15 Septembre 1993.
Malcolm Drangston,
voulant donner l’impression qu’il n’était pas un va-t-en-guerre, avait décidé,
contre l’avis de tout son état-major et de son staff de conseillers d’avoir une
ultime entrevue avec son homologue soviétique Nicolaï Diubinov. Les deux hommes
devaient donc se parler devant les caméras de télévisions du monde entier.
La rencontre
historique au sommet fut fixée au 17 septembre et retransmise en mondovision
sur toutes les chaînes, y compris en Albanie, en Yougoslavie, en Corée du Nord
et au Yémen du Nord, avec traduction simultanée. Le studio choisi se situait en
Finlande.

Alors que le
Président des Etats-Unis s’assurait auprès de son directeur de la CIA que sa
sécurité serait garantie, Stephen passait son temps à donner des cours avant de
s’apprêter à partir pour la Terreur.
Enfin, le jour
mémorable arriva. Devant toutes les chaînes de télé, les deux bêtes politiques
se faisaient face, assise chacune dans un fauteuil de cuir noir. Entre les deux
dirigeants, une table basse en verre fumé s’interposait. Derrière eux, des
hommes et des femmes des deux nations mais également des invités appartenant à
d’autres pays. Le décor sobre ne révélait rien de la tension palpable qui,
pourtant, régnait dans le studio.
Drangston et Diubinov
étaient munis d’oreillettes d’écouteurs traducteurs simultanés.
L’Américain avait
pris soin de revêtir un costume bleu marine qui allait fort bien à son teint et
une cravate assortie ornée de fines rayures blanches. Quant au Russe, il
s’était contenté d’une veste gris souris et d’un pantalon légèrement plus
foncé.

Cependant, autant le
secrétaire général du parti communiste de l’URSS paraissait détendu, voire
décontracté, arborant parfois un sourire ironique, usant à bon escient d’un ton
dramatique lorsqu’il le jugeait nécessaire, autant Drangston révélait aux
chaînes de télévision du monde entier sa nervosité, sa crispation et ses
hésitations lorsqu’il répondait aux propos de son adversaire. Bref, il se
retrouvait dans une position défensive alors qu’il avait forcé la main au
Soviétique pour que ce face-à-face eût lieu.
Nicolaï prenait à
témoin les téléspectateurs de sa bonne volonté, usant du ton le plus sincère
lorsqu’il disait, fixant la caméra qui le filmait directement, que jamais il ne
recourrait à la guerre afin d’obtenir satisfaction…
Fasciné, scotché
devant son poste comme nombre de ses compatriotes, Stephen Möll mâchouillait un
chewing-gum parfumé à la menthe. Le chercheur avait presque tout de suite
compris que le Président des Etats-Unis était en train de se faire rouler par
le Soviétique. Tous les Occidentaux eurent la même impression que le
Californien.
- Voyons, camarade
Malcolm, faisait Diubinov avec son sourire agaçant, votre accusation n’est pas
sérieuse ! Qui, le premier a fait usage de l’arme atomique ? Pas
nous, les Russes, les représentants de la liberté et de la véritable
démocratie, mais bien votre allié Israël ! il a bien fallu que mes troupes
accourent aider le malheureux peuple syrien afin d’empêcher ces fanatiques
d’Hébreux de commettre un holocauste nucléaire !
Se grattant
inconsciemment le mollet droit, Drangston rétorqua :
- C’est pourtant bien
le KGB qui finance et fournit en armes les réseaux terroristes du Moyen
Orient ! C’est là un secret de Polichinelle. Allez… qui a déstabilisé
l’Arabie saoudite ? Qui a mis le feu à la Turquie ? Vous, les
Soviétiques et tous les peuples que vous contrôlez, toutes les nations sous la
botte de votre dictature ! Pour une fois, laissez tomber le masque et
reconnaissez que vous avez envisagé avec le plus parfait sang-froid une guerre
dans cette partie du monde déjà des plus instables. Dans quel but ? Un but
bien prosaïque… vous approvisionner en matières premières qui commencent à vous
faire défaut… l’uranium, le phosphate, la bauxite, le pétrole… pour rafler toutes
les réserves disponibles, vous n’avez eu aucun scrupule à enrôler les musulmans
dans vos combinaisons machiavéliques. C’était pour vous l’unique moyen de
permettre à votre régime qui se lézardait de partout de perdurer. Tout cela
parce que les différentes populations que vous avez asservies depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale commençaient à s’agiter quelque peu. Ah ! Elle
est belle votre république socialiste soviétique ! pour pouvoir se
déplacer à l’intérieur de leurs propres frontières, vos concitoyens ont besoin
d’un passeport intérieur… les récalcitrants, les dissidents sont assignés à
résidence ou contraints de travailler dans des camps. Parlez-moi donc d’un
modèle de République !
- Monsieur le
Président, vous avez beau vous en défendre mais votre antisoviétisme primaire
est en train de ressortir. Je vous conseille de vous dominer davantage.
Puis, regardant droit
dans les yeux les téléspectateurs du monde entier, Nicolaï lança, sur le mode
dramatique qui lui était si cher et dans lequel il excellait :
- Citoyens du monde,
vous tous qui me voyez et m’écoutez, sachez que je respecte la liberté.
Mieux : je la vénère. Pour moi, il n’y a pas de plus noble principe. Je le
dis et le répète : chaque pays est souverain chez lui. Moi, je n’ai pas
sur mon territoire de grands trusts qui affament les populations et le Tiers
Monde. Ah ! Monsieur Drangston, vous m’accusez explicitement de vouloir
étendre l’hégémonie de l’Union soviétique à toute la planète. Fût-ce au prix
d’une Troisième Guerre mondiale. Mais il s’agit là d’une accusation
ridicule ! Serais-je donc à vos yeux une sorte de déséquilibré mental ne
mesurant pas les conséquences d’une telle chose ? Je ne veux pas, ne
souhaite pas la guerre. Mes compatriotes non plus. Les Russes non plus. Mon
peuple non plus ! Nous avons bien trop souffert lors de la Grande Guerre
patriotique… j’y ai gardé des souvenirs terribles de ces combats…


L’Américain crut bon
de devoir interrompre le secrétaire général.
- Monsieur le
Président du Soviet Suprême, vous venez de faire un lapsus révélateur. Vous
avez dit mon peuple… vous
reconnaissez donc incidemment être en quelque sorte le nouveau tsar
autocratique de toutes les Russies…
- Camarade Malcolm,
décidément, vous me prêtez des arrière-pensées qui sont loin d’être vraies.
Pour en revenir à l’évocation de la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques
connaissent et se souviennent très bien des horreurs entraînées par ce conflit.
Bien des nôtres sont encore marqués dans leur chair par les exactions qui y ont
été commises. Toute guerre est suivie de son cortège d’abominations… oui, toute
guerre… citoyens du monde qui m’entendez (autre regard appuyé en direction des
caméras), je me confie à vous. Oui, j’ose mettre mon âme et mes pensées à nues
devant vous… j’ai combattu contre les soldats hitlériens. J’ai vu, alors que
j’étais encore fort jeune, des milliers de camarades périr sous les bombes,
sous les balles nazies… la chance a fait que j’ai survécu à la bataille de
Koursk. Je n’en ai tiré aucune gloire mais un sentiment d’amertume. Alors,
écoutez-moi et croyez en cet appel. Je me refuse à voir des civils, des jeunes
gens, des gosses subir encore de tels combats, devoir faire face à la mort
aveugle et mécanique… oui, l’Union soviétique a toujours été en faveur de la
Paix. Elle a toujours milité activement pour que celle-ci triomphe. Il y a
cinquante ans, il y a deux cents ans, nous n’avons été contraints à faire la
guerre que par la faute d’un ennemi qui ne plaçait pas aussi haut que nous la
Paix dans son échelle de valeur. La Paix, valeur suprême… je suis certain que
vous me comprenez, Malcolm… alors, je vous demande, non, je vous prie, de
retirer vos combattants du front oriental et de laisser les peuples arabes
choisir eux-mêmes leur destinée. Si vous craignez affaiblir ainsi Israël en
écoutant ma supplication, je vous jure que ce pays sera respecté dans sa
totalité et qu’il n’aura rien à redouter de ses voisins… oui, je vous le jure,
pas seulement à vous, mais je prends à témoin le monde entier.
*****
Lorsque Franz entra
chez lui, il découvrit avec la plus grande surprise que son frère Peter était
aussi à la maison. Son premier réflexe fut de lui souhaiter la bienvenue. Mais
lorsqu’il vit la tête d’Amélie, il comprit qu’il y avait de l’eau dans le gaz.
- Mère…
- Tais-toi… fais comme
si de rien n’était…
- Mais…
pourquoi ?
Cependant, Peter
sortait de sa chambre, le visage réjoui. Il tenait dans sa main toute une
liasse de feuillets dactylographiés.
- C’est à toi toutes
ces conneries, mon frère ?
- Euh… Tu as fouillé
dans mes affaires ?
- Oui… je suis autant
chez moi ici que toi, non ? Qu’est-ce que c’est que tout ce fatras ?
Des codes secrets ?
- Le dernier état de
la question en matière de physique quantique… rends-moi ces feuilles.
- Ah ? Pourquoi
m’abaisserais-je à céder à ton caprice, mon frère ?
- Ces écrits ne sont
pas… pour toi…
- Tu veux dire que je
suis trop con pour les comprendre, c’est ça ?
- Non… mais…
- Mais… ah oui… j’ai
pas fait d’études moi… j’ai pas eu cette chance d’aller faire un tour aux frais
du prince en Angleterre… Mon salaud de géniteur a préféré se dégrafer pour toi,
l’aîné mais pas pour moi…
- Peter, rends-moi
cet article…
- Pas question, mon
frère bien-aimé… viens plutôt les ramasser ces foutues feuilles, si tu
peux !
Alors, d’un geste
rageur, le jeune homme froissa la liasse de papiers et la jeta en boule sur le
plancher.
- Qu’attends-tu pour
te mettre à quatre pattes et récupérer tes précieuses équations interdites à la
compréhension du simple mortel que je suis ? Allez… je veux te voir
t’abaisser pour une fois… être à mes pieds…
- Peter… tu as bu…
C’est nouveau, ça…


- Non, mon frère
vertueux… je ne suis pas saoul. Risque pas… y a pas une goutte d’alcool dans
cette fichue taule… je n’ai pas avalé de schnaps depuis quarante-deux heures…
si tu veux savoir… ça t’en bouche un coin de voir ton petit frère te causer
ainsi… te défier… ne pas avoir peur de toi, l’infirme…
- Peter, viens avec
moi dans ma chambre…
- Pourquoi,
salopard ? Tu ne veux pas que notre père nous voie, c’est ça ?
- Il vaut mieux
achever cette conversation chez moi que dans ce couloir…
- Ouais… Tu crains
encore le paternel ? Je dois me pincer…
- Peter…
- Comme si j’allais
t’obéir, mon frère… maintenant, nous sommes à égalité. Je suis plus un enfant,
un sale gosse. Je suis un homme…
Alors que Peter
éclatait de rire, un rire forcé qui sonnait faux, Franz, d’une clé de judo
magistrale, obligea son cadet à le suivre dans sa chambre. Le jeune homme
n’avait pas vu venir le coup.
- Un homme… hum… si
tu l’étais, tu aurais riposté immédiatement, murmura le commandant. Encore un
peu vert… mais tu ne pratiques sans doute pas le close-combat, Peter… tu
préfères te saouler la gueule ou avaler d’autre substances…
Tout en serrant
fortement le bras de Peter, le comte le fit asseoir sur le lit.
- Oh ! Tu me
fais mal, là… juste où j’ai été blessé…
- Chochotte.
D’un coup de pied,
Franz referma la porte de la pièce.
- Bien… maintenant
que nous ne sommes que tous les deux, discutons…
- Je n’ai rien à te
dire, fumier…
- Tu n’es pas ivre,
d’accord… mais qu’est-ce que tu as pris comme dope ?
- Tu racontes
n’importe quoi, le vieux !
- A d’autres… tes
pupilles te trahissent, Peter… dis-moi avec quel produit tu te drogues…
- Tu ne trouveras
jamais…
- Cocaïne ?
Opium ? Héroïne ? Morphine ? Oui… morphine… tes yeux ont cligné…
- Lâche-moi… tu me
fais super mal… Tu as des doigts d’acier…
- Parce que moi, je
ne me drogue pas… Où as-tu caché ta dope ? Les ampoules ?
- Comme si j’allais
te cafter… tu me prends vraiment pour le dernier des demeurés.
- Pas dans ta valise…
ni ton sac… trop futé… tu as visité ma chambre, tantôt…
Tout en maintenant
solidement son frère, Franz entreprit de fouiller dans le tiroir de sa table de
nuit…
- J’en étais sûr… ces
flacons ne sont pas à moi… oui… c’est bien cela… de la morphine… tu voulais me
faire porter le chapeau ? Faire croire que cette saloperie était à
moi ?
- Pff ! Avec
tous les médocs que tu prends, mère n’y aurait vu que du feu… trop naïve…
- D’accord… mais
comment obtiens-tu donc autant de doses ? Tu as une ordonnance ?
- Tout est en règle,
mon frère chéri.
- Permets-moi d’en
douter… combien te faut-il de piqûres ? Une, deux par jour ?
- Je te le dirais
pas…
- Tu vas me montrer
tes bras… et tes cuisses…
- Alors, là, pas
question…
- Mais si… sinon, je
te casse la main droite pour commencer…
- Tu n’oseras pas…
- Tu veux tester ma
détermination, frérot ?
Avec un geste souple,
le comte appuyait déjà sur un doigt de son cadet…
- Mais tu es une
véritable brute, Franz… ouille !
- Obéis… et tu
n’auras plus mal, Peter…
- Jamais… Je vais
crier comme un porc qu’on égorge… et père va accourir… la daronne aussi. Je
leur raconterai…
- Quoi ? Que je
te fais subir un interrogatoire ? Que je veux savoir quelle quantité de
dope tu prends ?
- Non… ça, jamais ils
ne le goberont… plutôt que tu es si en manque de sexe que tu es en train
d’essayer de me violer…
- Peter… dis-moi que
je rêve… ton cerveau doit être plus qu’endommagé pour que telles pensées
t’effleurent l’esprit…
- Je suis en
meilleure santé que toi, l’infirme. Moi, je n’ai pas le palpitant en compote.
- Oui, peut-être…
mais ton cerveau est en cours de destruction… combien de neurones sont-ils
morts depuis que tu te drogues ?
- Je n’en sais rien
mais je m’en fous… tu ne risques pas de me demander pourquoi j’ai recours à la
morphine…
- C’est évident,
Peter… mais ça n’excuse pas que tu sois maintenant un drogué… tu as besoin de
soins…d’aller en cure de désintoxication.
- Avec ma perm qui se
termine dans trois jours ? Tu te moques de moi, mon cher frère que je hais
tant…
- Montre-moi tes
bras…
- Oh ! Mais c’est
que tu insistes ? Tu as de la suite dans les idées toi, tu ne lâches
jamais le morceau.
Tout en tenant
toujours son frère sous son emprise, Franz commença à lui relever la manche
droite de sa chemise…
- Je compte une
trentaine de piqûres… assez récentes… je parie qu’il y en a davantage sur
l’autre bras… vu que tu es droitier, c’est plus facile pour toi de te piquer
sur l’autre membre… et tes jambes ?
- C’est pareil. Je
suis bien obligé de le faire là… j’ai trop de trous sur les avant-bras… ça
finit par devenir impossible de se piquer…
- A combien en es-tu
quotidiennement ?
- Euh…
- Sois franc…
- Ben… ça dépend…
- De quoi ?
- Des circonstances,
de la situation… dans laquelle je me trouve, du lieu, de ce que l’on veut que
je fasse…
- D’accord… disons
une moyenne de deux piquouzes... sauf exception… mon Dieu… je vis un cauchemar…
- Allez…tu vas te
mettre à gémir, à pleurnicher maintenant, comme une fille, une pétasse ?
Non… je n’y crois pas… je ne t’ai jamais vu pleurer… jamais, grand frère… toi
si parfait, si sûr de toi…
- Peter… Il va
falloir réellement que tu ailles en cure de désintoxication… ton état est trop
avancé… si tu continues à ce rythme, tu es mort dans deux mois…
- Mais c’est ça que
je veux… crever… je peux plus supporter cette putain de guerre… tu comprends
ça, salaud ?
- Oui, mieux que tu
ne le penses… oh oui… que t’a-t-on obligé à faire ? Enterrer les corps des
civils exécutés ? Creuser les fosses communes des Juifs… Tuer toi-même des
innocents ? Des femmes, des vieillards, des enfants ? à coups de
mitraillettes ? En les faisant brûler vifs ? En les éventrant ?
En les égorgeant ? En les mutilant ?

- Pourquoi tu me le
demandes si tu le sais déjà…
- Peter… oh !
Peter…
- Je ne pouvais pas
m’y opposer… Je ne pouvais pas esquiver ces corvées… j’ai bien essayé…
- Je te crois…
- Mais, ils m’ont eu,
oui, ils m’ont eu à la fin…
- Tu… y as pris goût…
- Pas moyen de faire
autrement, Franz… mais en me saoulant, en me shootant… pour ne pas être
conscient… pour ne pas ressentir… mais ça n’a servi à rien… à rien… maintenant,
j’ai besoin de tuer, de massacrer, de violer… j’en ai besoin… si je ne le fais
pas… c’est une torture, une brûlure… je suis en manque…
- Tu n’es pas
seulement dépendant de la dope, mais aussi du plaisir frelaté induit par toute
cette violence…
- Ouais… mais comment
tu sais tout ça, toi ?
- Parce que j’ai vu
des hommes sous mes ordres sombrer comme toi…
- Ah ? Mais
toi ?
- Moi ? J’ai résisté…
- Mais c’était
impossible, Franz… Impossible…
- Peut-être…
toutefois, j’ai essayé… je n’y suis parvenu que de justesse… non pas parce que
j’étais plus fort que toi, Peter, mais parce que j’ai eu la chance de ne pas
être affecté dans un commando disciplinaire… parce que j’étais un officier
gradé…
- Un commandant à la
conduite héroïque…
- Je n’avais pas le
choix… toujours repousser les limites de l’héroïsme… Toujours plus loin…
jusqu’à ce matin de janvier… où mon cœur a failli cesser de battre…
- Où tu as été blessé
et sauvé de justesse…
- Si je te disais que
j’ai souhaité mourir, me croirais-tu ?
- Euh…
- En tout cas, j’ai
tout fait pour…
- Ton nom est une
légende sur le front de l’Est…
- Je n’en tire pas
gloire.
- Il n’empêche…
- Au fond de toi, tu
te dis que tu ne peux plus supporter d’être mon frère… c’est trop dur… à cause
de la comparaison… mais… je n’ai pas voulu devenir un héros, Peter… un modèle…
seulement, moi, moins qu’un autre, je n’ai pas eu le choix…
- Pourquoi ? A
cause des idées subversives de père ? A cause de moi ? De mère ?
De ses origines françaises ? Mais… tous deux nous sommes à moitié
français, Franz.
- Peter, je
t’abandonne l’héritage… quoiqu’il ne reste plus grand-chose de notre fortune d’autrefois…sauf
le titre de duc… à la mort de notre père… et c’est tout…
- Mais… tu es l’aîné…
- Oui, Peter… l’aîné…
tu as toujours voulu me supplanter… aujourd’hui je t’offre l’occasion de te
venger, d’obtenir satisfaction.
- Pourquoi ? A
cause de ta foutue blessure ? Tu n’es pas certain d’être encore en vie
demain ? De me survivre ?
- Il y a un peu de
cela, c’est vrai… mais avant d’en venir là, d’officialiser mon renoncement,
promets-moi de te soigner…
- Je ne peux pas…
- Mais si… Je vais
user du peu d’influence dont je dispose pour t’obtenir une prolongation de
congé… auprès du major Martens justement… il officie désormais ici, à Berlin…
Je vais lui exposer ton cas…
- Je m’y refuse… Tu
entends, je m’y refuse…
- Tu ne veux rien me
devoir, mais, pourtant, il le faut, Peter… je ne supporterais pas de te voir
mourir avant moi, avec tant de haine dans le cœur… tant de mépris aussi…
- Franz…
- Peter, sois
courageux…
- Comme toi ?
- Non… comme un
homme… Comme un adulte.
- Et alors ? Que
recevrai-je en échange ? Ton pardon ?
- Non… celui-ci t’est
acquis depuis toujours… C’est plutôt à moi de te supplier de me pardonner mes
fautes, mes erreurs… d’obtenir le pardon de mère… celui de père surtout…
- Franz… Durant
toutes ces années, jamais nous n’avons discuté ainsi, à cœur ouvert… jamais…
Pourquoi justement ce soir ?
- Pourquoi ?
Parce que te voir ainsi, dans cet état, ça a été pour moi comme un nouveau coup
de poignard dans mon cœur déjà si abîmé, mon cher frère…
- Nous allons devoir
partager ensemble ce dîner… Ah !
- Oui… Mais, tu
devras d’abord t’excuser auprès de mère quant à ta conduite inqualifiable de
tantôt… discrètement…
- Hum… oui…
- Ensuite, je ne
ferai qu’une courte apparition à table… Père ne supporte pas ma présence…
- Je vais lui dire
qu’il commet une énorme bourde…
- Tu ne diras rien,
Peter… s’il te plaît… laisse père avec sa colère… il n’y a plus qu’elle qui le
maintienne en vie…
- Euh… si telle et ta
volonté… d’accord…
Les deux frères
étaient réconciliés. Ils avaient perdu huit années, huit années qui ne seraient
jamais rattrapées.
*****
12 Septembre 1943.
Le commando d’Otto
Skorzeny

libérait le Duce du Gran’Sasso alors que, cependant, les Alliés progressaient dans la libération du Sud de l’Italie. La Corse, elle aussi, était délivrée du joug nazi et italien. Stéphane Andreotti participait aux combats avec un zèle tout à fait remarquable. Comme tant de jeunes de son âge, il semblait se moquer de la mort et se portait toujours volontaire pour les coups durs.

libérait le Duce du Gran’Sasso alors que, cependant, les Alliés progressaient dans la libération du Sud de l’Italie. La Corse, elle aussi, était délivrée du joug nazi et italien. Stéphane Andreotti participait aux combats avec un zèle tout à fait remarquable. Comme tant de jeunes de son âge, il semblait se moquer de la mort et se portait toujours volontaire pour les coups durs.
Du maquis corse,
Stéphane passa dans le corps expéditionnaire français auprès des Alliés. Tandis
que les supérieurs de ce courageux jeune homme se rendaient compte de sa pratique
courante de l’anglais et de l’allemand et l’envoyaient en Angleterre recevoir
une formation spéciale d’agent secret, l’Île de Beauté était libérée le 5
octobre 1943.
Cet événement, pas si
anodin que cela, allait entraîner la réalité quantique de cette chronoligne
dans un terrible chaos.
*****
13 Octobre 1943.
Berlin. Appartement de la famille des von Hauerstadt.
Il y avait déjà un
mois que Peter s’était pointé au domicile familial. Désormais, il suivait une
cure de désintoxication dans un centre de soins à la campagne dans la
discrétion la plus absolue. Il avait bénéficié du soutien du major Martens dans
cette démarche. Ses géniteurs ignoraient précisément de quel mal souffrait le
jeune homme. Mais le savoir momentanément loin de ce maudit front de l’Est les
soulageait quelque peu.
Ceci dit, tout
n’était pas si paisible chez le duc et la duchesse von Hauerstadt. Karl battait
toujours aussi froid son fils aîné bien que celui-ci lui eût fait part de son
désir de renoncer à assurer ses droits d’aînesse.
- Pourquoi
cela ? Avait demandé le père d’un ton sec. Quelle étrange requête de ta
part !
- Père, nous savons
tous deux que vous ne m’appréciez plus… Mieux… vous ne m’aimez… pas. Alors, il
appartient à Peter d’assurer la relève… je vous ai par trop déçu, j’en ai tout
à fait conscience…ainsi, en officialisant cette situation, nous remettrons les
pendules à l’heure.
- Tu souhaites donc
que je te déshérite, c’est bien cela ? Et que Peter soit mon seul
héritier ?
- Oui, père… Ainsi,
vous aurez moins honte de moi…
- Tu me demande là
quelque chose de… difficile…
- Vous ne voulez
pas ?
- Là n’est pas la
question, Franz. Mais que va penser le notaire ? Que vont penser nos
amis ? La société ? Lorsqu’ils apprendront ce que j’aurai fait ?
Tous vont supposer des choses… abominables… pour commencer que tu t’es
déshonoré là-bas, en Russie… est-ce le cas ?
- Père…
- Est-ce le
cas ? Cette médaille… tu l’as reçue parce que tu as commis les pires
forfaits là-bas ?


- Non, père, je vous
le jure…
-Alors,
pourquoi ?
- Pour rendre justice
à Peter… Il mérite tout votre amour… davantage que moi…
- Bien… Je vais y
réfléchir… mais… ta demande… tu ne me dis pas tout… sais-tu à quoi je pense,
Franz ?
- Non, père… mais je
m’en doute…
- Je crois que tu recherches
avec un plaisir malsain la mortification… Quels crimes veux-tu payer ?
Quels forfaits pèsent sur ta conscience ? Qui as-tu trahi ?
- Vous père, oui,
vous, père…
- Voilà que,
maintenant, tu pratiques l’humilité… Ce n’est pas dans ta nature, Franz… je
t’ai connu plus fier, plus orgueilleux…
- J’étais jeune,
arrogant et stupide…
- Hum… protègerais-tu
quelqu’un ? Aurais-tu engrossé une fille dont tu dois taire le nom ?
Une… femme du peuple… une ouvrière… un membre du parti nazi ? Une
Juive ? Je peux tout entendre…
- Non, père… je n’ai
rien à me reprocher de tel…
- Une opposante qui
doit se cacher ?
- Je vous répète
qu’il ne s’agit pas de cela… pas du tout. Peter mérite à la fois votre amour,
votre respect et votre reconnaissance… ainsi, je répare une erreur due
justement à mon comportement imbécile de jadis.
- Tu ne m’en avoueras
pas davantage…
- Hélas, père…
- Amélie va se poser
des questions, Franz…
- Mère comprendra…
- Il est vrai qu’elle
t’a toujours mieux compris que moi…
- Merci d’envisager
la question, père.
- Je te ferai part de
ma décision dans quelques semaines.
- Je saurai me
montrer patient, père…
- Tu es fort pâle… je
n’avais pas remarqué…
- Un manque de
sommeil… Je vais bien. Permettez-moi de me retirer… dans ma chambre.
- Je t’autorise à
prendre un peu de repos… et à participer à notre déjeuner si le cœur t’en dit…
Avec un sourire
crispé, le jeune comte gagna la petite pièce mal chauffée qui lui servait de
chambre. Sonntag l’y attendait, allongé placidement sur le couvre-lit de Franz.
Après avoir pris soin de rabattre le battant de la porte, le commandant
trifouilla dans le tiroir de sa table de chevet, prit un petit flacon, l’ouvrit
fébrilement et avala deux pilules. Sur ce, il grimaça.
- Dieu… Qu’elles sont
amères… j’espère que la dose suffira…
Tant bien que mal le
jeune homme de vingt-cinq ans avait tenté de dissimuler à son père le malaise
dont il était en train d’être la victime. Son cœur battait irrégulièrement dans
sa poitrine et il avait l’atroce sensation d’étouffer. Ses mains étaient
glacées et son front brûlant. Péniblement, chassant le chat du lit, il s’y
allongea, fermant les yeux, espérant que la douleur passerait bientôt. Mais ce
ne fut pas le cas.
Deux heures plus
tard, Franz annonçait à Amélie qu’il était navré mais qu’il ne déjeunerait pas
avec ses parents. Il préférait rester seule dans sa chambre à lire.
La duchesse fut loin
d’être dupe mais n’insista pas.
- Tant pis… Comme tu
voudras, Franz… pour une fois que Karl avait donné son accord…
- Je préfère qu’il en
soit ainsi, mère…
- Souhaites-tu que je
t’apporte un plateau ?
- Non, merci. Je n’ai
pas faim. J’ai du sommeil à rattraper…
- Je viendrai dans la
journée… voir si tout va bien…
La mine plus
soucieuse que jamais, la duchesse regagna la salle de séjour.
Les heures
s’écoulèrent. Dans la soirée, les avions de la Royal Air Force s’en vinrent
bombarder le territoire allemand et Berlin en particulier. Tandis que les
sirènes de l’alerte retentissaient dans la nuit, invitant les Berlinois à
trouver refuge dans les abris, Karl grommelait dans sa barbe :
- C’est la faute de
ce dément, de ce fou de Hitler… un diable, un démon… encore la RAF… leurs
pilotes volent bas… Ce ne sont pas les Américains. Ils ne prennent pas autant
de risques, eux. Ah ! quelle connerie, cette guerre !
- Mon ami, cessez
donc de vous faire ainsi du souci. Avalez votre potion et rendons-nous ensuite
à la cave…
- Comme si cela
allait changer grand-chose… Si notre immeuble doit être bombardé, on retrouvera
nos corps sous les décombres.
- Mon chéri, nous y
serions plus à l’abri qu’ici, tout de même.
- Il n’est pas
question que je descende, Amélie. Je reste…
- Aussi têtu que
Franz…
- Il a au moins
hérité de ce défaut…
Les raids aériens de
la RAF firent d’effroyables dégâts cette nuit-là, mais la maison où logeaient
les von Hauerstadt eut la chance de ne recevoir aucune bombe. Au petit matin,
les grondements des avions, les canonnades cessèrent et la sirène de la fin de
l’alerte résonna enfin. Mais aux bombardiers avait succédé l’orage qui laissait
éclater toute sa colère sous le ciel de Berlin.


Cependant, un cri
retentit dans le silence relatif qui régnait dans la maison obscure. Ce cri réveilla
Amélie qui somnolait dans un fauteuil près de son époux, surveillant son
sommeil agité. L’épouse dévouée administrait à heures régulières une potion au
vieux duc. La duchesse avait reconnu la voix de Franz.
- Mon Dieu ! Son
cauchemar est revenu… heureusement que Karl dort profondément…
Un bougeoir à la
main, le courant ayant été coupé, Amélie se précipita dans le corridor et sans
toquer à la porte de son fils, pénétra dans la chambre.
- Non… C’est
impossible… poursuivait le jeune homme en proie à une terrible vision…
capitaine… Capitaine…Qu’avez-vous fait ? Pourquoi ne pas m’avoir
attendu ? C’est épouvantable… épouvantable…
Accablée par une
angoisse soudaine, la mère hésita à tirer Franz de son cauchemar… mais, enfin,
elle le secoua. Aussitôt, le jeune comte ouvrit les yeux… de yeux glauques,
embués de larmes. Il mit plusieurs secondes à reconnaître le décor pourtant
familier de sa chambre. La lueur tremblotante de la bougie accrochait les yeux
verts de Sonntag, qui dressé sur ses pattes, le corps tendu, le poil et la
queue hérissés, la gueule ouverte, feulait. Lui aussi avait eu peur.
- Franz, que se
passe-t-il ? Pourquoi as-tu crié ?
- Vous… étiez là,
mère… il ne fallait pas… retournez près de père… il a davantage besoin de vous…
- Non, je ne bougerai
pas d’ici. Je veux savoir ce qu’il y a, ce que tu as… toutes les nuits ou
presque, depuis ton retour, tu es en proie à des cauchemars…Ce n’est plus
tenable, Franz…
- J’ai l’esprit
perturbé… c’est tout…
- Bel
euphémisme ! Je t’ai distinctement entendu crier c’est épouvantable… Puis, tu as parlé d’un capitaine…
- Le capitaine
Müller…
- Mmm… Que s’est-il
donc passé l’hiver dernier sur le front ? Le capitaine a été mêlé à un
grave incident… oui… mais… ensuite… Toi ?
- Mère, c’est la
guerre, c’est tout… ne cherchez pas plus loin…
- Franz… je suis ta
mère… ton amie… tu dois tout me dire…
- Je vous répète que
c’est la guerre… cette maudite guerre…
- Il y autre chose…
Tu n’as pas la conscience tranquille… Bon sang, Franz ! Après le secret
que je t’ai confié, tu crois devoir me cacher quelque chose ? Je t’ai fait
confiance… agis de même.
- Non… Je ne le puis…
effectivement, ma conscience me tourmente… je ne dors plus… ou si peu…
- Aurais-tu commis
l’irrémédiable ?
- Quel sens
accordez-vous à ce terme ?
- Le sens le plus
fort…
- Hem… j’ai dû tuer
des civils… des partisans… qui nous harcelaient sans cesse… le général Kulm
m’avait donné un ordre… mais… je ne m’y suis pas conformé… n’exigez pas
davantage de moi…
- D’accord, Franz…
Mais le capitaine… Müller, lui, a obéi ?
- Je vous ai demandé
de ne pas insister… laissez-moi tranquille… je suis épuisé… laissez-moi seul
avec Sonntag… ses yeux ne me reprochent rien, eux…
- Très bien… mais, tu
me connais… Je reviendrai te parler lorsque tu seras en état…
- Ne comptez pas
là-dessus, jeta Franz durement.
- Mon fils, ce n’est
que partie remise.
Alors, sans un mot de
plus, Amélie, toute raide, se leva, et, le bougeoir à la main, elle alla
retrouver son époux qui ronflait toujours dans son lit.
Pendant ce temps, le
jeune comte avait à son tour allumé une bougie et, se saisissant d’un livre qui
reposait sur la table de chevet, chercha une page et se mit à lire. Tandis
qu’il posait ses yeux sur un poème d’un auteur qu’il aimait bien, Novalis, il
savait au fond de lui-même qu’il ne se rendormirait pas…


*****
En ce même mois
d’octobre 1943, naissait le projet ambitieux de création de l’ONU. Otto, apprenant
la nouvelle, croyait que, désormais, les peuples qui vivaient sur la planète
Terre devenaient adultes. Mais pour cela, il fallait encore patienter jusqu’à
la fin de la guerre. Toujours aussi optimiste, il accueillit favorablement la
conférence de Téhéran qui se déroula entre le 28 novembre et le 1er
décembre 1943. Tout comme Staline, il lui tardait de voir s’ouvrir un deuxième
front à l’ouest de l’Europe.
Cependant, en France,
Laval capitulait totalement face aux exigences allemandes.
Quant à Jean-Luc
Mirmont, affecté en Normandie, de perquisitions en arrestations, désormais
milicien chef de trentaine, de rafles en tortures et exécutions sommaires, il
réussit à se faire haïr dans un rayon de cinquante kilomètres. Mais le summum
de l’ignominie serait atteint par cet égaré en 1944.
Détail historique
important : dès février 1944, la Milice s’installait officiellement en
zone Nord.
*****
FIN
de la Quatrième Partie
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