un Empereur Auguste, remarquable par la précision et la finition de son costume, parlait à voix basse à un marquis vénitien richement vêtu d’un habit brodé d’or et de perles. C’étaient Dmitri Sermonov et le comte Ambrogio del Castel Tedesco debout derrière un pilier orné de fausses feuilles de vigne et d’acanthe et ce, dans le plus parfait mauvais goût de ce temps-là.
Parmi les serviteurs et les majordomes, se cachaient Hermès et Marteau-pilon alors que Tchou, en Attila, tentait de passer inaperçu malgré sa haute taille. 
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On dansait dans le Salon des Ambassadeurs et Pieds Légers s’en donnait à cœur joie sous sa défroque de Phaéton. Pour la première fois dans sa tumultueuse existence, le jeune homme se mêlait à la haute société. Il faut avouer qu’il ne dépareillait pas dans cette foule bigarrée.
A dix heures trente, Brelan d’As, resplendissante dans sa robe de velours bleu nuit surmontée d’un col de fraise, fit son apparition et fut aussitôt accueillie par l’Empereur en personne. Rouge de confusion, la jeune femme ne sut quoi dire devant tant d’honneur.
- Sire, je ne mérite point tant d’égards…          
- Mais non, madame de Frontignac, vous vous trompez. Si vous êtes ici, c’est bien parce qu’une raison impérieuse vous y oblige. Voyez. Je suis moins obtus que je le parais…
- Votre Majesté, il serait malséant de ma part de vous contredire.
- Tenez… voici le directeur du Matin de Paris… le seul homme dans tout l’Empire qui ose et peut encore écrire la vérité sans que je me fâche.
- Monsieur, honorée…
- Madame, moi de même…
- Je vous laisse faire plus ample connaissance, reprit Napoléon III avec le sourire et m’en vais de ce pas me consacrer à mon épouse.
Avec un léger salut de la main, l’Empereur rejoignit Eugénie qui battait furieusement l’air de son éventail.
- Me voici, chère amie… ne soyez donc pas si colère. Je n’ai point tant tardé que je sache…
- Qui était cette personne? S’enquit l’impératrice. Une de vos anciennes connaissances?
- En effet. Une veuve très comme il faut qui pratique la charité.
Pendant que le couple impérial s’envoyait des paroles aigres-douces, Louise de Frontignac s’étonnait.
- Quoi? Victor Martin, c’est donc vous? Celui dont les récits passionnent la France entière?
- Eh oui. Mais apprenez que je n’ai pas eu le choix. Je me trouvais au Tibet alors que Martin agonisait. J’ai donc usurpé son identité afin de pouvoir sortir du pays. Depuis, j’assume du mieux que je le puis ce rôle encombrant. Mais revenons plutôt à notre affaire…
- Les morts-vivants…
- Si je ne me trompe pas dans mes calculs, l’un d’entre eux devrait surgir dans quinze minutes à peu près. Avez-vous pu identifier mes hommes?
- Je le pense.
- Dans ce cas, vous savez comment agir. N’attirons pas davantage l’attention sur nous. Séparons-nous. Ah! Madame de Persigny. Cela serait de bon ton de lui demander cette valse. Elle est bien en cour auprès de l’impératrice…
Avec un sans-gêne qui fit suffoquer Louise, Frédéric Tellier invita l’épouse de l’ex-ministre de l’Intérieur à danser. La jeune femme fréquentait assidument la famille impériale tandis que son mari, désormais retiré de la politique, se contentait de rédiger ses mémoires.
Bientôt, le couple mal assorti glissait avec grâce sur le parquet du salon aux sons langoureux d’une valse de Vienne.

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Onze heures venaient de sonner à toutes les horloges du Palais. Or, l’atmosphère se faisait étouffante malgré le temps médiocre car plus de mille personnes déjà se pressaient dans les salles. Il y avait toujours de nouveaux invités qui s’en venaient et le bal devait durer toute la nuit.
Mais voici qu’une certaine agitation s’emparait de la foule. Des cris de frayeur, des mouvements confus. Manifestement, il y avait un début de panique qui se dessinait.
Un homme était à l’origine de tout ce trouble: le chef du Département des cultes, pourtant disparu depuis le 7 janvier de l’année en cours. L’individu était un personnage d’une cinquantaine d’années, à la large barbe rousse, au teint presque verdâtre, aux yeux dépourvus d’intelligence.
L’automate humain avançait présentement de son pas régulier dans le Salon des Ambassadeurs, comme attiré par le groupe composé du comte Castel Tedesco, de Sermonov, des préfets de la Seine et de la police et du Ministre en titre de l’Intérieur.
La panique s’amplifiait, atteignait son comble tandis que les femmes s’évanouissaient, s’amollissant dans les bras de leurs cavaliers.
Le mort-vivant n’avait cure du trouble qu’il suscitait, et progressait en direction des sommités de l’ordre. Sermonov affichait une impassibilité ostentatoire alors que, de son côté, le noble Italien se raidissait afin de masquer son profond amusement.
Sans que personne n’eût fait attention à eux, six laquais et serviteurs, effectuant un mouvement tournant, se rapprochaient sensiblement de la marionnette humaine. Ils ne faisaient qu’obéir à un ordre de l’Artiste. Pieds Légers prenait sa part dans cette action, le cœur battant à peine plus vite qu’à l’accoutumée.
Un peu en retrait, Victor Martin observait ce qui se passait, prêt à intervenir.
Alors l’inattendu et improbable survint. Le chef du Département des cultes avait appris les arts martiaux et il utilisait sa nouvelle science acquise avec succès contre la bande de don Iñigo! Pieds Légers fut assommé en une seconde, Marteau-pilon hérita d’un bras cassé, Hermès perdit deux dents dans cet affrontement inégal alors que le Piscator choisit diplomatiquement de perdre conscience. Milon, à peine revenu de son voyage de Toulon, vola à travers les airs et finit par atterrir sous une table. Quant à Tchou, il reçut un coup de manchette à l’estomac qui lui coupa le souffle.
Voyant la déconfiture de ses hommes, Frédéric Tellier s’avança résolument vers le zombie alors que ce dernier, mû par une impulsion inexplicable, s’enfuyait à grands pas hors du Palais, gagnant les rues de la capitale.
L’Artiste suivit l’étrange créature, essayant de ne pas la perdre de vue.
Ce n’était pas là une chose facile car les éléments s’en mêlaient. A croire que le comte di Fabbrini avait passé un nouveau pacte avec le diable.
En effet, une brume sourdait de la Seine toute proche et s’élevant lentement, masquait peu à peu les gens et les choses, ouatant tous les sons, conférant aux moindres objets un halo trouble et mystérieux.
Soudain, Frédéric crut percevoir des glissements et des feulements alors qu’il pénétrait dans les Arènes de Lutèce. 
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Une petite digression s’impose ici.
Il n’y a pas d’erreur de la part des auteurs. Ils savent pertinemment que lesdites Arènes ne seront découvertes qu’en 1869. Mais ici, dans cette histoire, nous sommes dans une autre chronoligne. Une uchronie si vous préférez. Alors, pourquoi pas les Arènes de Lutèce? Elles sont indispensables à l’intrigue comme vous allez pouvoir bientôt en juger. De plus, elles vous apparaîtront des plus fantastiques. Un décor digne des plus folles pensées du Deus ex machina qui se tient tapi derrière le rideau.
Tandis que le mort-vivant semblait se diluer dans le brouillard, un Noir de plus de deux mètres de haut, au visage dépourvu d’yeux, se jeta sur l’Artiste, surgissant de la nuit. L’Artiste, répliqua immédiatement à l’assaut par des coups de pieds et de poings empruntés à la boxe française, art qu’il pratiquait avec assiduité depuis son enfance.
L’assaillant, à peine protégé par une peau de  lion des savanes recouvrant sa nudité, ne savait que répéter d’une voix caverneuse à vous faire hérisser le poil, « Makoudou! Makoudou! », y compris au plus fort du combat.
Pendant cette lutte acharnée, des quatre points cardinaux de l’Arène, quatre automates convergèrent vers les combattants; il ne faisait aucun doute qu’ils allaient prêter main forte au Noir afin de terrasser l’Artiste.
Or, ce dernier, s’apercevant du danger qu’il courait, redoubla d’ardeur et d’agilité afin d’en finir avec son premier adversaire. Celui ne lui prit que cinq secondes, un coup de talon à la mâchoire envoyant Makoudou sur le sol de terre battue. Le géant était K.O. pour au moins une dizaine de minutes. 
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Le résultat de l’affrontement qui se profilait paraissait couru d’avance. Les automates présentaient tous un aspect différent. L’un ressemblait au Golem avec sa face d’argile, ses membres sculptés dans la terre glaise, le corps lourd et massif vêtu de haillons tel un épouvantail au rebut. Le deuxième constitué de cristal transparent irisant la lumière symbolisait l’eau alors que le troisième, apparemment le moins dangereux des quatre, fait de bois, se mouvait avec la plus grande maladresse, comme un vulgaire pantin de pin, aux membres articulés. Quant à la quatrième créature, elle était la plus effrayante et la plus imprévisible, mêlant les fluides et le phosphore, arborant un masque dont les traits, à peine esquissés, dégageaient un sentiment de malaise indéfinissable…

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