Janvier-Mars
Le 30 janvier, alors que s’ouvrait à Brazzaville une
conférence historique,
Marc Fontane s’était rendu chez le brigadier Michel Granier afin de soigner le rhume récalcitrant du père d’Elisabeth.

Marc Fontane s’était rendu chez le brigadier Michel Granier afin de soigner le rhume récalcitrant du père d’Elisabeth.
Sa visite étant terminée, le jeune médecin fut raccompagné
par la jeune fille jusqu’au rez-de-chaussée. L’adolescente avait passé une robe
qui lui seyait fort bien alors qu’elle avait été taillée dans de vieux rideaux
de cretonne écossaise. Cependant, l’ourlet semblait un peu court puisqu’il
dévoilait partiellement le genou.


Tout en descendant les marches de l’escalier qui menait au
premier étage, là où se situaient les chambres, les deux jeunes gens
devisaient.
- Elisabeth, cela ne peut plus durer ainsi. Il faut que nous
nous voyions. Je dois vous parler.
- C’est ce que nous sommes en train de faire, non ?
- Dimanche, je suis libre… Nous pourrions nous donner
rendez-vous chez Fridin…
- Dans un bar ? Mais Marc, ce n’est pas sérieux. Vous
savez pertinemment que papa ne veut pas que je sorte seule, non accompagnée par
une duègne…
- Bon sang ! Ne prenez pas cet air candide ! Vous
devez bien vous douter de ce que j’ai à vous dire…
- Ah ? M’avouer un secret ? Pour ce faire, vous me
donnez rendez-vous dans un bar ? C’est fou… il n’y a pas d’endroit plus
discret ! Ironisa la jeune fille.
- Ce n’est pas la foule que je redoute, Elisabeth… c’est
votre père…
- Mais mon père n’est pas un homme dangereux, loin de là… Son
arme de service n’est pas chargée. Quant à votre secret, je l’ai deviné. Un
secret de Polichinelle…


- Hem… Vous me ridiculisez, Elisabeth… j’en ai tout à fait
conscience… cependant, il est vrai qu’un homme amoureux est toujours ridicule…
- Amoureux, vous ? Ricana l’intéressée. De qui ? De
moi ? Ce n’est pas sérieux… pas du tout. Marc, tout le monde le sait au
village… vous vous amourachez du premier jupon qui passe… vous tombez amoureux
de la première paire de seins qui croise votre chemin.
- Cette réputation est fausse… On me calomnie, Elisabeth. Je
n’ai jamais été aussi sérieux de ma vie. Je ne sais pas ce qui m’arrive… C’est
tout nouveau pour moi… Je suis sincère… je vous le jure…
- Menteur !
- Vous ne me croyez pas, vous m’insultez… cependant, des
larmes brillent dans vos yeux… ah ! Tous deux, nous jouons un drôle de
jeu.
- C’est vous qui êtes en train de jouer, Marc, souffla
Elisabeth avec colère. Vous vous moquez de moi, de la petite fille que je suis
encore… depuis quelques mois, vous avez passé tout votre temps à m’observer…
alors, vous vous êtes rendu compte que je n’étais pas si laide, vous avez saisi
que ce n’était pas de la simple admiration que je ressentais pour vous… mais de
l’amour ! Oui, moi, j’ose le dire !
- Vous voyez…
- Ah ! Taisez-vous ! Je n’ai pas fini. Ensuite,
vous vous êtes dit, comme ça, cette petite, je m’amuserais bien avec elle
quelques temps… Elle ferait une sacrée distraction… Je ne suis pas dupe, Marc.
- Vous êtes dure avec moi, Elisabeth.
- Je connais les hommes. Je sais ce qu’ils recherchent…
d’ailleurs, ils ne pensent qu’à ça…
- Elisabeth, je vous répète que je vous aime… sincèrement…
- Ah ! Parce que vous n’avez pas encore obtenu
satisfaction.
Stoppant dans la cuisine, Elisabeth se tut, haussa les épaules
tout en rougissant de son culot. Marc se rapprocha de la jeune fille
courroucée, lui saisit le bras, l’obligea à se retourner et à le regarder en
face et l’embrassa violemment sur la bouche.
Après avoir repris son souffle, Elisabeth s’écria
outrée :
- Marc, je ne vous ai rien permis. Goujat !
- Dieu du ciel… j’ai outragé la vierge éplorée.
- Espèce de … saligaud…
Malgré elle, l’adolescente se mit à pleurer. Marc, regrettant
déjà son geste, prit doucement la tête de la jeune fille et la posa sur son
épaule. Puis, il lui dit gentiment :
- Pardon, Elisabeth… je ne voulais pas te faire de peine… je
ne sais pas ce qui m’a pris… Je n’ai pas l’habitude de fréquenter des filles
comme toi… oublie ce que je t’ai dit…
- J’avais donc raison…
- Un peu…
- Marc… je viendrai… oui, j’irai au rendez-vous que vous
m’avez donné. Je m’arrangerai. Partez maintenant. Père va trouver que vous êtes
bien long…
- Oui, bien sûr, Elisabeth.
Après un sourire, le jeune médecin s’empressa d’obéir. Toutefois,
il savait qu’il avait gagné la partie. Ce fut pourquoi, tout en regagnant son
cabinet, il sifflota tout le long du chemin.
*****
Dans le hall d’entrée de son cabinet médical, Marc Fontane
s’informait auprès de sa secrétaire non seulement de l’identité de ses patients
qui l’attendaient dans la salle prévue à cet effet, mais également s’il n’avait
pas reçu de coup de fil urgent.
Carole Lavigne, l’espionne au service de l’Abwehr,
vêtue d’un délicieux tailleur en laine et flanelle de couleur grise à larges revers, coiffée d’un grand béret plat de marin, sans pompon, mais orné d’un nœud, salua son patron avec un léger sourire.

vêtue d’un délicieux tailleur en laine et flanelle de couleur grise à larges revers, coiffée d’un grand béret plat de marin, sans pompon, mais orné d’un nœud, salua son patron avec un léger sourire.
- Rien de neuf, Carole ? Personne dans la salle
d’attente ?
- Pas avant trois heures, Marc. Tu as reçu deux appels. Un de
la famille Clerc et l’autre du pharmacien Flandrieux.
- Bien. Je vais m’y rendre tout de suite… je serai de retour
à l’heure… au fait, ce soir, n’oublie pas notre dîner…
- Mais oui, Marc… n’aie aucun souci. Je l’ai noté dans mon
agenda.
Le jeune homme repartit toujours en sifflotant. Pauvre
Marc ! Comme il était dupé par Anna von Wissburg passée maîtresse dans
l’art de la dissimulation, de la tromperie et de la double identité ! Si
la veuve Brochier avait été arrêtée et torturée, c’était à cause d’elle !
Or, personne à Sainte-Marie-Les-Monts n’avait effectué le rapprochement…
*****
12 Février. Berlin. Appartement des von Hauerstadt.
Amélie, née de Malicourt, avait su se montrer extrêmement
patiente avec Franz, son fils aîné. Elle avait attendu le moment propice et, ce
soir, elle avait décidé de remettre sur le tapis cette amorce de conversation
avec le jeune comte, conversation qui avait eu lieu en octobre de l’année
précédente. Le cadet, Peter, avait regagné son régiment, apparemment guéri de
sa double dépendance à l’alcool et à la morphine. Mais la duchesse n’avait reçu
aucune nouvelle du Feldwebel von Hauerstadt depuis un long mois. Elle
commençait à sérieusement s’inquiéter de ce long silence. Quant à Karl, le
père, il hésitait toujours à déshériter Franz… Amélie savait la raison de cet
atermoiement. Il fallait réellement que le fils aîné ait commis un crime
irréparable pour que le duc en titre prît une telle décision. Or,
manifestement, ce n’était pas le cas. Von Hauerstadt avait conduit avec une
certaine discrétion son enquête sur Franz… auprès du docteur Martens, auprès du
lieutenant Hermann Schiess, avant que celui-ci fût muté en Normandie, auprès
d’autres compagnons d’armes du commandant… il n’avait récolté que des
compliments quant à son attitude en général et à son courage en particulier. Alors,
il tardait, ne voulant pas examiner la véritable raison de cette demande… la
possible trahison non de son fils, mais bel et bien de son épouse Amélie… il y
avait plus de vingt-six ans…
La nuit ne pouvait apparaître aux fenêtres à cause du
black-out. Les épais rideaux étaient tirés, mais cependant, on savait dans la
maison qu’il neigeait dehors à gros flocons. Les sons parvenaient ouatés de
l’extérieur. Que ce fût dans les couloirs, dans la salle de séjour ou dans les
chambres, il régnait dans toute les pièces une température polaire. Il n’y
avait plus le moindre boulet de charbon.
Tout doucement, Amélie pénétra dans la chambre de son fils.
Elle ne désirait pas que son mari l’entendît. Franz avait posé son violon dans
son étui et maintenant, après avoir monté deux gammes et joué les deuxième et
troisième mouvements du concerto de Vivaldi l’Hiver,
il se reposait, les yeux fermés, se balançant dans le fauteuil à bascule que son père avait fait transférer de la chambre de Peter. Sonntag dormait sur ses genoux, roulé en boule.

il se reposait, les yeux fermés, se balançant dans le fauteuil à bascule que son père avait fait transférer de la chambre de Peter. Sonntag dormait sur ses genoux, roulé en boule.
Mais le jeune homme avait l’ouï très fine et avait entendu sa
mère venir. Il rouvrit les yeux, ses yeux d’un bleu gris délavé.
- Tu n’es pas encore couché ? Il est pourtant fort tard…
je t’ai entendu tantôt… Ce n’était pas mal…
- Je suis loin d’avoir retrouvé ma dextérité, mère.
- Tu as laissé aussi ce livre ouvert…
- Victor Hugo… Les
Travailleurs de la mer… je connais ce roman par cœur… alors, je l’ai
abandonné.
- Franz, tu sais pourquoi je suis ici, n’est-ce pas ?
- Je m’en doute, mère… mais… je n’ai guère envie de discuter…
- Nous devons parler, François…
- Franz, mère…
- Oui, bon… Tu te souviens de cette nuit d’automne.
- Je n’ai rien à dire de plus.
- Tu t’entêtes donc toujours ? Or, moi, je veux savoir…
savoir ce que tu me caches… ce capitaine Müller, qui était-il exactement ?
Quelle sorte d’homme ? De soldat ?
- Un salaud, un fou, un fanatique… tout ce que vous voudrez…
il n’était pas taillé dans la même aune que moi, mère…
- Oui, je le sens. Tu n’as pour lui que le plus profond
mépris…
- Non, mère… du dégoût.
- Mais… ces partisans ?
- Mère, soupira Franz…
- J’insiste.
- Des Russes, des civils qui se battaient sans uniforme
contre la Wehrmacht… des terroristes comme
nos dirigeants les nomment. En fait des gens ordinaires, tout ce qu’il y a de
plus ordinaire, qui ont à cœur de nous foutre dehors… des paysans, des
ouvriers, des instituteurs, des femmes, des adolescents, des enfants…
- Je vois… Maintenant, raconte-moi précisément ce qui est
arrivé ce jour de janvier, juste avant que tu reçoives cette blessure… peu
avant cette bataille…
- Cette bataille où je voulais mourir ? Ricana Franz.
- Cette bataille qui a fait de toi un infirme, un mort-vivant,
un taciturne… ce n’est pas ça qui m’intéresse, Franz… mais les heures terribles
qui t’ont plongé dans cette attitude suicidaire…
- Il n’est rien arrivé de spécial, mère… la routine de la
guerre, quoi.
- Si… Cesse donc de me mener en bateau.
- Vous allez réveiller Sonntag. Il déteste les disputes.
- Avant-hier encore tu as eu une crise… dans ton sommeil, tu
as crié que la neige était brûlante… comme les flammes de l’enfer… que ce jour
de janvier n’aurait pas dû exister…
- Vous m’avez espionné, mère ? S’offusqua le jeune
homme.
- Oui, mais pour ton bien…
- Vous avez peur que je meure durant mon sommeil…
- Je crains que tu décèdes lors de tes cauchemars, Franz, je
le reconnais… Tu ne t’en es peut-être pas rendu compte, mais j’ai dû te faire
une piqûre d’adrénaline dans le muscle cardiaque comme ton médecin me l’avait
montré…
- Je l’ai sentie,
cette piqûre, mère… mais pour en revenir à cet autre sujet de votre tourment
actuel, il ne s’est rien passé là-bas… de toute manière, je n’y étais pas.
- Ah ! C’est nouveau, cela. Franz, tu te montres
illogique, tu sais… Cela m’étonne de ta part. En fait, il s’est bien passé
quelque chose, mais pendant ton absence… quelque chose que tu n’as pu empêcher.
- Que personne n’aurait pu empêcher, mère ! Se défendit
Franz.
Après une ou deux secondes de réflexions, le jeune homme
reprit, d’une voix étouffée.
- En fait, je n’ai même pas essayé. Je me suis montré lâche.
J’ai fui. Mais ne sommes-nous pas tous lâches un jour ou l’autre durant notre
existence ? Tel est le lourd fardeau de l’humanité… je n’ai pas su faire
face à mes responsabilités. Des fosses, encore des fosses creusées dans le sol
glacé. Du sang sur la neige sale. Des cendres… que le vent faisait voleter dans
le ciel gris… des pendus… des corps décharnés qui se balançaient au bout de
leur corde… et des corneilles et des corbeaux avides… cette puanteur, ces
charniers… de quoi vomir… des… camps…
- Des camps ? D’enfermement ?
- Oui, des camps, des lieux où la destruction de masse a
droit de cité, où l’extermination se pratique à l’échelle industrielle avec la
bénédiction du Führer… avec l’accord et la complicité de tout le peuple
allemand… voilà où Hitler envoie tous les ennemis de l’Allemagne lorsque
ceux-ci ne sont pas abattus avant… des camps de concentration, mais aussi des
camps d’extermination.


- Franz, tu me fais frissonner…
- Il y a tant de façons de donner la mort… Tant de façons de
tuer, de massacrer… mais là, dans ces lieux maudits, cela dépasse le sens
commun, la raison…
- Comment le sais-tu ? Tu y es allé ? S’inquiéta
Amélie avec un sentiment de pure horreur.
- Dans ces camps, s’élèvent des cheminées… qui crachent de la
fumée noire… C’est Hans Werner qui me l’a dit… un soir où il avait trop bu… il
ne se rendait pas compte de ce qu’il me révélait… pas compte du tout…
- Franz… Que brûle-t-on dans ces cheminées ? Demanda la
duchesse d’une voix rauque.
- Vous ne devinez pas ? Vous ne comprenez pas ?
Dans ces lieux imaginés par nos déments de dirigeants, on y brûle à longueur de
journée, on y extermine au nom d’un Reich qui doit durer mille ans et régner
sur le monde, tous les indésirables, tous les asociaux, tous les résistants au
régime, tous les peuples ennemis, tous les Juifs, les sous-hommes, enfants,
femmes, hommes, vieillards… dans des fours gigantesques… Tous passés dans les
flammes de l’égalitarisme hitlérien. Adolf, nouveau Baal Moloch, jamais
rassasié… folie ! Aliénation qui mène les hommes…quel idiot j’ai été de
croire en cet homme, en sa vision du monde… moi qui ne suis pas même allemand…
- Franz, ces mots… ces mots terribles… me dis-tu la
vérité ?
- Oui, mère… c’est l’horreur à l’état pur… mais je ne suis
pas un SS. Je n’en porte pas l’uniforme… cependant… je suis comme eux… aussi
avili… puisque je ne me suis pas révolté… puisque j’ai accepté de me taire…
puisque je n’ai pas soulevé le peuple contre cette abomination.
- Franz. Dis-m’en plus…
- Vous voulez savoir précisément ce qui est arrivé à
Dniopr ? Demandez au capitaine Müller… Je n’étais pas là lorsque ces
atrocités se sont produites… tout danse dans ma tête, tout se mélange dans une
musique discordante… fumées âcres, vomis, relents de vodka, sanies, sang et os,
chairs flasques, braises rougeoyantes, alors que la neige était brûlante et que
même les corbeaux s’étaient tus. Corps livides, martyrisés, soldats si ivres
qu’ils s’étaient pissés dessus, pans de murs si chauds qu’on ne pouvait pas s’y
approcher à moins de vingt mètres, cadavres entassés au milieu des feux qui
avaient rugi toute la nuit… Demandez au capitaine tous les détails… mais pas à
moi… non…
- Des innocents ont été tués… un massacre de masse… des
civils ont été brûlés… enfermés… dans un bâtiment… y avait-il… oh… je ne peux
le dire…je n’en ai pas la force… des…
- Des… enfants ? Oui ! Abattus d’une balle dans la
tête… le plus jeune ne savait pas encore marcher… mais… qui est innocent de nos
jours ? Baudelaire n’a-t-il pas écrit : Je suis la plaie et le couteau, - la victime et le bourreau ? Complicité
ambiguë… oui, je suis autant coupable que le capitaine, autant coupable que
tous mes hommes… de lâcheté, de fuite… j’ai osé discuter les ordres… mais il ne
s’est rien passé, mère… le silence s’est abattu sur le village… un silence
pesant…
- Franz, d’accord… je comprends ce qui te ronge, ce qui te
tourmente… mais il me faut mettre les points sur les i. Je sais pourquoi tu
t’enfermes dans ce mutisme… mais ce n’est pas la solution.
- Ah ? Quelle est-elle donc ? Dénoncer ? A
qui ? Qui me croira ? Les Alliés ? Churchill ?
Roosevelt ? Le Pape Pie XII ? Staline ? Mais… mère, ils savent.
Ils savent déjà… Ne faites point la sotte…
- Franz… revenons aux événements de Dniopr… Plus tu te tairas, plus tu t’enfonceras dans
la dépression. Depuis que tu es revenu, tu n’es plus le même… tu te complais
dans la solitude… tu restes de longues heures enfermé dans cette chambre
glaciale auprès de Sonntag, à ressasser tes visions. Sois sincère… dis-moi… à
Dniopr… as-tu participé à cette tuerie ?
-Non… j’ai refusé… j’ai essayé de gagner du temps… c’est pour
cela que je suis allé trouver le général Kulm… mais cela a été un échec…
j’aurais mieux fait de rester auprès de mes hommes. Rien ne serait arrivé…
enfin, si… mais pas ainsi, pas à ce niveau d’horreur… les enfants auraient été
épargnés…les femmes également… enfin, je le crois.
- Pourquoi, Franz ?
- Parce que j’avais assez d’ascendant sur mes hommes pour
qu’ils aient le courage de désobéir au général Kulm…
- Mais les autres… les autres…
- Je ne sais pas… ce froid atroce, ce froid insupportable qui
paralysait la volonté, qui vous métamorphosait en sombre brute, en bête
sauvage, en loup… vous ne pouvez pas comprendre, vous mettre à ma place… vous
n’y étiez pas… là-bas, sur le front de l’Est, tout prend une dimension
surhumaine… tout y est démesuré… la cruauté atteint des sommets dans le
sordide, l’invention et l’ignoble… Ah !
ce blanc, ce gris… insupportable camaïeu… dans l’air flottait constamment
l’odeur écœurante, ferreuse du sang… la neige était couleur de cendre… le ciel
plombé comme une cloche fêlée… renversée. J’avais si froid… je grelottais,
j’étais transi. Je ne parvenais plus à penser… Je me sentais si seul… hors du
monde… hors de la réalité… j’avais l’impression de me mouvoir dans de l’eau.
Tous mes sens fonctionnaient soit au ralenti, soit comme exacerbés par un
terrible excitant… celui de l’adrénaline à cause de la peur de mourir
stupidement, là, descendu par un tireur embusqué, un ennemi invisible, qui
pouvait être un enfant de sept ans, une femme enceinte, un vieillard édenté… Mais
tout cela est si loin aujourd’hui…
-Mais tu revis sans cesse ces terribles heures, Franz.
- Les flammes, à ce que j’ai su, avaient dansé toute la
journée et toute la nuit alors que moi, comme un crétin, je discutais avec
Kulm, à des kilomètres du drame… alors que je l’assommais…
- Tu as fait cela ? On ne t’a pas arrêté ?
- Il eût mieux valu, mère, n’est-ce pas ? Comme cela je
n’aurais rien su de ce qui se passait, je n’aurais rien découvert, rien vu de
ce qui me hante maintenant…
- Tu as risqué le peloton d’exécution…
- Et alors ? J’étais déjà en train de mourir mais je ne
le savais pas !
-Lorsque tu es revenu, que s’est-il passé ? Qu’as-tu
fait ?
- Tout était consumé… ou presque… à la cendre se mêlaient des
escarbilles d’os… des cheveux brûlés… un bref instant, j’ai eu un sot espoir.
Les enfants… les enfants n’étaient pas au milieu de ces ruines fumantes… là où
s’était élevée une église…


- Une église ? Mon Dieu !
- Les pierres avaient éclaté sous la chaleur ardente de
l’incendie volontairement allumé. La chair calcinée s’entassait contre les murs
encore debout… mais je ne réalisais pas encore… pas vraiment. Une seule pensée
vrillait mon cerveau. Les enfants… où étaient-ils ? En titubant, je
marchais, comme un condamné au gibet, comme un futur damné… enfin, je les vis,
ces petits corps privés de vie, camouflés sous des couvertures crasseuses. Pendant
que je découvrais cela, mes soldats riaient, éructaient, rotaient, chancelaient,
finissaient leur vodka, ronflaient, la conscience tranquille, satisfaits, du
moins je le suppose, du devoir accompli.
- Franz… Seigneur…
- Quel Seigneur ? Quel Dieu peut permettre que tout cela
ait lieu ? Il n’y a aucun Dieu… Depuis toujours, nous sommes livrés à
nous-mêmes… Nous sommes à la fois nos propres démons et nos propres anges…
danse macabre, tressautement de la raison… alors, j’ai pris le capitaine Müller
par le col et je me suis mis à l’insulter, je l’ai frappé et frappé encore… je crois
bien que je lui ai cassé deux dents… mais il ne comprenait pas ma colère. Il
était trop saoul pour cela… fou de rage, d’impuissance et de dégoût, je l’ai
lâché. Il m’a vomi dessus… à genoux, dans la neige, tel un dément, terrassé par
ce cauchemar devenu réalité, j’ai hurlé longuement, j’ai hurlé jusqu’à ne plus
pouvoir crier.
- Ensuite ? Franz… ensuite ?
- Je ne sais plus trop ce que j’ai fait ce matin-là… J’ai
conduit… oui… j’ai conduit… tout tourne, tourbillonne dans ma tête… un gouffre
noir m’attirait… je me sentais partir. Je ne désirais qu’une seule chose…
l’anéantissement de l’oubli. Ces rires, ces odeurs, cette puanteur… plus aucune
étoile dans le ciel… un ciel sans espoir, sans beauté… sans lumière… tout
pesait sur mes épaules, ma poitrine. L’air, le souffle me manquaient…
avant-première de ce qui m’attendrait bientôt, de ce qui m’était promis… j’ai
crié, j’ai blasphémé, mais le ciel ne s’est pas déchiré, aucune entité ne s’est
manifestée, ne m’a répondu. Alors… j’ai voulu mourir… j’ai tout fait pour la
recevoir, la mort… Tel un amant possédé, je lui ai courue après… j’ai valsé
avec elle, je l’ai embrassée, je l’ai étreinte… mais… elle s’est dérobée…décidément,
la mort n’était pas pour moi… je ne lui étais pas destiné. Un instant, j’avais
oublié que je n’étais qu’un homme, c’est-à-dire un pantin ridicule se mouvant
dans un monde qui le dépassait, un jouet à l’échelle de l’Infini. Dans mon
orgueil, je voulais être la vie, mais je n’ai été bon qu’à donner la mort… je
suis devenu son instrument privilégié… je l’ai donnée cette mort, non comme une
mécanique dépourvue de conscience, mais comme un être pensant, pétri
d’intelligence et d’émotion. Pouvez-vous comprendre cela, mère ?
- Je… ne sais quoi te répondre, mon fils…
- Dans les livres religieux, dans la Bible et autres saintes
écritures, j’ai appris que l’homme s’élevait lentement vers la divinité… que la
fusion avec celle-ci était ce qui l’attendait après le Jugement dernier… à
condition, naturellement qu’il n’ait pas commis de péché mortel durant son
existence terrestre, qu’il ne soit pas promis à la damnation éternelle…Mais il
s’agit là d’un mensonge absurde, odieux… depuis le Commencement, l’homme,
créature soumise à la tentation du Mal, s’abaisse vers la monstruosité la plus
abjecte… c’est là son lot, quels que soient ses efforts. Le Premier Homme
apparut sur la Terre, et avec lui, le Premier Crime… Dieu est absent de ce
monde… il l’a toujours été… chaque révolution terrestre, chaque siècle connaît
son cortège de sang, d’horreurs, d’aberrations et de meurtres. Toujours plus
haut, toujours plus loin, toujours plus fort dans l’assassinat, dans
l’extermination…Dieu fit l’homme à son image… Quelle dérision ! Dieu
n’existe pas… Le diable fit l’homme à son image…
- Franz ! Tu blasphèmes…
- Non, mère, je ne fais que dire ce qui est… ou alors Dieu
est aussi dément que sa Création… à moins qu’il ne soit les deux… Dieu et démon
à la fois… donc, l’homme est une… anticréation… il a échappé à son Créateur. Je
préfère croire cependant que nous sommes seuls, voués à errer sans repères dans
le cosmos, dans l’Univers issu d’un hasard aveugle, cruel et sourd…
- Franz… deviens-tu aussi fou que ce capitaine ? Que
tous nos chefs ? Reprends-toi, je t’en supplie…
- A quoi bon ? Il
est trop tard… trop tard pour moi, pour vous, pour nous tous… pour l’Allemagne,
nation maudite entre toutes, race maléfique, vouée à la damnation… Un jour, pas
si lointain, nous paierons fort cher notre arrogance… un jour prochain, toute
l’humanité s’anéantira elle-même par le fer et par le feu qu’elle aura
elle-même allumé… pas besoin de Prométhée, ici, non… des guerres, toujours et
encore… et au milieu de cette gigue, au milieu de cette file de danseurs
hallucinés se trémoussant sottement, des meneurs, des Pierrots blêmes et disloqués,
des marionnettes ivres…
Ne pouvant plus retenir son désespoir, le commandant éclata
d’un rire sinistre qui eut pour effet de réveiller le chat. Tandis que Sonntag
miaulait sa désapprobation, Amélie, hors d’elle, émue au-delà des mots, gifla
son fils, son cher Franz avec une force qu’on ne lui soupçonnait pas.
Cependant, apparemment, le jeune homme, dont la joue droite se pourprait
pourtant du plus beau rouge, n’avait paru rien sentir et poursuivait son rire…
La tête basse, confuse, la duchesse von Hauerstadt quitta la
chambre. Mais où donc aller trouver refuge ? Il était cinq heures du
matin.
Dans son fauteuil Franz avait repris son balancement.
- Désolé, mère… oui, désolé… mais il fallait bien que je te
joue le jeu de la folie… afin que tu me méprises, que tu ne voies en moi qu’un
monstre… afin que tu cesses de m’entourer de ta tendre sollicitude. Je ne veux
plus de ton amour, je ne veux pas de ton pardon…Je ne souhaite que la mort…
mais… cela, tu l’as compris… Amélie…
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