samedi 23 mai 2009

Chapitre 3


Sept heures trente, ce même matin. Dans la cabine de Benjamin Sitruk, le deuxième officier du commandant Wu terminait de prendre son petit déjeuner en compagnie de Lorenza. Si la jeune femme, une brune pimpante de trente-huit ans à peu près, se contentait d’une tasse de chocolat et d’une tartine beurrée, il en fallait bien plus pour satisfaire le solide appétit de son mari.
Après un plein bol de café noir, non sucré et un verre de jus d’orange, Benjamin avalait des œufs au poivre en les mâchant à peine. Devant lui s’étalaient une assiette de fromage, une soupière contenant une chorba, un saladier avec de la compote de pomme, du pain en boule, des harengs fumés et un pot de confiture d’abricot.
- Comptes-tu manger tout cela?
-Pourquoi pas! Je meurs de faim.
Comment fais-tu pour ne pas grossir?
-Ma chère, je me dépense. Et mon prochain repas, je ne pourrai le prendre qu’à six heures ce soir. Aujourd’hui, mon service dure dix heures. Je compte là-dedans l’entraînement en salle de simulation.
-Oh! Le commandant Wu a repris la méthode Fermat, je vois.
-Il a raison. On ne sait jamais. Dans cette mission, nous devons être prêts à affronter n’importe quelle situation. Toi aussi, tu devrais aller t’entraîner.
-Aujourd’hui, j’ai consultation.
-Sans indiscrétion, qui as-tu convoqué?
-Daniel, en premier. Puis, les lieutenants Uruhu, Chtuh, Warchifi, Anderson.
-Je te conseille bien du courage dans ce cas. J’ai vu Georges Wu, hier. Il m’a expliqué…
-Je sens de l’hostilité dans ta voix.
-Tu ne te trompes pas. Je vais être franc, Lorenza. Je n’aime pas ton attitude envers le commandant. Tu ne lui fais pas confiance et tu as tort.
-Ecoute, Benjamin, il faut me comprendre.
-Et toi, crois-tu que Daniel Wu a obtenu ce que des centaines de commandants de la flotte convoitaient depuis plusieurs années, comme cela, d’un coup de baguette magique?
-Non, mais il était soutenu par Venge en personne…
-Oh! Arrête! Sur nos missions, tu ne sais pas tout. Si je n’étais pas tenu par le devoir de réserve et le fameux secret défense…
-Dans une heure, je saurai à quoi m’en tenir.
-Daniel va vite te percer à jour, crois-en mon expérience.
-Veux-tu dire qu’il n’a aucun scrupule à user de ses facultés psy ?
-Lorsque la situation l’exige et qu’il sent un danger.
-Ce n’est pas le souvenir que j’en avais gardé.
-Lorenza, pourquoi éprouves-tu des doutes sur le commandant?
-Hé bien, c’est à cause de ma double mémoire…
-D’accord. Mais aussi parce que tu ne parviens pas à te faire à l’idée qu’un daryl androïde puisse commander un équipage aussi exotique que celui du Langevin.
-Précisément. Réalises-tu que nous sommes partis pour une mission qui va durer plus d’une génération? Pense que lorsque nous serons de retour chez nous, le monde autour aura changé. Nous serons devenus anachroniques, Benjamin.
-Le fossé aurait été encore plus grand si nous avions utilisé les moteurs habituels. Le Langevin est le premier vaisseau véritablement intergalactique! Il peut atteindre l’hyper supra luminique 17 en distordant l’espace autour de lui et en générant des trous de vers inversés.
-Benjamin, pour toi, la technique est une seconde religion.
-C’est ainsi que tu me perçois. Mais, à propos de l’équipage, il n’est composé que de volontaires. Tous on mûrement réfléchi aux problèmes engendrés par une aussi longue absence.
-Ont-ils envisagé celui du déficit de temps?
-Naturellement… Je ne peux encore rien te dire. Ceci est un secret. Le commandant dispose des moyens nécessaires pour régler cette question.
-Les recherches interdites?
-En quelque sorte. Venge est prêt à fermer les yeux là-dessus.
-Dans ce cas… Je te laisse. J’ai juste le temps de me donner un coup de peigne avant de me rendre à l’infirmerie. Bonne journée.
-Salut. Tu me raconteras comment ton entrevue se sera passée.
Lorenza se leva, gagna la chambre et se refit une beauté afin d’être présentable.

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Dans l’infirmerie principale, tandis que le docteur di Fabbrini observait le commandant de bord, le menton entre ses mains, celui-ci, tranquillement, caressait Ufo qui reposait entre ses bras. L’horloge murale indiquait 8h 02. Il n’avait donc fallu que quelques minutes à Lorenza pour se rendre présentable. De son côté, Daniel, sans le montrer, sondait l’esprit de la jeune femme. Un silence assez pesant régnait. Enfin, le commandant se décida à le rompre.
- Docteur, je vais me montrer brutal. En quelques mots, voici : je n’aime pas les espions. C’est inutile de protester et d’accuser Georges de m’avoir tout dévoilé. Je n’ai eu qu’à vous regarder pour me faire une opinion.
-Pourtant, vous n’avez rien objecté quant j’ai obtenu mon poste à bord de votre vaisseau; et vous vous êtes rendu à ma convocation. Avec vingt-quatre heures de retard, soit.
-Pour crever l’abcès. Si vous tenez à avoir une confirmation, je viens de vous sonder psychiquement et ce que j’ai lu dans votre esprit ne m’a pas plu.
- Je ne fais que mon travail. L’amiral Prentiss…
- Précisément, parlons de lui. Il a mis vingt-cinq ans à reconnaître que je méritais ma place au sein de la flotte stellaire. Autrefois, il a fait partie du lobby contre mon père. Si ce lobby avait triomphé, le professeur Wu aurait été condamné à la détention à vie sur une planète pénitentiaire. Vous en savez la raison.
-Pour avoir enfreint l’interdiction sur les recherches génétiques et bio informatiques.
-Bien sûr. Jamais mon père n’aurait supporté cet emprisonnement. Quant à moi, on m’aurait tué tout simplement.
- Cela n’est jamais arrivé.
-Il s’en est fallu de peu. Et si les ennemis du professeur Wu étaient parvenus à leurs fins, que serait-il advenu selon vous ?
-Ne soyez pas cruel, commandant.
-Je vois que vous avez saisi, capitaine di Fabbrini. La seconde histoire se serait définitivement substituée à la première et, ni vous ni moi n’aurions été là pour en discuter!
Lorenza baissa la tête, attendant que Daniel reprenne.
- Docteur, c’est en mémoire de ce que nous avons partagé jadis, de notre lutte pour reconstruire notre monde que je vous parle si durement. Au nom de notre combat commun, de notre amitié, de notre estime, j’attendais une autre attitude de votre part!
-Mais c’était dans une autre vie, un temps dévié!
-Lorenza, nous avons vécu ces faits, vous, votre fille, Fermat, Antor et moi. Et si Ufo pouvait comprendre, il confirmerait.
-Parfois, je crois être schizophrène.
-Cette double mémoire, vous la possédez bel et bien. Accommodez-vous en!Comme moi.
-Je ne nie pas mon passé miroir, mes mémoires divergentes. Justement, dans cette harmonique, vous étiez différent, immature, génial, téméraire et dangereux. Vous…
-Certes, mais il n’en allait pas de ma faute. J’obéissais aux directives inhumaines de Fermat. Et vous aussi! Nous n’avions pas le choix. Les Haäns avaient manipulé le continuum spatio-temporel à leur profit. Ils avaient rayé de l’existence des centaines de milliards d’individus. J’assume tout cela au contraire de vous.
-Commandant, je suis médecin et c’est toujours difficile pour une personne comme moi dont le métier est de soigner, de conserver la vie, de reconnaître que…
- A d’autres, Lorenza. Si vous croyez que je n’ai pas été déchiré par les décisions que j’ai prises… Irina, qui n’a pas cette double mémoire, et pour cause, a mieux compris que vous.
-Daniel, permettez-moi de vous appeler ainsi…
-Ah! Vous avez réfléchi. Votre confiance reviendrait-elle ?
-Daniel, je n’ai pas accepté ce poste contre vous. Je ne suis pas votre ennemie.
-Jusqu’à maintenant, vous avez agi comme si vous l’étiez.
-Absolument pas! Au contraire, je veux vous aider, vous et tous ces hommes, ces femmes, ces Castorii, ces Kronkos, ces Helladoï…L’enjeu est si énorme!
-Bien plus que vous le supposez! Nous avons une nouvelle fois l’avenir de la galaxie entre nos mains. Et ce n’est pas une figure de style. Notre mission n’est pas qu’une simple mission d’exploration aussi noble, aussi belle soit-elle.
-Voilà qui explique qu’Antor ait été nommé ambassadeur extraordinaire.
-Exactement.
-Les Haäns, les, les…
-Non, les Asturkruks. Ils s’agitent et pourraient bientôt montrer leurs pinces.
-Mais le temps que nous ayons trouvé des alliés…
-Pas avec l’application des recherches de Stankinn et de Sarton.
-Ce n’est pas éthique, Daniel.
-Pas au niveau où je raisonne. Le Pan multivers permet toutes les manipulations.
-Je ne comprends pas.
- Je n’ai pas le temps de vous donner un cours sur la structure quantique de l’hyper espace.
-Et si je…
- Non, ce n’est pas la peine que vous consultiez Benjamin. Mais assez parlé de ce qui n’est pas encore concrétisé formellement. Je reviens sur notre ou plutôt votre problème. Docteur, nous nous sommes vus quatre fois en dix ans, du moins dans cette harmonique-ci. Or, cela fait maintenant sept ans que je commande le Langevin. En sept années, j’ai montré mes capacités à diriger tout un équipage. Benjamin vous a déjà raconté quelques coups durs que le vaisseau a dus affronter. Le Langevin s’en est sorti le mieux possible, mais pas sans perte. Une dizaine d’hommes. C’est bien là la preuve que je ne suis pas infaillible. Malgré cette perte, l’équipage ne m’a pas retiré sa confiance. Il m’est entièrement dévoué, non pas aveuglément, mais avec discernement!
-Mon mari me l’a dit, et ma fille vous suivrait en enfer.
-Comprenez-vous pourquoi? Parce que j’ai appris à connaître les individus que j’avais sous mes ordres, parce que je sais composer avec les qualités et les défauts de chacun d’entre eux. J’ai aussi appris à écouter, à consulter, à déléguer lorsque c’était nécessaire. Mais, en dernier ressort, je décide seul et je tranche. Face aux Naoriens, notamment. Benjamin a su se montrer efficace dans certaines situations que tous auraient jugé perdues. Ainsi, il a gagné ses galons de capitaine au désappointement de Prentiss, justement.
-J’étais au courant.
-Laissez-moi achever, Lorenza. Bref, ce vaisseau n’est pas composé de gens ordinaires. Nous formons une équipe soudée, nous sommes une seule âme, une « Gestall ». Voulez-vous de tout cœur vous joindre à elle ?
-Daniel, est-ce une offre de paix ?
-En quelque sorte…
-J’avais en mémoire quelque un de différent.
-Je suis ce que je suis, de l’étoffe de mes rêves. Un humain tout à fait ordinaire…
-Qui ne refuse pas de temps à autre les avantages de la télépathie…
-De l’hyper vitesse, de la symbiose avec l’IA, de l’intelligence artificielle, de la logique…
-J’ai compris la leçon, Daniel. J’accepte votre offre. Vous vous êtes montré plus fair play, plus humain que moi, rétorqua Lorenza en souriant.
-Naturellement, docteur. Après tout, vous êtes à demi métamorphe.
-Bien entendu.
-Qui sait ? Ce sera peut-être un atout pour le Langevin.
Se redressant et calant Ufo sur ses épaules, le commandant Wu serra chaleureusement la main du docteur di Fabbrini.
- Sans rancune ?
-Sans rancune !
-Dans ce cas, venez prendre le thé dans mes quartiers un de ces soirs. Cela fera plaisir à Irina.

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A peu près à la même heure, le médecin chef adjoint Denis O’Rourke se rendait sur le pont intermédiaire delta afin de parler à Kilius. Parvenu devant le rideau baissé de « La Taverne du Maltais », le jeune homme ne s’inquiéta pas outre mesure. Il alla jusqu’à une petite porte et tapa le code qui en permettait l’ouverture. O’Rourke avait ses entrées privées chez le Castorii. Une vieille amitié les liait qui remontait à l’adolescence. Une fois entré dans ce qui tenait lieu d’appartement à Kilius, le médecin dut se rendre à l’évidence. Son ami était absent et ce, depuis plus de vingt-quatre heures. Le lit n’avait pas été défait, le synthétiseur de nourriture indiquait qu’on ne l’avait pas fait fonctionner depuis plus d’une journée, et l’eau de l’aquarium contenant des poissons exotiques de l’Océan Indien était sale.
Inquiet, Denis s’empressa de changer l’eau et de nourrir les poissons multicolores. Puis, il interrogea l’IA.
- Ordinateur, localise Kilius, le tenancier de « La Taverne du Maltais ».
-Impossible, répondit la voix électronique. Le dénommé Kilius n’a plus son transpondeur de localisation.
-Alors, sers-toi de son code génétique.
-Impossible, poursuivit l’agaçante voix synthétique. Cette procédure ne peut être ordonnée que par les officiers supérieurs ou ceux de la sécurité.
-j’ai compris, marmonna O’Rourke, je m’en vais en informer Kiku U Tu.
Et, dépité, Denis partit à la recherche du chef de la sécurité. Ce dernier se trouvait dans une des salles du gymnase en train de s’entraîner. En quelques mots rapides, l’humain mit le Troodon au courant de la disparition du Castorii.
- Il faut avertir le commandant, conclut U Tu avec justesse, en grondant. Je m’en charge.
-Je vous accompagne.
-Inutile. Regagnez vos quartiers. Si j’ai besoin de vous, je vous appelle.
-Que pensez-vous qu’il lui soit arrivé?
-Je ne pense pas, j’agis !
O’Rourke comprit que ce n’était pas la peine d’insister. Il obéit donc et rejoignit sa cabine. Le Kronkos de son côté, revêtait son uniforme et partait à la recherche du commandant Wu.

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Dans la salle numéro 5 de simulation, la plus vaste, aux programmes les plus complexes, située au neuvième niveau du Langevin, l’IA, programmée pour reproduire des environnements de survie en conditions extrêmes, avait reconstitué un paysage montagneux dont les pics les plus élevés culminaient à neuf mille mètres d’altitude. Il s’agissait de la grande chaîne de Honaï, localisée sur la planète mère des Haäns. Un froid intense régnait, le thermomètre indiquait -43°C et ce n’était pas encore l’hiver! De plus, un blizzard violent soufflait avec des rafales approchant les deux cents kilomètres à l’heure.
Pourtant, une douzaine d’officiers encordés, protégés par des tenues courantes d’alpinistes, tentait l’escalade de la face Ouest de Kuiir, le sommet le plus élevé, par le côté le plus difficile. L’atmosphère raréfiée faisait suffoquer l’équipage qui était dépourvu de masque à oxygène. Essoufflé, haletant, les poumons en feu, chacun n’en luttait pas moins pour poursuivre cette ascension. En effet, il était hors de question d’abandonner à, à peine trois cents mètres du but.
Parmi ces forçats de l’entraînement, on notait la présence d’Eloum, le garde de la sécurité, qui avait reçu l’ordre impératif de ne pas voler, Nadine Lancet, l’officier scientifique, le sergent Grronkt, un porcinoïde habituellement affable, mais pas aujourd’hui, Benjamin Sitruk, en tête de la cordée, et le commandant Daniel Wu, qui suivait juste derrière et qui testait ainsi ses hommes.
Daniel exigeait de tout son équipage une forme éblouissante et des réflexes à toute épreuve, entretenus au prix d’un entraînement intensif, digne de celui des commandos en poste sur les frontières de l’Alliance.
Au bord de l’épuisement, Grronkt n’en pouvait plus. Il rouspétait dans sa barbe, marmottant des paroles indistinctes, proches de l’insulte. Mais l’ouïe fine de Daniel percevait facilement le sens des propos du porcinoïde. Se retournant, il dit de son air mi figue mi raisin :
- Alors, sergent, vous êtes bien réticent, ce matin. Votre forme laisse à désirer. Vous traînez. Sans doute, préféreriez-vous nager dans les eaux chaudes de Marnous! Désolé; ce n’est pas prévu dans la séance du jour.
-Commandant, répliqua Grronkt, vexé, pourquoi les autres gardes de la sécurité ne sont-ils pas avec nous? Il n’y a ici que le lieutenant Eloum.
-Voyons, sergent, activez vos neurones à défaut de vos muscles malgré la fraîcheur de la température! Cet entraînement n’est tout simplement pas assez extrême pour les Kronkos. Mais peut-être désirez-vous que j’active le niveau 15!
-Non, surtout pas! Crièrent en chœur dix officiers.
-Commandant, nous ne sommes pas des Troodons, nous, rajouta Eloum.
-Dans ce cas, assez musardé! Reprenons notre ascension si nous voulons respecter le timing.
-Attendez encore un peu, commandant, articula Lancet avec difficulté, soufflant bruyamment, à la recherche d’oxygène. J’ai une question à poser.
-Permission de parler, lieutenant.
- Quel est le degré d’entraînement que vous nous faites subir? Fit la jeune femme en hachant sa phrase.
-Le 5. Vous avez progressé selon les paramètres les plus optimistes en quelques semaines.
-Merci, commandant.
Monsieur, comptez-vous que nous atteindrons un jour le niveau 15? Souffla Grronkt, plissant ses petits yeux.
-Oh non! Éclata de rire Daniel. Je me contenterai du niveau 8. Ce sera amplement suffisant. Seuls l’ambassadeur Antor, les Troodons et moi-même sommes aptes à survivre à la limite de la stratosphère où l’oxygène n’est présent qu’à un pour cent.
-Compris, monsieur, répondit Benjamin. J’ai vu l’ambassadeur s’entraîner au judo avec le sergent Kutu. Il l’a envoyé au tapis au moins dix fois! C’est un adversaire redoutable. Dire que Kutu est champion toutes catégories de la flotte!
-Sans doute, Sitruk, mais Antor est tout à fait exceptionnel, bien plus que vous pouvez l’imaginer. Il me bat, c’est dire!
L’escalade se poursuivit, l’équipage progressant encore d’une vingtaine de mètres alors que le vent glacial se renforçait et que la température chutait de deux degrés. La peau des visages et groins était à vif, les poumons au bord de l’asphyxie, tandis que les yeux brûlaient et larmoyaient.
Il tardait à Benjamin d’arriver enfin à ce fichu sommet. Il avait terriblement froid, il était au bord de l’effondrement, mais il ne se plaignait pas, il ne gémissait pas. Lui connaissait les raisons de cet entraînement poussé au-delà de la résistance humaine. Juste en-dessous de lui, il savait son commandant en train de l’étudier, nullement épuisé, gaillard et amusé. Comme il aurait voulu être dans la peau du daryl androïde !
Mais il était inutile d’espérer l’impossible ! Et puis, posséder un cerveau positronique avait certainement aussi ses inconvénients.
Alors que Benjamin levait la tête pour mesurer la distance qui le séparait du sommet, un léger sifflement interrompit soudain la simulation. Tout s’effaça instantanément, les pics granitiques, la neige, le vent glacé. Les douze officiers encordés se retrouvèrent à dix mètres du sol de plastacier. Affrontant la pression redevenue normale, égale à une atmosphère, et la pesanteur, ils atterrirent plus ou moins brutalement sur le sol.
« Ah! Bon sang ! S’écria Lancet. On dirait que ma tête va exploser. »
La jeune femme se frotta le postérieur tout endolori.
Seul le commandant Wu, qui avait rétabli à temps son équilibre, avait rejoint le sol sans mal. Il est vrai que ses réflexes étaient deux cents fois plus rapides que ceux des humains ou des Kronkos
Le chef de la sécurité, responsable de cette brutale interruption, ne s’excusa pas. Impassible, ignorant l’inconfort des officiers, il se dressa devant son commandant et, de sa voix grondante, lui fit son rapport.
- Monsieur, le tenancier de « La Taverne du Maltais » est porté disparu. Il n’est pas dans ses quartiers et aucun membre de l’équipage ne l’a vu depuis vingt-cinq heures. Impossible de le localiser. Il n’a plus de transpondeur et son tracé génétique a été effacé des banques de données. Je m’en suis assuré avant de vous prévenir.
-Lieutenant, avez-vous songé à vérifier s’il manquait une navette de sauvetage ou un vaisseau scout à bord ?
-Oui, monsieur. Rien n’a disparu, hormis Kilius. Peut-être…
-Vous allez mettre tous vos hommes dessus et fouiller le Langevin de fond en comble.
-Et si Kilius avait été désatomisé? Suggéra Benjamin.
-L’IA aurait alors déclenché l’alerte pourpre.
-A moins qu’elle ait été trafiquée.
-Dans ce cas, vous et vos hommes allez utiliser les senseurs portatifs. Calibrez-les pour détecter tous les Castorii vivants ou morts. Vous me ferez votre rapport sur la passerelle dans deux heures.
-Oui, monsieur.
-Adjoignez-vous O’Rourke et cinq infirmiers. Kilius est peut-être blessé après tout.
-A vos ordres, commandant.
Claquant des talons, Kiku U Tu repartit tandis que Daniel, le visage fermé, s’engageait à son tour dans le corridor. Benjamin le rattrapa.
- Monsieur, croyez-vous que Kilius ait été assassiné?
-Cela ne fait aucun doute, Sitruk.
-Mais qui a pu commettre un tel crime? Et pourquoi?
-Ce n’est pas le moment de conjecturer dans le vide.
-Celui qui a tué a dû aussi saboter toutes les caméras de surveillance et…
-Et il n’y a que vous, Irina, Cherifi et moi-même qui possédons les codes de tout le niveau Delta. Mais il existe un autre moyen, Sitruk.
-Lequel?
-Kiku l’a suggéré. L’IA a été sabotée à la source.
-Alors, Anderson et son équipe sont impliqués.
-Je n’en sais rien. Je vais interroger l’IA. J’ai les moyens de contourner ses défenses.
-Mais, monsieur…
-En dernier recours, Benjamin. Rassurez-vous. Une fois constaté l’échec des autres investigations.

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Le chef de la sécurité avait suivi les ordres du commandant Wu. Aidé par ses gardes et une partie du corps médical, il avait adapté les senseurs portatifs et s’était mis à fouiller tous les niveaux du Langevin, des hangars aux vide-ordures, des chambres de maintenance des moteurs aux canaux d’aération, des tubes d’évacuation de secours aux salles de réception.
O’Rourke sur ses talons, Kiku U Tu finit par découvrir ce qu’il cherchait: le corps atrocement mutilé et à peine identifiable de Kilius. Le cadavre flottait dans une des cuves de recyclage des déchets de l’intendance principale. Ces dernières étaient ensuite acheminées avec leur contenu jusqu’aux serres hydroponiques où les déchets finissaient en engrais afin de nourrir les plantes. Ainsi, si O’Rourke ne s’était pas inquiété de la disparition de son ami, jamais on n’aurait su ce qu’il était advenu du Castorii. Son cadavre, réduit en micro nutriments, aurait abouti à l’arboretum, dans les bacs des rubans de Mingo. Il s’en était fallu de quelques heures pour que la transformation fût achevée.
Devant la dépouille éventrée et égorgée, à demi dépecée de Kilius, O’Rourke, qui pourtant autopsiait souvent les morts du Langevin, eut un haut-le-cœur. Il détourna la tête, déglutissant avec peine.
- Ce n’est pas une mort propre! Rugit U Tu. On voit ses viscères éparpillés un peu partout dans la salle. Et ces flaques de sang.
-Lieutenant, on en a peint les parois extérieures des cuves.
-Savez-vous ce que cela signifie chez les Kronkos? Cela veut dire qu’on n’a pas considéré ce Castorii comme un adversaire honorable. C’est pour cela qu’on ne l’a pas mangé!
- U Tu! Vous rendez-vous compte de la portée de vos propos?
-Oui! Un Kronkos peut avoir tué Kilius. S’il en est ainsi, c’est la faute à cet humanoïde. Je ne pense pas que le commandant apprécie.
-Venez avec moi entendre mon rapport. Kunk et Kivv, retirez-moi ce corps de là.
-A vos ordres, chef.
-Préparez-le pour l’autopsie, rajouta O’Rourke à l’adresse de deux infirmiers, un félinoïde et un humain.

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Une heure plus tard, Denis O’Rourke avait effectivement entrepris l’autopsie du corps de son ami Kilius sous les yeux du commandant Wu et de Benjamin Sitruk. Ce dernier se serait bien passé de cette corvée, mais il n’avait pas eu le choix, étant requis par son supérieur. Les restes du Castorii présentaient une altération évidente des chairs, des morsures de dents nombreuses, des dents puissantes et acérées visiblement. Le malheureux Kilius semblait bien avoir été en partie dévoré, soit par une bête fauve, soit par un Troodon.
- Voyez ces marques caractéristiques, disait le jeune Irlandais avec tout le professionnalisme dont il était capable. Elles ne peuvent pas provenir de ma mâchoire d’un caninoïde ou d’un félinoïde. Et là, au niveau de la cage thoracique, cette mutilation rituelle. Le Kronkos qui a fait celle-ci, a arraché le cœur du Castorii d’un seul coup de dents. Notez également le démembrement symétrique des bras et des jambes en des points précis, laissant une partie des épaules adhérer encore au torse par des tendons, et des cuisses rattachées au bassin. Le colon et l’intestin ont été sortis du bas-ventre mais ils ne portent aucune morsure. Quant à la décapitation, elle n’est que partielle, la tête restant accrochée au corps par des vertèbres cervicales à peine endommagées. Ou le meurtrier n’a pas eu le temps de procéder jusqu’au bout, ou bien il a dédaigné ce qui restait de Kilius. Peut-être à cause de la composition chimique du sang castorii. Trop de zinc et de cuivre, peu de fer. U Tu m’a avoué que, pour sa part, les Castorii ne représentaient pas de la viande de choix. Ce sang mauve, cette chair pâle et violacée sont à ses yeux peu appétissants. Autrefois, ses ancêtres pillards effectuaient des raids dans les colonies castorii, mais rares étaient les Kronkos qui dévoraient les colons prisonniers !
Toutes les paroles d’O’Rourke étaient enregistrées par l’IA. Benjamin, en retrait, livide, se demandait s’il aurait la force de souper ce soir-là. Quant au commandant, il n’affichait aucun sentiment, aucune émotion. Seule la crispation de ses mains dénonçait chez lui qu’il ne restait pas insensible à ce triste et atroce spectacle.
- Je conclus en disant qu’un rituel ancestral de dépècement du corps propre aux Kronkos semble bien avoir été appliqué sur l’infortuné Kilius.
-Ça ne tient pas debout, docteur. Vous venez de le dire vous-même. Le sang castorii est un véritable poison pour nos gardes Troodons. Trop de zinc et de cuivre, pas assez de fer. Les plus affamés des Kronkos, lorsqu’ils dévoraient des Castorii, tombaient ensuite malades. La majorité mourait dans des douleurs insupportables.
-A moins qu’il ne s’agisse d’une vengeance! S’exclama Sitruk.
-C’est peut-être justement ce que l’on cherche à nous faire croire.
-Possible, monsieur, ajouta l’Irlandais. Mais pour moi, je le répète, il s’agit d’un crime rituel prémédité ; le respect orthodoxe des mutilations le prouve.
-Leurre que tout cela, docteur! Nous avons un assassin rusé à bord.
-Et il est très intelligent, renchérit Benjamin.
-Sitruk, vous me cachez quelque chose, dit Daniel sévèrement. Et vous aussi, O’Rourke. Vous insistez trop sur l’aspect rituel du meurtre. On dirait presque que vous connaissez l’identité de l’assassin. Qui parle en premier? Allez-y, Sitruk. Vous êtes sur des charbons ardents. Faites-moi part de ce que vous avez appris.
-A vos ordres, monsieur. Lorsque la disparition de Kilius a été officielle, j’ai alors, comme l’exige mon affectation sur le Langevin, visionné les enregistrements de "La Taverne du Maltais » depuis notre départ de la base 829.
-Je rappelle que la mort de Kilius remonte à trente heures et dix-sept minutes.
-Merci, O’Rourke. Poursuivez, Benjamin.
-Un enregistrement paraît intéressant. Il a cinquante heures environ.
-Cela correspond au soir même de notre départ.
-Le garde de la sécurité, le sergent Kutu, a proféré des menaces à l’encontre de Kilius. Vous étiez présent, docteur lors de cette querelle, fit Benjamin en apostrophant l’Irlandais. Vous pouvez donc en témoigner.
-Dîtes-moi, O’Rourke, ces menaces, c’est encore à propos d’une boisson alcoolisée?
-Euh… oui. Mais Kilius avait refusé précisément de servir du Chtugang.
-Heureusement. Docteur, n’avais-je pas été clair là-dessus? Pas d’alcool à bord, même synthétique. Je veux que mon équipage conserve toute sa lucidité. Notre mission l’exige.
Benjamin, prenant son courage à deux mains, vint au secours du jeune homme.
- Commandant, je suis aussi fautif que le sous-lieutenant O’Rourke et Kilius.
-Expliquez-vous franchement, capitaine.
-C’est moi qui supervise les livraisons d’aliments et de boissons du Langevin. Si Kilius me demandait de fermer les yeux quant au contenu de certaines caisses, hé bien…
-Hé bien? Allez jusqu’au bout de votre aveu.
-… J’acceptais. Grâcieusement. Après tout, nous ne sommes que des hommes et…
-C’est ce que j’ai toujours pensé pour ma part, proféra O’Rourke. Et les autres espèces ont aussi leurs petites faiblesses. Commandant, je suis prêt à convenir que vous avez raison. Le Troodon Kutu est une forte gueule, son intelligence est relativement réduite, mais c’est tout ce qu’on peut lui reprocher. Vous pensez vous-même que ce ne peut-être un Kronkos le meurtrier que l’assassin, le vrai, nous conduit sur une fausse piste. Kilius était mon ami. Jamais je ne couvrirais celui qui l’a ainsi massacré!
-Soit, O’Rourke. N’affichez pas ainsi votre trouble. Votre esprit est un véritable maelström. Quant au sergent chef Kutu, je n’en ordonne pas moins sa mise aux arrêts effective dès maintenant. Parce qu’il a fauté, qu’il a consommé ou voulu consommer de l’alcool. Mais également pour faire croire au criminel que je suis dupe de la mascarade.
- Judicieux.
-Taisez-vous, O’Rourke. Vous aussi vous serez puni. J’inscris un blâme sur votre dossier. De même pour vous, Sitruk. Par votre laxisme, tous les deux, vous vous êtes rendus complices, involontairement, de la mort de Kilius.
-Commandant, ignoriez-vous la présence d’alcool à bord?
-Franchement, non. Mais je ne soupçonnais ni Kilius ni vous. J’avais opté pour un alambic clandestin dans les serres hydroponiques ou dans la salle des machines. En attendant, je vais être obligé d’informer l’amiral Prentiss. Et naturellement, il nous faut découvrir l’identité de l’assassin.
-Si ce n’est pas un Kronkos…
-Cela peut-être n’importe qui. Kilius a dû découvrir quelque chose de suspect à bord.
-Un autre trafic?
-Peut-être. Et c’est pour cela qu’on la tué. Je vais chapitrer Kiku U Tu et lui assigner un Hellados comme adjoint. La force et l’intelligence réunies devraient aboutir. Sinon, je passerais en mode ordinateur.
En soupirant, Daniel quitta l’infirmerie.
- Le commandant est furieux, marmonna Benjamin dans sa barbe.
-Il y a de quoi. Nous avons un problème sur les bras.
-Une salle affaire plutôt, qui sent très mauvais.
-Nous sommes tous suspects, vous et moi les premiers.
-C’est-ce que vous croyez O’Rourke. Le commandant nous a sondés. La preuve? Nous saignons des oreilles.
-Je ne m’en suis pas rendu compte. Maintenant, je sens une migraine pointer.
-Pourvu que notre mission se poursuive!

****************

Alors que Daniel se rendait au centre de l’IA, il rencontra sa femme, Irina qui, elle, était en route pour la passerelle. En quelques mots, il la mit au courant des dernières nouvelles. La jeune femme s’inquiéta.
- Es-tu certain d’obtenir des résultats concrets rapidement?
-En contournant les défenses de reprogrammation de l’ordinateur, bien sûr. Mais, pour l’instant, il n’est pas question d’en venir là. Kilius a dû saboter les enregistrements de "La Taverne du Maltais » d’une façon simpliste donnant ainsi à son assassin tout loisir pour agir librement. Et le Castorii qui trafiquait sur la marchandise a été pris à son propre piège.
-Dans ce cas, ne vaudrait-il pas mieux mettre les réserves du bar sous séquestre?
-L’assassin n’a certes pas attendu pour transférer la marchandise illicite ailleurs sur le Langevin.
-Alors, il faut fouiller systématiquement le vaisseau.
-Kiku U Tu a reçu des ordres dans ce sens. Mais, je crains que sa vie soit en danger.
-Mais…
-Irina, nous n’avons pas affaire à un criminel ordinaire. Ce trafic ne concerne pas simplement un trafic d’armes ou de produits hallucinogènes.
-Tu m’effraies.
-L’assassin peut frapper une nouvelle fois s’il sent qu’il risque d’être découvert. Ma priorité est de l’identifier et de le neutraliser au plus vite.
-Et si, toi aussi, tu étais menacé?
-Un humain ordinaire ne peut rien contre moi. Ni un Kronkos, d’ailleurs. Un autre daryl? - -Impossible! Je suis le seul de mon espèce et le traité signé en 2354 n’a été rompu qu’une seule fois. Par mon père. S’il y a bien un point où Haäns, Castorii, ovinoïdes, Helladoï et Asturkruks se sont mis d’accord, c’est celui-ci.
-Version officielle qui arrange tout le monde. Et si notre ennemi venait du futur? C’est-ce qui est arrivé une première fois lors de la substitution de notre univers par un autre dévié.
-Irina, pour l’instant, je n’en sais rien.
-Entendu. Tu me diras ce que tu as trouvé ce soir.
-Laisse-moi Ufo, il n’a pas sa place sur la passerelle.
-Je n’ai pas voulu le confier aux enfants. Mathieu et Marie sont en cours.
Daniel embrassa Irina et, le chat dans ses bras, il sortit. L’ascenseur était immobilisé depuis trois minutes au niveau du centre de commandement de l’IA.

********************

Une douzaine de minutes plus tard, le commandant Wu, attablé devant la console principale de l’intelligence artificielle, visionnait les enregistrements de "La Taverne du Maltais ». Il accomplissait cette tâche pourtant fastidieuse méticuleusement puisqu’il observait image par image les scènes où Kilius figurait avec Kutu et O’Rourke. Parallèlement, il écoutait la conversation, attentif à la moindre inflexion de voix, et, ce, à vitesse normale.
Puis, Daniel passa à un autre enregistrement, plus récent d’une vingtaine d’heures qui montrait le Castorii se rendant à la réserve alors que tout était tranquille au niveau Delta.
Le commandant remarqua alors une anomalie. A l’instant où Kilius ouvrait la porte de la réserve, un petit défaut subliminal se produisit, indécelable au rythme normal de défilement de la séquence. Il s’agissait d’un très minime effet mosaïque en bas à gauche de la représentation holographique alors que, justement, la pièce baignait dans la semi-pénombre et que, théoriquement, on ne devait rien apercevoir.
Intrigué, Daniel arrêta l’image et commença à focaliser sur l’angle défectueux. De grossissement en grossissement, il n’obtint cependant aucune information intéressante. Mais il lui semblait avoir déjà vu cette séquence. Comprenant qu’il avait en réalité sous les yeux un montage d'une scène enregistrée plus ancienne, Daniel revint en arrière à vitesse accélérée pour avoir confirmation de ce qu’il soupçonnait. Effectivement, sur une séquence remontant à douze jours, il revit Kilius pénétrer une première fois dans la réserve pour y prendre du jus de tomate, du suc de Burm (sirop originaire de Mingo) et des boîtes de tranches d’ananas.
Excédé et sentant malgré tout qu’il était sur la bonne piste, Daniel s’exclama :
« Rusé matou! Qu’en penses-tu, Ufo? Là, cesse donc de remuer et d’enfoncer tes griffes dans mon uniforme. Pauvre Kilius qui a trouvé plus malhonnête que lui! Il a forgé lui-même l’arme qui allait le tuer. Ce sot a effectué une copie de cette séquence anodine et l’a transférée par la fonction classique « couper - coller » à la place de la scène qui s’était effectivement déroulée il y a maintenant plus de trente-cinq heures.»
Ufo s’agitait de plus en plus, se tortillant pour se libérer. Il miaulait. Ce que faisait son maître ne l’intéressait pas.
« Bon, j’ai compris. Descends donc et amuse-toi. Mais attention! N’abîme rien et laisse-moi achever. »
Daniel lâcha son chat qui, profitant de sa liberté, s’étira au milieu de la séquence holographique figée. Poursuivant à haute voix, le commandant reprit :
- Kilius a cru tout effacer en procédant ainsi. Grave erreur! Il a oublié que toute donnée informatique laisse des traces. Effectuons donc l’opération inverse de celle du Castorii. IA, sélectionne la séquence 7-7-2-1-6-3-2 G A D 004.
- Opération achevée.
- Efface la fausse séquence dupliquée.
- Ordre enregistré et effectué.
Immédiatement, devant Daniel, un vide apparut, donnant l’impression que le chat flottait en apesanteur.
« Naturellement, la véritable séquence n’est pas immédiatement visible. IA, grossissement 2000 fois. »
L’IA obéit en signalant :
- Aucune information disponible.
- Bien sûr, IA. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas! Toujours rien évidemment. Grossissement 5000 fois. Et ne m’objecte pas : information indisponible!
- Opération en cours.
- Ah! Enfin!
Cette fois-ci, quelque chose de très flou se dessina, une sorte de point grisâtre, là où effectivement, il n’aurait rien dû y avoir.
« IA, focalise sur 1X004-Z et grossis mille fois! »
L’IA obéit en silence. Daniel ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Il avait reconnu un cache-œillet octogonal comme en utilisaient les photographes à la fin du XIXe siècle.
« Bingo! C’est bien ce que je pensais. Kilius a saboté l’enregistrement initial, sachant pertinemment que son trucage échapperait à Benjamin! L’assassin est repassé derrière et n’a plus eu qu’à affiner ce trucage primitif! Je dois reconnaître qu’il ne manque pas d’humour. Mais il y a eu mort d’homme. IA, ouvre l’œillet, niveau sécurité 12! »
L’IA obtempéra, toujours muette.
Alors, de vagues silhouettes humanoïdes thermoluminescences, tirant vers le rouge, se murent devant Daniel, comme surgies du néant, avec une fluidité qui les apparentait à des fantômes. La silhouette la plus sombre était celle de Kilius et la plus claire celle d’un humanoïde, mais pas d’un terrien. Cependant, une autre source de chaleur, beaucoup plus forte était également visible. A droite des deux silhouettes, un conteneur, de forme cubique irradiait littéralement.
« Arrêt sur image, IA, s’écria Daniel. Basculement 153° tribord. »
Aussitôt, le dessus du conteneur, en contre-plongée tridimensionnelle se figea.
- Après tout, cette boîte pourrait bien contenir de la lave. Mais Kilius n’a pas été sauvagement assassiné pour ce délit. IA, spectrographie détaillée de cette boîte!
- Voici, commandant.
- Oui… Je n’ai pas sous les yeux le spectre lumineux de la lave. La composition en est différente. Il s’agit là de quelque chose d’organique et non de minéral. Et ça vit, en plus!
Troublé, Daniel Wu hésita avant de formuler un dernier ordre.
- IA, reconstitue la silhouette de l’être produisant un spectre semblable… Ah! Bouddha! Qu’est-ce que cette monstruosité? Cela ressemble à un amas globuleux vaguement batracien!!!
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Un têtard de deux mètres de long, ou un fœtus géant! Et, derrière…un cordon ombilical? Un tentacule? IA, peux-tu localiser le conteneur actuellement?
- Conteneur non répertorié dans l’inventaire, commandant.
- Spectrographie tout ce qui est organique à bord et localise par recoupement cet être.
- Aucun intrus à bord, commandant, répondit trop vite l’IA.
Daniel cilla. Il avait compris que l’Intelligence Artificielle ne disait pas la vérité. Mais il fit comme si de rien n’était.
« Tant pis IA. Tente d’identifier par comparaisons de toutes les formes de vies connues la famille ou l’espèce de l’être enfermé dans ce conteneur. »
Instantanément, défilèrent à une vitesse phénoménale des milliers de batraciens, pas tous originaires de la Terre. Certains vivaient sur Centaurus B, sur Mingo, sur Métamorphos, sur Sestris, sur Kouraï et bien d’autres mondes encore. Ces résultats ne satisfaisaient pas du tout Daniel.
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- IA ce n’est pas cela. L’intrus n’est pas un têtard! Une forme larvaire sans doute…Ou encore un fœtus…Mais de quelle planète? IA, niveau sécurité 120!
- Enregistré Monsieur.
- Donne-moi les formes antécédentes, y compris fœtales, des races intelligentes de la galaxie.
- Les contemporaines ou les disparues?
- De toutes celles qui ont existé ou existent encore. »
Par un morphing saisissant, à une rapidité effrayante, toutes les espèces peuplant ou ayant peuplé la Voie Lactée se matérialisèrent dans l’immense salle holographique, se modifiant sans cesse. Un humain normal n’aurait pu enregistrer cette évolution accélérée. Il serait devenu névropathe. Daniel, lui, grâce à son cerveau positronique, ne manquait aucun détail. Par contre, Ufo, apeuré, cédant à la panique, courait dans tous les sens, miaulant à fendre l’âme.
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Alors que le commandant Wu s’apprêtait à sélectionner quatre espèces sur deux cents milliards, un têtard de pré-métamorphe de trois semaines, un Auspucien ou supposé tel, un fœtus de K’tou moustérien de deux mois ainsi qu’un pré-nourrisson d’un Gigantopithecus Blacki, Ufo, qui tremblait et cherchait de la compagnie, bondit soudain sur la console principale de l’IA. Aussitôt, tout s’effaça, la communication avec l’ordinateur coupée.
« Ufo! Cria Daniel, mécontent. Sale bête! Tu viens de gâcher une heure d’investigation. Ce soir, tu seras privé de mousse de poisson! »
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Le chat gémit et miaula, puis commit l’erreur de sauter dans les bras de son maître. Il reçut alors une véritable fessée. Dépité, lorsque Daniel le relâcha, il se réfugia sous une console secondaire. Le commandant, le visage fermé, soupira.
« Allons! J’aurais retardé tant que je le pouvais cet instant. Je n’ai pas le choix, je passe en mode de communication directe avec l’ordinateur. »
Tandis que Daniel Wu, le seul daryl androïde de l’Empire, se branchait directement sur l’IA centrale du Langevin et qu’il lui donnait l’ordre de revisualiser les quatre sélections déjà choisies, l’intelligence artificielle du vaisseau l’informa :
- Commandant, le chef de la sécurité vient de faire une découverte importante dans la piscine. Il vient vous avertir.
- En quoi consiste cette découverte?
- Le lieutenant U Tu a repêché un des conteneurs non répertoriés de "La Taverne du Maltais ». Mais le digicode a été fracturé et le conteneur est vide.
- Zut! Quelque chose qui vit s’en est échappée! IA, niveau sécurité 1200! Transmets-moi en vitesse réelle tout l’afflux de données. Contrôle d’urgence de tous les circuits. Parallèlement, tu localises chaque membre de l’équipage ainsi que chaque civil. Puis, tu m’informes de tous leurs mouvements. Je me débranche. Poursuis par ondes la communication. Ne formule aucune objection, sinon j’occulte ta conscience.
- A vos ordres, commandant! Phase d’exécution!
Impassible et raide, le commandant Wu éteignit la console centrale de l’IA, remit de l’ordre dans la salle, récupéra Ufo et rejoignit son bureau privé adjacent à la passerelle. Il allait recevoir le rapport oral de Kiku U Tu. Si Daniel Wu avait hésité à passer en mode ordinateur, c’était parce que désormais, conduit par la partie artificielle de son cerveau, il n’était plus régi que par la logique, devenu insensible à toute émotion humaine. Dans cet état, il serait invivable pour ses proches durant au moins une semaine, n’éprouvant pas le besoin de dormir, à peine soumis à celui de se nourrir, les signaux de la fatigue inhibés. Mais lorsqu’il se débrancherait, revenant à son état naturel, le réveil serait pénible. Submergé par un flot insupportable d’émotions et de toxines, il serait alors obligé de s’allonger, sombrant dans un sommeil semi comateux de deux jours au minimum. Dans les cas les plus extrêmes, il avait fallu l’hospitaliser.

*******************

Sur un ton professionnel, sans état d’âme, le chef de la sécurité fit son rapport au commandant du Langevin. Dans sa partie, Kiku U Tu était fort capable et appliquait, à la virgule près, les ordres.
- Comme vous me l’aviez recommandé, monsieur, et sous la conduite de Sterll, le conseiller Hellados, je n’ai pas oublié de relever sur le conteneur ni les empreintes éventuelles, ni les traces d’ARN et d’ADN, ni les poussières. A l’intérieur, une paroi portait d’infimes lésions.
- Les avez-vous analysées?
- Oui, commandant. Sterll s’en est chargé aussitôt grâce à son scanner de poche. Nous avons aussi trouvé des empreintes. Elles appartiennent au sous-lieutenant O’Rourke et au sergent Grronkt. Ce sont eux qui ont transporté le caisson jusqu’à la piscine. Selon l’Hellados, les empreintes n’ont pas été dupliquées.
- Est-ce tout, lieutenant U Tu?
- Non monsieur. Le conteneur n’a pas été ouvert de l’extérieur mais forcé de l’intérieur. De plus, le digicode a été littéralement liquéfié. Or, pour un semblable résultat, il faut un tir de disrupteur de type 3.
- Et il n’y en a pas à bord. A moins d’en synthétiser un. Dans ce cas, j’en aurais immédiatement été averti. IA sabotée ou pas. Peut-être est-ce l’être qui a fait cela. Il a éclos. U Tu, vous allez mettre sur l’heure O’Rourke et Grronkt aux arrêts. Je vais les interroger moi-même.
- A vos ordres, monsieur!
Après un salut militaire, le Kronos effectua un demi-tour impeccable. Dans son for intérieur, il pensait :
« Ces minus vont souffrir ; le commandant est passé en mode ordinateur. »
De son côté, Daniel analysait froidement les dernières informations.
« Il est évident que l’assassin a utilisé O’Rourke et Grronkt. L’Irlandais ne se souvenait de rien lorsque j’ai fouillé son esprit. L’individu que je recherche est donc aussi un maître hypnotiseur. Partons interroger ces deux imprudents. Je vais commencer par le porcinoïde.
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Son espèce est plus sensible à la télépathie. »

**************

Sans aucun scrupule, insensible au fait qu’il commettait ainsi une sorte de viol mental, Daniel Wu interrogeait le sergent Grronkt. Ce dernier était enfermé dans une cellule de contention où il ne bénéficiait que d’un confort minimal. La pièce était dotée d’une couchette, d’un lavabo, de WC, d’un mini ordinateur ne renfermant que des informations anodines.
Grronkt paraissait être dans ses petits souliers. Il transpirait à grosses gouttes et les soies de son visage étaient trempées. Plissant les yeux, il n’osait affronter le regard gris acier du commandant. Gêné, il se dandinait, clamant sa bonne foi, ne comprenant pas vraiment de quoi il avait pu se rendre coupable.
Le sergent-chef n’avait jamais vu Daniel Wu ainsi. Il commençait à regretter son affectation à bord du Langevin. De plus, une migraine qui s ’amplifiait de seconde en seconde l’empêchait de réfléchir.
- Reprenons, sergent, fit Daniel glacial. D’après vos déclarations, qui me déçoivent, il ressort que vous ne niez pas vous être rendu jusqu’à la piscine du niveau D en compagnie de Denis O’Rourke afin de dissimuler un conteneur. Vous dites avoir agi sur ordre et non librement.
- Oui, commandant, c’est cela. Ces ordres avaient été donnés par le second officier, le capitaine Sitruk.
- Ah! Et rien ne vous a paru étrange?
- Pourquoi monsieur? Après tout, ce n’était pas la première fois que je transportais des caissons.
- Entendu. Mais ce lieu!
- Je ne discute jamais un ordre monsieur. Les officiers supérieurs ont leurs raisons.
- C’est pour cela que vous n’en avez pas référé au capitaine Maïakovska ou à moi-même?
- Commandant, je ne suis qu’un sous-officier. L’école militaire m’a appris la discipline.
- Soit, mais vous auriez pu signaler le fait plus tard.
- Certainement pas, monsieur. Le capitaine Sitruk avait bien insisté sur le caractère ultra secret de l’ordre. Je tenais à rester à bord.
- Je vois. Votre affectation principale concerne la maintenance des synthétiseurs. Vous n’avez pas fait d’études supérieures et vous avez atteint avec difficultés le niveau C3.
- Oui, commandant. Mais pourquoi m’interroger sur mon dossier? Vous devez le connaître par cœur!
- Sergent Grronkt, je ne vous interrogeais pas, j’énumérais des données. Au fait, saviez-vous que le civil Kilius cachait des denrées interdites dans ses réserves?
- C’est-à-dire monsieur…
Grronkt baissa la tête, hésitant. Sa tête le lançait de plus en plus. Il n’y avait que peu de temps qu’il servait sur le Langevin. Pourtant, il avait déjà entendu les histoires extraordinaires qui circulaient sur son supérieur. Il savait qu’il était incapable de lui mentir.
- D’accord monsieur. Je reconnais que je savais, mais je n’étais pas le seul. Tous les Kronkos, le lieutenant O’Rourke, le capitaine Sitruk, et bien d’autres encore également connaissaient le fait que Kilius servait du véritable alcool à bord. Je n’ai pas commis de faute majeure et encore moins ce crime atroce!
- Sur ce point, vous n’êtes pas coupable, je vous l’accorde.
- Alors monsieur, vous avez terminé l’interrogatoire, n’est-ce pas? Je voudrais m’allonger, j’ai des nausée.
- Attendez Grronkt ; il me reste encore quelques points à éclaircir. Lorsque vous-même et O’Rourke avez transporté ce conteneur, n’avez-vous rien remarqué? Même un détail minime?
- Je ne me souviens pas commandant, sincèrement. J’avais l’impression de me mouvoir comme dans un rêve, au ralenti, les jambes en coton.
- Sergent, j’insiste. Essayez de vous souvenir. Faites un effort. Pourquoi ce sentiment d’irréalité?
- Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais éprouvé une telle impression. Nous, les Marnousiens, manquons d’imagination. En réfléchissant…je revois le médecin… Il avait un air… Vous savez, les humains… J’ai du mal à analyser son attitude. Comme s’il faisait une bonne blague. Mais le lieutenant a toujours l’air de se moquer du monde!
- D’accord chef. Et le capitaine Sitruk?
- Je ne le vois pas beaucoup dans mes fonctions. Peut-être avait-il chaud? Il passait sans cesse un doigt dans le col de son uniforme comme si celui-ci le serrait.
- Bien chef, nous progressons. Et son visage?
- Ma foi, vous m’en demandez trop. Et mes tempes me lancent atrocement. Oh! Du sang coule dans mon cou!
- Ce n’est rien, Grronkt. Vous vous égarez, reprenez.
- Pour moi, tous les humains se ressemblent ou presque. Néanmoins, je parviens à distinguer le capitaine, à cause bien entendu de la pilosité de son menton. Son poil n’a pas le même ton de roux que le mien, ça c’est sûr. Ah! Et puis, ses yeux…
- Oui, vous-y êtes.
- Des yeux noirs, sans fond, comme le noir de l’espace! Ils me fixaient, ils me regardaient…
- Noirs, chef, avez-vous dit! Vous venez de revivre la scène où Sitruk vous ordonnait de déplacer le conteneur. Il est vrai que, sous un certain éclairage, les yeux de mon deuxième officier semblent aussi noirs que la nuit. Mais en fait, ils sont bleus. Quant au col, il n’était pas trop serré.
- Je ne saisis pas, monsieur.
- Cela ne fait rien, sergent chef. Vous pouvez regagner vos quartiers sous bonne garde. Je maintiens les arrêts jusqu’à demain soir.
- Pourquoi tant de sévérité monsieur? Je n’ai fait qu’obéir.
- Parce que vous saviez que Kilius servait de l’alcool et que vous ne vous ne m’en avez pas informé.
Sur ce, Daniel partit d’un grand pas interroger O’Rourke. Il avait déjà son opinion de faite. L’assassin hypnotisait ceux dont il se servait. Personne ne devait l’identifier.

*************
A son tour, le médecin chef adjoint se retrouva sur la sellette, victime d’un interrogatoire digne de l’inquisition. Daniel le sonda avec une telle puissance qu’il en ressortit rapidement que Denis O’Rourke n’avait nullement transporté avec Grronkt le fameux conteneur. Le commandant s’en doutait déjà. De plus, sur ce point, les rapports de l’IA étaient formels. Là, elle ne mentait pas. A l’heure des faits, O’Rourke dormait paisiblement dans sa cabine. Cependant, le commandant Wu estima que le jeune homme avait besoin d’une leçon.
- Docteur, vous en conviendrez avec moi, ajouta Daniel, toujours détaché et froid. Une simple négligence de votre part et nous voici tous plongés dans une situation inconfortable. Vous couvriez Kilius votre ami. Sitruk également. Ainsi, vous avez permis à un assassin télépathe d’agir.
- Oui, je l’admets commandant. Cependant, si l’examen du personnel avait été efficace, cet assassin n’aurait jamais dû se trouver à bord! Et il n’y a eu crime qu’après notre départ de la base 829.
- J’ai déjà enregistré cela docteur.
- Alors, si je vous suis bien, vous avez conclu que l’assassin ne peut être qu’un des nouveaux membres affectés au Langevin.
- O’Rourke, vous allez un peu vite en besogne. Vous sautez à une conclusion erronée, alors que les preuves manquent encore. Je dirais, moi, que le crime s’est produit parce que Kilius avait découvert un passager clandestin.
- Dans ce cas, monsieur, c’est parce qu’il y avait trafic d’alcool qu’on a mis à jour cette présence illicite.
- Effectivement, contrariant ainsi les plans de celui qui commandait l’invasion. rajouta Daniel, lisant toujours dans l’esprit de l’Irlandais.
- Suis-je libre monsieur? Je n’étais pas avec Grronkt, et Sitruk non plus.
- Docteur, vous avez eu en mains les dossiers des nouveaux arrivants.
- Comme vous, monsieur.
- N’avez-vous rien noté de particulier sur le plan médical?
- Commandant, un dossier peut être trafiqué. L’assassin a eu accès à mon ordinateur et a masqué certains éléments importants le concernant.
- Précisément le fait d’être télépathe notamment. Il est évident qu’il maîtrise parfaitement les techniques informatiques les plus sophistiquées. Il est capable de masquer ses pensées et son apparence.
- Donc, les tests Jünger sont inutiles dans son cas.
- C’est cela docteur.
- Une barrière mentale! Est-ce ainsi qu’il procède, commandant?
- Oui, O’Rourke, partiellement. Il veut faire croire qu’il est métamorphe, mais ce n’est pas le cas.
- Les métamorphes n’ont aucune capacité psi. Et nous n’avons pas non plus de purs métamorphes parmi l’équipage.
- Vous pouvez regagner vos quartiers, docteur. Naturellement, vous y resterez en détention surveillée.
- Monsieur…
- O’Rourke, c’est pour vous protéger de l ‘assassin et de vous-même. Toutes vos pensées crient vengeance. Un geste inconsidéré de votre part peut me faire perdre la piste. Et l’assassin n’est pas seul. La suite me regarde.
- J’ai compris monsieur. Mais permettez-moi, commandant. Vous n’auriez pas dû passer en mode ordinateur.
- Je n’ai pas eu le choix.

***************

Le commandant Wu s’était enfermé dans son bureau afin d’examiner le problème sous tous ses aspects. Chérifi, le numéro 4 du Langevin, avait la passerelle. Malgré l’influence que son cerveau artificiel exerçait sur sa personne, Daniel, assez nerveux, chose surprenante, faisait les cent pas, arpentant toute la pièce confortable, s’arrêtant machinalement une seconde devant une lithographie de Dürer, puis repartant. Dans sa tête, les pensées, les données se bousculaient, étaient analysées, quantifiées, classées, à une vitesse telle qu’un ordinateur IBM de la cinquième génération semblait une trottinette à côté.
« Premièrement : récapitulons qui sont les télépathes déclarés à bord. moi-même, Antor, le professeur médusoïde, - pour celui-ci, il est évident qu’il n’a pu quitter sa cabine, l’environnement naturel ambiant du vaisseau ne lui convenant pas -. Il reste Kinktankt, mon officier siliçoïde, Uruhu,- mais ce dernier est davantage empathe que télépathe- et les Helladoï Sterll et Stamonn. Or, d’après l’analyse spectrographique, la silhouette de l’assassin était humanoïde.
Deuxièmement : en tant que télépathe, et ce d’un type particulier, il a bénéficié de la complicité inconsciente de la part des services du spatio-port. Itou pour les services de manutention du Langevin. Il en va de même pour ce naïf de Grronkt.
Troisièmement : mon inconnu ne s’est pas contenté de truquer les caméras et les détecteurs. Il a eu accès au centre de l’IA puisque celle-ci s’est montrée réticente à identifier le contenu des caissons. J’ai dû commander en niveau maximal de sécurité pour la contraindre à m’obéir. Or, pour mémoire tout embarquement, qu’il soit officiel ou clandestin, est enregistré par l’IA. Celle-ci analyse les cargaisons, et en cas de danger, alerte le commandant de bord. Mon Intelligence Artificielle ne l’a pas fait.
Quatrièmement : le fichier d’inventaire de la cargaison a été truqué a posteriori, après l’embarquement. Il doit en rester des traces informatiques. Je vais les rechercher. Mais mon IA est sous influence depuis sa révision sur la base 829. Jusqu’à quel degré? Il faut que je le détermine.
Cinquièmement : comme l’a compris O’Rourke, l’assassin figure parmi les trente nouveaux membres de l’équipage montés à bord lors de notre escale sur la base. Et l’inconnu est un maître dans l’art du camouflage. Je pense qu’il dupe l’Empire depuis plusieurs années. Il y aurait complot. De quel bord est cet agent? Dans quel but a-t-il introduit un alien sur mon vaisseau? Pour faire simplement échouer la mission? Non, cela va certainement beaucoup plus loin.
En attendant, je vais contrôler les fichiers d’inventaire. »
Tout en continuant à arpenter le bureau, Daniel Wu consulta en vision directe les fichiers en question. Instantanément, il remarqua l’apparente absence du conteneur litigieux dans la page concernant Kilius et « La Taverne du Maltais ». Une anomalie le frappa. Le premier point du premier « i » de Kilius n’avait pas la même apparence que le deuxième point.
« Une fenêtre close camouflée, bien sûr! Décidément, mon espion est subtil. Trouvons le code d’accès. »
Après une minute et trois secondes, une éternité en mode ordinateur, Daniel obtint l’ouverture de la fenêtre. Il avait craqué les codes de sécurité en énumérant à l’envers les huit mille premiers nombres premiers.
« Je m’attendais plutôt à un code à fractales! Ah, un flot continu de données nouvelles! Tiens : conteneur Stamonn 1... Stamonn 2... 3.…4... Un Hellados avec autant de bagages? Surprenant! Et le contenu ne correspond pas au caractère de l’individu. Vodka ukrainienne, bière castorii, lave de Kinkaï, œufs de Kaâks. Là, tu me déçois, qui que tu sois, espion! Ton camouflage est puéril! Il n’en reste pas moins que je sais maintenant que tu as introduit à bord du Langevin quatre aliens. Ont-ils tous éclos? Où sont-ils cachés? Ah! Stamonn n’était pas dans sa cabine lorsque le conteneur n° 1 a été plongé dans la piscine. Cette information est fiable. L’IA n’émet pas d’écho de double mémoire. C’était pour l’Hellados son temps de repos.
Deux options s’offrent à moi : interroger à l’instant Stamonn ou en référer immédiatement à l’amiral Prentiss? Je commande à U Tu de commencer l’interrogatoire de l’Hellados tandis que de mon côté, j’alerte l’amirauté. Ainsi, pas de temps perdu. »

***********

La communication avec l’amirauté n’avait pas été facile à établir. En effet, le Langevin se déplaçait à hyper supra luminique 17, soit l’équivalent du trans-distorsionnel dans un hyperespace recréé. Le vaisseau scientifique se trouvait déjà à pratiquement mille années lumière de la base 829, le plus proche relais subspatial. Pour ces raisons, le visiophone présentait une image instable et parasitée de l’amiral Prentiss. Avec stupeur, un des plus hauts responsables de la flotte impériale apprit les derniers événements du Langevin. Bine que le commandant Wu ne lui fût pas sympathique, le Canadien faisait entièrement confiance à Daniel pour résoudre cette crise. Ce qui l’inquiétait, c’était l’existence d’un complot éventuel qui pouvait remettre en cause l’Alliance elle-même et l’équilibre de la galaxie.
- Commandant, fit le gradé, mes ordres sont catégoriques et ne prêtent à aucune discussion. Vous devez, coûte que coûte, mener à bien votre enquête et mettre la main le plus rapidement possible sur l’assassin et neutraliser ces aliens. En ce qui concerne ces derniers, il vous faut les détruire. Il n’est absolument pas question de tenter un contact avec eux!
- J’ai compris monsieur. Vous jugez ces êtres comme potentiellement dangereux et hostiles.
- Tout à fait. Tant pis pour la procédure de premier contact. Si le traître a introduit clandestinement des aliens sur votre vaisseau, c’est pour vous nuire et nous nuire!
- Lorsque j’aurai identifié et capturé l’assassin, dois-je faire demi-tour afin qu’il comparaisse en cour martiale?
- Inutile, commandant Wu. Il aura droit à un procès en bonne et due forme sur le Langevin même. Vous présiderez le tribunal. Vous disposez de tous les pouvoirs pour cela. Je vous rappelle que votre niveau de sécurité équivaut à celui du directeur de l’amirauté.
- Le problème que nous affrontons peut se révéler d’une ampleur insoupçonnée, amiral.
-J’entends bien. Nous aurions affaire à un complot visant la pérennité de l’Alliance.
-Précisément.
-Je vais prendre les mesures adéquates pour parer à toute éventualité. La flotte sera en alerte pourpre, c’est-à-dire celle du danger maximum.
-Comme si nous étions menacés d’invasion. Je crains que ce soit le cas effectivement.
-Pouvez-vous me contacter plus tard après la capture de l’assassin?
-Difficile, monsieur. La distance et le déficit de temps seront trop importants. Je ne pourrai vous envoyer qu’une simple balise d’informations.
-Alors, agissez pour le mieux, commandant Wu. Vous avez vos ordres. Ah! Encore un détail. Qui se cache derrière tout cela?
-Les Asturkruks, monsieur. C’est l’hypothèse la plus logique. Le procédé porte leur griffe.
-Pas les Haäns?
-Non, ils en sont incapables. Et ceux du futur également. Penta Pi s’en est porté garant.
-Commandant, vous m’en révélez plus qu’il y a quelques jours!
-Je ne vous apprends rien, amiral. Venge vous a tout dit ce matin lorsque vous avez su que je cherchais à vous contacter.
-Je ne voulais pas me montrer cachottier. A propos, commandant, n’abusez pas du mode ordinateur. Votre vie et vos capacités nous sont trop précieuses.
-Merci, monsieur.
L’amiral disparut de l’écran sphérique. Dans son bureau, sur la base 829, Prentiss croisait et décroisait ses doigts, visiblement préoccupé.
« Sacré Daniel Wu! Ce n’est pas le moment qu’il claque! Lançons l’état d’alerte générale et envoyons huit croiseurs patrouiller le long du « no man’s land » Asturkruks-Alliance.

****************
Dans une cellule anonyme, l’aspirant Stamonn subissait le troisième degré administré avec zèle par le chef de la sécurité . Le jeune officier avait été appréhendé dans sa cabine alors qu’il dormait d’un sommeil paisible. C’était pourquoi il n’avait pas résisté lorsque deux Kronkos s’étaient saisis de lui sans ménagement. On le voit, les dinosauroïdes avaient interprété les ordres de leur commandant de la manière la plus musclée. Or, Kiku U Tu devait simplement se charger d’un interrogatoire préliminaire et se contenter de demander à l’Hellados, qui avait omis de signaler explicitement ses dons de télépathe, pourquoi il n’avait pas fait de rapport après avoir aidé Grronkt à immerger un conteneur de Kilius dans la piscine.
- Mais, enfin, lieutenant, je ne comprends pas pourquoi vous usez de brutalité sur ma personne!
-Écoute-moi attentivement, dégénéré, bibelot fragile qui méprise les autres espèces à cause de sa grande culture! Ici, en ce lieu, tu n’as aucun droit! Pourquoi n’as-tu pas signalé tes dons télépathiques à tes supérieurs?
-Parce que ceux-ci me paraissaient évidents. Tous ceux de mon espèce sont des télépathes naturels. Toutefois, je reconnais que je n’atteins que le niveau 200.
-Oui. Qu’as-tu encore dissimulé comme petits secrets, crotte de purk? (Le purk est une sorte de belette native du monde de U Tu. Pour les Kronkos, il s’agit d’un animal extrêmement répugnant).
Le Troodon cracha le dernier mot et envoya ainsi son haleine fétide et soufrée au visage de l’aspirant qui, stoïquement, n’afficha pas son dégoût. L’interrogatoire se poursuivit.
- Alors, inférieur! Tu abuses de ma patience. Explique-moi un peu ta petite expédition de l’autre soir. Qu’allais-tu faire avec Grronkt?
- Je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire, lieutenant.
- Que me contes-tu là comme fable? Me prends-tu pour un imbécile?
-Oh non, lieutenant! Sinon, vous ne seriez pas officier dans la flotte interstellaire!
- Ah, bien. Vois-tu, minable, j’ai travaillé dur pour y arriver! Mais c’est toi qui m’intéresses. Alors, vas-tu parler?
-Je ne m’arrête pas de le faire depuis cinquante et une minutes.
Les réponses du jeune aspirant devenaient de plus en plus ironiques. Kiku sentait confusément que le prisonnier se moquait de lui. Excédé, il sortit ses griffes, longues de quinze centimètres, afin d’en faire usage contre l’Hellados. Mais une vois douce, à peine audible, arrêta son geste à temps. Le chef de la sécurité sursauta. Le lieutenant se retourna vivement pour observer attentivement l’intrus. De son côté, Stamonn, soulagé, se permit de respirer. Le jeune homme, lâché par le Kronkos, avait atterri assez brutalement sur ses muscles fessiers. Tout en reprenant son souffle, à son tour, l’Hellados regarda le nouvel arrivé.
Il s’agissait d’un humain de grande taille, aux cheveux couleur de lin, au teint blanc comme de l’albâtre, aux yeux rouges et aux membres supérieurs trop longs. Le Kronkos et Stamonn reconnurent l’ambassadeur extraordinaire Antor, le mystérieux diplomate dont nul à bord ne connaissait les origines, sauf, sans doute, le commandant Wu, et, peut-être le docteur di Fabbrini.
Immédiatement après avoir identifié l’ambassadeur, Stamonn ferma son esprit, renforçant ses boucliers mentaux. Il craignait l’homme comme tous les membres de l’équipage. Des histoires bizarres, assez folles, circulaient sur son compte. Antor n’en avait cure. Il savait que Daniel Wu lui vouait une amitié indéfectible et que ses supérieurs appréciaient ses brillants résultats diplomatiques.
- Excellence, que venez-vous faire, ici? Rugit Kiku.
-Votre façon d’interroger l’aspirant Stamonn n’est pas productive selon la communication du commandant. Je prends la relève. Dehors!
Le Kronkos s’étouffa de rage. Il n’acceptait d’ordres que de Daniel Wu ou, à la rigueur, du capitaine Maïakovska.
- Excellence. Vous m’humiliez. De quel droit m’évincez-vous?
-Le commandant révise l’IA, il n’a pas de temps à perdre. Comme je jouis de sa confiance totale, je me substitue à lui. Êtes-vous satisfait? Alors, fichez le camp!
Kiku hésita puis se décida. Il fit un pas en direction d’Antor. Mal lui en prit! En moins d’un dixième de seconde, il fut projeté avec une violence inouïe contre la paroi de plastacier. Celle-ci vibra sous le choc mais résista. Le lieutenant U Tu en resta ahuri. Jamais aucun humain n’avait réussi, à l’exclusion de son commandant, à le battre et, encore moins, à l’envoyer aussi vite sur le tapis.
- Cette fois-ci, j’espère que vous avez compris lieutenant U Tu. Dehors!
-Oui, Excellence, répondit Kiku, la queue basse.
Le lieutenant quitta la cellule, faisant grincer ses cinq cents dents de colère rentrée. Il oscillait entre deux sentiments : la rage et l’admiration. Il finit par opter pour cette dernière.
Antor, de son côté, n’était pas même essoufflé par l’effort accompli. Il se contenta de remettre de l’ordre dans sa tenue et de rabattre en arrière sa mèche rebelle. Pendant ce temps, l’aspirant Stamonn s’était assis sur sa couchette, attendant la suite, réprimant au plus profond de lui la tempête de ses émotions. Le jeune Hellados, même s’il savait l’assassinat de Kilius et la découverte d’un conteneur au contenu illicite, ne comprenait pas pourquoi la sécurité s’acharnait à le considérer comme un suspect. Avec un frisson, il vit l’ambassadeur se rapprocher de lui le détaillant de ses étranges yeux rouges. Bientôt, Stamonn entendit un léger bourdonnement dont il ignorait la provenance. Une nausée lui souleva le cœur. Antor était en train de le sonder, de son esprit puissant, faisant voler en éclats tous ses boucliers mentaux. Au bout d’une minute, les oreilles de l’aspirant se mirent à saigner, laissant couler sur le col de son uniforme un liquide jaune soufré.
Mais le phénomène ne dura guère. Cessant de fixer le jeune homme, Antor s’assit à ses côtés, et, de sa voix douce, lui dit.
- Pardonnez-moi ce procédé si peu civilisé. Mais je devais connaître tout ce qui vous concernait ainsi que toutes vos actions.
-Et maintenant, Excellence, vous êtes rassuré. Vous avez la certitude que je ne suis pas un criminel, articula amèrement l’Hellados.
-Absolument. Vous êtes un officier intègre et dévoué à l’Alliance. On a abusé odieusement de votre jeunesse. En état d’hypnose, vous avez obéi à l’assassin et ainsi, vous avez enregistré puis transporté des conteneurs illicites, persuadé que ceux-ci ne renfermaient que des produits ordinaires. Ensuite, le criminel n’a plus eu qu’à occulter votre mémoire.
-Le coupable disposerait d’un don télépathique capable de geler le mien?
-Oui, et ce n’est pas sans mal que je suis parvenu à faire sauter les verrous qu’il avait mis dans votre esprit. Il a agi de même avec un autre complice involontaire. Or, chez vous, cependant, il a dû renforcer l’occultation. Si vous aviez été humain, vous n’auriez pu sortir indemne de ma sonde mentale.
-Par Stadull!
-Vous auriez été réduit à n’être plus qu’un corps sans cerveau, même limbique.
-Puis-je regagner ma cabine?
-Vous êtes libre. Mais je vous adjoins une escorte et je vous recommande de ne point sortir de vos quartiers. Le commandant Wu vous rendra visite demain dans la matinée.
Tandis que Stamonn réajustait son uniforme, Antor désactivait le champ de force de la cellule et ordonnait au Kronkos Kivv de raccompagner le jeune officier jusqu’à sa cabine. L’Hellados sortit de sa prison, salua l’ambassadeur et s’éloigna, le garde de la sécurité juste derrière lui.
Antor, quant à lui, méditant, la tête penchée légèrement sur le côté, gagna l’ascenseur. Il escomptait voir Daniel au plus vite. En fait, le mutant en avait appris bien plus que ce qu’il avait révélé à l’aspirant. L’ambassadeur s’inquiétait.
« Comme le sergent Grronkt, Stamonn n’a été qu’un comparse sous hypnose de notre mystérieux assassin. Le subconscient de l’Hellados révèle la persistance d’images déformées. Une silhouette noire, humanoïde, s’emparant de son esprit et l’obligeant à agir comme dans un cauchemar. Si l’IA n’était pas sous influence, par extrapolation Daniel pourrait immédiatement identifier le criminel. Cet être est un puissant télépathe. Pourquoi a-t-il introduit des aliens à bord? Et quels sont ses pouvoirs?
J’y songe : j’ai sondé Stamonn avec une telle puissance que sa mémoire peut se réveiller. Et comme Daniel a fait de même avec Grronkt, tous deux sont en danger!
Mon ami est-il conscient du problème? Les deux membres du Langevin doivent être protégés immédiatement. Et pas par des gardes Kronkos. Il leur faut des officiers télépathes ou empathes. Kinktankt conviendrait parfaitement. Il m’a fait bonne impression. Je vais lui adjoindre le Néandertalien. Tous deux pourraient ainsi dresser une barrière mentale contre toute intrusion psychique. Mais ils auront besoin de l’aide d’un garde patenté de la sécurité. Eloum, le cygne, fera l’affaire. Ah! Maintenant, informons Daniel. Il est difficile d’établir un contact mental avec lui depuis qu’il est en mode ordinateur… ça y est…D’accord, je pars requérir le siliçoïde… »

*************

Quelques minutes plus tard, Antor et Kinktankt avançaient rapidement dans le corridor du vingt-cinquième niveau du Langevin, là où étaient situées les cabines des sous-officiers. Ils se dirigeaient vers les quartiers de Grronkt. Parvenus devant la porte, le digicode refusa de fonctionner.
« Laissez-moi faire, Excellence, » émit le siliçoïde.
Un bras de glaise et de mica sortit alors de la masse de Kinktankt et alla se plaquer contre la serrure électronique. Celle-ci fondit et se désagrégea avec des crépitements et des sifflements sous l’action d’un acide particulièrement puissant émis par le siliçoïde. Une fois à l’intérieur du porcinoïde, il fut évident que l’ambassadeur et le sous-lieutenant étaient arrivés trop tard.
Au fond du salon, à la place d’un tableau reproduisant la station balnéaire de « Mirail Li », célèbre et fort à la mode sur Marnous, un cocon d’un blanc immaculé, d’environ deux mètres cinquante de hauteur se trouvait encastré dans la paroi de plastacier.
http://lesfilsdutemps.free.fr/cocon.jpg
Le métal de synthèse qui supportait des températures dépassant les dix mille degrés Kelvin, était en partie fondu. Le cocon paraissait émaner d’un ver à soie d’une espèce particulière.
Devant cette chose effroyable, Kinktankt ne put s’empêcher de reculer en émettant des effluves acides et nauséabonds, signes d’une grande frayeur.
Antor, lui, ne perdit pas son sang froid. Il appela par l’intercom le docteur di Fabbrini afin que la jeune femme autopsiât la chose. Kiku U Tu fut également requis.
Une fois dans la cabine de Grronkt, Lorenza commença la pénible tâche sous les yeux impassibles d’Antor et ceux intéressés du lieutenant U Tu. Kinktankt avait préféré s’éloigner.
Très professionnelle, le docteur di Fabbrini opérait. Aidée d’Antor, elle détacha le cocon de la paroi, dans un premier temps, puis entreprit de le dévider délicatement. Pour ce faire, la jeune femme s’était munie de gants spéciaux.
- Grronkt est-il à l’intérieur? Demanda Kiku.
-Je le pense vu le poids du cocon, répondit Lorenza d’une voix neutre. Il faudra veiller à récupérer toutes ces fibres pour analyse.
-Là, une bandelette, remarqua Antor.
-C’est du lin, incontestablement. Elle porte une inscription dans ce qui me semble être de l’athénien classique. Vous lisez le grec ancien, je crois…
-Oui. Ah! Impossible!
-Que dit donc le message?
-Je suis l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin.
-Les Écritures, le Nouveau Testament. Mais pourquoi notre assassin cite-t-il le Christ?
-Vraiment, Lorenza, vous ne comprenez pas?
-Seigneur!J’ai saisi. Il est au courant de la seconde histoire. Et du rôle que nous y avons joué. Ou plus précisément nos doubles. Quelle arrogance!
-Exactement. Notre assassin se moque de nous tout en nous menaçant et en nous défiant. Daniel doit être informé immédiatement.
-Alors, c’est bien le commandant qui est visé. Une vengeance. De Penta Pi ?
-Peut-être pas. Certes, je reconnais sa manière d’agir, or, je ne détecte pas sa présence…Cet être déca dimensionnel n’est pas actuellement dans les parages, soyez-en certaine. Reprenez votre tâche, Lorenza.
Une fois le cocon entièrement ouvert, les trois officiers ne purent que constater la présence effective du cadavre du sergent chef.
« On dirait que Grronkt a été victime d’une distorsion temporelle opposée. La partie gauche de son corps est desséchée, présente la texture d’une momie inca vieille d’un demi millénaire.
http://amerique-latine.com/ala/fr/MusArcMomieTBC.JPG
L’autre partie, au contraire, est réduite à l’état fœtal comme si le porcinoïde avait subi une régression ontogénétique.
http://www.syti.net/Images/Embryogenese/Porc3.jpg
-Les symboles sont clairs, docteur. S’exclama Antor. La citation du Nouveau Testament, le cocon représentant le passage de la larve à l’imago, mais jouant également à la fois le rôle de fardo de momie péruvienne
http://daniel.duguay.free.fr/illustrations/fardo_fun.gif
et d’amnios de fœtus en gestation.
-Satanique! Ajouta Lorenza.
-L’assassin nous défie et le passé nous rattrape.
-Qui sera la prochaine victime?
Antor mit une longue minute à répondre. Il laissa planer son esprit dans le vaisseau à la recherche de Stamonn. Il capta enfin les pensées de l’Hellados qui dormait, récupérant ses forces. Il vit aussi les lieutenants Uruhu et Eloum en train de monter scrupuleusement la garde devant la porte des quartiers de l’aspirant.
« Kinktankt! » Appela l’ambassadeur d’une voix forte.
Le siliçoïde entra, penaud.
- Allez aider Uruhu et Eloum. Dépêchez-vous!
-Oui, Excellence.
Kinktankt parti, Antor répondit enfin au médecin.
- Stamonn est en danger. Je me demande s’il ne faudrait pas que j’aille moi-même le protéger.
-Pourquoi dites-vous cela?
-Parce que sa mémoire est en train de lui revenir.
-Est-ce pour cela que Grronkt a été tué?
Oui. Informez-en votre mari. Le Langevin doit passer en statut d’état de siège.
-Mais Benjamin n’est pas habilité à donner un tel ordre. Il n’a pas les codes et le niveau suffisant d’autorité!
-Alors, voyez Irina.
-Pourquoi pas le commandant Wu lui-même?
-Il est actuellement indisponible. Il vérifie les circuits et les puces de l’IA à vitesse accélérée. Même moi, je ne puis le contacter pour l’instant. Il a déconnecté les relais secondaires de l’ordinateur et chaque niveau du vaisseau est maintenant isolé et autonome.
-Mais il faut informer Daniel de ce qui se passe!
-J’en suis parfaitement conscient, docteur. Je vais le voir de ce pas. Il s’est enfermé dans son bureau.

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