Or, ce même matin de février, la duchesse von Hauerstadt, en prenant le courrier dans la boîte aux lettres, eut la mauvaise surprise d’y découvrir une lettre émanant des autorités militaires. Avec terreur, elle apprit ainsi que son fils cadet était porté déserteur sur le front de l’Est. Si jamais Peter était repris, ce serait le peloton d’exécution. Amélie, l’angoisse au cœur, dissimula la nouvelle à son époux. Mais lorsqu’elle apporta le petit-déjeuner à Franz, un petit-déjeuner frugal composé d’un bol d’ersatz de café et de ce qui ressemblait à du pain, celui-ci vit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Le jeune homme finit par lui arracher la teneur de la missive émanant de l’armée. Alors, tout doucement, il lui demanda pardon pour son attitude cruelle de l’aube, lui assurant qu’il ferait tout non pour remplacer Peter, mais pour s’accrocher à cette existence dont il ne voulait plus.
Un peu plus tard, il sollicita une entrevue à son père officiel, lui demandant d’oublier sa sotte volonté de renoncer à un héritage somme toute devenu fantôme. Le duc Karl se dit que Franz changeait d’avis comme de chemise, qu’il était encore quelque peu immature, mais il éprouva également un certain soulagement de constater ce changement de la part de son aîné. Il n’alla pas jusqu’à soupçonner les raisons de cette versatilité. En fait, il imitait l’autruche, refusant de voir ce qui aurait dû lui crever les yeux depuis des années.
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18 Septembre 1993.
Malcolm Drangston, dans son désir immodéré de ne pas être tenu pour responsable du prochain conflit mondial, avait cru, ou voulu croire en la promesse de Nicolaï Diubinov. Malgré les avis et même les critiques de son état-major, il lâcha Israël.
Les marines américains commencèrent donc à évacuer le Moyen Orient dès le 20 du même mois et rembarquèrent à grand renfort de publicité médiatique sous les yeux électroniques des caméras du monde entier. En agissant ainsi, le Président des Etats-Unis se discréditait pour longtemps auprès des lobbies juifs. Quant à l’Europe occidentale, elle ne croyait plus en la parole américaine et pensait que la force de dissuasion de l’OTAN était du bluff. Bref, elle se sentait abandonnée.
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Début mars 1944. Quelque part aux Etats-Unis.
Le chercheur d’origine allemande le plus célèbre de cette époque, Albert Einstein,
avouait à son ami Otto Möll que les scientifiques américains avaient tenté le déplacement instantané dans l’espace, entre Philadelphie et Norfolk l’année précédente. Ils escomptaient ainsi mettre en pratique les lois découvertes concernant la théorie incomplète des champs unifiés. Si l’expérience n’avait pas été un échec à proprement parler, il ne s’agissait pas non plus d’un franc succès car elle avait été suivie par des phénomènes étranges, dérangeants pour le psychisme et l’équilibre mental des hommes soumis à cette épreuve. La marine américaine avait donc décidé d’en rester là.
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L’éther incommensurable, très loin de 1943…
Le Commandeur Suprême emmagasinait toutes les données de toutes les histoires envisageables de la planète Terre. Il accumulait ainsi les informations, les triant, les classant, bref, il accomplissait la tâche pour laquelle il avait été créé.
Soudain, incongrument, le signal rouge… Tout, autour de l’entité artificielle, se pourprait, devenait incertain. Ce n’était cependant pas une harmonique temporelle enclenchée accidentellement, involontairement. Les humains n’en étaient pas encore capables.
Toutefois, des individus somme toute ordinaires, vivant en 1943 dans la piste temporelle 1720, étaient parvenus à se déplacer dans le Temps. Sans l’intervention d’une puissance extérieure anachronique.
- S1 va-t-il envoyer un Michaël réparer cet incident ? Ah oui… Il se décide… voilà un agent temporel en route pour Philadelphie… un Michaël somme toute assez primitif… Un MX du début… est-il assez outillé pour réussir sa mission ? Amusons-nous donc un peu avec lui…
Le ciel tel qu’il était si familier aux humains n’existait plus. Dans cet espace fragmentaire existant entre les dimensions, des éclairs lumineux verdâtres déchiraient parfois la substance non substance étrange, les grumeaux de ce lieu impensable. Cependant, tout au bout d’un tunnel de matière qui n’en était pourtant pas, un bateau, un navire égaré par la main des hommes.
Un serpent luisant faiblement, un éclat serpentiforme bleuté s’approchait du croiseur dont la structure était devenue fluorescente alors que sur le pont et dans les coursives et les cabines, le personnel navigant ressemblait désormais davantage à des fils de fer tordus, pliés, à la forme sans cesse fluctuante, acquérant des poses impossibles, qu’à des êtres humains.
La fragile lumière bleutée s’introduisit sans peine au travers de la barrière des champs unifiés. Le Michaël des débuts devait renvoyer le navire à son point de départ. Programmé pour s’interposer entre les rayons magnétiques, sans effort, il déplaça l’immense et lourde superstructure dans l’espace et dans le temps.
Toutefois, il y eut comme une erreur de commise car le croiseur militaire se rematérialisa non à Philadelphie mais à Norfolk. Mais cette erreur ne provenait pas de l’agent temporel. Le Commandeur Suprême avait mis son grain de sel dans ce raccord de la réalité. Une force bien plus puissante que celle dont disposait ce Michaël primitif avait pris le relais.
Ainsi, à l’intérieur des champs magnétiques, un entonnoir de néant s’était ouvert… en fait un wormhole qui avait absorbé l’agent temporel. Vainement, l’Homo Spiritus avait lutté.
-Je ne veux pas… Je ne veux pas m’éteindre…
Mais le serpent lumineux si fragile avait fini par se scinder en plusieurs fragments tandis que des éclairs sombres, des poignards de lumière noire l’avaient coupé encore et encore jusqu’à atteindre l’infiniment petit, jusqu’au rien… puis, ce fut le Néant…
Cependant, à LA, le Michaël que nous connaissons, se réveillait en sursaut, couvert de sueur. Tout son être tremblait d’une peur, d’un souvenir rétrospectif.
- Me mettrais-je à rêver comme un humain ordinaire ? S’étonna-t-il. Non, il ne s’agissait pas d’un rêve mais… d’un fragment de mémoire refoulée… J’ai bien été désintégré… une nouvelle fois… mais quand cela a-t-il eu lieu ? Impossible de situer cette mort… trop de vide dans ma tête… or, du Néant, du noir, est sortie la lumière… accompagnée d’une intense douleur… et… ensuite, j’ai repris conscience, je me suis ancré dans cette réalité-ci… et je me suis retrouvé dans ce lit… Que m’arrive-t-il ? Qui suis-je ? Que suis-je ? Ne trouverai-je jamais les réponses à ces questions ?
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15 Mars 1944.
Cette date devrait être enseignée à tous les écoliers de France et d’ailleurs.
Le programme du Conseil national de la Résistance, présidé par le démocrate-chrétien Georges Bidault
se décomposait ainsi :
- Nationalisations ;
- Réformes sociales ;
- Sanctions contre les collaborateurs.
Or, du côté des collaborateurs justement, le lendemain, Pierre Laval nommait Marcel Déat ministre du Travail.
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18 Mars 1944. Berlin. Appartement des von Hauerstadt.
Fébrilement, Franz déchirait la lettre émanant de l’OKW. Elle lui notifiait qu’il devait réintégrer le service actif et qu’il était affecté sur la côte ouest de la France quelque part entre Caen et Cherbourg. Son poste de rattachement se situerait à Caen mais il aurait pour fonction la charge de coordonner la police militaire et celle de la SS dans la région. Il devrait particulièrement s’occuper de quinze villages entre Caen et Cherbourg, notamment ceux de Tilly et de Sainte-Marie-Les-Monts. Autre détail : le jeune homme était nommé Oberstleutnant, en français lieutenant-colonel.
Apprenant cette nouvelle, Amélie ne put cacher son désespoir. Ses mains étaient prises d’un tremblement qu’elle ne parvenait pas à contrôler, elle ne cessait de pleurer, se mouchant régulièrement, reniflant, laissant là son assiette, étant incapable de prononcer des phrases entières.
- Nom de Dieu ! Amélie, reprenez-vous ! Grondait Karl. Ce n’est tout de même pas la fin du monde que je sache… Franz reprend du service et alors ? Il ne retourne pas en Russie ou en Pologne… contrairement à Peter qui ne nous a donné aucune nouvelle depuis quatre mois… alors, cessez ces larmes… vous ressemblez à une ridicule poupée de cire en train de fondre…
- Karl… je vous en prie… Vous ne comprenez pas…
- Qu’est-ce que je ne comprends pas, Amélie ?
- Il va y avoir un nouveau front… ce sera en France… peut-être là-bas… d’autres combats… Franz… va se retrouver en première ligne…
- Vous dites des absurdités. Si nouveau front il y aura, ce ne sera certainement pas là-bas, en Normandie, mais plus au nord, dans le Pas-de-Calais, c’est évident… Les Alliés ne sont pas cons à ce point-là… il y a trop de distance entre les côtes britanniques et les côtes françaises depuis le Calvados et la Manche… de plus, ils attendront l’été… pas la saison de l’équinoxe et des tempêtes. Bon Dieu ! Amélie… réfléchissez un tantinet au lieu de sangloter…
- Mais… le Débarquement ne fait aucun doute, Karl… il aura lieu cette année…
- Bon sang ! Que ces pleurnicheries sont agaçantes… si vous avez besoin d’être rassurée, allez donc discuter de tout cela avec Franz. Il vous dira comme moi, j’en suis sûr…
Quittant son fauteuil, Amélie alla trouver son fils dans sa chambre. Le jeune homme était en train de préparer ses malles…
- Franz… Karl est insupportable…
- Mère, vous n’arrêtez pas de pleurer depuis deux jours…
- J’ai peur… tu ne reviendras pas vivant de là-bas, j’en suis presque certaine…
- Vous croyez que je vais me jeter sous les balles ? Vous me faites bien peu confiance…
- Ce n’est pas ça…
- Mère, soyez rassurée… la France, au contraire de la Russie, c’est… la planque… je ne devrais pas dire cela, mais c’est la vérité… l’OKW n’y envoie que des bras cassés, pas des troupes d’élite… d’ailleurs, c’est pour cela que j’y suis affecté… pas même dans le Nord, dans le Pas-de-Calais…
-Franz, cesse de me mentir… Je sais que tu ne penses pas du tout comme le haut état-major…
-Ah ?
- Oui, je ne suis pas aussi naïve que tu veux le croire… la Normandie va devenir brûlante pour la Wehrmacht… Le Débarquement des Alliés aura lieu là-bas, j’en mettrais ma main au feu…
Franz soupira et garda le silence quelques secondes… lui aussi savait que l’OKW se trompait… Que les services secrets britanniques avaient tout fait pour induire les Allemands dans l’erreur…
- Franz, écoute-moi… Suis mes conseils…
- Quels conseils, mère chérie ?
- Fraye le moins possible avec les habitants… méfie-toi d’eux… de ton cœur… n’oublie surtout pas qu’aux yeux de mes compatriotes, tu es avant tout un ennemi, un Boche… un occupant qui porte un uniforme haï… tu m’entends ?
- Oui, mère… je vous entends…
- Saisis-tu ce que je suis en train de te dire ? Bien que tu parles le français sans aucun accent, bien que tu penses en français la plupart du temps, bien que ton sang soit… français, tu n’en es pas moins un Allemand…
- Oui, mère, je sais tout cela… j’en suis terriblement conscient…
- Ah ! S’il ne tenait qu’à moi… je te dirais de te défiler, de faire semblant de prendre ce poste et de déserter… après tout, tu pourrais parfaitement te fondre dans la foule en France… rejoindre tes grands-parents en Champagne…
- Mère ! Vous n’y pensez pas… si j’agissais ainsi, je commettrais un forfait, une ignominie… Je vous condamnerais à mort… la Gestapo viendrait vous arrêter père et toi… et alors… ce serait un aller simple pour Buchenwald ou Auschwitz…
- Franz… cela fait quelques semaines que nous n’avons plus du tout des nouvelles de Peter… il a dû être repris et fusillé… alors… mets-toi à ma place… te perdre toi aussi, c’est trop…
- Mère… Je suis encore en vie… je me garderai de tout et de tous, je vous le promets…
- Aucun acte héroïque de ta part… tu m’entends ? Notre dispute du mois passé est oubliée, enterrée… ils ont voulu te briser, te modeler à leur image, mais ils ont échoué… grâce à Dieu…
- Certes…
- Alors, pour se venger, ils t’envoient à la mort…
- Dois-je vous le répéter encore une fois ? L’Ouest de la France n’est pas un front actif.
- Jusqu’à quand, Franz ? Lorsque les Américains débarqueront, pas de zèle… dès que possible, rends-toi, compris ? Sans perdre la face, si tu veux, mais rends-toi… Tu le sais que ce ne serait pas trahir…
- Mais pour la Wehrmacht, si…
- Peter… et puis toi… Cette guerre m’aura tout pris…
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